jeudi, juin 13, 2013

Du grand silence de l’économie bavarde

En ce qui concerne nos biens, il y a leur valeur d'échange par laquelle ils sont marchandises, il y a leur valeur d'usage par laquelle ils nous sont utiles, mais il y a aussi leur valeur humaine, la plus précieuse, parce qu'ils sont notre œuvre, mais que l'économie ne saurait dire.


C’est un fait que les économistes sont beaucoup sollicités et parlent à tous propos dans les médias, et ceci pour répondre à une demande bien précise : on attend d’eux la bonne interprétation des faits sociaux. Les économistes parlent et sont écoutés comme s’ils étaient, par excellence, les experts en vie sociale. Ils portent ainsi la science économique au statut de discours théorique détenant la vérité ultime sur les problèmes sociaux, vérité à laquelle les responsables politiques sont requis de se soumettre.

On peut appeler ce phénomène culturel contemporain, l’économisme. Nous voulons simplement envisager l’hypothèse que l’économisme vaudrait plus par ce qu’il ne dit pas, ou plutôt ce qu’il empêche de dire, que par ce qu’il dit.

On peut appeler bavardage un discours proliférant qui vaut surtout par ce qu’il permet de taire. Peut-être le bavardage économique est-il constitutif de l’impasse en laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité : il ne laisserait pas apparaître les issues possibles à la crise ? Et quand nous parlons de crise nous pensons bien au-delà de l’économie. La véritable crise de ce début du XXIe siècle est à la fois morale – le non sens de son rapport à soi lorsque l’on voit son énergie vitale accaparée par le cycle travail/consommation – et écologique – le non sens de son rapport à l’environnement naturel (la biosphère) que les activités humaines dégradent chaque jour plus dangereusement.

Nos sociétés ne seraient-elles pas aussi victimes, à travers l’économisme, d’un immense bavardage ? Quels en seraient alors les ressorts ? Pour éclairer ce problème, il nous faut revenir au sens fondamental de l’économie.

Qu’est-ce que l’économie ?


On peut dire que c’est l’ensemble des règles qui régissent les comportements sociaux des hommes qui visent la mise à disposition des biens. On appelle bien toute réalité objectivable qui permet de satisfaire un désir. L’adjectif objectivable est essentiel parce qu’il marque clairement que tout bien d’ordre affectif – ce qui n’est pas peu – est exclu de l’économie. Est objectivable, en effet, toute réalité qui peut prendre la même valeur pour chacun : le prix sur lequel on a conclu le transfert de propriété d’un bien est une réalité économique, le degré de confiance que se sont accordés les partenaires du transfert n’en est pas une.

La science économique – l’effort rationnel de connaissance de ces règles – est une science humaine. En effet, seuls les hommes ont besoin de régler la production, la circulation et l’acquisition des biens. Les animaux pratiquent très largement l’autoproduction ou l’auto-acquisition des biens, et, quand ce n’est pas le cas, en particuliers chez les insectes sociaux (abeilles, fourmis, etc.), la gestion sociale des biens est déterminée par l’instinct. Les hommes, eux, doivent obligatoirement se donner des règles collectives de gestion des biens, parce qu’ils ne peuvent pas être auto-producteurs de tous les biens qui leur sont indispensables, alors qu’ils ne possèdent aucun instinct qui leur dicte comment y accéder collectivement.

Cela signifie qu’il y a une dimension économique inévitable de la condition humaine, qui lui est spécifique, qui met en jeu la liberté propre aux humains – inventer des règles de production et d’échange – et qui est donc, comparablement à la technique, un domaine fondamental de la culture. Il s’ensuit que la science économique, l’effort de maîtrise rationnelle de ces règles, est non seulement légitime mais précieuse car elle permet d’approfondir la liberté des hommes. C’est pourquoi la science économique fait partie, avec la géographie et l’histoire, des sciences humaines qui apparurent dès l’Antiquité.

L’économie modeste


C’est le grec Aristote (IVe siècle avant J.-C.) qui a le premier développé un savoir rationnel de l’économie (voir Politique et Économiques). Pour lui l’économie est essentiellement liée à la vie de la maisonnée. La maisonnée est la forme sociale élémentaire –  composée de la famille élargie (3 générations) plus les serviteurs et les esclaves – qui non seulement occupe l’habitation dans la cité, mais se prolonge dans des terres à l’extérieur de ses murs destinées à l’approvisionnement en vivres. L’économie, originellement recouvre tout ce qui concerne la gestion des biens destinés à pourvoir aux besoins de la maisonnée (d’où son étymologie : « économie » est formé à partir du grec oïkos = maison, et nomos = règle).

Pour Aristote, la maisonnée est le plus bas degré de la vie sociale car elle est l’unité sociale vouée à la satisfaction des besoins destinés à l’entretien et à la reproduction de la vie. Ainsi, si l’économie est essentielle à la vie des hommes, elle n’en est pas l’épanouissement, mais seulement la condition. C’est dans le cadre social de la cité, donc en tant que citoyen, que l’homme s’épanouit parce que c’est là qu’il devient cet « animal politique », tel qu’Aristote le définit, en situation de faire pleinement valoir sa qualité propre, la raison qui lui permet de définir « ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste » (Aristote, Politique).

On peut dès lors préciser le rapport à la politique qu’implique l’économie dans sa forme originelle. L’économie est la condition de l’activité politique : quand son économie est bien gérée, le citoyen, qui est le chef de la maisonnée, bénéficie de la garantie de ressources et de la disponibilité pour s’occuper des affaires de la cité, et donc de débattre dans les espaces publics de « ce qui est juste ou injuste », c’est-à-dire de participer à l’élaboration des lois. Or les lois vont porter également sur l’organisation de l’économie. Par exemple Aristote préconisait l’interdiction du prêt à intérêt – « On a surtout raison de détester le prêt à intérêt, parce qu'il est un mode d'acquisition né de la monnaie elle-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l'avait créée. » (Politique I, 10) – puisque la fonction propre de la monnaie est de donner la commune mesure qui permet d’échanger équitablement les biens (c’est pourquoi on l’appelle aussi «  valeur d’échange »). Ainsi la politique gouverne l’économie. Et cette subordination de l’économie à la politique découle de sa nature même : la politique s’occupe des fins (des buts) de la vie sociale – quels vont être notre bien et notre mal, notre juste et notre injuste collectifs ? – alors que l’économie ne s’occupe que d’un certain type de moyens – ceux permettant l’entretien de la vie – pour parvenir à ces fins.

Comment alors comprendre l’inversion de ce rapport de l’économie à la politique que l’on constate de nos jours ?

Le temps de la marchandise


Au fond l’économie dans sa forme traditionnelle – depuis Aristote jusqu’à l’époque moderne (XVIIe siècle) – est un passage obligé de la maîtrise des problèmes sociaux, mais un passage dont il faut se sortir le plus vite possible parce qu’il concerne la part la moins noble des activités humaines, celle dont le sens est commun avec l’animal, puisqu’alors l’homme est, comme lui, occupé à entretenir et propager sa vie. D’ailleurs, dans le contexte de la faible productivité du travail des sociétés d’alors, la disponibilité du citoyen à la politique reposait sur le travail de populations considérées comme inférieures car plus proches de l’animalité – ce que signifie le mot « barbares » – et pour cela tenues en esclavage. Si bien que, si les citoyens discutaient de politique et de justice, c’était dans le cadre d’une société que les exigences économiques rendaient foncièrement injuste.

En ce début du XXIe siècle nous sommes sortis de cette hiérarchisation violente des êtres humains. Nous vivons enfin dans un monde en lequel tous les acteurs sociaux, au moins formellement, sont égaux. Ce qui laisse penser la possibilité de l’investissement du champ politique par tous : une véritable démocratie serait enfin possible. Mais ce n’est nulle part le cas. Notre hypothèse est qu’il faut rapporter cette impuissance de la politique a une profonde mutation de l’économie. Pour le dire simplement nous sommes passés d’une économie domestique à une économie marchande. Cette mutation est profonde car elle affecte la valeur sociale des biens : celle-ci n’est plus essentiellement reconnue dans sa valeur d’usage, mais dans sa valeur d’échange.

