lundi, décembre 10, 2018

Épitaphe de l’homme sans vocation


L’autorité étatique, par la voix du Président Macron, vient de réaffirmer qu’elle entend « redonner des souplesses » dans la gestion des emplois de fonctionnaire « en termes d’embauches hors du cadre de la fonction publique territoriale en permettant d’embaucher davantage sur la base de contrats. »
Les « contrats » dont il s’agit, on l’a compris, sont des contrats à durée très déterminée, ou contrats de mission. Et après ? Après, retour à Pôle Emploi, et attente de la prochaine mission… Prière surtout de ne pas se montrer exigeant sur la « mission » si l’on ne veut pas attendre trop longtemps !
C’est cela « réformer la France », aujourd’hui : réaliser une nouvelle disponibilité de la population active salariée à l’impératif de croissance – croissance qui ne peut être autre dans le monde de l’économie libérale que celle de la richesse en termes de valeur d’échange, mais, en corollaire, croissance de l’injustice dans la répartition des biens, et croissance dans la dévastation de la planète.
L’expression de cette disponibilité requise des salariés se concentre dans la constellation de vocables : flexibilité, souplesse, mobilité, nomadisme, fluidité, etc.
Ces mots on déjà largement fait florès dans le privé, où ils ont fortement contribué au déclassement des salariés – les « gilets jaunes » nous font prendre conscience, aujourd’hui, des effets négatifs, même du point de vue de la « croissance », du développement du sentiment d’insécurité de la part de ceux qui les subissent.
Mais le propos présidentiel actuel vise à les faire régner également dans les emplois publics. L’idée sous-jacente est que les services publics doivent également être gérés de manière plus efficace, autrement dit être plus rentables du point de vue de la logique marchande : ils ne doivent pas remplir les fonctions incontournables de l’État et des collectivités publiques au mieux, mais à moindres frais !
Il s’agit de juger la gestion de l’institution publique sur le modèle de la gestion de l’entreprise.
Un de mes proviseurs de lycée à qui l’on faisait remarquer que le problème examiné venait d’un poste de professeur non pourvu se lamentait : « mais à chaque fois qu’on embauche un nouveau professeur, on en a pour 40 ans ! »
Exactement ! Car il se trouve que le plus souvent on choisit d’être professeur par vocation. Et donc qu’on est prêt à y consacrer l’ensemble de sa vie active. Et ce rapport de vocation à son activité professionnelle est socialement très important. C’est ainsi qu’on peut devenir médecin, historien, infirmier, apiculteur, cuisinier, avocat, etc. La liste serait sans fin : on peut aussi être responsable politique par vocation, de même que marchand – être cet intermédiaire dans le transit des biens qui permet à ceux qui en ont besoin d’y accéder (ainsi en était-il de l’épicier de mon quartier, avant que se construise le centre commercial excentré qui l’élimine).
À vrai dire, il semble bien que l’adhésion à une activité professionnelle par vocation ait été, aussi loin que l’on considère l’histoire humaine, aussi largement que l’on considère les cultures, la norme. Et si on en parle au passé, c’est simplement parce que le mot « vocation » n’a à peu près plus d’usage public : il est tombé en désuétude.
Et pour cause ! Il heurte de front l’idéal de mobilité qui est constitutif de l’emprise mercatocratique sur notre vie sociale.
Pourtant, il faut admettre que la question de la vocation demeure, qu’elle agisse en tâche de fond, quasi clandestinement, dans les fébriles et angoissants remplissages de vœux des interfaces numériques post-bac imposés aux lycéens, comme dans les errances des premières années d’emploi de ceux qui se retrouvent sur le marché du même nom.
Il y aurait donc là les éléments d’une contradiction assez terrible, et dont l’enjeu n’est rien moins, pour chacun, que le sens de sa vie – contradiction entre la visée mercatocratique d’un emploi des individus tout-à-fait flexible, et la recherche populaire de sa vocation.
Le mot « vocation » vient du latin vocare  qui signifie « appeler ». La vocation est donc un appel intérieur pour un engagement dans un type d’activité qui donne sens à sa vie. Socrate parlait de son « démon » (daimon = une sorte de génie personnel) qui l’avait appelé pour réveiller la conscience des athéniens endormis dans leurs certitudes illusoires ; et , en un usage religieux, « la vocation » a longtemps désigné l’appel de Dieu à un individu pour engager sa vie dans un ordre religieux.
La vocation est-elle la condition nécessaire et suffisante pour donner sens à sa vie ? C’est ce que pensaient les Stoïciens : « Tu aimerais être vainqueur aux Jeux olympiques ? Moi aussi, par les dieux ! Gagner aux Jeux, c’est bien agréable ! Mais, avant de te lancer, examine un peu les tenants et aboutissants : l’abstinence sexuelle, le régime, le renoncement aux friandises, les exercices sous la contrainte et aux heures réglementaires, … » enseignait Épictète (Manuel, XIX), et d’ajouter : « Pense à tout cela et après, si tu en as encore envie, entre dans la carrière. Sinon, tu ne seras qu’un gamin qui joue tantôt aux lutteurs, tantôt aux gladiateurs, tantôt aux sonneurs de trompette, tantôt aux acteurs de tragédie. »
La méthode est donc très simple pour ne pas perdre sa vie à imiter pathétiquement des rôles qui ne sont pas fait pour nous : il suffit de s’écouter soi-même au lieu de s’enticher d’imaginaires importés, et d’entendre sa tendance profonde – que chacun possède et qui lui est propre. Car, selon les Stoïciens, chacun a sa raison d’être dans la monde, et il convient qu’il la concrétise, non seulement pour être heureux, mais aussi pour contribuer à l’harmonie du monde.
Aujourd’hui nous sommes si loin de cette contribution à l’harmonie du monde ! Ce qui nous oblige à examiner les alternatives à la thèse stoïcienne de l’universalité de la vocation.
Dans le monde contemporain, on ne parle plus de vocation, on parle de carrière. Réussir sa vie, c’est faire une belle carrière. Et faire une belle carrière, c’est enchaîner une succession d’activités dans le sens d’une orientation ascendante de sa position sociale. La carrière de l’individu s’inscrit donc dans le cadre d’une société de compétition – compétition dans l’enrichissement, compétition dans la quête  d’une position dominante, compétition pour la notoriété. On reconnaît là les passions sociales à la source des excès des hommes dans l’histoire.
Faire carrière, c’est viser un bénéfice égoïste, toujours d’ailleurs relatif à la position sociale des autres et provisoire (autrui pouvant toujours le remettre en cause) – c’est vouloir être plus (riche, dominant, célèbre, …). Cela implique la persistance d’une tension agressive dans les rapports avec la plupart de ses congénères. Et c’est donner à sa vie un sens finalement dramatique puisqu’à cette aune, on en arrive immanquablement à être moins, jusqu’à n’être plus du tout.
Au contraire, « la vocation implique la croyance en la valeur intrinsèque d’un engagement professionnel particulier » (Christopher Lasch, Le seul et vrai Paradis, 1991). Réaliser sa vocation est vouer le meilleur de son énergie à une activité considérée comme ayant une valeur en elle-même – donc qui ne s’éteindra pas avec la fin de sa vie : elle sera reconnue en quelque manière comme ayant contribué à la valeur de l’humain. À l’« être plus » que vise le carriérisme, la vocation oppose l’« être humain » – ce qui peut sembler trivial comme but, mais qui ne l’est pas, car ce qu’on réalise par vocation mérite d’être conservé (au moins en mémoire), cela constitue un apport à la culture humaine.
Pourtant, au XXIème siècle, il est difficile d’adhérer stricto sensu à la doctrine stoïcienne de la vocation. Dans les faits, cet appel intérieur semble si variable d’un individu à l’autre ! Et parfois ne paraît-il pas totalement absent ?
D’autre part les Stoïciens présentent la vocation comme un savoir d’intuition, et, à ce titre, court-circuitant le logos  (discours rationnel). C’est pourquoi, il peut y avoir de fausses vocations – de celles qui sont induites par les images valorisantes de tel type d’activités rencontrées tout au long de sa maturation, et qui ne sont pas toujours sauves de manipulation idéologique.
À cette dernière fragilité, le remède est bien indiqué dans l’exemple du jeune homme qui veut devenir champion olympique, proposé par Épictète : il faut faire un effort de réflexion sur ce qui apparaît comme sa vocation, en analysant toutes les implications du choix d’activité en question. Autrement dit, Épictète réintroduit la raison comme juge suprême de la valeur de vocation de l’intuition.
