samedi, octobre 17, 2015

Du traitement de l’exilé comme migrant

Les mots que l'on emploie ne sont jamais innocents. Ils le sont encore moins lorsqu'il s'agit de catégoriser des personnes que l'on ne connaît pas. Et lorsque ces personnes n'ont plus de nom parce qu'elles ont quitté la terre où il prenait sens, notre façon de les nommer peut devenir terrible.


"Tea-Bag resta longtemps ainsi sans bouger, assise sur le lit de camp, les pieds par terre, le temps que la force se présente et l'emplisse, la force de traverser une journée de plus dans ce camp rempli de gens obligés de nier leur identité et qui passaient leur temps à guetter, contre toute évidence, un signe qu'ils étaient les bienvenus quelque part dans le monde."
Henning Mankell (1948-2015), Tea-Bag

   Depuis le mois d’août dernier, l’actualité journalistique regorge du mot « migrant ». La « crise des migrants » est présentée comme le grand événement de cette seconde partie de l’an 2015. Or le mot « migrant » est d’apparition récente : on le découvre dans les journaux français au début des années soixante pour désigner d'abord les maghrébins venus travailler en France. Lors de la première moitié du XXème siècle, avec les conflits mondiaux qui s’accompagnèrent d’importants déplacements de populations, on parlait généralement de « réfugiés ». Et si l’on remonte au-delà, c’est, pendant plus de deux millénaires, l’usage du terme « exilé » qui s’était imposé – Aristote, ce grand athénien, a terminé sa vie exilé à Chalcis, dans l'île d'Eubée.
   Que penser de ces évolutions terminologiques ? Que nous disent-elles sur notre façon d’aborder nos semblables contraints d’abandonner leur lieu de vie par les caprices de l’histoire ?