Du point de vue d’Aristote, un bien prend une valeur d’échange dans une cité du fait de la diversité des compétences des individus qui la composent. En effet, les spécialisations qui en découlent rendent toujours nécessaire d’acheter des biens produits par d’autres. La monnaie, qui est la mesure commune entre des biens de valeur d’usage différente, permet de fixer leur valeur d’échange (leur prix) par le jeu de l’offre et de la demande. En tant qu’identifié par sa valeur d’échange, un bien devient une marchandise. Mais Aristote pensait que le pouvoir politique devait limiter strictement le domaine de l’échange marchand à la cité. Il réprouvait les échanges internationaux (entre cités) et prônait l’autarcie de chaque cité. En fait, il était très conscient des conséquences d’une licence laissée aux marchands d’étendre leur marché et de cultiver ainsi une recherche de la valeur d’échange pour elle-même. Ce serait détourner la monnaie de sa fonction naturelle (moyen d’acquérir un bien qui manque) pour en faire un but en soi. Or une telle passion pour la monnaie est un excès qui trouble l’ordre de la nature et ne peut qu’engendrer une suite de malheurs. C’est pourquoi il proscrivait le prêt à intérêt – ce qu’on a appelé dans le monde chrétien le vice d’« usure ».

Le modèle de l’économie domestique ainsi promu par Aristote consiste donc à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage. C’est la tolérance accordée, à partir du XIIe siècle en Europe occidentale, à la pratique de l’usure, qui va amorcer l’évolution vers un autre modèle économique, celui de l’économie marchande. Progressivement va se mettre en place et s’étendre un réseau social, animé par des banquiers et des marchands dont l’intérêt premier n’est plus d’être intermédiaire pour de nouvelles possibilités d’usage (une nouvelle étoffe, par exemple), mais de capter toujours plus de monnaie (ou d’or) et d’accroître ainsi leur pouvoir social. La consécration théorique de cette prise de pouvoir du modèle marchand sur l’économie se fera finalement, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, par la naissance de l’économie politique classique dans les œuvres de l’écossais Adam Smith et de l’anglais David Ricardo. Sa transcription politique, au tournant du XIXe siècle sera l’effet des révolutions anti-monarchiques américaine et française. Désormais, dans les principaux pays occidentaux, les marchands passionnés de valeur d’échange peuvent faire adopter les mesures favorables à la circulation des marchandises.

Finalement, si l’on s’abstrait de la rhétorique du progrès qui est essentiellement celle du progrès dans l’intensification et la multiplication des flux de marchandises, et mises à part les parenthèses fascistes et communistes du XXe siècle, nos sociétés occidentales font preuve depuis deux siècles d’un remarquable conservatisme. C’est toujours la même problématique d’enrichissement par l’extension du domaine de la marchandise – la fameuse « croissance » –qui inspire la décision politique. Et même aujourd’hui plus que jamais ! C’est ainsi que l’on peut interpréter l’épanouissement contemporain de l’économisme.

On pourrait alors considérer que la valeur d’usage des biens est le non-dit majeur du bavardage économique contemporain. La logique de la marchandise qui appelle la circulation accélérée des biens ne tend-elle pas à dévaluer (comme pour le 4x4 du citadin : à quoi lui servent ses grosses roues ?) ou à rendre éphémère ( par obsolescence rapide) leur usage ? Le politique ne devrait-il pas alors reprendre la main en réprimant cette expansion, étouffante pour la valeur d’usage, de la valeur d’échange des biens ? Il faut remarquer que c’était déjà la voie empruntée au Moyen Âge (la condamnation de l’usure) et que c’est également la voie vers laquelle s’orientent ceux qui aujourd’hui préconisent une définanciarisation de l’économie.  Mais il se pourrait bien que cette voie soit une impasse.

