jeudi, avril 28, 2011

Le critère d'universalité à l'œuvre

Nous disons, à la suite d'Hannah Arendt, que la vie active de l'homme moderne est caractérisée par l'envahissement du travail-consommation. Celui-ci, commandé non seulement par l'entretien de la vie, mais aussi par une motivation passionnelle, implique prélèvements et déjections sans limites sur l'environnement naturel. Nous défendons la thèse que c'est par l'activisme généralisé engendré par ce phénomène qu'il faut rendre compte de la crise écologique mondiale qui commence.

Dès lors la seule véritable issue ne peut consister qu'en une conversion de l'activité. Il faut retrouver le sens de l'œuvre, c'est-à-dire d'un mode d'activité qui vaille essentiellement pour ce que son produit apporte durablement à la vie collective.

Mais l'œuvre a déjà été politiquement valorisée contre les méfaits du libéralisme, quoique de manière indirecte, par les mouvements fascistes. En effet dans la notion italienne de fascio, comme dans celle, espagnole, de phalange, il y avait l'idée d'une organisation corporative de la vie sociale selon le type d'œuvre produite.

Seulement cette organisation était considérée comme devant prendre place dans une conception de la vie sociale hiérarchisée et intangible. Elle nourrissait un nationalisme, c'est-à-dire qu'elle amenait les individus, non seulement à rester à leur place assignée, mais à défendre l'ensemble "organique" ainsi conçu – la nation – contre tout ce qui pouvait le menacer.

C'est pour cela qu'il est important de rappeler ici le critère d'universalité. Réfléchir politiquement, comme le rappelait Aristote, c'est d'abord "réfléchir sur le Bien et le Juste" (Politiques), autrement dit sur les valeurs finales en fonction desquelles on veut vivre ensemble.

Le critère d'universalité implique que les valeurs choisies en fonction desquelles on veut vivre ensemble doivent valoir universellement, c'est-à-dire que n'importe quel être humain doit pouvoir les faire siennes.

Ce n'est pas le cas des valeurs fascistes puisqu'elles impliquent que tout étranger à ce système corporatif est une menace qu'il faut éliminer.

C'est bien le cas de l'œuvre, comme valeur qu'il faut promouvoir pour remplacer la valeur d'échange couplée au travail-consommation. Tout être humain peut faire œuvre. Mieux, tout être humain a vocation à s'épanouir en faisant œuvre, en toute liberté.

C'est d'ailleurs pour cela que l'œuvre est inséparable de l'action. Cet autre mode d'activité est défini par Arendt comme celui par lequel les hommes organisent leur liberté par des règles communes afin que la vie sociale bénéficie au mieux des œuvres de chacun.

 Il faut rappeler ici que travail, œuvre, action, du point de vue d'Arendt, parce qu'ils concernent le sens de l'activité, ne sont pas exclusifs les uns des autres. Une activité peut avoir plusieurs sens. Par exemple, en écrivant cet article, je suis dans l'action (je prends position sur les valeurs de la société) ;  mais je fais aussi une œuvre (cet article veut être un petit apport à la culture commune) ; et si j'étais rémunéré pour sa production (ce n'est pas le cas), ce serait aussi du travail.

samedi, avril 16, 2011

Sur la possibilité de normer le rapport de l'homme à la nature

Traditionnellement la nature – l'ordre manifesté par la vitalité de son environnement – était vécue par l'homme comme transcendance.
L'homme délimitait, au moyen de croyances, un domaine sacré qu'il excluait de son appropriation utilitaire.
La philosophie antique des Grecs s'est efforcée de rationaliser cette limitation en décrivant l'ordre de la nature auquel l'homme doit se conformer.
D'où le précepte stoïcien de "vivre en conformité avec la nature".
Il reste que l'ubris – l'excès dans le comportement humain – était toujours la pire faute, car, transgressant l'ordre, elle appelait les catastrophes.
Il convient aujourd'hui de convoquer de nouveau cette notion d'ubris à propos des agissements de l'homme vis-à-vis de son environnement naturel. C'est ce qu'exprime la notion d'activisme.
Mais l'excès n'est plus alors déterminé a priori, comme naguère, il est déterminé a posteriori, au vu des dommages causés, et des évolutions scientifiquement prévisibles déduites expérimentalement. Ce sont les comportements qui modifient les paramètres favorables aux flux d'échanges qui constituent la vitalité de la biosphère.
Faut-il en tirer des normes ? Cela est délicat car ce n'est pas tant la nature de l'activité qui est dommageable que son caractère généralisé. Et ce caractère généralisé est lié à la manière dont est organisée la vie sociale – le libéralisme marchand – et aux valeurs qui la sous-tendent, tout particulièrement la primauté de la valeur d'échange.
Si bien que je préconise de ne pas s'arrêter sur ce problème de normes écologiques, qui n'est pas le plus fondamental, pour investir le problème des valeurs selon lesquelles il convient de vivre ensemble.
J'ai essayé de montrer dans "Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?" qu'elles devaient sortir de la détermination de notre passif hérité du passé – ne plus être d'origine passionnelle – pour devenir pleinement humaines ; et qu'elles nous feraient alors spontanément sortir de l'activisme.
Il n'y aurait alors plus de problème écologique (étant supposé que la nature ait rétabli ses équilibres) car il est certain que la nature a une vitalité suffisante pour intégrer les entreprises de connaissances et plus généralement d'œuvres de l'espèce humaine.
Je précise qu'il me paraît dépourvu de sens de parler de violence à l'encontre de la nature, celle-ci ne pouvant être considérée comme une personne (ni comme un objet d'ailleurs). Celle-ci est un être à part, analogiquement d'ailleurs au ciel qui est un être à part parmi les réalités sensibles.
Il ne reste donc que la nécessité d'une règle qui préviennent des comportements excessifs, ainsi jugés du point de vue de leurs effets (a posteriori). Cette règle se trouve chez H. Jonas :
« Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. »
L'expression "authentiquement humaine" étant entendue au sens d'une vie qui puisse consacrer l'essentiel de son énergie aux activités proprement humaines, c'est-à-dire à l'action et à l'œuvre, au sens que donne à ces mots Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne.