jeudi, janvier 05, 2012

La faute à la technique ?


On est bien d'accord, l'humanité s'est mise dans une situation très délicate dont-il est difficile de dire si elle se transformera en piège mortel, mais dont il est avéré qu'elle va mettre, dans les années à venir, en grande difficulté l'espèce humaine, sinon toute, du moins concernant une partie significative de sa population.

Il est vrai que la cause directe de cet état de fait est dans l’utilisation de techniques toujours plus ravageuses pour l'environnement naturel, tant du point de vue qualitatif (lorsque des technologies très intrusives compromettent l'équilibre de la biosphère), que du point de vue quantitatif (déforestation abusive, réchauffement climatique par dégradation de trop d'énergie consommée).

Bref, on est fondé à incriminer le progrès technique pour la situation préoccupante en laquelle se trouve l'espèce humaine, et, avec elle, l'ensemble de la biosphère, aujourd'hui.

C'est bien pour cela que des penseurs plutôt négligés en leur temps, reprennent de la valeur pour avoir annoncé les dangers du progrès technique.

C'est le destin de
Jacques Ellul qui, dès le début des années cinquante avait publié : La technique ou l'enjeu du siècle. (Paris, Armand Colin, 1954).

Pour Ellul, ce n'est plus le capital (comme au XIX° siècle) qui est l'ultime facteur qui détermine la forme de la société, c'est la technique. La technique en sa version moderne, c'est-à-dire couplée à la science et en recherche exacerbée d'efficience, s'est insérée au cœur de la société et a pris le pouvoir. Elle est le nouveau Léviathan. Elle échappe d’autant plus à la liberté humaine qu’elle s’exclut des repères fondamentaux que s'est toujours donné l’homme pour choisir ses comportements : le Bien et le Mal. En ce sens, Ellul qualifie la technique d’« autonome » : elle imposerait aux hommes ses propres normes.

Finalement la conception ellulienne de la technique moderne la place dans l’héritage d’un élément récurent de la mythologie de la technique – que l’on retrouve dans le mythe de Frankenstein, « L’île du docteur Moreau » de H. G. Wells, et bien d’autres œuvres de fiction – en lequel la créature artificielle échappe
à son créateur et se retourne contre lui.

Cette conception « monstrueuse » de la technique moderne comme facteur déterminant du malheur de l’homme contemporain doit être mise à l’épreuve de quelques remarques que tout esprit un peu rigoureux est amené à soulever.

    Quel est le périmètre de cette technique mise en cause par Ellul ? Est-ce la forme technoscientifique qu'a prise le savoir rationnel depuis la révolution épistémologique cartésienne du XVII° siècle ? C'est seulement à ce moment que l'homme s'est avisé de la possibilité d'un progrès technique indéfini en se rendant compte de la synergie entre savoir scientifique et savoir technique créée par l'adoption de la méthode expérimentale – les techniques permettent d’expérimenter, et les expériences, en faisant progresser la théorie, amènent à l’invention de nouvelles techniques. Mais, par ailleurs, Ellul fait remonter l'apparition de la technique moderne à la fin du XVIII° siècle, en remarquant qu'elle a impliqué la valorisation sociale du travail.


Est-ce la révolution épistémologique cartésienne ou la révolution industrielle qu’il faut incriminer ?

Car, enfin, la difficulté d’assigner une origine claire à la technique socialement pathogène paralyse la possibilité de remédiation. C’est bien pourquoi, dans l’œuvre d'Ellul, la seule possibilité de réponse à l’asservissement par la technique est dans la foi religieuse. Mais, on le sait bien, la foi religieuse n’est pas donnée à tous. Philosophiquement, on ne peut se satisfaire de cette réponse non universelle.

D'autre part, Ellul caractérise cette nouvelle technique totalitaire comme s'étant installée au cœur de la société. Mais n'est-ce pas dans la nature de toute technique d'être au cœur de la société ? N’était-ce pas déjà vrai de la technique du feu, de la roue, du bronze, etc.?

Enfin si l’on peut effectivement, d’un point de vue descriptif, qualifier la technique contemporaine d’« autonome », il faut préciser la portée de l’adjectif. Car elle ne saurait être autonome au même sens où l’homme aspire à l’être. En effet, être autonome c’est choisir ses propres normes de comportement. La technique ne choisit rien : elle n’a pas de conscience ! Elle n’est « autonome » qu’en un sens figuratif, elle ne saurait l’être de manière essentielle. Cet effet d’autonomie peut être ramené à deux facteurs :

  • D’une part, il y a une logique des phénomènes techniques, laquelle est l’expression des lois de la nature. La technique n’est rien d’autre, en effet, que le dispositif de détournement des lois de la nature pour l’utilité de l’homme.
  • D’autre part, si l’apparition contemporaine des nouvelles techniques semble échapper au choix humain c’est parce que celles-ci sont l’émanation de la logique de la technoscience. On a en effet vu que l’avancée scientifique impliquait la possibilité de nouvelles techniques. Le problème est alors de savoir pourquoi les hommes ne filtrent pas ces possibilités en fonction de leurs normes morales. Le seule réponse possible : parce qu’ils accueillent toute nouvelle technique, a priori, comme valeur sen soi.
 La question est donc : pourquoi l’homme en est-il venu – cela ne concerne que les tous derniers siècles de l’histoire – à traiter la technique comme valeur en soi ?

On le voit, la technique ne pourrait être parée de cette omnipotence monstrueuse que par occultation d'un certain nombre de données concernant le rapport de l'homme à ses techniques, tant du point de vue historique que psychologique.


Alors, plutôt que de s'amoindrir en invoquant des transcendances maléfiques ou salutaires, l'homme aurait la possibilité de se grandir en appliquant le précepte socratique : "Connais-toi toi-même !"

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