L’homme de besoin


Il faut en effet noter que cette différence entre l’économie marchande et l’économie traditionnelle que nous venons de souligner ne vaut que sur fond d’une continuité fondamentale d’où elle se détache. Et cette continuité concerne justement le sens donné à l’usage des biens.

Dans la conception traditionnelle, basée sur le modèle de l’économie domestique, l’usage d’un bien est toujours de satisfaire un besoin dicté par la nature1 (les besoins de nourriture, de logement, de vêtements, etc.). Le bien est donc nécessaire vitalement, même s’il reste insatisfaisant humainement puisque, comme nous le remarquions, nous ne sommes pas encore dans une activité proprement humaine quand nous ne faisons que répondre à nos besoins.

On pourrait penser que la valeur d’usage devient différente dans l’économie marchande. Celle-ci ne théorise-t-elle pas le passage des biens primaires – ceux qui sont indispensables pour vivre – aux biens secondaires, ceux qui n’étant pas indispensables pour vivre ne relèveraient plus du besoin, mais du désir (pour lequel la satisfaction ne serait pas nécessaire) ? Ce n’est que secondairement, après avoir assuré leurs besoins, que les individus désireraient cet autre type de biens (avoir une automobile, un smartphone, partir en vacances, etc.). Mais la clarté de cette opposition ne résiste pas à l’analyse. Par exemple, le milieu social peut rendre nécessaire d’avoir un véhicule pour aller gagner l’argent qui permet de se nourrir et de payer son loyer. D’ailleurs toute la pression politique (l’organisation de la vie sociale) et idéologique (en particulier la publicité) du système économique marchand contemporain pèse pour que les biens secondaires soient vécus comme une nécessité2. Si bien qu’on voit de plus en plus – c’est un effet de l’extension des possibilités de crédit – des personnes indigentes, ne pouvant se loger, voire se nourrir, et possédant pourtant des biens secondaires de valeur (automobiles, appareils techniques sophistiqués, etc.). D’ailleurs le meilleur argument pour reconnaître que ces biens dits « secondaires » sont aussi vécus comme indispensables est dans le constat que les gens communément sacrifient la plus grande part de leur énergie vitale à une activité contrainte – le travail – pour gagner l’argent qui leur permettra de se procurer de tels biens. C’est un des grands apports d’Hannah Arendt (dans Condition de l’homme moderne) d’avoir montré cela : « On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. »

Ce que nous dit implicitement le discours économique aujourd’hui, c’est que, dans une société en laquelle, pour la majorité des individus, les besoins primaires sont assurés, ce sont les biens non vitaux qui deviennent alors nécessaires. La mercatocratie – le système social fondé sur les intérêts marchands – veut que nous ayons un rapport de besoin aux biens mis sans cesse sur le marché. Et elle y parvient en stimulant un rapport passionnel aux marchandises (passions de puissance, de richesse, de célébrité, etc.) Or, on peut montrer que la passion est une altération du désir en laquelle celui-ci prend la forme du besoin, tout particulièrement son caractère impératif (voir à ce sujet mon Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? Chap. 10 : La passion comme mode besogneux du désir). Même si la mélodie change selon les époques, de l’Antiquité à nos jours, c’est donc bien toujours dans la même tonalité de la nécessité que se joue la petite musique de l’économie.

Notons que cette constance de la représentation économique de l’homme comme être de besoin n’est pas si étonnante. La science économique est en effet une science humaine qui veut aborder la destinée des biens de manière objective. En tant qu’humaine elle doit prendre en compte la motivation des hommes pour les biens ; mais en tant que visant l’objectivité, elle se refuse à spéculer sur la liberté des hommes qui choisissent leurs biens suivant des motivations fort contingentes. En posant au principe de sa théorie que la motivation humaine pour les biens se réduit au besoin, elle contourne cette difficulté à son avantage. En effet, l’homme de besoin s’intègre sans problèmes dans l’objectivité du discours économique car il est tout-à-fait prévisible.