Mais cette démarche n’est pas si aisée, car on ne peut supprimer tout imaginaire dans la pensée d’une vocation – c’est bien pourquoi le destin de la notion de vocation a souffert de l’irruption de la « psychologie des profondeurs » (dont la psychanalyse) dans la culture au siècle dernier.
Cela signifie que l’authenticité d’une vocation, au sens stoïcien d’une intuition de sa juste place dans le monde, pourrait n’être jamais assurée.
C’est pourquoi il est pertinent d’assouplir la notion stoïcienne de vocation en la fondant,  non pas sur l’intuition directe de la bonne activité qui nous serait impartie, mais sur l’intuition plus générale que notre existence doit avoir un sens. Nous pouvons assimiler cette présupposition du sens à ce que Kant nommait, dans un essai intitulé Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786), le « besoin de raison » comme guide ultime de notre activité de pensée. Car, en effet, c’est d’emblée l’activité de la raison, sous la forme de la réflexion, qui prend en charge cette exigence de sens. Kant comparait le besoin de raison – l’exigence de sens, donc – dans l’ordre de la pensée, au sens a priori de la discrimination entre droite et gauche, dans l’ordre de la sensibilité : « Pour m’orienter dans l’obscurité en une pièce que je connais, il me suffit d’être en mesure de saisir un seul objet  dont j’ai la place en mémoire », ceci en vertu de ma discrimination droite/gauche qui ne repose alors sur aucune sensation (il faut percevoir au moins 2 objets pour expérimenter un sens spatial).
Cette exigence de sens amène à se poser la question : « À quoi consacrer mon temps et mon énergie pour donner à ma vie humaine sa plus grande valeur ? ». Et il est justifié de nommer « vocation » la réponse à cette question, puisqu’elle rejoint la définition de Lasch énoncée plus haut : l’engagement dans une activité choisie pour sa « valeur intrinsèque ». Et la réponse sera différente pour chacun puisque chacun n’a pas les mêmes qualités, compétences, expériences, et donc pas tout-à-fait la même vision du monde – ce différentiel propre à soi dans la pensée de sa meilleure façon de vivre serait précisément « sa vocation ».
La notion de vocation a cette exigence de poser soi-même, et de l’approcher selon sa manière propre, une valeur pourtant non relative à soi – « intrinsèque », c’est-à-dire absolue. On se retrouve devant la même configuration que pour la création artistique : la reconnaissance de la valeur de l’œuvre artistique doit être universelle, parce qu’elle n’est pas relative à l’artiste, mais intrinsèque. Seulement, pour la vocation, il ne s’agit pas de l’engagement dans une œuvre, mais de l’engagement de sa vie. Ou alors : trouver sa vocation, ne serait-ce pas faire de sa vie une œuvre ?
Il s’ensuit que l’activité du travailleur industriel caractérisée par l’assignation interchangeable à des tâches parcellaires, répétitives, et l’absence de toute maîtrise du produit fini (ce que Marx appelait le travail « aliéné ») ne peut être une vocation. Un tel type d’activité salariée, parce qu’il est inhumain, ne peut se vivre que dans une sorte de seconde conscience qui soustrait l’individu humain à la lucidité sur sa situation présente. C’est pourquoi, dans la mesure où ces tâches seraient nécessaires à une société, elles devraient être réalisées par des machines[1]
Peut-être d’ailleurs, n’y a-t-il pas de demi-mesure : soit l’on vit selon sa vocation, soit l’on vit « comme des somnambules » (comme dit Hannah Arendt : voir la citation en exergue de ce blog). Car les individus les plus visibles de la société de la modernité tardive – ceux qui courent après les passions sociales de domination, de richesse, de célébrité – vivent tout autant « comme des somnambules » : ils font tous, plus ou moins habilement, la même chose, et sont en cela totalement prévisibles – exploiter le plus fragile, faire chuter le rival potentiel, mettre au pas le récalcitrant, surveiller le concurrent, se faire voir à son avantage, etc. Ces activités, jamais interrogées, indéfiniment réitérées de manière quasiment mécanique, ne sauraient être une vocation, bien au contraire, car elles ne font que reconduire des principes de comportement animaux : accumulation de biens, domination par la peur, reconnaissance de signes de leadership, ont déjà cours dans le monde animal. Ce n’est pas un hasard si se sont popularisées, ces dernières décennies, des théories anthropologiques fondées sur la biologie – telle la sociobiologie de E. O. Wilson (cf. Sociobiologie : la nouvelle synthèse, 1975). Elles permettent en effet de naturaliser ces principes « bêtes » de comportements. La théorie du « Gène égoïste » (cf. l’ouvrage éponyme de Dawkins – 1976) rend parfaitement compte des compétitions impitoyables induites par la société mercatocratique – mais comment pourrait-elle rendre compte du phénomène de la vocation ?
Et pourtant, la vocation, malgré l’empire apparent de l’idéologie libérale de la mobilité, reste un phénomène social massif. N’y a-t-il pas tant de jeunes qui exigent du sens dans leur activité professionnelle ? N’y a-t-il pas tant de moins jeunes qui rompent brutalement une carrière dans les affaires ou les institutions pour recommencer une nouvelle vie ailleurs, loin de la métropole, avec pour priorité une activité qui ait du sens ? Et on pourrait évoquer d’autres occurrences de ruptures avec l’idéal régnant de l’homme carriériste, pour trouver sa vocation. Car rechercher l’activité qui donnera sens à sa vie, et réfléchir à la fois sur soi, et sur le fonctionnement de la société pour laquelle vaudra son activité, n’est-ce pas chercher sa vocation au sens que nous avons précisé ci-dessus ?
* * *
Le mot « vocation » a été délaissé pour deux raisons :
–   Du fait de son usage très métaphysique dans l’esprit du stoïcisme, puis du christianisme. Cet usage, surtout au sortir de plus d’un millénaire de règne de l’idéologie chrétienne, est apparu trop gros d’irrationalité au regard du développement des sciences, en particulier des sciences de l’homme.
–   Parce qu’il gênait la mise en place du totalitarisme mercatocratique – plier les vies humaines aux exigences d’extension du marché. Car, en vertu de sa propre logique, le dynamisme du marché a besoin d’une activité humaine la plus flexible possible – on se rend très bien compte, par exemple, que cette pratique nouvelle que l’on appelle l’« uberisation » des emplois favorise d’abord le changement aisé d’activité tout comme la pluriactivité, et, en faisant de l’employé un travailleur indépendant, le soustrait au droit protecteur du salarié.
L’État lui-même, sous emprise mercatocratique, n’entend plus que ses fonctionnaires soient par vocation dans leur fonction de service public. Tout se passe comme si la vocation ne faisait plus partie du monde – de leur monde : l’idéologie contemporaine l’a forclose de ses pensées.
Et pourtant la vocation résiste, de façon souterraine mais extraordinairement puissante : elle affleure dans l’exigence de sens pour leur activité professionnelle de la part de l’immense majorité des citoyens.
C’est là une contradiction majeure de notre temps : cette innombrable, contagieuse, envahissante, exigence de sens dans un monde qui est censé être le monde de l’homme sans vocation.
La conscience de cette contradiction est un des motifs les plus tangibles d’espoir aujourd’hui : les insensés qui se montrent dans les positions de pouvoir ne peuvent réduire les citoyens à être de simples agents de leur activisme absurde – même avec le secours d’une anthropologie sociobiologique. L’exigence de sens leur échappe définitivement, puisqu’elle ne fait pas partie de leur monde.
Mais les citoyens – qui exigent que leur vie ait un sens – ont intérêt à retrouver la notion de vocation, pour penser ce sens dans la perspective de leur activité professionnelle, et plus largement, de leur engagement dans la vie sociale. Mais il faut qu’ils la retrouvent en concordance avec le recul des croyances superstitieuses et le progrès du savoir. Il faut penser sa vocation de manière rationnelle, c’est-à-dire au bout de l’élaboration rationnelle de la question : « À quelle activité vais-je consacrer mon temps et mon énergie pour donner à mon passage sur Terre sa plus grande valeur ? »
C’est dans la synergie des réponses, différentes pour chacun, que se dessineront les contours d’un monde enfin humain – un monde qui redonnera à l’humanité le goût de son avenir.


