mardi, janvier 24, 2012

Circulaire, ya rien à voir !


Belle couverture médiatique sur l’adoption, par le Parlement, de la loi sur la négation du génocide arménien. Les arguments des uns et des autres ont été largement exposés. Et c’est intéressant : l’idée de génocide, le rapport à la mémoire, le pouvoir législatif et la connaissance historique, etc. C'est bien l'intérêt d'une loi que d'être l'aboutissement d'un débat public.

Mais enfin, à part les quelques milliers de français descendants d’Arméniens, tout cela est bien symbolique et lointain.

Et en ce qui concerne notre vie même ?

Qu’en est-il de la réforme actuelle – profonde – du système éducatif : mise à l’écart des inspecteurs, gestion locale et managériale du personnel, culture de l’efficacité quantitative, déstructuration des enseignements, etc.? Aucun débat. Le Parlement n’est même pas saisi. Normal, il n'y a pas de loi, seulement des décisions administratives – décrets, circulaires, arrêtés. Comment ? La Constitution permet donc cela !? C’est pourtant un choix très lourd pour l’avenir collectif !

Et en ce qui concerne la politique énergétique ? Qu’en est-il du choix du nucléaire ? Aucun débat. Le Parlement n’est même pas saisi. Jamais la moindre loi. Ah ! La Constitution permet donc cela !? C’est pourtant un choix très lourd pour l’avenir collectif ! Des centaines de milliers de tonnes de déchets hautement radioactifs s’accumulent, qu’il faudra garder strictement confinés pendant des siècles et des siècles !

Je ne suis pas sûr du tout d’avoir prochainement les oreilles de Monsieur Hollande à portée de voix. Quelqu’un pourrait-il lui demander ce qu’il en pense ?

Qu’enfin la démocratie advienne !

lundi, janvier 23, 2012

L’avenir peut-il être transhumaniste ?


 C’est un fait que la visée transhumaniste de l’avenir de notre espèce est de plus en plus partagée depuis la publication du manifeste transhumaniste, au tournant du siècle.

Le transhumanisme est l’idée que la puissance humaine sur la nature, grâce au développement des sciences et des techniques, ne saurait, a priori, être limitée. Il préconise que cette puissance permette de transformer l’humain, de façon à faire tomber les limites en lesquelles, depuis toujours, on borne l’existence humaine : l’échec, la souffrance, la mort au bout de quelques décennies, la naissance par le ventre de la femme, la détermination génétique par l’ascendance, etc.

On peut s’étonner que le projet transhumaniste puisse désormais « prendre » sur une part significative de la population occidentale. Après tout, n’en était-on pas resté, suite aux soubresauts des années 1965-75, à un large discrédit de la croyance dans le « progrès » (c’est-à-dire le progrès dans la maîtrise technique de la nature) ? Il semblerait bien que l’adhésion au transhumanisme soit la voie d’une réhabilitation de l’idée de « progrès ».

Il est vrai que ce phénomène peut s'appuyer sur le franchissement d'un palier dans la maîtrise technique de la nature que représente l'apparition d'un ensemble de technologies convergentes dont les potentialités paraissent illimitées – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (ce qu'on appelle les NBIC). Mais il faut aussi comprendre cette emprise de l'idée transhumaniste dans le contexte d'une dynamique sociale. On sait bien quel a été le rouleau compresseur idéologique d'une minorité libérale très agissante, appuyée par de grandes firmes commerciales qui ont pris soin depuis quelques décennies de prendre le contrôle de medias populaires, pour enjoindre de "réformer" la vie sociale et la culture héritée, et condamner comme "conservateur" quiconque s’avise de mettre en avant les objections.

Étant constaté ce compagnonnage de la doctrine transhumaniste avec les puissants intérêts marchands contemporains, cela ne permet pas pour autant de la rejeter sans autre examen. Après tout, peut être n’y a-t-il là qu’une manifestation de cette ruse de l'Histoire qui, selon Hegel, utiliserait les passions régressives des hommes pour faire progresser l'humanité ?

Il s’agit donc d’examiner le transhumanisme en lui-même pour savoir s’il peut être un progrès pour l’humanité, comme ont pu l’être d’autres grands sauts techniques comme l’agriculture, la maîtrise du feu, la roue, la métallurgie, etc.