Mais ce procédé est finalement très coûteux, car il a pour résultat une réification de l’homme, pour lequel, comme l’écrivait Hannah Arendt, « l'emploi du mot “ animal ” (…) est pleinement justifié. » (idem supra). Regardons la liberté que lui attribue avec emphase le système marchand aujourd’hui : l’homme, qui bien sûr a besoin de shampoing (« Allo, quoi !… »), a devant lui un très bel éventail de possibilités quant au choix de sa couleur !

Le savoir économique sera toujours impuissant à produire un discours qui ouvre une issue crédible à la crise actuelle car, se dispensant d’une réflexion sur les motivations humaines, il ne pense pas que l’homme ait d’autres intérêts pour les biens que celui d’en avoir besoin.

L’humanisation des biens


Or, l’homme a d’autres intérêts pour un bien que celui de le consommer pour satisfaire son besoin. Pour le comprendre, il faut rappeler la logique du besoin qui a été évoquée plus haut par Hannah Arendt : il inscrit l’activité humaine dans le cycle travail/consommation. Le travail est une contrainte nécessaire pour acquérir le bien objet du besoin ; la consommation est la destruction de ce bien par la satisfaction du besoin. Pourquoi le travail est-il une contrainte ? Parce que, le besoin ne pouvant pas être choisi, l’activité pour se procurer son objet ne l’est pas non plus. Pourquoi la consommation est-elle une destruction ? Parce que le besoin étant satisfait, le bien n’existe plus, au sens où il n’a plus aucune valeur d’usage.

Si je mange un morceau de pain, je comprends que la satisfaction de ma faim le détruise. Mais cela peut être aussi vrai pour une œuvre d’art que j’accroche au mur de mon salon. Si je le fais parce que j’en ai besoin pour mon affichage social, lorsque ce besoin disparaît par un changement de ma situation sociale, elle n’a plus de valeur d’usage, elle m’embarrasse et je m’en débarrasse. « En ce moment, selon l’AFP, 20% des 24 000 gènes humains identifiés font l’objet d’un brevet » écrit Jacques Dufresne dans son article Longue vie à Angelina, mort aux brevets sur ses gènes ! dans l’Encyclopédie Homo Vivens. Supposons que le responsable d’un entreprise de génie génétique qui a acheté un de ces brevets pour vendre (fort cher) l’identification des gènes correspondants se retrouve un beau jour confronté à l’adoption d’une législation internationale contraignante qui interdise le brevetage de la connaissance du vivant comme de toute connaissance d’intérêt universel : cette connaissance, pourtant si précieuse pour l’humanité, serait pour lui consommée et disparaîtrait de ses actifs.

On voit pourtant que ces objets de besoin laissent la place à un tout autre intérêt. J’achète ce pain chez mon voisin boulanger qui persiste à faire son pain lui-même avec une qualité que je ne retrouve pas ailleurs. Même si j’ai très faim, avant de couper le pain je le contemple un instant avec la pensée que c’est son œuvre ; et une fois entièrement englouti ce pain reste encore dans ma représentation comme une valeur qui grandit l’humanité. De même le tableau accroché dans mon salon a pu être remarqué par un invité qui s’est plongé dans sa contemplation. Une fois le tableau disparu, cette même personne m’aura interrogé « Qu’est-ce que tu as fait du tableau ? », et à ma réponse « Je m’en suis débarrassé !» elle aura exprimé de la tristesse ; mais le tableau restera dans sa représentation comme quelque chose qui rehausse la valeur de l’humanité. Et nous sommes choqués de voir la connaissance du génome humain être livrée à un intérêt particulier alors que nous la placerions d’emblée comme un objet de culture appartenant à tous. Mais c’est en vertu du même intérêt pour des œuvres qui valorisent l’humanité elle-même que nous sommes malheureux de voir des livres vendus au poids dans un hypermarché, ou des œuvres manuelles finement travaillées, richement décorées, par des artisans d’un lointain pays (par exemples de la vannerie venant d’Asie) accumulées en nombre dans un rayonnage de grand magasin à un prix promotionnel comme des boîtes de petits pois.