[1] Cela mériterait réflexion de savoir dans quelle mesure on pourrait y assigner l’animal domestiqué.

vendredi, novembre 23, 2018

L'humanité du monde d’après



Nous vivons collectivement, en cette fin de seconde décennie du XXIème siècle, une situation dangereuse. On a en tête bien sûr le dérèglement climatique aux effets de plus en plus perturbants, le rétrécissement accéléré de la biodiversité, l’accumulation de déchets nocifs[1], etc. Alors que par ailleurs l’activisme mercatocratique est plus entreprenant et efficace que jamais dans ses menées de saccage et de destruction pour engranger des profits.
Ne sommes-nous pas quelque peu, aujourd’hui, comme des mouches piégées contre une paroi de verre contre laquelle elles se cognent encore et encore ? Peut-être faut-il arrêter cette agitation de réaction au sentiment d’être piégé, peut-être faut-il se penser dans un espace plus large, espace en lequel nous pourrions situer la vitre-obstacle de ce monde corseté par l’intérêt pécuniaire, de façon qu’apparaissent les voies de son contournement ?
Il s’agit donc de modifier le cadre de notre vision du monde, ce qui n’est autre que modifier les principales valeurs qui la circonscrivent.

* * *

La première idée est qu’il ne faut pas penser le monde à venir de manière réactive :
–   Il ne s’agit pas de le penser contre la technologie.
–   Il ne s’agit pas de le penser contre le progrès. Du point de vue de l’histoire humaine, le progrès est l’idée d’une avancée de l’humanité vers un état qui serait d’une valeur incontestable – un état idéal de vie sociale. Le progrès n’a donc pas à être préempté par la technicisation forcenée de la vie sociale pour un idéal tel que le développent les transhumanistes. Il y a bien d’autres directions vers lesquelles concevoir un progrès. D’autant plus que l’idée de progrès sera probablement insistante dans la mesure où elle peut difficilement être dissociée des espoirs collectifs qui se sont toujours exprimés d’une manière ou d’une autre dans l’histoire.
–   Il n’est même pas suffisant de penser le monde d’après contre la croissance – c’est-à-dire à partir de l’idée aujourd’hui à la mode de décroissance. Voir notre critique du caractère réactif de l’idée de décroissance.