* * *

   Au moment où sont apparus les premiers emplois journalistiques de « migrants », le langage commun désignait comme « travailleurs immigrés » les nombreux maghrébins venus construire nos autoroutes, bâtir nos banlieues, et s’employer dans nos usines. Mais le mot « immigré » s’avérait d’un emploi délicat puisque l’« immigré » désigne la même personne, pour ceux du lieu où elle se pose, que nomment« émigré » ceux du pays d’où elle vient. Deux mots, qui plus est aux consonances voisines, pour catégoriser un même individu, cela prête à confusion. Il semble bien que l’arrivée du mot « migrant » ait visé à clarifier la désignation d’un état de fait : l’existence d’un individu qui n’est plus là où il était destiné à vivre. De ce point de vue il réalise un gain d’objectivité.
   Mais uniquement «  de ce point de vue », c’est-à-dire du point de vue d’une objectivation littérale, celle qui permet un traitement en nombre d’une réalité : compter ses éléments, les classer, les placer (ou déplacer) dans l’espace, etc. Imaginons qu’il s’agisse d’« immigrés » au lieu de « migrants », alors le comptage n’est plus le même pour ceux du pays d’où ils viennent, et dans le cas où il y a plusieurs provenances pour un même groupe amassé à une frontière, nous présumons la confusion qui s’ensuivrait.
   Bien sûr cette quantification de l’humain est bien banale et de toutes façons très pratique. Il sont « migrants » comme nous sommes « habitants » d’un pays, c’est-à-dire objets de recensement, ce qui permet de connaître l’évolution de la population, sa répartition etc. Il n’y a pas de dommage à cela, n’est-ce pas ?
  Pour nous, non ! Mais pour eux, oui ! Car ce statut d’objet de recensement est pour nous parfaitement périphérique à nos vies. Puisque nous vivons socialement. Cela veut dire que nous pouvons toujours nous faire valoir dans la société pour ce que nous sommes en propre, au moins parce que, pour entrer en relation avec quiconque, nous lui faisons d’abord reconnaître notre propre nom.
   Le « migrant » est l’homme qui n’a pas de nom. Certes, il en a un, au moins dans sa mémoire, et dans celle de ceux qui marchent avec lui (s’il y en a) s’il n’a plus ses papiers. Mais c’est un nom qui ne porte pas car il ne recèle plus de possibilité de reconnaissance sociale. La reconnaissance sociale, elle était dans le pays d’où il est parti. C’est pour cela que ce ne fut pas un départ, mais plutôt un arrachement, un arrachement à ce cadre de langue, de culture, de normes, d’us et coutumes, où il va de soi que chacun puisse être reconnu par autrui à travers son nom comme quelqu’un, c’est-à-dire une personne singulière. Il y a un mot inventé exprès pour exprimer cet arrachement, c’est le vieux mot que nous évoquions plus haut d’« exilé ». C’est pourquoi si, à quelque poste de contrôle, un policier demande son nom à l’exilé que l’on nomme alors « migrant », c’est pour aussitôt l’associer à un numéro, lequel sera le véritable signe opérationnel de sa gestion par une administration.
   L’objectivation du « migrant » est sans remède parce qu’il n’a plus de société. C’est pourquoi on peut l’enfermer dans un camp, lui barrer la route avec un mur ou des déroulés de barbelés. Des objets pour contenir d’autres objets qui ont tendance à fuir. C’est un problème purement mécanique – ce qu’a très bien exprimé l’ex-président Sarkozy en comparant la « crise des migrants » à une « grosse fuite d’eau » (ce qui dénote un esprit de bien petite portée puisqu’il est lui-même fils d’un « migrant » venu de Hongrie).
   Comparativement au « migrant », l’émigré/immigré (il est toujours les deux) relève d’un tout autre type d’objectivité qui est relative au sens de son mouvement par rapport à la société qui le considère. Soit il est parti laissant un certain vide et de l’inconnu. Le mot « émigré » est un peu l’équivalent de points de suspension qui rompent, pour ceux qui étaient témoin de son écoulement, l’histoire d’une personne. Soit il est celui qui est arrivé et pour lequel on cherche à accommoder son regard dans l’impuissance de le rattacher à un passé connu. Dans les deux cas ce qui est visé c’est bien la reconstitution de la forme complète d’une personne humaine qui nous est donnée dans une incomplétude inacceptable. Il s’agit bien d’une objectivité humaine puisqu’elle consiste en une manière de reconnaître ce qui fait l’universelle valeur de l’être humain
   De même la désignation de « réfugié » relève de cette objectivité proprement humaine. Puisque la signification du mot est essentiellement empathique : elle identifie l’individu déplacé hors de son lieu de vie par un sentiment que chacun peut éprouver parce qu’il l’a déjà vécu. Nous avons tous eu à un moment ou à un autre le besoin de trouver refuge. Ne serait-ce qu’aux premiers moments de notre existence, lorsque, ayant été expulsé de la matrice, nous nous retrouvâmes sans repères dans l’espace aérien extérieur, jusqu’à ce que nous fussions accueilli contre le sein maternel. On peut donc dire qu’il y a une empreinte du pathos (au sens de configuration d’affects) de réfugié qui est constitutive de la condition humaine.
   Une video du journal Le Monde propose une discussion de ce problème terminologique. Discussion qui conclut sur le maintien de l’emploi du mot « migrants » en minimisant sa connotation réifiante sous prétexte que les connotations que l’on peut donner aux mots sont contingentes. Et elle rejette le mot « réfugiés » par l’argument qu’il s’agit de personnes en errance, et qui n’ont donc pas trouvé de refuge.
   Ces arguments sont faibles. Le mot « réfugié » a une signification bien plus large que l’accès à un refuge. Un camp – comme ceux en lesquels on enfermait les républicains espagnols qui traversaient les Pyrénées au début des années 40 – est tout sauf un refuge. Et pourtant on employait couramment l’expression « camp de réfugiés » ! Et en ce qui concerne la réification par les mots, quoiqu’on dise, il reste que « flux de migrants » sera toujours plus aisé à formuler que « flux de réfugiés » ! Or cette notion de « flux », utilisée dans le contexte de la vie sociale, est d’origine économique[1], et s’épanouit dans le discours sur la marchandise. Dans notre pensée commune, les flux sont d’abord les flux de marchandises, et, par dérivation les flux de ce qui peut être administré avec la même objectivité que les marchandises.