L’attachement populaire aux marques de produits marchands exprime lui aussi un intérêt qui va au-delà du besoin. La marque adjoint à la stricte valeur d’usage du produit comme un supplément d’humanité qui permet au consommateur d’investir imaginairement un savoir-faire irremplaçable dans le produit qu’il achète. C’est pour cela que celui-ci est malheureux lorsqu’il découvre que telles marques sont factices quand elles cachent la réalité de produits identiques fabriqués dans une même usine d’un lointain pays à faible coût de main-d’œuvre.

Il en est de même du côté du travail. Le salarié a spontanément tendance à investir humainement son activité au-delà de son besoin de salaire. Il cherche à faire du beau travail et souffre de devoir le bâcler, voire le frauder, pour respecter des impératifs de rendement. Il cherche à donner sens à son activité en l’investissant comme une œuvre, laquelle est souvent identifiée par la raison sociale de l’entreprise qui l’emploie. C’est pourquoi les manipulations financières qui méconnaissent cet investissement, dépersonnalisent la propriété de l’entreprise, etc., le rendent malheureux ; c’est pourquoi les indemnités de licenciement qu’on lui propose lorsqu’il a été jugé financièrement intéressant de liquider l’entreprise sont souvent vécues comme incommensurables à sa disparition (voir à ce propos mon billet La complainte des Spanghero).

C’est encore en vertu de cet investissement humain des objets produits par l’homme qu’il est si difficile de les jeter au rythme requis par l’exigence de circulation accélérée qui découle de la logique marchande : nous sommes enclin à y lire la somme d’investissements et de compétences humaines qu’ils sont réellement plutôt qu’une éphémère valeur d’usage.

Chacun pourrait enrichir cette liste des occurrences de petites frustrations, de vagues tristesses, de malheurs rentrés, qu’entraîne notre propension à nous attacher humainement aux biens alors que la logique sociale exige l’indifférence à l’égard de la marchandise en laquelle le bien est réduit à sa valeur d’échange. Autrement dit, le régime mercatocratique du monde actuel rend les gens malheureux, mais d’un malheur quasi clandestin parce qu’il n’a pas à s’exprimer dans le chatoiement multicolore des séductions et satisfactions qu’apporte la prodigalité des biens de consommation.

Mais c’est un vrai malheur ! Car si notre rapport aux biens n’est pas humanisé, c’est le sens humain de notre vie qui est remis en cause : notre activité qui produit les biens et les utilise devient absurde, et ceci quelle que soit la somme de plaisirs de consommation que nous engrangions.

On le voit dans la multiplication de comportements qui se détournent du travail/consommation pour aller vers des marges ou des situations excessives voire dangereuses (installation dans un coin perdu de campagne, voyages audacieux et insolites et autre défis, mais aussi soirées brutalement alcoolisées, fêtes prolongées sans sommeil avec drogues et musique envahissante, etc.) : il s’agit toujours, finalement d’échapper à l’absurdité pour retrouver le sens humain de sa vie. Seulement lorsque ces comportements ne sont pas lucides mais seulement réactifs (on ne fait que réagir à un mal-être), ils sont vite récupérés comme un nouveau marché à exploiter et finissent par renforcer l’emprise mercatocratique.

Certes il peut y avoir des profils humains qui s’accommodent très bien de l’indifférence marchande vis-à-vis des biens. Il y a des profils marchands assez purs. Sans doute en faisait-il partie celui qui, dans la cour de récréation de mon enfance, sortait toujours le plus gros sac de billes, tellement il maîtrisait l’art de bien les échanger, quoiqu’il se risquait rarement à les jouer dans une partie. Et il en faut ! Mais pourquoi occupent-ils aujourd’hui tant de place ? Pourquoi leur a-t-on laissé prendre un tel pouvoir ?3

La contemplation de l’agir


Il est dans la nature de l’économie de négliger l’attachement humain aux biens pour ne les penser qu’en tant qu’objets de besoin. On n’a pas à le lui reprocher. La science économique permet une maîtrise rationnelle de la production et de la circulation des biens telle qu’elle fournit au politique le savoir qui lui permet de légiférer à cet égard de la façon la plus avantageuse pour la société.