Mais, on s’aperçoit tout de suite que le changement annoncé est tout-à-fait inédit en ce qui concerne le transhumanisme puisque, comme l’indique le préfixe ‘trans’, le sujet de ce changement serait censé ne plus être de même nature après.

L’idée transhumaniste que l’homme puisse changer sa nature doit être réfléchie, car, pour le moins, elle ne va pas de soi. Ne serait-ce que sur le plan logique ! Il n’y a pas de mouvement sans point fixe (c’est le point de départ de la théorie de la relativité d’Einstein). Il n’y a pas de changement sinon rapporté à une instance immuable. Si cela a un sens pour un individu de dire « j’ai changé », c’est parce qu’on rapporte ces changements à une instance immuable en lui, exprimée par le « je », et symbolisée par son nom. Si l’humanité a une histoire, c’est parce chaque homme qui s’y intéresse peut rapporter tous les événements à un invariant qui est le fond de l’humanité, et qui fait qu’à travers les millénaires, les individus humains peuvent se faire signe et se comprendre.

Dès lors, de deux choses l’une concernant l’idée transhumaniste :
- soit elle signifie qu’on sort de tout fond commun aux humains, et, si elle est réaliste, elle est tout simplement un projet de suicide de l’humanité ;
- soit elle laisse préservé le fond commun à l’humanité, et alors elle peut avoir un sens, mais qu’il faut éclaircir eu égard à l’exigence de changement de nature désigné par le préfixe ‘trans’.

C’est bien la seconde option qu’il faut examiner, puisque, à la lecture du manifeste cité plus haut, on se rend compte que les promoteurs du transhumanisme sont motivés par un puissant espoir de vivre mieux. Ce vivre mieux, tel qu’il est explicité, est strictement hédoniste (grec :hédonè = plaisir) puisque la puissance techniquement acquise devrait permettre la maximisation du « bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal. » (§7).

L’hédonisme est un vieux projet déjà pleinement formulé au V° siècle avant J.-C. par les Grecs (les Cyrénaïques) – là rien de nouveau. L’idée d’une mutation profonde de l’humanité, exprimée par le ‘trans’, est exposée par la citation ci-dessus qui enjambe allègrement les frontières de l’humanité pour prôner une culture des sentiments positifs sans restriction. Il est sans doute absurde d’escompter qu’un objet artificiel puisse avoir des sentiments. Mais laissons cela. Ce qu’il faut lire, en creux, dans cette citation, est la perspective que la technique supprime les limites au bien-être qui sont liées à la nature de l’homme telle qu’elle est connue jusqu’à aujourd’hui.

Or, ces limites sont de deux sortes : celles qui sont déterminées par le corps et celles qui sont déterminées par l’esprit (au sens large). Dans la première catégorie sont la maladie, la douleur, le vieillissement, la mort ; de la seconde relèvent, de façon non exhaustive, les quêtes de sens, de connaissance, de beauté, de justice, de liberté.

Les limites de la première catégorie peuvent être modifiées par des dispositifs techniques. C’est ainsi que, depuis un siècle, la technique a considérablement fait reculer la quantité de douleurs qu’un homme est amené à éprouver dans sa vie. On sait tout ce dont la technique est capable pour réparer le corps, et en étendre les capacités ; avec les nanotechnologies s’ouvre la perspective d’une régénération au niveau cellulaire qui pourrait différer indéfiniment le vieillissement, et la mort.

Les limites impliquées par l’esprit sont beaucoup plus plastiques. En fait, elles relèvent non seulement de caractères de l’individu, mais aussi du collectif humain et de la culture dans lesquels il est inséré. Par là, elles mettent en jeu une liberté fondamentale de l’être humain : celle de choisir ses valeurs finales (connaissance, justice, beauté, liberté, etc. sont des valeurs finales). Elles peuvent être ramassées dans l’expression « inquiétude existentielle », laquelle n’est peut-être rien d’autre que la présence tenace de la question « comment faire de ma vie quelque chose de bien ? ». La technique n’est pas impuissante par rapport à cette limite. Il y a d’ores et déjà des molécules psychotropes très performantes contre l’inquiétude. Mais, toujours, leur action n’est efficace qu’en réalisant un amoindrissement de la conscience : l’action de la molécule va rapprocher l’état de conscience de celui de l’animal, ou même de l’état végétatif.