   C’est exactement ce qu’il advient aujourd’hui aux « migrants » : ils sont gérés par les autorités administratives des pays européens en termes d’utilité et de besoins, comme le sont les marchandises. On les envoie, dans la mesure où on en a besoin, là où on en a besoin (c’est ainsi qu’on a envoyé récemment un groupe d’érythréens au nord de la Suède, près du cercle polaire – ils vont se souvenir de leur premier hiver européen !). Et pour ceux qui excèdent les besoins, on les stocke ; ce pourquoi on crée des camps où ils s’entassent par milliers, toujours loin du regard des populations d’Europe occidentale. Car ces populations que l’on entretient dans la douce hébétude de préoccupations de niveau de vie, conformes à la vision du monde du libéralisme économique, seraient fortement choquées par le spectacle de ce que devient la condition humaine dans ces camps.
   En effet le libéralisme économique, dans son souci de démultiplier les flux de marchandises, promeut la liberté de déplacement, d’installation et d’entreprendre des individus. Or, dans les camps de « migrants », c’est un traitement exactement contraire qui est imposé massivement ; leur existence manifeste donc une grave distorsion de la vision du monde libérale. Mais le libéralisme ne peut l’éviter. Car, en réalité, ce qui le motive n’est pas la liberté des individus mais les profits qu’il en escompte. Or les « migrants », sans ressources, non utilisables pour leur force de travail, sont parfaitement contre-productifs s’ils sont laissés dans la nature.
   Pensez-donc, ils iraient où ils auraient envie, ils seraient plus ou moins bien accueillis, mais ils seraient finalement accueillis quelque part, parce qu’il y aurait eu des gestes de générosité et des liens de dons réciproques qui seraient advenus ! Mais n’est-ce pas là le pire danger pour le pouvoir marchand ? Que la solidarité collective détourne de la consommation individuelle ! Pourquoi donc la justice française a-t-elle été jusqu’à poursuivre certains de ses citoyens qui avaient aidé des personnes en détresse ?
   Si le libéralisme était un idéal humain (et non marchand), si – fidèle à sa déclinaison du mot « liberté » – il laissait simplement passer les « migrants » là où ils veulent au lieu de les amener à s’agglutiner à proximité de quelques lieux de passage possible sur des frontières fermées, y aurait-il une telle « crise des migrants » ? Tous ces exilés se diffuseraient dans l'immense espace européen et finiraient par s'y fondre. Ces personnes en recherche d’un lieu pour reconstruire leur vie finiraient bien par le trouver, et des gens de culture différente à se trouver. Il y aurait sans doute quelques frictions ça et là, mais juste parce qu’elles sont un passage obligé pour que des gens qui ne se connaissent pas se découvrent et s’ajustent dans une vie sociale renouvelée par l’apport d’une autre culture. Oui, nous voulons vraiment suggérer l’idée que le vrai libéralisme, c’est-à-dire la confiance en la sagesse des peuples, ce que George Orwell appelait leur « bienséance commune » (common decency), serait le meilleur gestionnaire qui soit de ces déplacements massifs de population.
   Le vrai danger social est bien en effet de laisser « mijoter », pour un temps indéfini, dans un espace restreint, des milliers d’individus, démunis, en manque de repères, et frustrés dans leur voyage d’espoir interrompu. C’est là que des socialités de secours ne peuvent que se former, et cela dans les pires conditions, parce qu’elles vont permettre aux plus manipulateurs d’en bénéficier en se donnant des positions de pouvoir. C’est là que vont se former des clans qui vont s’identifier par opposition à ce qui n’est pas eux, au nom de la nationalité, de la religion, etc., et que le risque de violence, les possibilités de fanatisation, apparaîtront. Par exemple, on reconnaît volontiers aujourd’hui que le danger islamiste se diffuse à l’intérieur des prisons. Comment ne pas alors soupçonner que les camps de « migrants » soient aussi un vecteur de sa propagation ?
   Du côté des « migrants », le danger islamiste auquel nous sommes si sensibles aujourd’hui, ne vient pas de leur religion d’origine ; par contre, il pourrait très bien venir des conditions de non accueil qui leur sont faites.
   Par contraste, on ne parlera jamais de « flux d’exilés », cela est impossible car la notion d’exilé est contradictoire à ce qu’implique l’idée de flux. On caractérisait plus haut l’exilé par le mouvement d’arrachement à la société en laquelle il vit. S’il réunit quelques biens (et éventuellement les membres de sa famille) pour partir vers quelque vague lieu où on lui a dit qu’il pourrait avoir un avenir, c’est justement parce qu’il ne le voit plus, cet avenir, dans la société à laquelle il appartient. Cela peut être parce que sa vie (et celle de ses proches) est trop menacée (comme bon nombre d’exilés syriens aujourd’hui), ou bien parce qu’il se sentirait indigne de continuer à vivre dans une telle société (comme Victor Hugo après le coup d’État du 2 décembre 1851 qui bafoue les principes de la 2de République). Mais toujours l’exil est le choix d’un individu de s’arracher à un milieu social en lequel il ne voit plus comment il pourra continuer à vivre humainement. De ce point de vue l’exil, loin d’être un simple effet d’une contingence historique, est une des expressions les plus hautes de la liberté humaine – car décider de s’exiler est un des choix les plus courageux qui soit.
   Il faut dire plus. Le choix d’exil est peut-être le choix le plus courageux dès lors qu’on fait l’hypothèse qu’il a été constitutif de l’humanité elle-même : « L'anthropologie préhistorique confirme de plus en plus que l'espèce humaine est le produit de l'exil de quelques anthropoïdes ne pouvant tenir leur place dans la société de primates aborigènes et arboricoles, au point de risquer la savane où il leur aura bien fallu survivre à découvert. »[2] Ce qui voudrait dire que l’humanité des hommes serait du côté de la liberté aventureuse, et que les replis identitaires, les « il faut défendre notre identité contre l’invasion des étrangers », les « il faut préserver nos valeurs[3] », nous entraîneraient du côté de l’inhumanité.