Il faut penser le monde à venir à partir de valeurs qui peuvent donner sens à notre vie. Pour cela, il faut partir de principes qui nous semblent valables de toutes façons pour que notre brève participation à l’aventure de l’humanité ait un sens.
Le premier principe que l’on peut avancer est de se garder de l’excès. Nous avons examiné, dans un récent article, les différents moments des manifestations de l’excès – l’hubris des Grecs – dans l’histoire humaine, et comment celui-ci avait finalement pris le dessus sur les sagesses populaires sous la forme de l’activisme marchand.
Il nous faut renouer avec la sagesse des Anciens. Les penseurs de la Grèce antique, afin de prévenir l’excès, formulaient cette simple maxime : « Vivre en conformité avec la nature ». Nous serions sauvés à la faire nôtre. Avec toutes les connaissances scientifiques aujourd’hui établies, cette formule amènerait à des prescriptions claires et précises. Elle signifierait, par exemple : respecter la biodiversité, respecter les cycles de renouvellement des productions naturelles, intégrer la capacité de recyclage de nos productions techniques, etc. Mais qui la fera sienne ? L’histoire ne nous a-t-elle pas enseigné, abondamment, que les comportements d’excès sont justement ceux qui n’entendent pas cette notion de respect ? Toute l’expérience des excès humains depuis l’Antiquité amène à prendre en considération ce mouvement irrépressible et aveugle de l’âme qui motive le comportement excessif, et qu’on appelle « passion ». Qu’il soit clair que nous employons ce mot dans son sens social – passion de richesse, passion de domination, passion de gloire, passion de pouvoir finalement – et que nous laissons à l’enchantement de sa vie privée la passion de l’amoureux pour sa belle.
Or, une passion a un sens social dans l’exacte mesure où elle se nourrit du désir d’autrui : j’ai besoin que le désir d’autrui soit tel pour assouvir ma passion. C’est ainsi que j’ai besoin de l’investissement d’autrui sur les biens pour satisfaire ma passion de richesse, j’ai besoin de la peur d’autrui et de son désir de se sentir en sécurité pour le dominer, j’ai besoin de l’investissement d’autrui sur la hiérarchie sociale pour courir après la célébrité. C’est pourquoi ces passions mettent les individus dans des rapports de rivalité sans fin, desquels découlent les comportements d’excès.
Ces passions peuvent orienter toute une vie humaine. D’une part elles envahissent l’âme en subordonnant ses autres facultés – on peut faire preuve d’un raisonnement extrêmement élaboré … pour être encore plus riche (comme l’illustre le scandale récent des dividendes). D’autre part, elles n’apportent jamais le contentement car elles se trouvent reconduites par leur satisfaction même – le plus riche du classement Forbes des milliardaires ne peut pas se contenter de son succès puisque s’il relâche un tant soit peu sa course à l’enrichissement, il sera vite dépassé par des concurrents.
De ce point de vue, on peut  considérer que les passions sont, comme dit Kant, « une maladie de l’âme ». La maladie, c’est en effet toujours une forte restriction subie du champ de vitalité d’un être vivant. Or, dans la passion, l’âme (autrement dit le psychisme) est orientée quasiment vers un seul type d’objet (la richesse, la domination, etc.), et cette orientation est vécue sur le mode de la nécessité. La nécessité dans l’ordre psychologique prend la forme du besoin. Or on peut caractériser la passion comme une pétrification du désir qui prend la forme du besoin.[2]
Le besoin est le sentiment qui s’impose comme une urgence incontournable et prioritaire de satisfaction. C’est bien pourquoi le passionné est prêt à bousculer, voire écraser, ceux qui le gênent pour suivre sa passion. Ce comportement l’apparente à l’animal. Car l’animal est essentiellement un être de besoins. Tout simplement parce que, dans le système de vivants qu’est la biosphère, toute espèce (excepté l’homme) a ses comportements largement déterminés par le biotope qui lui est assigné – le bovin a besoin d’herbe, comme l’hirondelle d’insectes volant.
D’ailleurs l’objet des passions sociales semble bien consister en l’exacerbation de modalités de comportements animaux. La passion de cupidité n’est-elle pas héritière de l’accumulation de biens que font de nombreuses espèces avant l’hiver ? La passion de dominer ne reproduit-elle pas les phénomènes de soumission de congénères par la menace physique que l’on trouve chez de nombreux mammifères ? La course à la gloire et aux honneurs ne retrouve-t-elle pas l’investissement des signes de reconnaissance hiérarchique dans les sociétés animales ?
De cette analyse de la logique passionnelle qui sous-tend des comportements humains d’excès, on peut conclure que ceux-ci détournent l’individu de son humanité. Ainsi le problème fondamental, dont la crise écologique et civilisationnelle actuelle est la manifestation la plus aigüe, est celui du rapport à soi-même. Il faut garder à l’esprit qu’il entrave l’aventure humaine depuis fort longtemps, bien qu’il n’ait pu impacter mondialement la planète qu’à partir du moment où il a pris la forme du mercantilisme.[3]
Tous ces individus qui s’activent frénétiquement pour être gagnants dans la course au pouvoir, à la célébrité, à l’argent, précipitant l’humanité dans la plus grave crise qu’elle ait connue, sont d’abord des individus qui vivent bêtement.
C’est ce qui nous amène à préciser, à partir du « Vivre en conformité avec la nature » légué par les Anciens, le principe dont nous avons besoin pour penser le monde d’après : « Vivre en conformité avec sa nature humaine »
Oui ! Se penser comme vivant plus humainement, se respecter, c’est-à-dire respecter son humanité, ce n’est rien de plus – rien de moins – qui nous délivrera du jeu d’impuissance de la mouche contre la vitre.
On objectera qu’il est bien naïf d’espérer venir à bout d’une maladie (de l’âme) par une maxime éthique. Pourtant il y a bien des maladies qui relèvent d’une thérapie par l’éthique : ce sont les addictions. On tombe dans une addiction par ignorance ou par laisser-aller, ce qui est une catégorie éthique. On se délivre d’une addiction par un choix volontaire et des efforts tenaces, ce qui est un choix éthique.
Or, les comportements d’excès habituels – et donc d’activation passionnelle – fonctionnent comme une addiction – pas une addiction physiologique mais une addiction de l’esprit. On tombe dans ces comportements d’excès par complaisance envers des modèles qui sont mis sous le regard, couplé à un défaut d’écoute de soi-même (qui est le plus souvent le symptôme d’insuffisances dans la construction du moi), tout comme on pouvait tomber dans le tabagisme à force de voir fumer les acteurs dans les films, dans les années cinquante. La maxime éthique invoquée prévient la complaisance à ces modèles hétéronomes toxiques ; elle invite à se concentrer sur ce que nous sommes, et sur ce que nous voulons être.
Le principe « Vivre en conformité avec sa nature humaine » induit donc un profond renversement des valeurs par rapport au monde présent. Au lieu d’un psychisme corseté par la nécessité parce que toujours en mal de besoins, il nous permet de retrouver un psychisme qui fait droit à la richesse de son imaginaire et à la multiplicité des désirs qu’il suscite – chaque désir étant une possibilité des comportements vers laquelle on peut orienter sa vie.
C’est dans cette capacité de prendre position par rapport à ses désirs que s’enracine la liberté proprement humaine, par opposition aux nécessités des besoins animaux (ou passionnels). Le rouleau compresseur idéologique qui caractérise notre société mercatocratique étouffe toute alternative à la compétition impulsée par les passions sociales, il ne peut donc pas y avoir de débat qui confronte des conceptions différentes de l’organisation de la vie sociale, c’est pourquoi il n’y a pas de véritable démocratie. Or, c’est dans la variété des choix de désir de chacun concernant la manière de vivre ensemble que s’alimentera le débat argumenté qui permettra de déterminer les règles en fonction desquelles on fera société.
De même, ce principe d’une vie en conformité avec notre nature humaine permet de concevoir une révolution sans contraintes et interdits, toute positive, amenant à une réconciliation dans notre rapport avec notre planète matricielle.
Les principes actuels de notre rapport avec notre environnement naturel datent de la fondation de l’économie politique à partir du XVIIIème siècle (Adam Smith, Recherches sur la richesse des nations – 1776). Ils énoncent que les biens accessibles dans l’environnement naturel sont rares, alors que les besoins humains croissent indéfiniment ; il faut donc transformer techniquement la nature pour la contraindre à fournir des biens à la hauteur de cette demande. Les produits qui sont tirés par transformation de notre environnement sont des « biens » parce qu’ils ont deux valeurs :
–   leur valeur d’usage, liée à leur utilité propre pour satisfaire un besoin ;
–   leur valeur d’échange, quantifiable en unités monétaires, et fonction du travail nécessaire pour les produire.

