lundi, janvier 16, 2012

Exégèse d'une dégradation


La France vient d'être "dégradée" par une agence de notation financière.
Cette "dégradation" se concrétise par la modification d'une note sibylline : AAA devient AA+.
Soit ! On voit qu'il y a ici un recul de rang : perte du troisième A (première lettre de l’alphabet) = perte du premier rang.
Il s'agit donc, stricto sensu, d'un "déclassement" (le fait de faire reculer un élément dans un rangement hiérarchisé).
Pourquoi donc n'est-il question que de "dégradation" ? 
Car "dégradation" a une toute autre signification que "déclassement". Il signifie originellement  (latin : degradatio) le fait, pour quelqu'un, de perdre sa dignité par l'action d'une autorité supérieure qui  le destitue d'une charge, d'un poste, d'un grade militaire (ce qui est arrivé au capitaine Dreyfus), ou de tout autre attribut de dignité sociale. Par élargissement métaphorique, la dégradation en est venu à désigner un processus de perte absolue de valeur pour lequel n’apparaît pas la possibilité de remédiation. Ainsi, le temps se dégrade, les relations dans un couple se dégradent, le manteau forestier de la planète se dégrade, etc.

On sait que ce que juge une agence de notation financière n'est rien de plus que la crédibilité d'une entité économique – institution ou entreprise – à rembourser ses dettes. La modification de sa note signifie donc simplement que notre pays est jugé un peu moins sûr qu'auparavant par ceux qui sont susceptibles de lui prêter de l'argent. Il est certain que, pour son jugement, l'agence de notation se base sur des indices objectifs : endettement et trésorerie actuels, capacité de produire des biens marchands, situation politique, etc.
La France a donc reculé dans le classement des pays emprunteurs fait par les agences de notation : elle n'est plus au premier rang, elle est au second. Et ce "déclassement"  s'appuie sur des données conjoncturelles à plus ou moins long terme, parmi celles évoquées ci-dessus.
Rien d'absolu, ni d'apparence irrémédiable, dans cet événement financier. Rien qui justifie l'usage du mot "dégradation" !

Mais n'était-ce pas notre Président Sarkozy qui, il y a plus d'un an (lors du mouvement contre la réforme des retraites), avait popularisé la dramatisation de l'éventuelle perte du triple A par la France, parlant déjà de "dégradation" ? Et l'idéologie qu'il porte n'est-elle pas celle de l’économisme libéral qui fait de la valeur marchande la valeur suprême en fonction de laquelle doit se déterminer l'activité humaine ? Pas étonnant dans cette perspective que la perte d'un "A" soit pensée comme "dégradation".
Pour les libéraux qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé public, la perte de la pole position dans la maîtrise des flux de la valeur d'échange – qui permet de multiplier les marchandises – est effectivement vécue comme une "dégradation" !

Mais nous, peuple de France et de Navarre (la Navarre s'étant heureusement bien enrichie depuis quelques siècles), sommes bien loin d'être unanimement des adeptes de l'économisme libéral, et résistons encore bravement aux tentatives de réduire nos activités à leur valeur marchande. Et pourtant, il ne semble pas y avoir une seule voix discordante, dans le concert médiatique, sur la "dégradation" que la France viendrait de subir !

Sarkozy, certes, a beaucoup perdu dans l'événement. Mais le fait que nous tous passions sous les fourches Caudines d'une "dégradation", comme si l'on avait perdu la perspective d'autres valeurs – plus humaines – pour notre vie sociale, est inquiétant.
Ne serait-ce pas la possibilité que, en 5 ans de matraquage promotionnel du libéralisme, Sarkozy et ses compères aient finalement gagné sur un plan fondamental, celui du langage ?

Que nous ayons été amenés, collectivement, sans coup férir, à valider cet épisode de déclassement financier comme une "dégradation", ne serait-il pas le signe d'une véritable dégradation de notre vivre ensemble ?

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