Soit, une mutation vers un être humain aux capacités de bien-être démultipliées est techniquement possible ! Sur quel fond d’humanité immuable cette mutation pourrait-elle prendre sens ?

Les transhumanistes se réfèrent volontiers au texte de Pic de la Mirandole, dans son Oraison sur la dignité de l’homme, en lequel Dieu s’adresse à l’homme qu’il vient de créer: « ô Adam, nous ne t'avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que toi-même tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon tes vœux, selon ta volonté. Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » Ce texte est considéré comme fondateur de l’humanisme, puisqu’il affirme l’absence de limites a priori, et donc une totale autonomie de l’homme par rapport à son Créateur. Ce serait donc l’humanité, comme la seule espèce qui choisit sa propre nature, qui serait l’instance immuable qui donnerait son sens à l’idée transhumaniste.

Le transhumanisme ne serait rien d’autre que la prise de conscience, au tournant du XXI° siècle, par l’humanité, qu’elle a enfin les moyens d’une nature plus conforme à ses vœux !

On voit l’incohérence ! Le transhumanisme pose le bonheur au sens d’« un tout absolu, un maximum de bien-être » (Kant) comme le Souverain Bien (on nomme ainsi la valeur finale considérée comme devant s’imposer à tous). Celui-ci légitime toute transformation de l’individu humain engendrant des sensations positives ; donc aussi celle qui supprime l’inquiétude existentielle. Mais qui ne voit que cette inquiétude existentielle est partie prenante de la définition de l’homme comme devant choisir sa propre nature sur laquelle s’appuie justement le transhumanisme ?

De deux choses l’une :
- ou les techniques qui suppriment l’anxiété en amoindrissant l’état de conscience (définitivement si possible) font partie de l’équipement du « posthumain » (appelé aussi l’« homme + » !), celui-ci perd alors l’essentiel de son humanité ;
- ou bien l’intervention technique est circonscrite au traitement des limites physiologiques au bonheur.

Or cette deuxième option n’est jamais évoquée par les transhumanistes. Pourquoi ?

Parce qu’elle est déjà ignorée, dépassée, en pratique. La « médication » psychotrope – les pilules du bonheur – est déjà largement présente dans les armoires à pharmacie du monde occidental. Mieux ! L’évitement de l’inquiétude existentielle, c’est-à-dire de la responsabilité de choisir ce que l’on veut être, est aussi vieux que l’humanité. Il a en particulier été analysé sans concession par Pascal comme « divertissement ».

D’autre part un minimum de connaissance anthropologique convainc d’une étroite solidarité entre les sentiments déterminés par le corps et ceux déterminés par l’esprit : les symptômes du vieillissement imposent l’idée de sa propre mort et repose avec d’autant plus d’acuité la question du sens qu’on donne à sa vie ; la douleur physique est très positivement vécue lorsqu’elle a du sens (comme pour le sportif). Le problème philosophique général qui se révèle ici est le suivant : on ne choisit qu’à l’intérieur d’un cadre qui définit les possibilités ; or, le transhumanisme vise à abolir le cadre (qui ne peut être autre que les limites évoquées plus haut) ; dès lors l’homme n’a plus à choisir, et perd l’essentiel de son humanité. On voit ici la redoutable mystification du transhumanisme qui se présente explicitement comme le continuateur de l'humanisme de la Renaissance (voir le manifeste), alors qu'il l'extermine.

De quelque manière que l’on examine l’incohérence fondamentale du transhumanisme, on ne peut éviter la conséquence que celui-ci mène tout droit à l’imbécile heureux. Et il faut prendre l’adjectif « heureux » dans son sens le plus restrictif : quel peut-être ce bonheur qui ne se valorise pas de son contraste avec le malheur ? L’« homme + » a toutes chances d’être un imbécile ! L’imbécile est celui qui se comporte comme la bête parce qu’il ne met pas en perspective ses comportements en fonction de son humanité. Comment se fait-il que les transhumanistes paraissent aveugles sur cet avenir ? C’est ici qu’il faut réexaminer leur connivence avec les pouvoirs marchands dominants dans nos sociétés occidentales, que nous avions notée plus haut.

