mardi, décembre 18, 2012

Remarques sur la liberté du posthumain


Les posthumains ont été pensés, dès  la fin du XX° siècle, dans le cadre d’une interprétation élargie de la théorie de l’évolution, comme une espèce du futur issue de l’espèce humaine. Cette évolution radicale de l’humain vers un autre que lui serait rendue possible en tirant pleinement parti des nouvelles possibilités techniques qui se sont faites jour avec la convergence des N.B.I.C . (nanotechnologie, biologie, informatique et sciences cognitives). Le posthumain aurait ainsi acquis la capacité de ne pas mourir.


« Être immortel est insignifiant ;
à part l’homme, il n'est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. »

J.-L. Borges, L'Aleph, L'immortel.


 En cette seconde décennie du XXI° siècle, l’arrivée des nanotechnologies paraît transformer complètement l’horizon des possibilités techniques de l’homme comme en témoigne un documentaire diffusé sur Arte en février 2012 et intitulé « Nanotechnologies : la révolution invisible ». Rappelons que les nanotechnologies sont la capacité humaine d’intervenir sur la matière à l’échelle moléculaire pour modifier les caractéristiques des molécules afin de maîtriser leurs interactions, suscitant ainsi de nouvelles propriétés aux matières qu’elles constituent.

La mort indéfiniment différée

Oui ! Les chercheurs en nanotechnologies appliquées à la biologie nous disent que la capacité technique de régénération des tissus, et donc l’entretien d’une physiologie d’humain jeune – autrement dit la mort indéfiniment différée – pourraient bien être à la portée des savoir-faire humains d’ici la fin de ce siècle !

Certes, voilà une perspective incroyablement libératrice.

Enfin, nous pourrions tourner la page de l’effroyable constat de Pascal :
« Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes. » Pensées (1669) !

L’affirmation d’une nouvelle espèce issue de l’humain pourrait n’être justifiée que par cela : le posthumain n’est plus livré à l’échéance du vieillissement et de la mort au bout de quelques décennies.

Cela ne peut pas amener à affirmer la possibilité de l’immortalité du posthumain comme le font quelques enthousiastes imprudents. D’ailleurs, depuis que la science physique a établi que les éléments dont nous sommes composés – que ceux-ci soient naturels ou artificiels – peuvent être détruits comme ils ont été produits (dans le feu des étoiles) l’immortalité d’une espèce vivante n’est pas concevable.

Mais l’individu posthumain ne serait susceptible de mourir qu’accidentellement – du moins si l’on en reste à un sens commun de l’identité : une unique histoire en un unique organisme vivant (nous parlons d’"organisme" et non de "corps" pour bien marquer la continuité de l’unité d’une structure, même si l’on a substitué nombre d’éléments naturels composant cette structure par des éléments artificiels). Nous excluons une « immortalité » par clonage, ou par transfert artificiel de la conscience et de la mémoire d’un individu sur un autre organisme, car alors la notion d’immortalité devient trop confuse.

Ainsi le posthumain, grâce aux nanotechnologies, pourrait vivre longtemps, très longtemps, – pourquoi pas des millénaires ? – surtout s’il est très bien organisé pour sa sécurité ; avec cette limite toutefois qu’il reste toujours soumis à l’aléatoire d’un accident mortel (la théorie du chaos montre que l’aléatoire est consubstantiel à l’Univers). Or, un accident mortel, simplement du fait qu’il est aléatoire, finit toujours par arriver.

Notons tout de même que les blessures consécutives à un accident  non mortel pourront être réparées de manière autrement plus efficace qu’aujourd’hui grâce aux nanotechnologies (régénération des tissus lésés, prothèses harmonieusement intégrées, etc.)

Réserves sur l’optimisme nanotechnologique

Pourtant le documentaire cité ci-dessus est bien unilatéral à exprimer les exaltations devant ces nouvelles possibilités en faveur de la vie humaine sans évoquer les facteurs contre la vie qui en sont le corollaire.

Parlant des nanoparticules artificielles en général, Pierre Le Hir (Le Monde du 19-10-2012) résume ainsi les problèmes qu’elles posent : « Les nanoparticules présentent des risques particuliers, encore mal connus, pour la santé et l'environnement. Leur taille infinitésimale, qui leur donne des propriétés remarquables (résistance, souplesse, conductivité, adhérence...), les rend aussi extrêmement réactives. Or elles sont susceptibles de pénétrer sous la peau ou dans les poumons, et de se disperser dans l'air, le sol ou l'eau. Une récente étude réalisée par l'administration française a montré que des nanoparticules pouvaient altérer la qualité et le rendement de cultures. »

En ce qui concerne les nanoparticules artificielles conçues pour intervenir dans l’organisme humain, le fait qu’elles soient conformées de façon à échapper aux défenses immunitaires rend d’autant plus risquée l’apparition d’effets imprévus.

Et, les hommes étant ce qu’ils sont, on doit se préparer à ce que la nanotechnobiologie ne soit pas mise en œuvre uniquement pour l’amélioration de l’organisme humain : il ne pourra manquer d’esprits pour concevoir des armes de destruction extrêmement efficaces par diffusion imposée de nanoparticules dans les organismes.

Il est clair également que les nanoparticules biologiquement efficaces sont construites conséquemment à une approche analytique de l’organisme. Celui-ci est conçu comme une sorte de mécanique dont il suffirait de réparer (ou remplacer) les pièces déficientes pour que le mauvais fonctionnement s’améliore. Or, il est assuré que l’organisme vivant n’est pas que cela. Sinon comment rendre compte de l’effet placebo, de l’homéopathie, des symptômes hystériques, mais aussi de l’accomplissement d’un geste, de la manifestation physique des émotions,  etc., c’est-à-dire de tous ces phénomènes du vivant qui résultent de l’interaction corps/esprit et que l’on ne peut pas enfermer en des rapports de causalité entre des éléments – des « pièces » – identifiables ? Si, comme le pensait le psychiatre allemand Kurt Goldstein « tout phénomène biologique entretien un rapport avec la totalité [de l’organisme] » (La structure de l’organisme, 1934), alors, il faut se demander, quel que soit la précision de leur ciblage, quel serait, sur l’organisme entier, l’effet à long terme des modifications produites par les nanotechnologies.

Peut-être, pour déstabiliser l’optimisme béat de certains hommes de sciences, faudrait-il, d’un point de vue plus général, mettre en rapport les avancées des nanotechnologies avec les échecs de la civilisation qui les a rendues possibles ? On verrait alors qu’il n’est pas évident que les réussites potentielles des nanotechnologies suffisent pour compenser les dommages potentiels dont sont porteurs d’autres aspects du progrès technique dont elles paraissent solidaires. On peut être assuré, par exemple, que les remédiations nanotechnologiques seront toujours impuissantes à conjurer une irradiation massive de l’organisme : elles pourront sans doute éliminer des cellules cancéreuses, mais elles ne pourront absolument rien contre la présence des agents cancérigènes qui sont les éléments radioactifs qui ont pris la place de leur isotope stable (par exemple le carbone 14 à la place du carbone 12) comme constituants de macromolécules organiques. Les nanotechnologies ne peuvent maîtriser une irradiation générale, par exemple lors de l’explosion d’une arme atomique, d’un accident nucléaire ou d’une rupture de confinement de déchets, simplement parce que le mal s’insinue à un niveau infra atomique qui n’est pas celui où elles sont efficientes. Rappelons qu’il y a actuellement des centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs artificiels entreposés sur notre planète ; et qu’ils requièrent d’être rigoureusement confinés pendant des milliers d’années ! Les nanotechnologies ne peuvent et ne pourront rien contre cette menace latente car rien n’est plus implacable, dans l’univers, que les lois de radioactivité des éléments !

Enfin, l’efficacité des nanotechnologies sur l’entretien durable d’un organisme humain jeune, dans sa pleine puissance d’agir, poserait un problème de gestion démographique qui se transformerait en grave problème social. Car il faudrait nécessairement planifier rigoureusement la reproduction pour que la population demeure mesurée aux ressources, même si celles-ci sont importantes (supposons, par optimisme technoscientifique, que d’autres planètes soient colonisées). On meurt très peu, il faut naître très peu. La transmission de ses gènes risque de devenir un privilège très rare et d’ailleurs largement pris en charge par des technobiologistes dans des laboratoires.

Peut-on concevoir autrement le monde posthumain que sous la forme d’une organisation sociale totalitaire qui pratiquerait, par une technologie raffinée, un eugénisme drastique pour élire les membres de cette posthumanité ?

Peur et sécurité

L’enjeu essentiel qui guiderait les comportements du posthumain sera de continuer à vivre, c’est-à-dire d’échapper à l’accident mortel. Sa valeur principale serait donc la sécurité.

S’il y a un impératif catégorique en Posthumanie, il ne pourra être que celui-ci : « Choisis toujours le comportement qui minimise le risque d’accident mortel ! »

On sait comment se décline cette logique de la sécurité car elle prend de l’importance dans nos sociétés développées : il s’agit de se garder de l’imprévisible. Le posthumain serait donc enclin à se méfier de tout ce qui pourrait faire événement dans sa vie : rencontres impromptues, contacts avec des étrangers ( des humains restés à l’âge prénanotechnologique ? Y en aura-t-il ou les aura-t-il assez vite tous supprimés ?), proximité avec la nature (qui est chaotique), situations d’aventure, etc. On parle volontiers, à propos du monde posthumain d’exploration spatiale et de colonisation d’autres planètes. Cela est rassurant étant donné l’état de détérioration de l’environnement terrestre, mais cela risque d’être considérablement freiné par la nécessité de sécuriser parfaitement l’avancée des posthumains vers ces nouveaux espaces.

Évitant sans cesse de prendre des risques afin de préserver sa vie, le posthumain mènerait son existence avec la peur comme sentiment agissant en tache de fond. Or la peur est sans doute l’ennemi principal de la liberté humaine.

Pour le comprendre on peut s’appuyer sur l’idée que l’homme a toujours eu deux directions opposées en lesquelles s’investir. Soit il s’aventurait dans l’espace ouvert, c’est-à-dire vers l’inconnu, en prenant des risques, mais en se donnant aussi la possibilité de rencontrer autrui comme son semblable, d’entrer en sympathie avec lui, et de se donner les moyens ainsi des créations culturelles (qui seront d’abord les mots du langage) ; soit il se repliait sur un espace privé clairement délimité en lequel il pouvait se sentir en sécurité parce qu’il était conçu pour protéger des agressions extérieures et, en filtrant les entrées, permettre une totale maîtrise des rencontres.