Notre malheur, aujourd’hui, ne vient pas de l’économie, mais de l’économisme. C’est parce que le champ des sciences sociales est totalement préempté par la science économique que ne peut plus exister socialement l’autre attachement au biens, celui en lequel l’homme reconnaît la valeur de son humanité. Et que chacun se débrouille en silence avec ses petites frustrations et son grand mal-être … ses problèmes n’ont pas lieu d’être publiquement et ne seront jamais pris en charge politiquement. Il n’y a jamais lieu de remettre en cause l’omniprésence de la marchandise. Par contre il y a toujours un bien marchand qui vous sera proposé pour vous soulager de vos frustrations, vous divertir de votre mal-être. Et que s’accélèrent et se diffusent les flux de productions/destruction de biens ! Et que s’épuise la biosphère !.

Aristote, à l’origine de la science économique, a eu au moins le mérite de circonscrire clairement son domaine de pertinence et de subordonner l’économie à la politique. Il dégageait ainsi l’espace d’une vie pleinement humaine en montrant qu’elle se déclinait en vie politique, et devait pour cela développer une réflexion « sur le bien et le mal, le juste et l’injuste » (Politique). Dans Éthique à Nicomaque il revenait sur cette importance du savoir, en montrant que s’il était essentiel sur le plan collectif pour la maîtrise de la vie sociale, il l’était d’abord individuellement, pour que chacun accède au bonheur : « Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation. ».

Dans l’esprit d’Aristote, ce qui se contemple, c’est la vérité ; et plus cette vérité est élevée – un savoir de l’ordre de l’Univers, une compréhension du Bien et du Juste – plus la contemplation apporte du bonheur. Mais il est très intéressant qu’Aristote établisse un lien essentiel entre contemplation et bonheur. En effet la contemplation est l’attachement à une représentation vécue comme une source de satisfaction inépuisable parce qu'elle nous fait voir le monde humain comme meilleur. Elle est ainsi parfaitement antinomique avec la consommation. La consommation est une satisfaction dépendante de l’objet ; elle passe par son usage et sa destruction et requiert sans cesse son renouvellement – ce qui crée le problème économique – ; elle ne vaut que pour soi et porte à entrer en compétition avec autrui. La contemplation est une satisfaction qui ne s’épuise jamais et se fortifie de se partager – si j’ai vu un beau tableau, il reste beau et source de satisfaction dans ma représentation même si je ne le possède pas, et j’ai cœur à partager cette expérience avec les gens auxquels je veux du bien, en leur en parlant et en favorisant la possibilité qu’il la fasse : « Viens voir comme c’est beau ! » – ; dans la contemplation, il n’y a ni valeur d’usage, ni valeur d’échange, il n’y a qu’une source de satisfaction qui, loin de s’appauvrir, se renforce de se partager ; et ceci est valable non seulement pour les paysages, les bouquets de fleurs et les tableaux, mais aussi pour les livres, les poèmes, les films, les théories et les théorèmes, les idées, les objets techniques, et d’une manière générale pour toutes les œuvres humaines. C’est pourquoi nous avons aussi rencontré la possibilité de contemplation du pain qui doit assouvir notre faim. C’est pourquoi aussi nous peuplons nos espaces de vie d’objets (tels les bibelots) à contempler.