Le Souverain Bien selon le transhumanisme est celui-là même qui est promu par le système marchand qui domine et met en forme nos sociétés, ce que l’on peut appeler la mercatocratie (l’empire du marché). Les biens marchands sont proposés comme solutions de bien-être, et ce d’autant plus efficacement que leur technicité est élevée. Or, le système de la marchandise est frénétique : il ne prospère que de mettre sur le marché toujours plus de biens et de les faire circuler de manière toujours plus accélérée. Car c’est un système de rivalité généralisée en lequel chaque entrepreneur est amené à accroître ses parts de marché plus que ses concurrents. Le transhumanisme peut alors être situé comme la nouvelle étape de l’extension de la marchandise : il ouvre la possibilité d’acheter la suppression des limites liées à la condition humaine, en un moment où les besoins à l’intérieur de ces limites sont potentiellement satisfaits.

Les transhumanistes sont aveugles sur l’inanité de leur projet parce qu’ils se placent d’emblée dans le moule idéologique de la mercatocratie. Ils choisissent un nouvel homme en lequel se réaliserait le bonheur sans prendre en compte le fait qu’ainsi ils suppriment la possibilité de choix qui fait l’essence de l’humanité. Or, l’absence de possibilité de choix  – la nature définitivement assignée – est le propre de la condition animale.

L’avenir de l’humanité peut-il être transhumaniste ? Oui ! Dans la mesure où les moyens techniques, politiques et moraux se mettent en place de manière accélérée pour un interventionnisme sans frein sur le donné naturel et tout particulièrement sur le substrat biologique humain . Est-il un progrès pour l’humanité ? Non ! Il est clairement une régression. Il faut même reconnaître qu’il est, au sens propre du mot, inhumain.

Dans cette situation, le mieux n’est-il pas de promouvoir, là où l’on est, selon sa propre singularité, les valeurs proprement humaines : la liberté comme action réfléchie, la connaissance comme extension de son être, l’œuvre comme apport à la culture commune, et la justice comme maîtrise du vivre-ensemble ?

lundi, janvier 16, 2012

Exégèse d'une dégradation


La France vient d'être "dégradée" par une agence de notation financière.
Cette "dégradation" se concrétise par la modification d'une note sibylline : AAA devient AA+.
Soit ! On voit qu'il y a ici un recul de rang : perte du troisième A (première lettre de l’alphabet) = perte du premier rang.
Il s'agit donc, stricto sensu, d'un "déclassement" (le fait de faire reculer un élément dans un rangement hiérarchisé).
Pourquoi donc n'est-il question que de "dégradation" ? 
Car "dégradation" a une toute autre signification que "déclassement". Il signifie originellement  (latin : degradatio) le fait, pour quelqu'un, de perdre sa dignité par l'action d'une autorité supérieure qui  le destitue d'une charge, d'un poste, d'un grade militaire (ce qui est arrivé au capitaine Dreyfus), ou de tout autre attribut de dignité sociale. Par élargissement métaphorique, la dégradation en est venu à désigner un processus de perte absolue de valeur pour lequel n’apparaît pas la possibilité de remédiation. Ainsi, le temps se dégrade, les relations dans un couple se dégradent, le manteau forestier de la planète se dégrade, etc.

On sait que ce que juge une agence de notation financière n'est rien de plus que la crédibilité d'une entité économique – institution ou entreprise – à rembourser ses dettes. La modification de sa note signifie donc simplement que notre pays est jugé un peu moins sûr qu'auparavant par ceux qui sont susceptibles de lui prêter de l'argent. Il est certain que, pour son jugement, l'agence de notation se base sur des indices objectifs : endettement et trésorerie actuels, capacité de produire des biens marchands, situation politique, etc.
La France a donc reculé dans le classement des pays emprunteurs fait par les agences de notation : elle n'est plus au premier rang, elle est au second. Et ce "déclassement"  s'appuie sur des données conjoncturelles à plus ou moins long terme, parmi celles évoquées ci-dessus.
Rien d'absolu, ni d'apparence irrémédiable, dans cet événement financier. Rien qui justifie l'usage du mot "dégradation" !

Mais n'était-ce pas notre Président Sarkozy qui, il y a plus d'un an (lors du mouvement contre la réforme des retraites), avait popularisé la dramatisation de l'éventuelle perte du triple A par la France, parlant déjà de "dégradation" ? Et l'idéologie qu'il porte n'est-elle pas celle de l’économisme libéral qui fait de la valeur marchande la valeur suprême en fonction de laquelle doit se déterminer l'activité humaine ? Pas étonnant dans cette perspective que la perte d'un "A" soit pensée comme "dégradation".
Pour les libéraux qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé public, la perte de la pole position dans la maîtrise des flux de la valeur d'échange – qui permet de multiplier les marchandises – est effectivement vécue comme une "dégradation" !