L’histoire de l’homo sapiens montre qu’il s’est développé en investissant à la fois l’un et l’autre : l’espace ouvert et l’habitation. Mais le véritable sens de la vie humaine est l’aventure dans l’espace ouvert et les créations culturelles qu’elle permet. Simplement tout homme est un Ulysse : il a besoin de l’assurance de la pérennité de son habitation pour se lancer à l’aventure. Cette dialectique espace_ouvert/habitation est plus amplement développée dans mon livre Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?

Il se pourrait bien alors qu’un caractère spécifique du posthumain, corollaire de celui d’une vie indéfiniment allongée, soit l’élimination de toute vie aventureuse, c’est-à-dire le retranchement de l’espace ouvert de son monde. Cela ne signifie pas que le posthumain resterait terré dans ses murs ; cela signifierait qu’il ne se déplacerait, qu’il n’évoluerait dans l’espace qu’en déplaçant les limites de son habitation.

Or l’habitation est essentiellement le domaine voué à la satisfaction des besoins destinés à entretenir sa vie. En tant qu’habitant l’homme exprimerait donc plutôt son animalité : c’est parce que l’animal se consacre à entretenir sa nature qu’il limite un territoire mesuré à ses besoins vitaux, et qu’il n’a ni culture ni histoire, ne faisant que répéter un cycle vital assigné par la biosphère. Mais c’est bien parce qu’il n’accepte pas de se voir réduit à l’animalité que l’homme prend toujours soin de distinguer son habitation en la  peuplant d’objets-symboles de sa vie aventureuse – bibelots, images et autres signes de sa culture. Ainsi son habitation, bien qu’il en ait besoin, lui renvoie sa valeur essentielle : sa capacité d’aventure, sa liberté de créer de la valeur culturelle.

Il est difficile de se représenter des objets-symboles dans l’habitation du posthumain puisque ce seraient des objets symboles d’humanité qui ne pourraient que troubler l'ordonnancement du monde posthumain. Parler d’habitation est d’ailleurs trop restreint, il vaudrait mieux parler de territoire qui est une manière de désigner un espace limité et sécurisé qui ne dépend d’une cellule familiale plus ou moins large, car la technicisation de la procréation en Posthumanie aura déchu le lien familial. Le territoire serait alors l’espace sécurisé dont la maintenance dépend du pouvoir social. Un espace d’ailleurs très souvent virtuel – pensons aux domaines d’Internet – qui rend possible des aventures virtuelles qui ne peuvent mettre en jeu la vie réelle. C’est d’ailleurs, depuis la fin du XX° siècle que, grâce à des techniques de communication idoines, il n’est plus besoin de se risquer dans l’espace ouvert pour avoir une vie sociale active.

On voit ainsi que c’est la technique – l’innovation technique – qui permet à la fois d’établir et de déplacer les limites du territoire posthumain. C’est pourquoi il faut considérer la technique comme la seconde grande valeur du posthumain.

Mais la technique n’est jamais neutre du point de vue de la liberté entendue comme libre choix de ses comportements : elle induit une certaine palette de comportements alors qu’elle en exclut d’autres (il suffit, pour le comprendre, de considérer combien la banalisation de l’automobile a réduit l'espace piétonnier – donc accessible à tous – ouvert). Dans sa vie hyper technicisée, les choix possibles de comportement du posthumain seront très restreints.

Pourquoi choisir ?

Mais allons au cœur du problème. Pour jauger ce que peut être le posthumain, il faut avoir une idée juste de ce que signifie être humain.

L’économiste Jeremy Rifkin, interviewé dans le film Un monde sans humain ?  l’exprime très simplement : « Lorsque l’on se concentre sur l’immortalité ou sur l’utilisation de dispositifs techniques afin de remplacer ce que nous possédons déjà, on perd l’essence même de ce qui nous définit comme humain : notre fragilité, nos imperfections ! »

Ce qui caractérise l’humain c’est d’avoir des limites et d’avoir conscience de ses limites. L’autonomie humaine est toujours inscrite à l’intérieur des limites que sont l’incompréhension, l’échec, la violence, la maladie, la souffrance, le vieillissement, et la mort au bout de quelques décennies. Et d’ailleurs toutes celles qui précèdent peuvent être ramenées à la dernière, car incompréhension, échec, violence, maladie, souffrance, vieillissement sont autant de « petites morts » inscrites dans la vie qui annoncent la vraie mort.

Or, ce sont ces limites qui donnent un enjeu à sa faculté de choisir : par exemple, face à l’incompréhension, il peut choisir entre croyance et raison, face au vieillissement il peut choisir entre le déni ou le fait d’assumer. Mais, fondamentalement, tout se joue dans le choix par rapport à la mort : comme l’a montré Pascal, il peut choisir le divertissement ou faire de sa vie quelque chose de bien. Mais comme son temps est limité, il ne doit pas se tromper – ou plutôt le moins possible. Il doit donc réfléchir avant de choisir. Il doit trouver une réponse à la question : qu’est-ce qu’un homme de bien ? Ce qui est exactement la question que Socrate posait aux Athéniens il y a 25 siècles, et qui les a suffisamment dérangés pour qu’ils le condamnent à mort.

Dès lors que l’homme aurait devant lui la perspective d’une vie se prolongeant indéfiniment, tous ces choix deviendraient sans enjeu. Il serait délivré de toutes ces questions existentielles car il n’est jamais d’actualité de s’occuper du bien quand on peut toujours s’en occuper plus tard.

C’est pour cela que le posthumain ne créera rien. À quoi bon faire une œuvre puisqu’il n’y a aucun enjeu à donner une valeur à sa vie. D’autant qu’une création apporte une part d’imprévu dans le monde, ce qui est contraire à l’impératif de sécurité. Il n’y aurait donc que du prévisible, que du déduit, dans le monde du posthumain, comme toutes les scènes apparaissant sur l’écran du jeu vidéo peuvent être déduites des algorithmes constituant le logiciel.

De même, il n’y aura pas d’action au sens noble du terme tel que précisé par Hannah Arendt : s’engager dans la vie sociale pour se donner des règles d’une société la plus harmonieuse possible. Car, dans le monde posthumain, toute solution est technique ; et la technique, sans doute au moyen de substances agissant sur les émotions des individus, apportera la solution aux problèmes sociaux. À quoi bon agir pour le bien collectif puisque le bien collectif c’est la puissance technique ?

Telle est la condition de vie du posthumain, il a la capacité de choisir, et il choisit. Il décide ainsi de faire ceci ou cela, d’avoir telle compagnie, tel lieu de résidence, telle fonction sociale, etc.; mais – sa sécurité étant assurée – le choix est sans conséquence puisqu’il pourra toujours être repris pour être fait différemment.
La liberté du posthumain perd ainsi toute valeur parce qu’elle ne risque rien. Elle ne vaut pas plus que celle du joueur de console vidéo pressant ou non le pouce sur la touche. Cela a-t-il mal enclenché sa partie ? Alors il n’a qu’à faire un « reset » !

La fatalité du bonheur

Du fait de sa spécificité d’être qui échappe à la mort, la liberté du posthumain ne sera rien de plus que celle d’un joueur impénitent. Peut-être d’ailleurs nos joueurs impénitents qui s’activent en aventures dans une réalité virtuelle – de part en part technique, et sans risque – sont-ils déjà un peu sur la voie des posthumains ?

Il aura la liberté de choix que lui aura laissé l’asservissement aux multiples dispositifs techniques auxquels il sera relié, et dont il ne sera même pas pensable qu’il se débranche.

En fait cette liberté n’en sera même pas une puisque elle ne choisira rien qui ait une portée pour l’orientation de sa propre vie, laquelle sera déjà toute orientée par une valeur finale qui a été posée par le transhumanisme : le bonheur par la technicisation indéfinie du substrat biologique.

Il vivra d’une vie en laquelle tous les vieux problèmes des hommes, en particulier celui de la mort, auront été résolus. Il aura à disposition tous les prolongements techniques adéquats pour assurer bien-être et plaisirs : des pilules à nanoparticules aux robots-serviteurs en passant par les prothèses et autres artifices qui supprimeront les inconforts du corps biologique.

Et, si la disponibilité de son corps toujours jeune lui suggérait des audaces imprudentes, si quelque chose comme une nostalgie des épreuves et des joies humaines pointait encore dans sa conscience, si le désir d’une action enfin véritable lui donnait l’idée du suicide, ce ne seraient que symptômes pathologiques vite décelés, et pour lesquels, bien sûr, on lui prescrirait immédiatement la médecine appropriée. Et d’ailleurs, cela n’arrivera même pas, car la prévention n’est-elle pas la meilleure thérapeutique ?

C’est pourquoi le posthumain, dans sa liberté vide, sera nécessairement heureux, et sans histoire(s).

dimanche, décembre 16, 2012

Le mariage homosexuel est-il soluble dans l’écologie ?


Le grand parti écologiste français – Europe-Écologie-Les-Verts – milite activement pour le droit au mariage des homosexuel(le)s, ceci au nom de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité des droits.
Ce parti pris est-il cohérent avec l’engagement écologiste ?

Le mariage est une institution moribonde qui ne perdure que parce qu'elle maintient un cadre légal qui permet de garantir, tant bien que mal, l'accueil et l'éducation des enfants. Mais en tant qu'engagement d'un couple pour la vie, il n'est presque jamais respecté.

L'homosexualité n'est plus stigmatisée comme un délit ou une tare, et, depuis plus d'une décennie, le couple homosexuel a un statut civil (le PACS), ce qui permet à ceux qui le choisissent de bénéficier de droits fondamentaux conformes à la valeur de leur lien.

Dans ce contexte la revendication du droit de se marier au nom de l'égalité semble un peu à contretemps, alors que ce droit est majoritairement délaissé, dévalué, dans la population. La seule explication est dans l'investissement par les homosexuels de la valeur symbolique du mariage : ils revendiquent le statut de parents d'enfants comme les autres. L'enjeu de cette revendication est la pleine parentalité.

Mais justement, il ne peut pas y avoir pleine parentalité : il y a toujours un tiers décisif. Le tiers, ce sont les parents réels de l'enfant adopté, c'est la mère porteuse, c'est le  médecin technobiologiste qui choisit sperme et ovule pour la fécondation in vitro, c'est le donneur de sperme, c'est l'intermédiaire pour l'adoption, et c'est, presque toujours, la grosse somme d'argent qu'il faut débourser.