   * * *

   Rencontrer l’étranger, l’individu humain qui vient de notre côté, démuni alors que nous avons beaucoup, dont on ne sait rien, est effectivement aventureux et nécessite du courage. C’est pourquoi il est si tentant de refuser la rencontre en le niant, c’est-à-dire en faisant de lui un migrant, ou plutôt un élément interchangeable d’une foule de migrants. Mais si l’on sait qu’il est un exilé, prendre le risque de la rencontre est la bonne réponse, la seule à la hauteur du risque d’exil qu’il a pris pour venir dans notre direction.
   Considérons-nous, citoyens de France, fiers de notre patrimoine culturel qui s’est si considérablement enrichi par l’apport des exilés venus des diverses dictatures européennes durant la première moitié du XXème siècle. N’est-ce pas le plus souvent grâce à de telles rencontres que l’humanité se découvre des possibilités inédites ?



 [1]  Au sens particulier de cette discipline – l’économie politique – fondée dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, qui a permis de théoriser la révolution industrielle, et qui prétend aujourd’hui délivrer l’ultime vérité sur les phénomènes sociaux. Voir mon article Du grand silence de l’économie bavarde.
 [2]  P-J Dessertine, L'homme en son exil. On trouve cette hypothèse développée en particulier dans Serge Moscovici, La société contre nature, Points-Seuil, 1994.
 [3]  Lesquelles d’ailleurs ? Ne s’aperçoit-on pas qu’elles sont piétinées sans vergogne par les intérêts marchands ? Que vaut la laïcité si l’espace public est saturé de messages publicitaires exposant l’hédonisme acritique de l’idéologie marchande ?