Mais nous, peuple de France et de Navarre (la Navarre s'étant heureusement bien enrichie depuis quelques siècles), sommes bien loin d'être unanimement des adeptes de l'économisme libéral, et résistons encore bravement aux tentatives de réduire nos activités à leur valeur marchande. Et pourtant, il ne semble pas y avoir une seule voix discordante, dans le concert médiatique, sur la "dégradation" que la France viendrait de subir !

Sarkozy, certes, a beaucoup perdu dans l'événement. Mais le fait que nous tous passions sous les fourches Caudines d'une "dégradation", comme si l'on avait perdu la perspective d'autres valeurs – plus humaines – pour notre vie sociale, est inquiétant.
Ne serait-ce pas la possibilité que, en 5 ans de matraquage promotionnel du libéralisme, Sarkozy et ses compères aient finalement gagné sur un plan fondamental, celui du langage ?

Que nous ayons été amenés, collectivement, sans coup férir, à valider cet épisode de déclassement financier comme une "dégradation", ne serait-il pas le signe d'une véritable dégradation de notre vivre ensemble ?

lundi, janvier 09, 2012

Sur les propriétés hautement adhésives du progrès


Croyons-nous toujours au progrès ? Le mot n’a pas bonne presse, l’écologie est passée par là.

En effet, pour nous, le mot progrès, lorsque qu’il est amené par l’article défini – le progrès –signifie exclusivement le progrès technique, c’est-à-dire la multiplication et le perfectionnement des outils et procédures permettant de détourner les lois de la nature pour notre utilité.

Mais depuis le début de la prise de conscience écologique (fin des années soixante), on ne met plus « le progrès » à toutes les sauces dans les discours comme on le faisait auparavant.

Le mot « progrès » ne désigne plus de manière évidente la valeur en soi – ce qui mérite en fin de compte d’être poursuivi par l’humanité.

Mais l’idée qu’il désigne est-elle pour autant désinvestie ? La réponse est négative. Autrement, on ne comprendrait pas la valorisation marchande du différentiel technologique des biens de consommation : plus un bien recèle de fonctions techniques, plus ces fonctions sont sophistiquées, et plus il coûte cher ; a contrario, un produit sans apport technique un peu spécialisé, même s’il est très utile et a demandé beaucoup de travail, a, relativement, un prix faible (ainsi en est-il des produits agricoles non élaborés par l’industrie agro-alimentaire).

De nos jours le progrès est donc toujours investi. Même si cela n’est pas dit, cela se traduit dans les comportements de consommation. Et c’est bien là le problème ! Puisque ce sont ces comportements de consommation qui engendrent une prédation démesurée sur l’environnement naturel, comme sa pollution par les rejets industriels et les déchets de consommation. Tous facteurs qui amènent au diagnostic d’épuisement de notre planète bleue. Il importe donc de réfléchir sur les motifs d’un tel investissement.

Le motif qui semble de prime abord s’imposer est hédoniste. La technicité d’un bien nous facilite la vie, et donc contribue à nous rendre plus heureux. L’automobile, la machine à laver, le téléphone, l’informatique en réseau, sont effectivement ces inventions que Descartes appelait de ses vœux « qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent. » Discours de la méthode, 1637.

Pourtant ce motif du bonheur par le bien-être est-il encore valable ? Car il est patent que la prolifération des objets techniques, avec les bouleversements qu’elle provoque dans l’environnement, laisse les hommes dans un sentiment de sourde inquiétude. Comment continuer comme cela ? Où va-t-on ? L’avenir apparaît plus préoccupant que jamais car, pour la première fois, il semble remettre en cause la viabilité de l’espèce humaine. Il s’ensuit que le gain de bien-être apporté par la technique ne va plus de soi. En contexte de réchauffement climatique et d’accumulation de centaines de milliers de tonnes de matières hautement radioactives, le progrès ne peut plus avoir la rationalité d’un calcul pour le bonheur.

Si, de manière empressée, nous continuons à acheter des objets pour leur technicité, nous devons avoir d’autres motifs, plus cachés.