Il y aura donc des conséquences graves à l'adoption de cette loi :
  • c'est la reconnaissance institutionnelle de la parentalité assistée. Avant cette loi, la parentalité assistée (et non seulement procréation médicalement assistée pour inclure l'adoption) était toujours une rémédiation à un état de choses anormal, et qu'il fallait essayer d'éviter par prévention. Après son vote, elle sera consacrée comme une pratique normale puisque le loi légitime une situation de parentalité en laquelle on ne peut qu'y avoir recours.
  • C'est le renforcement du marché de l'adoption – car il ne faut pas se leurrer, il existe un marché mondial de l'adoption entre pays riches et pays pauvres.
  • C'est l'ouverture d'un marché de la procréation assistée – c'est un euphémisme : il vaudrait mieux dire "procréation technicisée" – qui va engendrer de belles carrières de médecins technobiogénéticiens qui se feront une réputation et demanderont grands émoluments pour les beaux bébés (dépistés sans malformation génétique, pas trop petits, etc.) qu'ils fourniront à une clientèle aisée (et qui bien vite ne sera plus seulement homosexuelle).
C'est ainsi la voie ouverte à un eugénisme sournois : "On va choisir une mère biologique, elles sont toutes génétiquement rigoureusement testées ... mais je reviens, ... commencez à regarder les photos dans mon catalogue !" Car, cela est certain, on pourra choisir, on ne pourra manquer de choisir, entre les gènes disponibles à la main du technobiogénéticien. Et bien sûr, derrière les paroles lénifiantes – "l'essentiel, c'est votre désir, laisser parler votre désir, etc...!" l'on aura tendance à choisir selon l'idéal d'individu bien déterminé par les médias omniprésents dans l'environnement contemporain.

Finalement, après la biodiversité des légumes, des fruits, des semences, des animaux, c'est la biodiversité à l'intérieur de l'espèce humaine qui serait remise en cause. Car la biodiversité, c'est la procréation selon les hasards de l'amour qui assure un réassortiment constant des gènes.
Est-ce écologiste de contribuer à réduire la diversité des humains ?

Voici ce qu'écrivait Marcel Pagnol :
 « Un soir d'hiver, à la campagne, devant de flamboyantes bûches, je pensais tout à coup à Sparte, à ses lois, à ses moeurs, à son idéal... Lorsqu'un enfant naissait, une commission d'experts venait donc l'examiner, dans la chambre même de l'accouchée... Quant aux enfants « réformés » par ce « conseil de révision », les vieux sages les emportaient sous le bras, et allaient les jeter dans un gouffre voisin, qui s'appelait le Barathre. Finalement, cette race si belle, et si soigneusement épurée, que nous a-t-elle laissé ? Des noms de rois, auteurs de lois aussi sévères qu'un règlement pénitentiaire, des noms de généraux, dont les armées ne dépassèrent jamais les effectifs d'un régiment, des noms de batailles, dont la plus célèbre est le glorieux désastre des Thermopyles, et les murs effondrés d'une petite ville. Ces pierres éparses sous des ronces ne cachaient pas une Vénus, un Discobole, une Victoire ailée... Au centre d'un paysage quelconque, ces ruines anonymes ne sont pas dominées par un lumineux Parthénon, haut dans le ciel sur une Acropole, mais accroupies dans l'ombre au bord d'un trou. Ces hommes furent des Grecs de la grande époque, à deux pas d'Athènes, mère de l'intelligence et des arts. Pourquoi leur héritage est-il si misérable ? C'est parce qu'ils ont sacrifié leurs poètes, leurs philosophes, leurs peintres, leurs architectes, leurs sculpteurs ; c'est parce qu'ils ont peut-être précipité sur les rocs aigus, au fond du Barathre, un petit bossu qui était Esope, ou le bébé aveugle qui eût chanté à travers les siècles les Dieux et la gloire de leur patrie... Et parmi les trop pâles petites filles qui tournoyèrent un instant, frêles papillons blancs, à travers la nuit verticale du gouffre, il y avait peut-être les mères ou les aïeules de leur Phidias, de leur Sophocle, de leur Aristote ou de leur Platon ; car toute vie est un mystère, et nul ne sait qui porte le message ; ni les passants, ni le messager. » Marcel Pagnol, L'eau des collines. (voir : http://encyclopedie.homovivens.org/Dossiers/eugenisme)
La mise en place d'une pratique eugénique socialement acceptée est une pièce maîtresse du projet transhumaniste.
Est-ce écologiste de contribuer à mettre la société sur la voie du transhumanisme ?

En fait, il y a une grave confusion dans l’argumentation des homosexuels qui militent pour le droit au mariage, confusion qui abuse les écologistes, et qu’il faut mettre sereinement à jour, car elle ne remet pas en cause la sincérité de leur engagement. 
On peut l’exprimer ainsi : ils confondent le droit à l’égalité avec le droit à l’identité.
  • L’identité c’est de vouloir singer la parentalité naturellement fondée des hétérosexuels ; ce qui amène à occulter le lourd tribut à payer à la techno-mercatocratie pour aboutir à une situation qui, en terme de vécu psychologie de la « famille », risque fort de sonner faux.
  • L’égalité des droits, c’est de reconnaître que les adultes homosexuels, comme tous les adultes, ont tout à  fait le droit de prendre à part à cette situation, si importante pour donner sens à une vie, d’une relation de responsabilité d’éducation d’enfant.
 Cela les amène à confondre la reconnaissance de la différence du rapport à l'enfant du couple  homosexuel avec une discrimination. C'est une situation très paradoxale : ceux qui ont gagné de haute lutte le droit à une sexualité différente escamoteraient maintenant cette différence en masquant sa conséquence sur le rapport à l'enfant au moyen d'artifices techniques au coût social très lourd !
Mais si l'on part de l'acceptation de cette différence tout change.

Le homosexuels ont le droit à une relation privilégiée à l'enfant de responsabilité éducative comme tout adulte : c'est en effet une relation fondamentale pour donner sens à une vie humaine. Mais cette relation ne peut pas être, rigoureusement parlant, de parentalité.
Situons-nous dans une société qui aurait significativement avancé dans le projet écologique : on  serait  sorti de la compétition marchande et de l'incessante rivalité entre individus et groupes sociaux. Des relations de confiance auraient été retrouvées qui nourriraient la vie sociale. Nul doute que les homosexuels qui voudraient assumer la responsabilité d’éducateurs d’enfants qui ne sont pas les leurs pourraient le faire. Dans toute société on a besoin de tels rôles sociaux ( qui correspond à ceux qu’on appelait les « parrains »/« marraines »), et ils manquent cruellement dans la nôtre : ils permettraient d’éviter des actes de violence de jeunes, aussi terribles qu’apparemment absurdes, mais qui sont toujours liés à une trop grande absence éducative des adultes.

samedi, décembre 08, 2012

Passer l’humain ?


Le sens du projet transhumaniste ne serait-il pas de court-circuiter la possibilité d’une humanité enfin devenue pleinement elle-même ?


La perspective transhumaniste


Le transhumanisme est une pensée qui commence à se faire largement connaître en affirmant la possibilité et la désirabilité d’une évolution radicale de notre espèce grâce au progrès technique. Les transhumanistes voient dans la conjugaison des techniques nouvelles, les N.B.I.C. (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitives), la possibilité de faire advenir une autre espèce qui ne serait plus simplement homo sapiens et qui ouvrirait une nouvelle contrée de l’évolution qui serait celle des posthumains : des êtres dont la différence spécifique est d’avoir un substrat biologique indéfiniment à la merci des artifices techniques.

Présenté ainsi, le transhumanisme peut apparaître comme une idéologie assez extravagante et obscure, un peu délirante même, qu’on pourrait laisser, sans en faire grand cas, à quelques esprits excentriques. Il y a cependant plusieurs raisons de la prendre très au sérieux.


Le fantasme de la toute-puissance


Le transhumanisme n’est en effet que l’extrapolation d’un sens du progrès technique qui est déjà dominant aujourd’hui dans les représentations communes.

Traditionnellement, l’objet technique avait sa raison d’être comme solution à un certain type de problèmes qui se posaient aux hommes : ceux qui concernaient la maîtrise des moyens matériels appropriés à leurs fins. Aujourd’hui la technique prétend valoir comme solution à tous les problèmes de l’homme. Sait-on encore que la violence est essentiellement un problème moral ? Dans le monde contemporain on traite de plus en plus la violence comme s’il elle relevait uniquement de problèmes techniques : barrières, murs, caméras de surveillances, pistolets Taser, emprisonnements, bracelets électroniques, médication psychotrope, etc.

La vérité est qu’aujourd’hui la technoscience – l’indissociable solidarité entre l’avancée de la science et celle de la technique – vaut désormais comme « substitut à la religion pour autant qu’elle incarne derechef l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence – l’illusion de la maîtrise. », (Castoriadis, Le monde morcelé – 1990). Le transhumanisme ne fait que prolonger jusqu’à son terme cette ligne d’investissement de la technoscience comme incarnation de la Toute-Puissance. Il est la nouvelle eschatologie : le salut adviendra par la science et la technique ! La grande différence avec les religions traditionnelles est que cette toute-puissance est attribuée à l’homme lui-même. Par le transhumanisme, l’homme exprime sans retenue un vieux fantasme de toute-puissance : celui de faire plier la Nature à son gré. On est bien dans l’irrationnel, mais c’est un irrationnel qu’il ne faut pas prendre à la légère car c’est lui qui motive pour partie la surconsommation actuelle d’objets techniques, si dommageable pour l’environnement ; et nous avons montré par ailleurs combien ce fantasme pouvait avoir un profond enracinement dans l’histoire de l’espèce.

Si bien que le train de l’aventure humaine est d’ores et déjà sur les rails du transhumanisme.

Ce n’est pas un hasard si le transhumanisme apparaît et se répand d’abord en Amérique du nord dans des cercles de recherche de pointe privilégiés et proches des centres de décision économiques et politiques les plus importants de la planète. Pour bon nombre de militants transhumanistes, le dépassement de l’humanité relève déjà de projets concrets – contrôle mental de prothèses articulées, introduction de nanorobots pour la réparation et l’entretien du corps, etc. – qu’ils sont capables de mettre en œuvre en mobilisant capitaux et moyens nécessaires. Voir à ce propos le film de Philippe Borrel : Un monde sans humains.


La dernière utopie du bonheur ?


Les transhumanistes décrivent ainsi la condition de l’être nouveau pour l’avènement duquel ils veulent orienter les politiques publiques : « atteindre des hauteurs intellectuelles plus élevées que le génie humain dans un rapport analogue à celui des humains par rapport aux autres primates ; être résistant à la maladie et imperméable à l’âge ; avoir une jeunesse et vigueur éternelle ; exercer un contrôle sur ses propres désirs, ses humeurs et ses états mentaux ; être capable d’éviter des sentiments de fatigue, de haine, ou d’énervement pour des choses insignifiantes ; avoir une capacité accrue pour le plaisir, l’amour, l’appréciation de l’art, et la sérénité ; expérimenter de nouveaux états de conscience que les cerveaux humains actuels ne peuvent atteindre. » (Documents de la World Transhumanist Association, FAQ, 1.2 - Qu’est-ce qu’un Posthumain ?)