Ces présupposés déclinent une vision du monde tout-à-fait congruente à la passion d’enrichissement. L’homme économique est sous le joug de la nécessité de satisfaire ses besoins, ce qui justifie toutes les exactions sur l’environnement naturel. Cet homme est tout-à-fait légitimé de purement et simplement instrumentaliser la nature au nom du caractère impérieux de ses besoins.
Mais où est l’humanité de cet homme économique ? Le sens de son activité sur le milieu naturel ne se distingue pas de celui des animaux – eux aussi transforment la nature pour avoir une valeur d’usage des biens (c’est ainsi que les abeilles transforme le pollen des fleurs en miel). Le seule différence est dans les moyens. L’homme met en œuvre des moyens techniques très élaborés, évolutifs, dotés d’une efficacité toujours plus grande qui est tout autant une capacité de dévastation.
Nous avons montré dans Du grand silence de l’économie bavarde  que l’économie politique ne décrit pas du tout l’expérience commune, populaire, de la relation des hommes aux biens. Elle escamote une valeur essentielle qui est la valeur humaine des biens. Tout bien, comme résultat d’une activité de transformation d’éléments du milieu naturel pour obtenir ce qui aura une valeur d’usage inédite dans la nature, est toujours aussi le symbole de la liberté et des compétences humaines. Et dans l’accès populaire aux biens, il y a toujours, autant que faire se peut,[4] cette satisfaction proprement humaine qui joue. Or, cet attachement au bien en tant qu’expression d’une valeur humaine tend à s'évanouir dans le processus de production industrielle mis en place par le pouvoir bourgeois au XIXème siècle, où il s’agit d’inonder un marché de biens identiques, produits en nombre indéfini au moyen de machines. Pourtant elle est si importante que les gens la retrouvent de deux manières, que souvent d’ailleurs ils associent : par la reconnaissance du design du produit, et par l’attachement à la marque. L’importance de cette symbolique de la valeur humaine à travers la fabrication des biens peut être mieux comprise à partir de la pensée d’Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne, 1958) : c’est ce qu’elle appelle la dimension d’« œuvre » de l’activité humaine, laquelle, selon elle, contribue à constituer ce monde humain par lequel l’environnement naturel devient habitable par l’homme : « La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde ».
Le principe d’une vie en conformité à notre nature humaine amène à la reconnaissance, au respect, de cet attachement aux biens réalisés par l’homme, justement parce qu’ils sont une manifestation de la valeur de l’humanité. Ce principe va donc va bien au-delà de toutes les politiques qui se disent « écologistes » en prétendant rétablir la prééminence de la valeur d’usage sur la valeur d’échange.
Au fond, on peut considérer que valeur d’usage et valeur d’échange sont du même côté : du côté de l’oubli de la valeur humaine. Les économistes du monde industriel ne parlent pas de « biens », mais de « marchandises », mettant ainsi au premier plan la valeur d’échange du bien. Mais ce que le consommateur achète, c’est d’abord un « couteau » ou un « téléphone », c’est-à-dire qu’il vise d’abord une valeur d’usage. Car, de toutes façons, hors produits financiers, la valeur d’échange n’existe que par la valeur d’usage, même si parfois elle tend à la recouvrir (lorsque j’achète une belle automobile pour faire valoir ma richesse). Or, la valeur d’usage, dans le contexte culturel contemporain, signifie d’abord « J’ai besoin de ce bien ! » – il exprime un rapport de nécessité avec notre environnement naturel. Et c’est là qu’est le fond du problème.
Une politique changerait vraiment le rapport de l’homme à son environnement naturel, non pas en valorisant la valeur d’usage par rapport à la valeur d’échange, mais en changeant le sens de l’usage. Au vrai, cela n’est pas un problème strictement politique, mais un problème culturel. Car cela supposerait un renversement des valeurs économiques telles que le désir du bien particulier dont l’individu veut avoir l’usage puisse toujours s’exprimer indépendamment de son assignation comme besoin par la propagande marchande – ainsi que cela se fait lorsque l’on commande tel gâteau singulier au pâtissier pour telle fête. Mais cela veut dire qu’on a une relation humaine au fabricant dont on est assuré de reconnaître la compétence propre dans le bien vendu – ce qui est justement l’attachement à la valeur humaine du bien acheté. La promotion de la valeur d’usage en dehors de celle-ci ne peut être qu’un leurre, puisque la mercatocratie sait très bien faire la promotion de nouveaux usages pour en faire de nouveaux besoins. C’est ainsi qu’on a désormais « besoin » d’un nouveau smartphone, d’une nouvelle voiture, et, d’une manière générale, toujours besoin d’un nouveau bien à acheter.
Ce principe a donc des conséquences écologiques profondes qui métamorphosent notre rapport à l’environnement naturel :
–   Du fait que ce bien prend place dans notre monde humain pour le consolider, il mérite un certain respect qui passe par son entretien, sa réparation, l’attention à sa longévité, et même sa conservation pour la mémoire – ce qu’on voit dans l’exposition des vieux outils, le culte des veilles automobiles, etc. Si c’est un bien destiné à être détruit par consommation  – le pain de monsieur Untel, ou le bouquet de fleur commandé pour tel événement – il sera conservé au moins en mémoire, si ce n’est en photographie, et en cela sera quand même un apport à la culture.
–   Il y a un moment de contemplation du bien fabriqué qui exclut l’activisme commun de la production en régime de mercatocratie (l’activisme est le fait que l’activité de production est constamment reconduite, comme si l’achèvement d’un produit était sans signification humaine). Cette contemplation s’impose aussi bien du côté du fabricant que du consommateur : « C’est le pain de monsieur Untel », et l’on prend le temps de le regarder avant de le couper.
–   Du côté du fabricant se développe une connaissance fine de la nature du point de vue des éléments qui entrent dans la composition du bien de telle sorte qu’il y a un respect et un ménagement concernant la part de l’environnement naturel transformé de façon à préserver toutes ses qualités dont il tire parti pour son produit. On ne peut plus être dans l’instrumentalisation aveugle de la nature pour faire du chiffre (que ce soit en quintaux de blé, en millions de smartphones, en hectares exploités, et revenus escomptés).

Cette manière de produire et d’acheter en investissant la valeur humaine du produit n’exclut pas l’usage de techniques pour produire, et même la stimulation d’un progrès technique. Mais si l’on prend garde que la contribution technique est partie prenante de la valeur humaine du produit, on comprend que les techniques employées ne sauraient être en elles-mêmes nocives pour l’humanité – il n’y aura pas d’industrie nucléaire dans le monde d’après, et d’ailleurs il n’y aura pas un besoin insatiable d’énergie artificielle. Le progrès technique s’est massivement fourvoyé dans des directions qui se révèlent humainement des impasses – et il faut penser autant à la propension au gigantisme qu’au contrôle de l’intime du vivant (le génome). Il y a mille autres voies du progrès technique à explorer qui valoriseraient notre humanité.
Nous ne condamnerons même pas la production industrielle en tant que telle qui peut être humainement intéressante lorsqu’il s’agit de libérer du temps dans la production de petits objets à usage quotidien en nombre et dont la standardisation est la condition de l’utilité (allumettes, épingles, clous, etc.)
Nous n’ignorons pas que notre démarche pourrait être contestée en vertu d’un diagnostic malthusien. La priorité d’un rapport de besoin aux biens est objectivement inscrite dans notre situation actuelle du fait du problème démographique : durant les 70 dernières années la population mondiale a été multipliée par 3 ! Comment ne pas éviter de produire massivement pour répondre aux besoins ?
Il faut cependant avoir conscience que dans l’histoire humaine – au-delà des ponctions ordinaires liées aux guerres, épidémies, disettes, maladies, mortalité infantile – la population humaine a toujours été délibérément régulée[5] de façon à mieux s’ajuster aux ressources. C’est ainsi que les sociétés ont pu pratiquer l’allaitement prolongé, la séparation des conjoints (pêcheurs, bergers), les tabous sexuels, l’interdiction de remariage des veuves, la pratique du coït interrompu, la limitation des mariages, etc. L’amorçage d’une évolution exponentielle de la démographie à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle a correspondu à l’abandon de ces pratiques, effectivement fort contraignantes. Certes, la limitation volontaire des naissances aura toujours une dimension de contrainte, mais nous pouvons aujourd’hui disposer de moyens techniques qui peuvent grandement la minimiser.