Parler d’un égoïsme massif des consommateurs, façon « J’en profite bien, après moi le Déluge ! », semble assez vain. Si ce cynisme est parfois affiché (mais par qui sinon des affidés à l’élite marchande ?) , il ne correspond pas du tout à la culture populaire, en laquelle on peut trouver de multiples exemples d’une tendance à la générosité.

Pointer un effet de propagande paraît insuffisant. La publicité, même si elle agit de manière de plus en plus masquée, ne peut avoir un effet sur nos comportements que parce que nous lui sommes complaisants. Cessons de nous poser en victimes de la pub : celle-ci n’est pas un pistolet sur la tempe ! Si nous suivons ses suggestions, c’est parce qu’elles font résonner des désirs déjà existant en nous. Si nous courons acheter la nouvelle tablette informatique tactile, c’est aussi parce que la performance technique qu’elle exprime nous fascine.

C’est là que l’on tient peut-être la clé de l’énigme de notre adhésion persistante au progrès. Admettre que la technicité de l’objet nous fascine, n’est-ce pas reconnaître que, indépendamment de son utilité propre, nous l’investissons comme valeur en soi ? Comment comprendre que l’on puisse payer deux fois plus cher un ordinateur portable « ultrabook » simplement parce que son épaisseur est réduite de quelques millimètres. L’objet en est inévitablement fragilisé. Seulement, on possède une symbole fort de la performance technique humaine : tant de fonctionnalités en si faible épaisseur ! Ne jouissons-nous pas, à l’avoir entre les mains, du pouvoir technique humain ?

Il semble bien que l’on ne puisse pas rendre compte de l’activisme consumériste contemporain sans adopter la thèse d’un investissement de la technique comme valeur en soi. Cela permet de rendre compte de la valorisation marchande de la nouveauté technique, comme de l’obsolescence rapide des biens – ils deviennent vite dépassés techniquement – , ce qui accélère d’autant le flux des marchandises, accentuant la pression humaine sur la biosphère.

Si nous voulons maîtriser notre rapport avec notre support de vie qu’est la Terre, il faut nous libérer d’un investissement compulsif de la technique comme valeur en soi. C’est en effet de cet investissement que procède notre adhésion, non consciente et persistante, au progrès. Cet investissement à tous les caractères d’une passion au sens classique du terme : nous sommes collectivement (quasiment toute l’humanité si l’on tient compte du succès du modèle occidental de civilisation) pris dans un rapport à notre environnement naturel qui suscite l’emprise technique, indépendamment de notre volonté.
Il faut ici suivre la leçon de Spinoza : « Un sentiment qui est une passion cesse d'être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » Éthique, V° partie. C’est ce que nous avons essayé de faire dans notre livre : « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? », Aléas, 2010.

jeudi, janvier 05, 2012

La faute à la technique ?


On est bien d'accord, l'humanité s'est mise dans une situation très délicate dont-il est difficile de dire si elle se transformera en piège mortel, mais dont il est avéré qu'elle va mettre, dans les années à venir, en grande difficulté l'espèce humaine, sinon toute, du moins concernant une partie significative de sa population.

Il est vrai que la cause directe de cet état de fait est dans l’utilisation de techniques toujours plus ravageuses pour l'environnement naturel, tant du point de vue qualitatif (lorsque des technologies très intrusives compromettent l'équilibre de la biosphère), que du point de vue quantitatif (déforestation abusive, réchauffement climatique par dégradation de trop d'énergie consommée).

Bref, on est fondé à incriminer le progrès technique pour la situation préoccupante en laquelle se trouve l'espèce humaine, et, avec elle, l'ensemble de la biosphère, aujourd'hui.

C'est bien pour cela que des penseurs plutôt négligés en leur temps, reprennent de la valeur pour avoir annoncé les dangers du progrès technique.

C'est le destin de
Jacques Ellul qui, dès le début des années cinquante avait publié : La technique ou l'enjeu du siècle. (Paris, Armand Colin, 1954).

Pour Ellul, ce n'est plus le capital (comme au XIX° siècle) qui est l'ultime facteur qui détermine la forme de la société, c'est la technique. La technique en sa version moderne, c'est-à-dire couplée à la science et en recherche exacerbée d'efficience, s'est insérée au cœur de la société et a pris le pouvoir. Elle est le nouveau Léviathan. Elle échappe d’autant plus à la liberté humaine qu’elle s’exclut des repères fondamentaux que s'est toujours donné l’homme pour choisir ses comportements : le Bien et le Mal. En ce sens, Ellul qualifie la technique d’« autonome » : elle imposerait aux hommes ses propres normes.