Voilà qui ne peut manquer d’intéresser, de séduire même ! Car cela ne peut que faire résonance aux désirs de chacun. Cela signifie un état où les humains seront enfin délivrés des obstacles auxquels ils se sont constamment heurtés : l’incompréhension, l’échec, la maladie, le vieillissement, la violence incontrôlée, la mort, etc, ? Ce qui est décrit ici, c’est tout simplement une vie de bien-être généralisé. Ce qu’annoncent les transhumanistes, c’est une forme de bonheur par le moyen de la technoscience. Ils affirment que les techniques rendues possibles par les N.B.I.C. seront capables d’abolir les limites propres à la condition humaine. Dès lors effectivement, il peuvent parler d’une condition posthumaine. Et le posthumain sera « heureux » !

Or, il est de notoriété publique que tout le monde court après le bonheur. Comment tout le monde ne marcherait-il pas avec le projet transhumaniste ?

Le transhumanisme est une nouvelle utopie du bonheur. « Utopie » – de u-topos = lieu de nulle part –, car si elle porte sur un avenir qui nous concerne, elle parle d’une espèce qui n’est plus la nôtre et donc d’un lieu qui nous est étranger. Mais c’est une utopie qui ne peut pas être écartée comme une simple rêverie car elle est formulée et accréditée par des scientifiques dont la compétence est incontestable souvent par des découvertes de grande portée (tel Kurzweil). Pourtant rappelons-nous qu’une autre grande utopie du bonheur, celle de la société communiste de Marx, se réclamait également de la science. Elle s’est historiquement révélée comme une cruelle illusion.

Il y a deux facteurs qui disqualifient la prétention à la scientificité en ce qui concerne l’utopie d’un état de bonheur :
  • Lorsque l’on se prononce sur le sens de l’Histoire on se trouve au-delà du domaine de l’expérimentation. L’homme de science n’a donc pas a priori un discours supérieur à quiconque car ce n’est pas la méthode scientifique (qui fonde la vérité sur la dialectique théorisation/expérimentation) qui opère.
  • Et ceci d’autant plus que l’idée de bonheur est très particulière, comme le remarquait Kant : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble » (Fondements de la Métaphysique des mœurs – 1785). Le bonheur est en effet une pensée qui s’impose à l’individu comme imaginaire de la maximisation de ses plus pleines expériences de bien-être, lesquelles remontent le plus souvent à la prime enfance. C’est cet inévitable fondement imaginaire qui rend l’idée de bonheur inapte à un traitement objectif permettant l’élaboration d’un projet collectif.
C’est d’ailleurs ce qui se constate dans le mouvement transhumaniste. Le parfait consensus dans la description de cet être paradisiaque que la technique exempte de toute possibilité de problème fait l’unité du mouvement. Mais tout ce monde se déchire lorsqu’il s’agit de préciser le projet, c’est-à-dire de quelle manière, et par qui, ce but sera atteint : on trouve des démocrates, des extrémistes totalitaires, des extropiens, des singularistes, etc. Nul doute que cette nouvelle utopie aura le destin des précédentes, celui d’une brutale désillusion pour ceux qui s’y seront laissés prendre.


La dimension publicitaire du transhumanisme


En réalité l’utopie transhumaniste n’est tout simplement pas crédible. D’abord parce qu’elle est surdéterminée par des motifs subjectifs comme on l’a vu ci-dessus – fantasme de toute-puissance et imaginaire du bonheur –, mais aussi parce qu’elle est tout simplement incohérente comme nous l’avons montré ailleurs.

Ce n’est donc pas tant la perspective transhumaniste en elle-même qu’il faut redouter que l’impact que sa proclamation peut avoir sur la vie sociale.

Si l’on veut faire simple sans craindre d’être un peu sommaire on peut brosser ainsi le tableau de la vie sociale actuelle :

Nous sommes dans un monde mercatocratique c’est-à-dire organisé en fonction des intérêts d'un pouvoir marchand passionné par la valeur d’échange (l’argent).
La mercatocratie n’est pas le pouvoir politique du marchand en tant que tel : la République de Venise du XV° siècle, menée par une oligarchie marchande n’était pas mercatocratique.
En un tel monde la valeur cardinale à laquelle toutes les autres sont ordonnées, est la valeur d’échange. La valeur d’échange est d’autant mieux captée par le marchand que les flux de marchandises sont plus accélérés et multipliés. Or un des leviers les plus efficaces à cet égard est la technicité de la marchandise : plus un bien est technique plus il échappe à l’autoproduction et rend dépendant du système marchand. D’autre part le différentiel technique d’un bien crée un nouveau marché tout en accélérant l’obsolescence des biens techniquement inférieurs. La mobilisation des individus pour l’animation de ces flux amène une intense activité de recherche et d’innovation qui dépasse la demande spontanée des populations appelées à acheter les nouveaux biens, mais elle implique aussi que la vie sociale de chacun soit essentiellement structurée par le cycle travail/consommation dans la production/destruction incessante de biens marchands.

Nous avons montré ailleurs que tout cela manque de sens humain, rabattant l’existence sur la satisfaction de besoins.

En apportant une utopie du bonheur qui satisfait aussi le désir de toute-puissance, le transhumanisme comble le manque de sens de nos sociétés mercatocratiques. Auparavant le culte de la marchandise ne pouvait avoir de sens que pour les passionnés de valeur d’échange ; pour les autres, à part les plaisirs de la consommation, il fallait chercher ailleurs (hors la société) des satisfactions plus humaines. Le transhumanisme donne un but, qui peut valoir pour tous, à l’activisme marchand et à la profusion débridée de nouvelles techniques. Il peut valoir pour tous parce que non seulement il va dans le sens des désirs profonds de chacun, mais il annonce aussi la solution à tous les problèmes collatéraux à cette croissance de l’économie marchande ? N’invoque-t-on pas les nanotechnologies pour résoudre le problème du réchauffement climatiques ?

Le transhumanisme utilise ainsi le même procédé de séduction que l’affichage publicitaire qui inonde l’environnement humain en société mercatocratique : associer la technicité à l’idée de bonheur en faisant résonner dans l’acheteur potentiel d’un bien, la présence d’innovations techniques avec son désir de bonheur.

Ce n’est, bien sûr, pas un hasard. L’absurdité d’une vie sociale organisée pour la valeur d’échange comme Souverain Bien s’impose de plus en plus, et à de nombreux points de vue – nuisances environnementales, symptômes d’une grave crise écologique, injustices insupportables, désintégration des relations sociales (celles fondées sur la confiance nécessaire à l’équilibre humain), compétition généralisée qui engendre un activisme épuisant, perte d’autonomie par la multiplication des dépendances matérielles (médicaments, écrans, et autres objets de consommations), etc.

Le transhumanisme est la réclame qui doit, en nos consciences, opérer la rédemption de tout ce négatif : tout ce dont vous souffrez aujourd’hui sera racheté en posthumanie au centuple !

Bien sûr, pour réaliser cette ambition, les transhumanistes ne doivent pas lésiner dans la surenchère de l’optimisme, de l’irréalisme, et ne pas craindre l’incohérence. Leur discours peut passer car, comme dans toute publicité, lorsque le désir de bonheur est suscité, l’esprit critique a tendance à se mettre en veilleuse, surtout si le message est présenté comme cautionné par la science.

Ainsi, le transhumanisme est le seul message idéologique qui puisse donner sens à la course en avant effarante qu’est devenue aujourd’hui la civilisation marchande mondialisée.


L’humanité devant soi


Naguère notre humanité était prise en otage par le clerc médiateur d’une autorité divine attributrice d’une vie éternelle ; aujourd’hui elle est encore prise en otage par le marchand passionné de valeur d’échange et pourvoyeur de biens à consommer.

Naguère l’homme faisait la bête dans le troupeau du Seigneur ; il fait désormais la bête dans le parc humain marchand où la plus grande part de son énergie vitale est requise à travailler et à consommer.

L’homme a l’essentiel de son avenir humain devant lui.

Rappelons le message inaugural de l’humanisme par la voix de Pic de la Mirandole [il utilise la fiction d’une adresse de Dieu à Adam] :
« Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…). Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » De la dignité de l’homme (1486)

Hé bien, regardons l’Histoire depuis cette déclaration : l’homme fait surtout la bête !

Pour comprendre ce que peut être cette « régénération en formes supérieures, qui sont divines », il faut dans doute penser à l'attribut essentiel du divin qui est celui de créer ce qui a absolument de la valeur. Il se pourrait bien qu’être humain ce soit être libre de créer afin de donner sa plus grande valeur possible à cette ouverture que signifie l’absence de « nature définie » à l’avance, de « bridage », qui distinguerait, selon Pic, l’humanité des autres espèces.

C’est pourquoi l’homme n’exprime pas seulement une nature, comme l’animal, mais développe une culture. La culture est ce que l’homme crée de sa propre initiative, par quoi il enrichit le donné naturel, et qu’il préserve parce que cela lui renvoie sa valeur propre. Mais une culture qui se développe de manière incontrôlée sur la base de la satisfaction de besoins au moyen d’une prolifération de marchandises technicisées, ressemble plutôt à une tumeur qu’à un enrichissement du monde ; l‘homme finit par ne plus pouvoir s’y mirer et y trouver une conscience de sa valeur propre ; il s’en trouve malheureux, même s’il a les moyens de toutes les satisfactions souhaitables.

Autrement dit, le chemin vers la pleine liberté – vers la réalisation de l’humanité – est encore à accomplir.

C‘est sans doute un effet de l’accaparement des énergies et des consciences par la logique marchande que ce chemin, quoique très présent et très familier, ne soit que très peu perçu en tant que tel. Il l’a été cependant réfléchi de façon claire et précise par Hanna Arendt (dans La condition de l’homme moderne). L’homme, remarque-t-elle peut donner plusieurs valeurs à son activité :
  • Lorsqu’il réunit les moyens pour entretenir sa vie, il « travaille »
  • Lorsqu’il produit un bien, non pour sa satisfaction personnelle, mais pour qu’il ait une valeur dans la culture humaine, il fait « œuvre »
  • Lorsqu’il s'efforce de se mettre d’accord avec autrui pour définir les règles communes de comportement qui favoriseront l’enrichissement de la culture par chacun, il est dans l’« action » politique.
Dans le travail, il est assujetti à la nécessité de sa nature physiologique comme l’est l’animal : il exprime son animalité, et non encore son humanité.
Dan l’œuvre, comme dans l’action, l’homme agit pour le développement de la culture, c’est-à-dire pour donner sa plus grande valeur à son humanité. Il est alors pleinement libre.