Aristote était sans doute un incorrigible philosophe qui a passé toute sa vie dans les livres et les écritures et n’a jamais tenu un outil qui le confronte à la résistance de la matière à être transformée pour devenir un bien (il avait des esclaves pour cela). C’est pourquoi il n'a parlé que de la contemplation de la vérité et a méconnu la principale occasion de contemplation et donc bonheur qui est la contemplation de l’agir  : l’homme goûte au bonheur dans la contemplation de l’aboutissement de son action qu’il a menée à bien ; celui qui a acheté ce bien en connaissance de son fabricant partage cette contemplation, et son bien, qui n’est plus seulement destiné à être consommé, sera conservé le plus longtemps possible, ne serait-ce que dans la mémoire. Cela est vrai pour le meuble de l’ébéniste, pour la loi qu’a réussi à faire passer le politique et qui fait progresser la justice (il faut remarquer qu’on ne peut tirer une telle satisfaction d’une loi qu’on a fait passer pour complaire aux intérêts particuliers d’un lobby), pour la dissertation de l’étudiant, pour le mur du maçon, comme pour l’automobile terminée dans le hall d’exposition de l’usine au regard de l’ouvrier qui travaille sur la chaîne de montage.

Or, cette satisfaction de contemplation, qui est la seule pleinement humaine que l’on puisse tirer de notre rapport aux biens, ne semble pas exister dans notre monde réglé selon les intérêts marchands. Il faudrait même dire qu’elle est écrasée sous les impératifs de rendement ; car la contemplation demande de prendre du temps – le temps de faire bien. Elle est certes évoquée (« recette traditionnelle », « produit du terroir »,  etc.) mais le plus souvent de façon mensongère uniquement comme argument de vente de produits industriels. Et l’artisanat, le véritable, celui qui sans cesse resurgit du désir des individus à donner du sens à leur activité, soit a tendance à être happé par la logique des circuits marchands, soit est marginalisé au point qu’il devient presque réductible à une expression folklorique.

L’œuvre humaine doit pouvoir être contemplée. C’est en cela qu’elle acquiert sa valeur la plus durable, celle par laquelle c'est l'humanité elle-même qui est enrichie : sa valeur humaine. Cette valeur n'annule ni la valeur d’usage du bien ni sa valeur d’échange, elle leur donne sens en les mettant à leur vraie place.

Au terme de cette réflexion on est amené à penser :

– que c’est au niveau des valeurs dominantes dans la société que s’est nouée la crise de civilisation actuelle et que se trouve sa solution ;

– que le problème de cette solution n’est pas seulement de choisir les bonnes valeurs, mais que ces valeurs puissent être choisies, c’est-à-dire soient dites afin qu’elles aient une présence dans l’espace public ;

– que l’organisation mercatocratique (pour le règne de la marchandise) de la société impose une idéologie économiste, c’est-à-dire une saturation par le discours économique de la réflexion sur les problèmes sociaux ;

– que l’économisme, en réduisant les motivations de l’homme à ses besoins, enferme son activité dans le cycle travail/consommation, en lequel il ne peut se reconnaître en sa liberté ;

– que l’homme, malgré tout, garde un attachement humain aux biens qu’il produit et qu’il utilise, mais qu’il est malheureux de ne pas pouvoir le faire valoir socialement ;

– que tout le monde a pu faire l’expérience d’une satisfaction proprement humaine dans la contemplation du bien produit par opposition à sa simple consommation, car elle donne sens à l’activité humaine, elle est inépuisable, et tend à réunir les hommes plutôt qu’à les mettre en rivalité.

– qu’il convient donc de rompre le grand silence de l’économisme pour faire valoir publiquement cette valeur humaine des biens que nous produisons pour notre usage.

Prendre conscience collectivement de la valeur humaine des choses ainsi précisée redonnerait sens à l’activité des hommes sur leur planète, laquelle serait délivrée, sans nul doute, de l’activisme frénétique au service des flux marchands qui la rend aujourd’hui exsangue.




NOTES

1- La consommation de luxe existe certes, mais elle est toujours considérée comme une dénaturation des besoins, et donc comme un excès anormal et condamnable. Elle a, pour cela, été condamnée par toutes les morales de l’Antiquité.

2- Alors que des biens non marchands mais nécessaires pour vivre, comme l’air que nous respirons, pourront compromettre notre santé dans une complète ignorance de l’analyse économique.

3- Cette question centrale est traitée dans mon livre Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?