* * *

Le monde à venir considérera que les principes de l’économie marchande (toujours présente et nécessaire, bien sûr) viennent après le principe d’une vie en conformité avec notre nature humaine.
En termes de valeurs, cela signifie simplement que le meilleur sens que l'on puisse donner à son passage sur Terre, et la meilleure option pour avancer vers l’avenir avec confiance, est de vivre le plus humainement possible.
Cela signifie avoir le soin de respecter la valeur humaine dont les biens que nous utilisons sont dépositaires, cela signifie avoir le soin de respecter autrui qui nous permet de bénéficier du bien même si nous l’avons payé, cela signifie avoir le soin de respecter autrui dans ce que nous fabriquons pour lui, même si nous lui vendons.
Vivre en conformité avec notre nature humaine signifie finalement respecter notre environnement naturel par gratitude pour ses qualités qui nous permettent de réaliser ces biens, ce qui est la manière toute positive de ménager leur pérennité.
Ce retournement dans la hiérarchisation des valeurs – les valeurs d'humanité prioritaires par rapport aux valeurs marchandes – ne nous est-il pas, quelque part, familier ? « Quelque part », c'est-à-dire dans cette mémoire populaire qui reste sédimentée en chacun de nous, qui a inspiré les innombrables petites règles pratiques pour ménager l'humanité des rapports avec autrui et avec la nature, et qui a opposé une obstinée résistance à domination cynique de la valeur d'échange.
Cet humanisme populaire spontané  – ce qu'Orwell appelait la  « bienséance commune » (common decency) – pourrait assez aisément réapparaître au grand jour. C'est là que subsiste notre espoir.
Le monde d'après sera humain, enfin !... Ou ne sera pas.


[1] Il ne faudrait pas oublier ce qui risque d'exploser sur le territoire français du fait de la dilution de la culture de la sécurité dans l’industrie nucléaire, due au recours de plus en plus ample à la sous-traitance.

[2] Cette idée est établie dans notre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?, ALÉAS, 2010, chap. 10 : La passion comme mode besogneux du désir.

[3] Voir à ce propos notre Comme une consécration de l’excès

[4] Elle s’escamote dans la récurrence des tâches de la vie quotidienne, comme dans les biens très habituels qui se traitent en grande quantités – allumettes, épingles, clous, etc.

[5] J-C Chesnais, La démographie, « Que sais-je ? », 2002.

mercredi, novembre 07, 2018

Comme une consécration de l’excès




Sommes-nous entrés dans le temps de la consécration de l’excès ?
Nous voyons arriver depuis quelques temps au sommet du pouvoir d’État des individus qui sont caractérisables par leurs excès – après Berlusconi et Sarkozy, voici Orban, Duterte, Trump, Bolsonaro, …
Il faut remarquer que :
  • la lecture de cette série temporellement ordonnée laisse voir une intensification du phénomène avec l’émergence des dernières figures de leaders excessifs ;
  • ces individus sont amenés sur le devant de la scène par des processus formellement démocratiques ;
  • jusqu’aux années 90, c’est-à-dire pour les générations qui avaient vécu la dernière guerre mondiale, il était inenvisageable que de tels individus excessifs prétendent accéder à la tête de l’État (la première présidence du conseil Berlusconi, en 94-95, était parfaitement policée).
On avait connu quelques excessifs chefs d’états (Italie, Allemagne, Japon) dans la première moitié du XXème siècle – et ceci conduisit aux plus grands malheurs pour la plus large part de l’humanité. Faut-il alors anticiper qu’un siècle plus tard reviendrait le temps des grands périls politiques ?
Pour en bien juger il convient de comprendre ce qu’excès veut dire.
L’excès dont il est question lorsqu’on parle de comportements humains est le répondant francophone de l’antique hubris grecque.
L’hubris désignait le comportement démesuré, c’est-à-dire celui qui contrevient à une insertion de la vie humaine dans la nature respectueuse de ses règles. C’était pour les Grecs, le crime par excellence, comme l’illustre cette harangue de Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès [hubris]. » (Contre Midias, IVème siècle av. J.-C.). Si l’hubris était le comportement qu’il fallait toujours combattre, c’était parce qu’il ne pouvait que déclencher la colère des dieux, c’est-à-dire, concrètement, qu’il augurait toujours des malheurs prochains. C’est pourquoi d’ailleurs le souci essentiel de la pensée antique fut de mettre en lumière ces lois de la nature en lesquelles il fallait insérer les comportements humains – comme en témoigne la constance du titre donné aux ouvrages théoriques des penseurs d’alors (que l’on retrouve de Thalès au VIème siècle au romain Lucrèce du Ier siècle) : De la nature (Peri phusis).
En mettant l’accent sur la face psychologique de l’hubris, les Stoïciens, popularisèrent à partir du IVème siècle la notion de pathos – passion – désignant le mouvement irrationnel de l’âme qui produit le comportement excessif.
C’est par cette origine qu’il faut comprendre le constant opprobre porté sur les passions dans la pensée occidentale, du moins jusqu’à la seconde moitié du XVIIIème siècle. Car se produisit alors une profonde révolution culturelle en Occident dont « les points extrêmes sont les années 1775 et 1825 » (Michel Foucault dans Les mots et les choses). On en connaît bien les principales manifestations : l'accès au pouvoir politique du bourgeois avec la Guerre d’Indépendance américaine et la Révolution Française, l'avènement de l'économie politique comme science sociale par excellence, le décollage démographique et l’amorçage de l'industrialisation. On est beaucoup moins conscient du choix humain fondamental qui en constitue le noyau : l’homme promeut un nouveau rapport à son désir – son désir n’a plus à être a priori tempéré, car il est considéré a priori comme légitime. C’est bien pourquoi Saint-Just peut affirmer devant la Convention en 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Car le bonheur n’est autre que le rêve du désir.
Il s’ensuit une réhabilitation de la passion qui est une forme particulière du désir – Hegel : « Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. » (La Raison dans l’histoire  – cours professés entre 1822-1830).
Cette dernière citation fait écho à la promotion de l’hubris que Platon met dans la bouche du sophiste Calliclès dans Gorgias (491d) : « Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu'elles peuvent désirer. » Ce qui montre bien en quoi la nouvelle figure de l’homme produite par la révolution culturelle de la fin du XVIIIème siècle implique une légitimation de l’excès.
Aujourd’hui, alors que le bourgeois affairiste s’est imposé sur l’ensemble de la planète, alors que la théorie économique est présentée comme le dernier mot des sciences humaines, alors que la population mondiale a triplé depuis 70 ans, alors que l’industrialisation tout azimut exténue la biosphère, nous sommes plus que jamais dans l’expression de cette figure de l’humain apparue il y a plus de 2 siècles.
Ne peut-on caractériser notre civilisation occidentale impérialiste comme une civilisation de l’excès ? L’excès n’est-il pas omniprésent dans nos vies – excès de biens matériels dans nos maisons, excès de produits phytosanitaires systémiques et rémanents lâchés sur la végétation, excès de tours excessivement hautes, excès de fortunes et, partant, excès d’injustices sociales, excès d’émissions de CO2, surpêche, excès de gaspillages, excès de déchets, excès de diffusion d’armes excessivement meurtrières, … ?
Ainsi la consécration de l’excès serait un phénomène ancien et durable puisque lié à cette révolution culturelle du tournant du XIXème siècle telle qu’évoquée plus haut.
Nous pourrions alors nous considérer aujourd’hui comme les témoins malheureux, impuissants, de sociétés humaines emportées vers une sorte d’aboutissement – un point d’incandescence, une acmé – de l’hubris, ne pouvant se résoudre que dans une explosion (comment pourrait-il en être autrement par la conjugaison des effets de tant d’excès ?) – soit un épisode catastrophique inédit. Des individus, comme Trump, Bolsonaro, etc., apparaissant à la tête d’États puissants seraient comme des flammèches s’échappant d’un trop grand échauffement social par l’hubris généralisée – avec l’éventualité qu’une de ces flammèches déclenche l’explosion.
Si le regard d’un sage antique du IVème siècle – un Aristote, un Épicure, un Pyrrhon, un Zénon – pouvait embrasser notre humanité du premier quart du XXIème siècle, que penserait-il ? Ne serait-il pas sidéré par cet embrasement des comportements dans une hubris mondiale ? Ne serait-il pas atterré par les multiples et profondes meurtrissures qui défigurent la nature qu’il avait essayé avec tant de soin de connaître et de faire connaître ? Ne serait-il pas effrayé par ce qu’est devenu l’humanité et du destin qu’elle s’est donné ?
"Ah ! Humain trop ingénieux et de courte mémoire, tu avais donc perdu de vue cela que nous avions enseigné ? Que c’est dans ta relation attentive avec la nature que tu trouveras la juste mesure qui permet de bien vivre !"
Et d’ailleurs, dans toute l’histoire de 25 siècles de pensée, qui a jamais pu les contredire, ces penseurs qui avaient théorisé avec un bel ensemble, à partir de visions du monde différentes, l’hubris comme facteur des plus grands malheurs ?
Mais en ce qui nous concerne, nous, contemporains, pourquoi nous étonner alors de voir arriver à la tête des États des individus excessifs ? Pourquoi Trump nous choque-t-il si son comportement procède de valeurs qui orientent la vie sociale depuis près de 2 siècles ?
Ne faut-il pas faire l’hypothèse que cette valorisation de la passion, et la légitimation d’excès qu’elle induit, n’a jamais été consensuelle dans la vie sociale ?
Il y a ici deux phénomènes à prendre en compte :
1.  La propension humaine à l’hubris est une constante historique. Elle n’était en effet si vigoureusement dénoncée par les philosophes grecs qu’autant qu’elle était tragiquement concrétisée dans la vie sociale. On sait les malheurs engendrés dans la cité d’Athènes par les menées politiques démesurées d’un Alcibiade, lequel fut dans sa jeunesse chéri par Socrate ! Oui, il s’agit bien du père martyr de la philosophie occidentale condamné à mort et exécuté (en 399 avant J-C) pour son inlassable dénonciation de la promotion de l’excès par les Sophistes (voir la citation de Calliclès ci-dessus). Comme le remarquait David Hume (voir Enquête sur l'entendement humain – 1758), il y a bien toujours du nouveau dans l’histoire humaine, mais il y a aussi ce qui demeure, et ce qui demeure ce sont les passions humaines ; on retrouve toujours la même dévoration des âmes par « l’ambition, l'avarice, l'amour de soi, la vanité, … » à l’œuvre pour produire encore et encore ces comportements excessifs comme opérateurs majeurs des événements historiques.