Le paradoxe de la situation de l’homme sous domination mercatocratique est d’être amené à traiter des biens qui ne sont pas nécessaires pour l’entretien et la reproduction de sa vie, comme s’ils lui étaient nécessaires, et donc de ne plus être libre à leur égard. Ce sont ces biens que l’on appelle « marchandises ». Comme, depuis plus de deux siècles, le domaine de la marchandise s’étend sans cesse à de nouveau types de biens, les hommes sont de moins en moins libres.
Pour des analyses plus complètes sur le sens de l’activité en contexte mercatocratique lire mon essai  Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?


Conclusion


Cela est assez simple, finalement, pour l’homme, d’aller vers sa liberté. Il lui suffit de donner un autre sens à son activité.

Et plus l’activisme marchand manifeste son absurdité, plus l’on voit la valorisation des activités dans le sens de l’œuvre et de l’action. Celles-ci se retrouvent presque partout – puisque ce n’est pas tant la forme et la place sociale de l’activité qui joue, mais son sens – elles peuvent prendre de l’ampleur dans des mouvements populaires politiques, économiques ou autres (le mouvements des « indignés », des productions coopératives, des ONG, etc.). Mais c’est surtout dans une infinité d’initiatives locales ou personnelles (retour à la nature, à l’artisanat, récupération/recyclage, etc.), de micro attitudes (l’attention du salarié à la valeur de ce qu’il fait, le plaisir de réparer plutôt que de racheter, etc.) que s’exprime ce désir de liberté. Il est vrai que, pour la mercatocratie, ces mouvements de défection vis-à-vis de la marchandise dans les pays développés sont largement compensés par la mondialisation par laquelle de larges populations sont incitées (sinon obligées) de quitter leur socialisation traditionnelle pour adhérer à la logique marchande. Pour le moment. Car l’extension spatiale du marché finira par atteindre sa limite, et alors le système sera en péril, de défections en défections, d’effondrement par anémie.

C’est pour cela que l’idéologie transhumaniste est indispensable pour qui ne voit le monde qu’à travers les valeurs du marché.

Le transhumanisme va-t-il suffisamment s’imposer dans les consciences pour être considéré communément comme un avenir crédible ? Va-t-il permettre de faire perdurer ce système pour aller, non certes pas vers une posthumanité paradisiaque, mais vers des soubresauts catastrophiques, si ce n’est vers la fin de l’homo sapiens ?

L’aventure humaine va-t-elle se terminer « bêtement » ?

Va-t-on passer l’humain ?

lundi, novembre 26, 2012

Le mariage homosexuel, une avancée ?


Le mariage homo ne peut concerner qu'une très infime partie de la population. Déjà qu'on se marie beaucoup moins en général, et de manière le plus souvent inconséquente ...
Par contre il est possible que l'impact culturel de cette "avancée" concerne tout le monde.
Il ne peut y avoir d'enfant "b i o l o g i q u e" possible pour un couple d'homosexuel(le)s. La reconnaissance institutionnelle de leur droit à avoir des enfants ne va-t-elle pas banaliser l'existence d'un marché de la parentalité ?
Il y a déjà un marché international de l'adoption . Celui-ci ne va-t-il pas s'en trouver renforcé, étendu, légitimé même ? De même les marchés des mères porteuses, du sperme en banque, et de toute cette médecine nouvelle avide de nouveaux débouchés qui transfère, implante des fœtus, féconde en éprouvette, apparie les gènes à sa guise ?

Il faut peut-être remarquer que désolidariser la parentalité comme forme de relation civile de son sens biologique est prendre, socialement, un certain risque car l’enfant ne peut pas ne pas être confronté à l’inadéquation entre son cadre parental déclaré et son origine biologique.

Le sens fondamental de la parentalité est, et sera toujours (tant qu’on n’aura pas été "transhumanisé"), biologique. En effet c'est, par excellence, la notion de parentalité (ou de filiation), qui porte la pensée de notre lien à l'ordre biologique. C'est pourquoi la filiation se cherche dans les traits morphologiques, physiologiques, psychologiques.  Déjà étendre la parentalité à l’adoption n’a jamais été de soi ; c’est pour cela que le langage populaire parle plus volontiers de parents adoptifs/enfant adopté, que de parents/enfant en ce cas. Ne faudrait-il pas admettre tout simplement que la parentalité en cadre homosexuel n’est pas une réalité mais un fantasme ? Il faudrait alors distinguer ce fantasme – impossible à faire coïncider avec la réalité – avec le désir, tout-à-fait réaliste, d’éducation de l’enfant, et même dès son plus jeune âge, par un ou des adultes qui ne peuvent avoir d’enfants du fait de leur orientation sexuelle.
Il faut rappeler que l'homme est un animal culturel, cela veut dire que l'essentiel de l'apport d'une génération à  la suivante, c'est la transmission du monde humain, laquelle se fait par éducation. Toute société à un nom pour ce rôle d’éducateur privilégié mais non parent : le parrainage (parrain/marraine).
Quelle est la différence avec l’adoption dans le cadre du mariage homosexuel ? Tout simplement, on ne fait pas comme si – comme s’il s’agissait de son enfant ; on ne met pas l’enfant dans une fiction première qui pourra être durement vécue comme un mensonge.

Ce n’est peut être pas dans le rôle de l'État de faire droit aux fantasmes des uns et des autres ; comme celui des homosexuels qui se veulent parents, ou celui des transsexuels qui se veulent de l’autre sexe. Par contre, il est de son devoir que ceux-ci trouvent leur place dans la société tels qu’ils sont. Et un critère majeur de cette pleine tolérance, c’est qu’ils ne soient pas exclus de ce lieu privilégié de la vie sociale qu’est la relation éducative à l’enfant.

D'autre part, c’est bien la fonction que s’est donné le monde marchand de fournir les produits qui vont permettre à chacun de « réaliser » ses fantasmes (les guillemets parce que ce réel implique quand même une dose d’imaginaire). C’est pourquoi le pouvoir marchand est certainement très intéressé par le mariage des homosexuels, comme par le droit au changement de genre des transsexuels.

 Lorsque sur les écrans de télévision de tout le monde, apparaissent deux personnes de même sexe qui, dans de beaux habits, s'embrassent sur la bouche sur fond d'une scintillante fête de mariage, la plupart éprouvent un sentiment de gêne face à cette scène d'une orientation sexuelle que leur corps rejette, mais ils sont capables aussi de prendre du recul et de se dire : "Qu'ils vivent une belle histoire et soient heureux !" Par contre, l'apparition répétée et complaisante de cette mise scène sur les médias peut être réprouvée pour un autre motif : elle est le symbole que l'adoption et la procréation artificialisée ne sont plus des remèdes à des situations exceptionnelles (et qu'il faut le plus possible éviter par prévention), mais découlent nécessairement de la loi – elles sont en quelque sorte partie intégrante de la fête de mariage, elles sont en quelque sorte fêtées aussi.

La mise en scène du mariage homosexuel sur les médias peut être interprétée comme la légitimation symbolique de la parentalité monnayable.

Il n'est donc pas bon d'écrire, comme Cécile Duflot dans Libération, que
"Ceux qui prétendent condamner le mariage pour tous sans condamner l’homosexualité sont incohérents. Ils doivent reconnaître qu’ils défendent au fond le maintien d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, en réservant le mariage aux seuls hétérosexuels. Défendant cette position, ils doivent avoir conscience qu’ils frappent l’homosexualité d’illégitimité."
car c'est se mettre dans la logique partisane trop connue pour laquelle celui qui n'est pas tout pour est tout contre. C'est une logique qui paralyse la réflexion !
Or, il se trouve que le couple homosexuel est, depuis 15 ans, parfaitement légitime en droit français et que cette légitimité ne fait pas problème dans la société (grâce au PACS).
On peut reconnaître l'homosexualité, on peut reconnaître un statut civil aux couples homosexuels, et les droits qui vont avec, et s'interroger sur le sens profond du nouveau pas que constituerait le mariage.

On peut alors y voir une belle ouverture pour le système marchand, lequel, par nature, a toujours besoin de s'étendre, et donc une belle avancée pour ceux qui planifient l'extension de la logique de la marchandise à des réalités pour lesquelles il y a encore de très fortes résistances culturelles : celles de la vie – et en particulier en son point focal : la procréation.

mardi, janvier 24, 2012

Circulaire, ya rien à voir !


Belle couverture médiatique sur l’adoption, par le Parlement, de la loi sur la négation du génocide arménien. Les arguments des uns et des autres ont été largement exposés. Et c’est intéressant : l’idée de génocide, le rapport à la mémoire, le pouvoir législatif et la connaissance historique, etc. C'est bien l'intérêt d'une loi que d'être l'aboutissement d'un débat public.

Mais enfin, à part les quelques milliers de français descendants d’Arméniens, tout cela est bien symbolique et lointain.

Et en ce qui concerne notre vie même ?

Qu’en est-il de la réforme actuelle – profonde – du système éducatif : mise à l’écart des inspecteurs, gestion locale et managériale du personnel, culture de l’efficacité quantitative, déstructuration des enseignements, etc.? Aucun débat. Le Parlement n’est même pas saisi. Normal, il n'y a pas de loi, seulement des décisions administratives – décrets, circulaires, arrêtés. Comment ? La Constitution permet donc cela !? C’est pourtant un choix très lourd pour l’avenir collectif !

Et en ce qui concerne la politique énergétique ? Qu’en est-il du choix du nucléaire ? Aucun débat. Le Parlement n’est même pas saisi. Jamais la moindre loi. Ah ! La Constitution permet donc cela !? C’est pourtant un choix très lourd pour l’avenir collectif ! Des centaines de milliers de tonnes de déchets hautement radioactifs s’accumulent, qu’il faudra garder strictement confinés pendant des siècles et des siècles !

Je ne suis pas sûr du tout d’avoir prochainement les oreilles de Monsieur Hollande à portée de voix. Quelqu’un pourrait-il lui demander ce qu’il en pense ?

Qu’enfin la démocratie advienne !

lundi, janvier 23, 2012

L’avenir peut-il être transhumaniste ?


 C’est un fait que la visée transhumaniste de l’avenir de notre espèce est de plus en plus partagée depuis la publication du manifeste transhumaniste, au tournant du siècle.