Finalement la conception ellulienne de la technique moderne la place dans l’héritage d’un élément récurent de la mythologie de la technique – que l’on retrouve dans le mythe de Frankenstein, « L’île du docteur Moreau » de H. G. Wells, et bien d’autres œuvres de fiction – en lequel la créature artificielle échappe
à son créateur et se retourne contre lui.

Cette conception « monstrueuse » de la technique moderne comme facteur déterminant du malheur de l’homme contemporain doit être mise à l’épreuve de quelques remarques que tout esprit un peu rigoureux est amené à soulever.

    Quel est le périmètre de cette technique mise en cause par Ellul ? Est-ce la forme technoscientifique qu'a prise le savoir rationnel depuis la révolution épistémologique cartésienne du XVII° siècle ? C'est seulement à ce moment que l'homme s'est avisé de la possibilité d'un progrès technique indéfini en se rendant compte de la synergie entre savoir scientifique et savoir technique créée par l'adoption de la méthode expérimentale – les techniques permettent d’expérimenter, et les expériences, en faisant progresser la théorie, amènent à l’invention de nouvelles techniques. Mais, par ailleurs, Ellul fait remonter l'apparition de la technique moderne à la fin du XVIII° siècle, en remarquant qu'elle a impliqué la valorisation sociale du travail.


Est-ce la révolution épistémologique cartésienne ou la révolution industrielle qu’il faut incriminer ?

Car, enfin, la difficulté d’assigner une origine claire à la technique socialement pathogène paralyse la possibilité de remédiation. C’est bien pourquoi, dans l’œuvre d'Ellul, la seule possibilité de réponse à l’asservissement par la technique est dans la foi religieuse. Mais, on le sait bien, la foi religieuse n’est pas donnée à tous. Philosophiquement, on ne peut se satisfaire de cette réponse non universelle.

D'autre part, Ellul caractérise cette nouvelle technique totalitaire comme s'étant installée au cœur de la société. Mais n'est-ce pas dans la nature de toute technique d'être au cœur de la société ? N’était-ce pas déjà vrai de la technique du feu, de la roue, du bronze, etc.?

Enfin si l’on peut effectivement, d’un point de vue descriptif, qualifier la technique contemporaine d’« autonome », il faut préciser la portée de l’adjectif. Car elle ne saurait être autonome au même sens où l’homme aspire à l’être. En effet, être autonome c’est choisir ses propres normes de comportement. La technique ne choisit rien : elle n’a pas de conscience ! Elle n’est « autonome » qu’en un sens figuratif, elle ne saurait l’être de manière essentielle. Cet effet d’autonomie peut être ramené à deux facteurs :

  • D’une part, il y a une logique des phénomènes techniques, laquelle est l’expression des lois de la nature. La technique n’est rien d’autre, en effet, que le dispositif de détournement des lois de la nature pour l’utilité de l’homme.
  • D’autre part, si l’apparition contemporaine des nouvelles techniques semble échapper au choix humain c’est parce que celles-ci sont l’émanation de la logique de la technoscience. On a en effet vu que l’avancée scientifique impliquait la possibilité de nouvelles techniques. Le problème est alors de savoir pourquoi les hommes ne filtrent pas ces possibilités en fonction de leurs normes morales. Le seule réponse possible : parce qu’ils accueillent toute nouvelle technique, a priori, comme valeur sen soi.
 La question est donc : pourquoi l’homme en est-il venu – cela ne concerne que les tous derniers siècles de l’histoire – à traiter la technique comme valeur en soi ?

On le voit, la technique ne pourrait être parée de cette omnipotence monstrueuse que par occultation d'un certain nombre de données concernant le rapport de l'homme à ses techniques, tant du point de vue historique que psychologique.


Alors, plutôt que de s'amoindrir en invoquant des transcendances maléfiques ou salutaires, l'homme aurait la possibilité de se grandir en appliquant le précepte socratique : "Connais-toi toi-même !"

La faute à l’école ?