2.  L’histoire témoigne également d’une résistance populaire profondément enracinée, persistante, aux manifestations sociales de l’hubris. On le voit dans les dictons populaires qui, dans toutes les cultures, servent quotidiennement à recadrer les comportements, et dont une bonne partie est orientée pour écarter la tentation de l’excès – « Mieux vaut un œuf en paix qu’un bœuf en guerre » dit-on du côté de Lyon. On le voit dans la pratique des fêtes populaires qui laissent le champ libre aux comportements excessifs, mais dans les limites d’un espace et d’un temps définis, ce qui permet largement de purger les tensions sociales dûes aux passions. On le voit surtout dans la pratique populaire, universelle et quotidienne, de l’échange symbolique – savoir donner, recevoir, et rendre : s’échanger des signes de politesse, s’inviter, se faire des cadeaux, se prêter des outils, payer sa tournée, etc. – lequel est toujours l’affirmation de la décision de limiter son désir pour tenir compte du désir de l’autre. On peut faire l’hypothèse que le code de valeurs mis en œuvre dans les milieux populaires est essentiellement voué à la prévention de l’excès. On le retrouve très exactement décrit dans la « bienséance commune »[1] (common decency), cette éthique populaire mise au jour dans l’œuvre de George Orwell.

L’existence de cette éthique est confrontée à l’argument que le peuple secrète régulièrement des comportements collectifs excessifs, tels les lynchages de boucs émissaires. Mais n’y a-t-il pas là une preuve supplémentaire, par l’absurde, de l’orientation anti-hubris des cultures populaires ? Car ces hystéries collectives ne semblent pas pouvoir se dispenser de meneurs, lesquels se font toujours remarquer par des discours excessifs, qui choquent la plupart s’ils séduisent quelques-uns, justement parce qu’ils contreviennent à la bienséance commune.
Regardons par exemple ce qu’il en est aujourd’hui de l’attitude populaire vis-à-vis des exilés parvenus en France : on ne voit pas de mouvements collectifs spontanés de violences à leur encontre malgré toutes les harangues de politiciens sur des menaces d’invasion, par contre on voit d’innombrables actes spontanés de secours aux exilés en difficultés. Ce qui choque le plus la conscience populaire, ce n’est pas l’arrivée de ces exilés, c’est que ceux qui les secourent soient traînés en justice. Car c’est bien là une pénalisation de la bienséance commune !
Ainsi l’histoire du point de vue de la tendance humaine à l’hubris ne doit pas être abordée de manière simpliste. Elle est éminemment conflictuelle. L’avènement de la domination de la culture bourgeoise, au tournant du XIXème siècle n’a pas pour autant converti la société à une complaisance envers les comportements excessifs, car elle s’est trouvée aux prises avec la résistance d’une éthique populaire essentiellement orientée pour prévenir l’excès.
Il y a un certain nombre de faits à prendre en compte dans cette histoire, si l’on veut comprendre notre situation actuelle par rapport à l’hubris :
1.  D’abord il faut reconnaître que la prise du pouvoir politique par la bourgeoisie au service des intérêts marchands a été vécue comme une libération.
Ce fut d’abord une libération du peuple de la férule du sabre et du goupillon. Le sabre symbolisait une société impitoyablement hiérarchique confinant dans la pauvreté le plus grand nombre et verrouillant quasiment toute velléité de mobilité sociale. Le goupillon symbolisait un encadrement idéologique très serré avec l’obligation de pratiques rituelles fort contraignantes et tendant vers un rigorisme moral extrême (sainteté, martyr, pénitence).
Il faut poser clairement qu’il ne saurait y avoir de possibilité d’amalgame entre l’éthique de bienséance populaire et la morale religieuse. La première s’appuie sur le bon sens tiré de l’expérience immémoriale de relations entre humains susceptibles de passions, elle traverse souterrainement la succession de croyances religieuses ; la seconde s’appuie sur une tyrannie idéologique a priori qui est l’imputation d’un péché originel aux humains. On voit que le sabre et le goupillon se conjuguaient pour imposer une forme d’hubris sociale – hubris dans l’injustice et dans le moralisme.
L’accès du bourgeois affairiste au pouvoir politique a représenté aussi pour le peuple une libération de la violence guerrière. Car faire des affaires implique de passer des contrats, et signer des contrats implique que l’on ait confiance que la stabilité des conditions sociales – autrement dit le maintien de la paix – garantira leur réalisation. Comme l’écrivait Montesquieu : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. » (De l’esprit des Lois – 1748). Or, jusqu’alors, la plus dommageable manifestation de l’hubris dans la société était l’usage démesuré de la force par des belliqueux de tout acabit, mais particulièrement par les princes gouvernant, et le principal malheur qu’il engendrait était l’insécurité quasi permanente et, régulièrement, les dévastations guerrières.
Notons que ce gain de paix lié à la licence donnée à l’affairisme marchand s’est révélé finalement un marché de dupes. Car tout s’est passé comme si les passions qui s’épanchaient dans l’usage de la force contre autrui avaient été détournées contre l’environnement naturel. L’excès de violence guerrière s’est déporté en excès d’activisme dans l’instrumentalisation de la nature. Mais avec un effet de décalage temporel des conséquences malheureuses. Longtemps on n’a pas pris garde du malheur dont était grosse cette nouvelle modalité d’hubris tant la nature semblait spontanément féconde et inépuisable. Longtemps la bienséance commune a encaissé sans s’insurger les excès de l’individualisme consumériste, du tout jetable, de l’aménagement à outrance de sites naturels, de la boulimie de ressources énergétiques, de la culture du gigantisme, etc. C’est seulement aujourd’hui que nous prenons pleinement conscience des dévastations engendrées sur la biosphère par deux siècles de telles pratiques excessives.