Le transhumanisme est l’idée que la puissance humaine sur la nature, grâce au développement des sciences et des techniques, ne saurait, a priori, être limitée. Il préconise que cette puissance permette de transformer l’humain, de façon à faire tomber les limites en lesquelles, depuis toujours, on borne l’existence humaine : l’échec, la souffrance, la mort au bout de quelques décennies, la naissance par le ventre de la femme, la détermination génétique par l’ascendance, etc.

On peut s’étonner que le projet transhumaniste puisse désormais « prendre » sur une part significative de la population occidentale. Après tout, n’en était-on pas resté, suite aux soubresauts des années 1965-75, à un large discrédit de la croyance dans le « progrès » (c’est-à-dire le progrès dans la maîtrise technique de la nature) ? Il semblerait bien que l’adhésion au transhumanisme soit la voie d’une réhabilitation de l’idée de « progrès ».

Il est vrai que ce phénomène peut s'appuyer sur le franchissement d'un palier dans la maîtrise technique de la nature que représente l'apparition d'un ensemble de technologies convergentes dont les potentialités paraissent illimitées – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (ce qu'on appelle les NBIC). Mais il faut aussi comprendre cette emprise de l'idée transhumaniste dans le contexte d'une dynamique sociale. On sait bien quel a été le rouleau compresseur idéologique d'une minorité libérale très agissante, appuyée par de grandes firmes commerciales qui ont pris soin depuis quelques décennies de prendre le contrôle de medias populaires, pour enjoindre de "réformer" la vie sociale et la culture héritée, et condamner comme "conservateur" quiconque s’avise de mettre en avant les objections.

Étant constaté ce compagnonnage de la doctrine transhumaniste avec les puissants intérêts marchands contemporains, cela ne permet pas pour autant de la rejeter sans autre examen. Après tout, peut être n’y a-t-il là qu’une manifestation de cette ruse de l'Histoire qui, selon Hegel, utiliserait les passions régressives des hommes pour faire progresser l'humanité ?

Il s’agit donc d’examiner le transhumanisme en lui-même pour savoir s’il peut être un progrès pour l’humanité, comme ont pu l’être d’autres grands sauts techniques comme l’agriculture, la maîtrise du feu, la roue, la métallurgie, etc.

Mais, on s’aperçoit tout de suite que le changement annoncé est tout-à-fait inédit en ce qui concerne le transhumanisme puisque, comme l’indique le préfixe ‘trans’, le sujet de ce changement serait censé ne plus être de même nature après.

L’idée transhumaniste que l’homme puisse changer sa nature doit être réfléchie, car, pour le moins, elle ne va pas de soi. Ne serait-ce que sur le plan logique ! Il n’y a pas de mouvement sans point fixe (c’est le point de départ de la théorie de la relativité d’Einstein). Il n’y a pas de changement sinon rapporté à une instance immuable. Si cela a un sens pour un individu de dire « j’ai changé », c’est parce qu’on rapporte ces changements à une instance immuable en lui, exprimée par le « je », et symbolisée par son nom. Si l’humanité a une histoire, c’est parce chaque homme qui s’y intéresse peut rapporter tous les événements à un invariant qui est le fond de l’humanité, et qui fait qu’à travers les millénaires, les individus humains peuvent se faire signe et se comprendre.

Dès lors, de deux choses l’une concernant l’idée transhumaniste :
- soit elle signifie qu’on sort de tout fond commun aux humains, et, si elle est réaliste, elle est tout simplement un projet de suicide de l’humanité ;
- soit elle laisse préservé le fond commun à l’humanité, et alors elle peut avoir un sens, mais qu’il faut éclaircir eu égard à l’exigence de changement de nature désigné par le préfixe ‘trans’.

C’est bien la seconde option qu’il faut examiner, puisque, à la lecture du manifeste cité plus haut, on se rend compte que les promoteurs du transhumanisme sont motivés par un puissant espoir de vivre mieux. Ce vivre mieux, tel qu’il est explicité, est strictement hédoniste (grec :hédonè = plaisir) puisque la puissance techniquement acquise devrait permettre la maximisation du « bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal. » (§7).

L’hédonisme est un vieux projet déjà pleinement formulé au V° siècle avant J.-C. par les Grecs (les Cyrénaïques) – là rien de nouveau. L’idée d’une mutation profonde de l’humanité, exprimée par le ‘trans’, est exposée par la citation ci-dessus qui enjambe allègrement les frontières de l’humanité pour prôner une culture des sentiments positifs sans restriction. Il est sans doute absurde d’escompter qu’un objet artificiel puisse avoir des sentiments. Mais laissons cela. Ce qu’il faut lire, en creux, dans cette citation, est la perspective que la technique supprime les limites au bien-être qui sont liées à la nature de l’homme telle qu’elle est connue jusqu’à aujourd’hui.

Or, ces limites sont de deux sortes : celles qui sont déterminées par le corps et celles qui sont déterminées par l’esprit (au sens large). Dans la première catégorie sont la maladie, la douleur, le vieillissement, la mort ; de la seconde relèvent, de façon non exhaustive, les quêtes de sens, de connaissance, de beauté, de justice, de liberté.

Les limites de la première catégorie peuvent être modifiées par des dispositifs techniques. C’est ainsi que, depuis un siècle, la technique a considérablement fait reculer la quantité de douleurs qu’un homme est amené à éprouver dans sa vie. On sait tout ce dont la technique est capable pour réparer le corps, et en étendre les capacités ; avec les nanotechnologies s’ouvre la perspective d’une régénération au niveau cellulaire qui pourrait différer indéfiniment le vieillissement, et la mort.

Les limites impliquées par l’esprit sont beaucoup plus plastiques. En fait, elles relèvent non seulement de caractères de l’individu, mais aussi du collectif humain et de la culture dans lesquels il est inséré. Par là, elles mettent en jeu une liberté fondamentale de l’être humain : celle de choisir ses valeurs finales (connaissance, justice, beauté, liberté, etc. sont des valeurs finales). Elles peuvent être ramassées dans l’expression « inquiétude existentielle », laquelle n’est peut-être rien d’autre que la présence tenace de la question « comment faire de ma vie quelque chose de bien ? ». La technique n’est pas impuissante par rapport à cette limite. Il y a d’ores et déjà des molécules psychotropes très performantes contre l’inquiétude. Mais, toujours, leur action n’est efficace qu’en réalisant un amoindrissement de la conscience : l’action de la molécule va rapprocher l’état de conscience de celui de l’animal, ou même de l’état végétatif.

Soit, une mutation vers un être humain aux capacités de bien-être démultipliées est techniquement possible ! Sur quel fond d’humanité immuable cette mutation pourrait-elle prendre sens ?

Les transhumanistes se réfèrent volontiers au texte de Pic de la Mirandole, dans son Oraison sur la dignité de l’homme, en lequel Dieu s’adresse à l’homme qu’il vient de créer: « ô Adam, nous ne t'avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que toi-même tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon tes vœux, selon ta volonté. Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » Ce texte est considéré comme fondateur de l’humanisme, puisqu’il affirme l’absence de limites a priori, et donc une totale autonomie de l’homme par rapport à son Créateur. Ce serait donc l’humanité, comme la seule espèce qui choisit sa propre nature, qui serait l’instance immuable qui donnerait son sens à l’idée transhumaniste.

Le transhumanisme ne serait rien d’autre que la prise de conscience, au tournant du XXI° siècle, par l’humanité, qu’elle a enfin les moyens d’une nature plus conforme à ses vœux !

On voit l’incohérence ! Le transhumanisme pose le bonheur au sens d’« un tout absolu, un maximum de bien-être » (Kant) comme le Souverain Bien (on nomme ainsi la valeur finale considérée comme devant s’imposer à tous). Celui-ci légitime toute transformation de l’individu humain engendrant des sensations positives ; donc aussi celle qui supprime l’inquiétude existentielle. Mais qui ne voit que cette inquiétude existentielle est partie prenante de la définition de l’homme comme devant choisir sa propre nature sur laquelle s’appuie justement le transhumanisme ?

De deux choses l’une :
- ou les techniques qui suppriment l’anxiété en amoindrissant l’état de conscience (définitivement si possible) font partie de l’équipement du « posthumain » (appelé aussi l’« homme + » !), celui-ci perd alors l’essentiel de son humanité ;
- ou bien l’intervention technique est circonscrite au traitement des limites physiologiques au bonheur.

Or cette deuxième option n’est jamais évoquée par les transhumanistes. Pourquoi ?

Parce qu’elle est déjà ignorée, dépassée, en pratique. La « médication » psychotrope – les pilules du bonheur – est déjà largement présente dans les armoires à pharmacie du monde occidental. Mieux ! L’évitement de l’inquiétude existentielle, c’est-à-dire de la responsabilité de choisir ce que l’on veut être, est aussi vieux que l’humanité. Il a en particulier été analysé sans concession par Pascal comme « divertissement ».

D’autre part un minimum de connaissance anthropologique convainc d’une étroite solidarité entre les sentiments déterminés par le corps et ceux déterminés par l’esprit : les symptômes du vieillissement imposent l’idée de sa propre mort et repose avec d’autant plus d’acuité la question du sens qu’on donne à sa vie ; la douleur physique est très positivement vécue lorsqu’elle a du sens (comme pour le sportif). Le problème philosophique général qui se révèle ici est le suivant : on ne choisit qu’à l’intérieur d’un cadre qui définit les possibilités ; or, le transhumanisme vise à abolir le cadre (qui ne peut être autre que les limites évoquées plus haut) ; dès lors l’homme n’a plus à choisir, et perd l’essentiel de son humanité. On voit ici la redoutable mystification du transhumanisme qui se présente explicitement comme le continuateur de l'humanisme de la Renaissance (voir le manifeste), alors qu'il l'extermine.

De quelque manière que l’on examine l’incohérence fondamentale du transhumanisme, on ne peut éviter la conséquence que celui-ci mène tout droit à l’imbécile heureux. Et il faut prendre l’adjectif « heureux » dans son sens le plus restrictif : quel peut-être ce bonheur qui ne se valorise pas de son contraste avec le malheur ? L’« homme + » a toutes chances d’être un imbécile ! L’imbécile est celui qui se comporte comme la bête parce qu’il ne met pas en perspective ses comportements en fonction de son humanité. Comment se fait-il que les transhumanistes paraissent aveugles sur cet avenir ? C’est ici qu’il faut réexaminer leur connivence avec les pouvoirs marchands dominants dans nos sociétés occidentales, que nous avions notée plus haut.