Se diffusent sur le Net des vidéos – comme celle-ci – qui démolissent l’institution scolaire comme rébarbative et tueuse de créativité. Elles expriment les thèses de Ken Robinson, universitaire anglais spécialisé dans les sciences de l’éducation. Elles sont très populaires, en particulier cette vidéo originale d’une conférence de Ken Robinson.

Les thèses développées sont effectivement très sympathiques qui valorisent la créativité et l’épanouissement individuels contre les pratiques de l’institution scolaire, présentées comme ennuyeuses, héritées du passé et inadaptées au temps présent.

Pourtant, on peut éprouver un certain malaise suite au visionnage de ces vidéos, comme si ce consensuel réquisitoire contre l’école qui amène à jeter par-dessus bord l’éducation collective financée par l’État, et la majeure partie de la culture acquise (dont les humanités), contenait des non-dits inquiétants.

Visionnons la vidéo en français (la première en lien ci-dessus), une seconde fois, avec l’esprit critique. On doit reconnaître la faiblesse argumentative du discours. Ce qu’on fait à l’école est « barbant » ! Toujours ? La pensée des Lumières est dépassée ! Ah bon ? Les enfants de maternelle sont les plus performants pour avoir une pensée divergente sur un trombone ! Évidemment, ils n’en connaissent pas l’usage !

Finalement on comprend que le préjugé qui amène à de telles caricatures (qui se succèdent comme les perles d’un collier) est celui d’une éducation qui doit adapter l’enfant à la mondialisation (ce qui est d’ailleurs dit expressément), et à l’usage de la production High Tech (ce qui est suggéré).

Rappelons que cette fonction utilitaire de l’éducation n’est peut-être pas du tout essentielle. On peut défendre l’idée que l’éducation est essentiellement la transmission de la culture acquise et des capacités de la mener plus loin, c’est-à-dire, finalement, d’accroître l’estime de soi de l’humanité. Dans cet ordre d’idée, Kant suggérait qu’on éduquait toujours dans la perspective que les nouvelles générations puissent réaliser un monde plus juste !

La mondialisation, ce n’est pas un monde plus juste, c’est un monde sous l’empire de la marchandise !

Serait-ce pour une finalité aussi contestable qu’il faudrait sacrifier l’institution éducative et la culture héritée ?

Mais, objectera-t-on, il y a quand même des choses tout-à-fait justes qui sont dites sur la contradiction entre les pratiques scolaires et l’épanouissement de soi.

Mais Sir Robinson ne confond-il pas l’éducation qu’il a reçu dans les années 50 et l’éducation telle qu’elle est devenue aujourd’hui ? Les écoles ne sont-elles pas désormais capables d’organiser la travail collectif et les activités créatrices ? Quand elles ne le font pas, ce n’est pas l’institution éducative qui est en cause, mais bien l’investissement que la société fait sur elle !

Mais il est bien vrai que l’école est contraignante, parce que, par nature, l’éducation est contraignante. Et l’éducation est contraignante parce que toute vie sociale est contraignante. Et toute vie sociale est contraignante parce que la liberté spontanée de l’individu  en société n’est pas faite que d’impulsions créatrices, mais aussi de pulsions destructrices.

Avez-vous remarqué que la conception de l’éducation de Ken Robinson dessine l’idéal d’une vie sans contrainte ?
Cet idéal a-t-il un sens ?
Ce sens peut-il être autre que le « pousse-à-consommer » du mercantilisme ? Nous savons bien que, sur le marché, un nouveau produit se fait valoir par les contraintes qu’il prétend supprimer : « Plus besoin de …, Trucmuch le fait pour vous ! ». Le type d’éducation qu’essaie de promouvoir Ken Robinson ne recèle-t-il pas la perspective d’une vie sans contraintes, exactement de la même manière que les publicités présentent leurs marchandises comme moyens de supprimer les contraintes ?

Mais nous savons bien, n'est-ce pas, que la suppression des contraintes est une illusion, que derrière chaque marchandise se profile des contraintes cachées : son encombrement, le mode d'emploi, la panne, son obsolescence et le déchet à gérer, l'énergie qu'il faut utiliser pour son usage, etc.

N’est-on pas en train de lancer, de manière planifiée, un nouveau produit marchand qui se nommerait « éducation »?

Alors la question est : vaut-il mieux les contraintes du service public d’éducation ou les contraintes d’un marché de l’éducation ?