Le Souverain Bien selon le transhumanisme est celui-là même qui est promu par le système marchand qui domine et met en forme nos sociétés, ce que l’on peut appeler la mercatocratie (l’empire du marché). Les biens marchands sont proposés comme solutions de bien-être, et ce d’autant plus efficacement que leur technicité est élevée. Or, le système de la marchandise est frénétique : il ne prospère que de mettre sur le marché toujours plus de biens et de les faire circuler de manière toujours plus accélérée. Car c’est un système de rivalité généralisée en lequel chaque entrepreneur est amené à accroître ses parts de marché plus que ses concurrents. Le transhumanisme peut alors être situé comme la nouvelle étape de l’extension de la marchandise : il ouvre la possibilité d’acheter la suppression des limites liées à la condition humaine, en un moment où les besoins à l’intérieur de ces limites sont potentiellement satisfaits.

Les transhumanistes sont aveugles sur l’inanité de leur projet parce qu’ils se placent d’emblée dans le moule idéologique de la mercatocratie. Ils choisissent un nouvel homme en lequel se réaliserait le bonheur sans prendre en compte le fait qu’ainsi ils suppriment la possibilité de choix qui fait l’essence de l’humanité. Or, l’absence de possibilité de choix  – la nature définitivement assignée – est le propre de la condition animale.

L’avenir de l’humanité peut-il être transhumaniste ? Oui ! Dans la mesure où les moyens techniques, politiques et moraux se mettent en place de manière accélérée pour un interventionnisme sans frein sur le donné naturel et tout particulièrement sur le substrat biologique humain . Est-il un progrès pour l’humanité ? Non ! Il est clairement une régression. Il faut même reconnaître qu’il est, au sens propre du mot, inhumain.

Dans cette situation, le mieux n’est-il pas de promouvoir, là où l’on est, selon sa propre singularité, les valeurs proprement humaines : la liberté comme action réfléchie, la connaissance comme extension de son être, l’œuvre comme apport à la culture commune, et la justice comme maîtrise du vivre-ensemble ?

lundi, janvier 16, 2012

Exégèse d'une dégradation


La France vient d'être "dégradée" par une agence de notation financière.
Cette "dégradation" se concrétise par la modification d'une note sibylline : AAA devient AA+.
Soit ! On voit qu'il y a ici un recul de rang : perte du troisième A (première lettre de l’alphabet) = perte du premier rang.
Il s'agit donc, stricto sensu, d'un "déclassement" (le fait de faire reculer un élément dans un rangement hiérarchisé).
Pourquoi donc n'est-il question que de "dégradation" ? 
Car "dégradation" a une toute autre signification que "déclassement". Il signifie originellement  (latin : degradatio) le fait, pour quelqu'un, de perdre sa dignité par l'action d'une autorité supérieure qui  le destitue d'une charge, d'un poste, d'un grade militaire (ce qui est arrivé au capitaine Dreyfus), ou de tout autre attribut de dignité sociale. Par élargissement métaphorique, la dégradation en est venu à désigner un processus de perte absolue de valeur pour lequel n’apparaît pas la possibilité de remédiation. Ainsi, le temps se dégrade, les relations dans un couple se dégradent, le manteau forestier de la planète se dégrade, etc.

On sait que ce que juge une agence de notation financière n'est rien de plus que la crédibilité d'une entité économique – institution ou entreprise – à rembourser ses dettes. La modification de sa note signifie donc simplement que notre pays est jugé un peu moins sûr qu'auparavant par ceux qui sont susceptibles de lui prêter de l'argent. Il est certain que, pour son jugement, l'agence de notation se base sur des indices objectifs : endettement et trésorerie actuels, capacité de produire des biens marchands, situation politique, etc.
La France a donc reculé dans le classement des pays emprunteurs fait par les agences de notation : elle n'est plus au premier rang, elle est au second. Et ce "déclassement"  s'appuie sur des données conjoncturelles à plus ou moins long terme, parmi celles évoquées ci-dessus.
Rien d'absolu, ni d'apparence irrémédiable, dans cet événement financier. Rien qui justifie l'usage du mot "dégradation" !

Mais n'était-ce pas notre Président Sarkozy qui, il y a plus d'un an (lors du mouvement contre la réforme des retraites), avait popularisé la dramatisation de l'éventuelle perte du triple A par la France, parlant déjà de "dégradation" ? Et l'idéologie qu'il porte n'est-elle pas celle de l’économisme libéral qui fait de la valeur marchande la valeur suprême en fonction de laquelle doit se déterminer l'activité humaine ? Pas étonnant dans cette perspective que la perte d'un "A" soit pensée comme "dégradation".
Pour les libéraux qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé public, la perte de la pole position dans la maîtrise des flux de la valeur d'échange – qui permet de multiplier les marchandises – est effectivement vécue comme une "dégradation" !

Mais nous, peuple de France et de Navarre (la Navarre s'étant heureusement bien enrichie depuis quelques siècles), sommes bien loin d'être unanimement des adeptes de l'économisme libéral, et résistons encore bravement aux tentatives de réduire nos activités à leur valeur marchande. Et pourtant, il ne semble pas y avoir une seule voix discordante, dans le concert médiatique, sur la "dégradation" que la France viendrait de subir !

Sarkozy, certes, a beaucoup perdu dans l'événement. Mais le fait que nous tous passions sous les fourches Caudines d'une "dégradation", comme si l'on avait perdu la perspective d'autres valeurs – plus humaines – pour notre vie sociale, est inquiétant.
Ne serait-ce pas la possibilité que, en 5 ans de matraquage promotionnel du libéralisme, Sarkozy et ses compères aient finalement gagné sur un plan fondamental, celui du langage ?

Que nous ayons été amenés, collectivement, sans coup férir, à valider cet épisode de déclassement financier comme une "dégradation", ne serait-il pas le signe d'une véritable dégradation de notre vivre ensemble ?

lundi, janvier 09, 2012

Sur les propriétés hautement adhésives du progrès


Croyons-nous toujours au progrès ? Le mot n’a pas bonne presse, l’écologie est passée par là.

En effet, pour nous, le mot progrès, lorsque qu’il est amené par l’article défini – le progrès –signifie exclusivement le progrès technique, c’est-à-dire la multiplication et le perfectionnement des outils et procédures permettant de détourner les lois de la nature pour notre utilité.

Mais depuis le début de la prise de conscience écologique (fin des années soixante), on ne met plus « le progrès » à toutes les sauces dans les discours comme on le faisait auparavant.

Le mot « progrès » ne désigne plus de manière évidente la valeur en soi – ce qui mérite en fin de compte d’être poursuivi par l’humanité.

Mais l’idée qu’il désigne est-elle pour autant désinvestie ? La réponse est négative. Autrement, on ne comprendrait pas la valorisation marchande du différentiel technologique des biens de consommation : plus un bien recèle de fonctions techniques, plus ces fonctions sont sophistiquées, et plus il coûte cher ; a contrario, un produit sans apport technique un peu spécialisé, même s’il est très utile et a demandé beaucoup de travail, a, relativement, un prix faible (ainsi en est-il des produits agricoles non élaborés par l’industrie agro-alimentaire).

De nos jours le progrès est donc toujours investi. Même si cela n’est pas dit, cela se traduit dans les comportements de consommation. Et c’est bien là le problème ! Puisque ce sont ces comportements de consommation qui engendrent une prédation démesurée sur l’environnement naturel, comme sa pollution par les rejets industriels et les déchets de consommation. Tous facteurs qui amènent au diagnostic d’épuisement de notre planète bleue. Il importe donc de réfléchir sur les motifs d’un tel investissement.

Le motif qui semble de prime abord s’imposer est hédoniste. La technicité d’un bien nous facilite la vie, et donc contribue à nous rendre plus heureux. L’automobile, la machine à laver, le téléphone, l’informatique en réseau, sont effectivement ces inventions que Descartes appelait de ses vœux « qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent. » Discours de la méthode, 1637.

Pourtant ce motif du bonheur par le bien-être est-il encore valable ? Car il est patent que la prolifération des objets techniques, avec les bouleversements qu’elle provoque dans l’environnement, laisse les hommes dans un sentiment de sourde inquiétude. Comment continuer comme cela ? Où va-t-on ? L’avenir apparaît plus préoccupant que jamais car, pour la première fois, il semble remettre en cause la viabilité de l’espèce humaine. Il s’ensuit que le gain de bien-être apporté par la technique ne va plus de soi. En contexte de réchauffement climatique et d’accumulation de centaines de milliers de tonnes de matières hautement radioactives, le progrès ne peut plus avoir la rationalité d’un calcul pour le bonheur.

Si, de manière empressée, nous continuons à acheter des objets pour leur technicité, nous devons avoir d’autres motifs, plus cachés.

Parler d’un égoïsme massif des consommateurs, façon « J’en profite bien, après moi le Déluge ! », semble assez vain. Si ce cynisme est parfois affiché (mais par qui sinon des affidés à l’élite marchande ?) , il ne correspond pas du tout à la culture populaire, en laquelle on peut trouver de multiples exemples d’une tendance à la générosité.

Pointer un effet de propagande paraît insuffisant. La publicité, même si elle agit de manière de plus en plus masquée, ne peut avoir un effet sur nos comportements que parce que nous lui sommes complaisants. Cessons de nous poser en victimes de la pub : celle-ci n’est pas un pistolet sur la tempe ! Si nous suivons ses suggestions, c’est parce qu’elles font résonner des désirs déjà existant en nous. Si nous courons acheter la nouvelle tablette informatique tactile, c’est aussi parce que la performance technique qu’elle exprime nous fascine.

C’est là que l’on tient peut-être la clé de l’énigme de notre adhésion persistante au progrès. Admettre que la technicité de l’objet nous fascine, n’est-ce pas reconnaître que, indépendamment de son utilité propre, nous l’investissons comme valeur en soi ? Comment comprendre que l’on puisse payer deux fois plus cher un ordinateur portable « ultrabook » simplement parce que son épaisseur est réduite de quelques millimètres. L’objet en est inévitablement fragilisé. Seulement, on possède une symbole fort de la performance technique humaine : tant de fonctionnalités en si faible épaisseur ! Ne jouissons-nous pas, à l’avoir entre les mains, du pouvoir technique humain ?

Il semble bien que l’on ne puisse pas rendre compte de l’activisme consumériste contemporain sans adopter la thèse d’un investissement de la technique comme valeur en soi. Cela permet de rendre compte de la valorisation marchande de la nouveauté technique, comme de l’obsolescence rapide des biens – ils deviennent vite dépassés techniquement – , ce qui accélère d’autant le flux des marchandises, accentuant la pression humaine sur la biosphère.

Si nous voulons maîtriser notre rapport avec notre support de vie qu’est la Terre, il faut nous libérer d’un investissement compulsif de la technique comme valeur en soi. C’est en effet de cet investissement que procède notre adhésion, non consciente et persistante, au progrès. Cet investissement à tous les caractères d’une passion au sens classique du terme : nous sommes collectivement (quasiment toute l’humanité si l’on tient compte du succès du modèle occidental de civilisation) pris dans un rapport à notre environnement naturel qui suscite l’emprise technique, indépendamment de notre volonté.
Il faut ici suivre la leçon de Spinoza : « Un sentiment qui est une passion cesse d'être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » Éthique, V° partie. C’est ce que nous avons essayé de faire dans notre livre : « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? », Aléas, 2010.

jeudi, janvier 05, 2012

La faute à la technique ?


On est bien d'accord, l'humanité s'est mise dans une situation très délicate dont-il est difficile de dire si elle se transformera en piège mortel, mais dont il est avéré qu'elle va mettre, dans les années à venir, en grande difficulté l'espèce humaine, sinon toute, du moins concernant une partie significative de sa population.

Il est vrai que la cause directe de cet état de fait est dans l’utilisation de techniques toujours plus ravageuses pour l'environnement naturel, tant du point de vue qualitatif (lorsque des technologies très intrusives compromettent l'équilibre de la biosphère), que du point de vue quantitatif (déforestation abusive, réchauffement climatique par dégradation de trop d'énergie consommée).

Bref, on est fondé à incriminer le progrès technique pour la situation préoccupante en laquelle se trouve l'espèce humaine, et, avec elle, l'ensemble de la biosphère, aujourd'hui.

C'est bien pour cela que des penseurs plutôt négligés en leur temps, reprennent de la valeur pour avoir annoncé les dangers du progrès technique.

C'est le destin de
Jacques Ellul qui, dès le début des années cinquante avait publié : La technique ou l'enjeu du siècle. (Paris, Armand Colin, 1954).

Pour Ellul, ce n'est plus le capital (comme au XIX° siècle) qui est l'ultime facteur qui détermine la forme de la société, c'est la technique. La technique en sa version moderne, c'est-à-dire couplée à la science et en recherche exacerbée d'efficience, s'est insérée au cœur de la société et a pris le pouvoir. Elle est le nouveau Léviathan. Elle échappe d’autant plus à la liberté humaine qu’elle s’exclut des repères fondamentaux que s'est toujours donné l’homme pour choisir ses comportements : le Bien et le Mal. En ce sens, Ellul qualifie la technique d’« autonome » : elle imposerait aux hommes ses propres normes.

Finalement la conception ellulienne de la technique moderne la place dans l’héritage d’un élément récurent de la mythologie de la technique – que l’on retrouve dans le mythe de Frankenstein, « L’île du docteur Moreau » de H. G. Wells, et bien d’autres œuvres de fiction – en lequel la créature artificielle échappe
à son créateur et se retourne contre lui.

Cette conception « monstrueuse » de la technique moderne comme facteur déterminant du malheur de l’homme contemporain doit être mise à l’épreuve de quelques remarques que tout esprit un peu rigoureux est amené à soulever.

    Quel est le périmètre de cette technique mise en cause par Ellul ? Est-ce la forme technoscientifique qu'a prise le savoir rationnel depuis la révolution épistémologique cartésienne du XVII° siècle ? C'est seulement à ce moment que l'homme s'est avisé de la possibilité d'un progrès technique indéfini en se rendant compte de la synergie entre savoir scientifique et savoir technique créée par l'adoption de la méthode expérimentale – les techniques permettent d’expérimenter, et les expériences, en faisant progresser la théorie, amènent à l’invention de nouvelles techniques. Mais, par ailleurs, Ellul fait remonter l'apparition de la technique moderne à la fin du XVIII° siècle, en remarquant qu'elle a impliqué la valorisation sociale du travail.


Est-ce la révolution épistémologique cartésienne ou la révolution industrielle qu’il faut incriminer ?

Car, enfin, la difficulté d’assigner une origine claire à la technique socialement pathogène paralyse la possibilité de remédiation. C’est bien pourquoi, dans l’œuvre d'Ellul, la seule possibilité de réponse à l’asservissement par la technique est dans la foi religieuse. Mais, on le sait bien, la foi religieuse n’est pas donnée à tous. Philosophiquement, on ne peut se satisfaire de cette réponse non universelle.

D'autre part, Ellul caractérise cette nouvelle technique totalitaire comme s'étant installée au cœur de la société. Mais n'est-ce pas dans la nature de toute technique d'être au cœur de la société ? N’était-ce pas déjà vrai de la technique du feu, de la roue, du bronze, etc.?

Enfin si l’on peut effectivement, d’un point de vue descriptif, qualifier la technique contemporaine d’« autonome », il faut préciser la portée de l’adjectif. Car elle ne saurait être autonome au même sens où l’homme aspire à l’être. En effet, être autonome c’est choisir ses propres normes de comportement. La technique ne choisit rien : elle n’a pas de conscience ! Elle n’est « autonome » qu’en un sens figuratif, elle ne saurait l’être de manière essentielle. Cet effet d’autonomie peut être ramené à deux facteurs :

  • D’une part, il y a une logique des phénomènes techniques, laquelle est l’expression des lois de la nature. La technique n’est rien d’autre, en effet, que le dispositif de détournement des lois de la nature pour l’utilité de l’homme.
  • D’autre part, si l’apparition contemporaine des nouvelles techniques semble échapper au choix humain c’est parce que celles-ci sont l’émanation de la logique de la technoscience. On a en effet vu que l’avancée scientifique impliquait la possibilité de nouvelles techniques. Le problème est alors de savoir pourquoi les hommes ne filtrent pas ces possibilités en fonction de leurs normes morales. Le seule réponse possible : parce qu’ils accueillent toute nouvelle technique, a priori, comme valeur sen soi.
 La question est donc : pourquoi l’homme en est-il venu – cela ne concerne que les tous derniers siècles de l’histoire – à traiter la technique comme valeur en soi ?

On le voit, la technique ne pourrait être parée de cette omnipotence monstrueuse que par occultation d'un certain nombre de données concernant le rapport de l'homme à ses techniques, tant du point de vue historique que psychologique.


Alors, plutôt que de s'amoindrir en invoquant des transcendances maléfiques ou salutaires, l'homme aurait la possibilité de se grandir en appliquant le précepte socratique : "Connais-toi toi-même !"

La faute à l’école ?


Se diffusent sur le Net des vidéos – comme celle-ci – qui démolissent l’institution scolaire comme rébarbative et tueuse de créativité. Elles expriment les thèses de Ken Robinson, universitaire anglais spécialisé dans les sciences de l’éducation. Elles sont très populaires, en particulier cette vidéo originale d’une conférence de Ken Robinson.

Les thèses développées sont effectivement très sympathiques qui valorisent la créativité et l’épanouissement individuels contre les pratiques de l’institution scolaire, présentées comme ennuyeuses, héritées du passé et inadaptées au temps présent.

Pourtant, on peut éprouver un certain malaise suite au visionnage de ces vidéos, comme si ce consensuel réquisitoire contre l’école qui amène à jeter par-dessus bord l’éducation collective financée par l’État, et la majeure partie de la culture acquise (dont les humanités), contenait des non-dits inquiétants.

Visionnons la vidéo en français (la première en lien ci-dessus), une seconde fois, avec l’esprit critique. On doit reconnaître la faiblesse argumentative du discours. Ce qu’on fait à l’école est « barbant » ! Toujours ? La pensée des Lumières est dépassée ! Ah bon ? Les enfants de maternelle sont les plus performants pour avoir une pensée divergente sur un trombone ! Évidemment, ils n’en connaissent pas l’usage !

Finalement on comprend que le préjugé qui amène à de telles caricatures (qui se succèdent comme les perles d’un collier) est celui d’une éducation qui doit adapter l’enfant à la mondialisation (ce qui est d’ailleurs dit expressément), et à l’usage de la production High Tech (ce qui est suggéré).

Rappelons que cette fonction utilitaire de l’éducation n’est peut-être pas du tout essentielle. On peut défendre l’idée que l’éducation est essentiellement la transmission de la culture acquise et des capacités de la mener plus loin, c’est-à-dire, finalement, d’accroître l’estime de soi de l’humanité. Dans cet ordre d’idée, Kant suggérait qu’on éduquait toujours dans la perspective que les nouvelles générations puissent réaliser un monde plus juste !

La mondialisation, ce n’est pas un monde plus juste, c’est un monde sous l’empire de la marchandise !

Serait-ce pour une finalité aussi contestable qu’il faudrait sacrifier l’institution éducative et la culture héritée ?

Mais, objectera-t-on, il y a quand même des choses tout-à-fait justes qui sont dites sur la contradiction entre les pratiques scolaires et l’épanouissement de soi.

Mais Sir Robinson ne confond-il pas l’éducation qu’il a reçu dans les années 50 et l’éducation telle qu’elle est devenue aujourd’hui ? Les écoles ne sont-elles pas désormais capables d’organiser la travail collectif et les activités créatrices ? Quand elles ne le font pas, ce n’est pas l’institution éducative qui est en cause, mais bien l’investissement que la société fait sur elle !

Mais il est bien vrai que l’école est contraignante, parce que, par nature, l’éducation est contraignante. Et l’éducation est contraignante parce que toute vie sociale est contraignante. Et toute vie sociale est contraignante parce que la liberté spontanée de l’individu  en société n’est pas faite que d’impulsions créatrices, mais aussi de pulsions destructrices.

Avez-vous remarqué que la conception de l’éducation de Ken Robinson dessine l’idéal d’une vie sans contrainte ?
Cet idéal a-t-il un sens ?
Ce sens peut-il être autre que le « pousse-à-consommer » du mercantilisme ? Nous savons bien que, sur le marché, un nouveau produit se fait valoir par les contraintes qu’il prétend supprimer : « Plus besoin de …, Trucmuch le fait pour vous ! ». Le type d’éducation qu’essaie de promouvoir Ken Robinson ne recèle-t-il pas la perspective d’une vie sans contraintes, exactement de la même manière que les publicités présentent leurs marchandises comme moyens de supprimer les contraintes ?

Mais nous savons bien, n'est-ce pas, que la suppression des contraintes est une illusion, que derrière chaque marchandise se profile des contraintes cachées : son encombrement, le mode d'emploi, la panne, son obsolescence et le déchet à gérer, l'énergie qu'il faut utiliser pour son usage, etc.

N’est-on pas en train de lancer, de manière planifiée, un nouveau produit marchand qui se nommerait « éducation »?

Alors la question est : vaut-il mieux les contraintes du service public d’éducation ou les contraintes d’un marché de l’éducation ?