2.  Le second fait à prendre en compte est la résistance populaire très déterminée, parfois violente, au long du XIXème siècle, au développement de l’hubris marchand sous la forme de l’industrialisation, essentiellement du fait de son traitement inhumain des salariés enrôlés. Le socialisme – du moins dans ses versions française et anglo-saxonne, celles que l’on qualifie d’« utopiste » et d’« anarchiste » – mettant en évidence le caractère infernal de cette logique de pure instrumentalisation des humains pour le profit privé, voulait imposer un progrès qui, sur la base de l’éthique populaire, respecterait pleinement tous les hommes. On sait que cette tentative a trouvé sa conclusion – son échec –  à Paris, au pied du mur des Fédérés, le 28 mai 1871.

3.  Une fois le système politique adéquat à l’affairisme marchand consolidé, le troisième fait significatif est la résistance, silencieuse mais durable et entêtée, des populations à la formidable pression idéologique des majors de l’économie marchande, pour imposer leur vision du monde légitimant un activisme sans limites – les excès de travail engendrant les excès de consommation, et réciproquement – à travers les médias de masse, et les messages accaparant l’espace public. Il faut quand même admettre que ces flux massifs de publicités, venant de toutes parts pour assaillir les consciences, argumentant peu, mais faisant fond sur un imaginaire profondément régressif, n’ont de sens que parce que le consumérisme (soit la consommation excessive) ne va pas de soi dans la conscience populaire – jeter ce qui pourrait être encore utile lui coûte moralement, elle cherche à le donner, elle aime le bricolage à partir de ce qui a été mis de côté parce que pouvant encore servir. Cette résistance quotidienne est clandestine, elle n’est jamais dite. Certes on met en exergue quelque scène de veulerie d’un groupe humain se jetant sur des soldes à l’ouverture d’un lieu de vente – mais la véritable veulerie n’est-elle pas ailleurs ? Cette résistance ne peut se comprendre autrement que par la subsistance des savoirs de la bienséance populaire, transmis, souvent de manière peu consciente, à travers la culture populaire héritée à l’intérieur du milieu familial et du cercle des proches.

4.  Le dernier fait significatif de cette confrontation de l’esprit populaire à l’activisme marchand est tout récent, il est perceptible, tout au plus, depuis une décennie. C’est la défaite de l’éthique de la bienséance commune dans des pans significatifs de la société.
Il faut être lucide : tout est fait, de la part du pouvoir mercatocratique, pour faire reculer le principal verrou à son expansion qui est la prégnance de la bienséance commune dans les consciences. Il s’agit donc de faire en sorte que ce qui eut choqué paraisse aller de soi. Bienvenue à la banalisation de l’excès – que dans un groupe de jeunes on soit à ce point accroché à son smartphone qu’on ne s’apostrophe pas, qu’on ne se regarde pas ; que dans tel lieu public, où il est régulier d’avoir à attendre, il n’y ait aucun siège pour s’asseoir ; que les gens ne se saluent pas, mais soient toujours en situation de devoir être en compétition ; qu’on accumule des tonnes de déchets nucléaires si dangereux qu’ils devront être hermétiquement confinés pendant des dizaines de milliers d’années ; que la nourriture la plus communément vendue soit empoisonnée de substances cancérigènes ; que des poussins en surnombre d’élevages industriels soient éliminés en étant jetés vivants dans un broyeur ; que des kilomètres de queue de véhicules transportant pour la plupart leur seul conducteur s’embouteillent chaque matin sur certaines voies de circulation ; que l’on meure par centaines chaque année (en France) dans la rue à quelques dizaines de mètres d’un salon bien chauffé et si gentiment aménagé, comme le sien ; … et qu’une majorité donne son vote pour la présidence d’un grand État à un candidat qui affirme vouloir faire « pourrir en prison » ses opposants politiques.
Pour nous orienter vers une étiologie de cette défaite du bon sens populaire qui s’était pourtant montré pendant si longtemps étonnamment résistant aux pressions de l’impérialisme marchand, on peut faire l’hypothèse de la condition nouvelle suivante : les smartphones et autres équipements techniques de communication à usage individuel, massivement diffusés depuis 10 ans, se sont largement substitués aux rencontres vivantes, en particulier avec les proches. Corollairement ces appareils ont favorisé des communications avec des interlocuteurs plus ou moins virtuels, sur les réseaux sociaux aménagés de façon à favoriser ces communications dans le sens de la réactivité. En ces lieux d’échanges, on n’argumente pas et on ne débat pas (ou si peu), on réagit émotionnellement, et le plus souvent de manière binaire – like /no like. En résumé on communique en éludant la complexité des problèmes et l’épaisseur vivante des interlocuteurs qui sont du coup plus ou moins fantasmés – et on est d’ailleurs soi-même encouragés à se présenter de façon à alimenter une image fantasmée. On peut donc inférer, pour une part significative d’individus, un délaissement du souci de discuter des problèmes dans le cercle de ses proches, et donc une moindre possibilité de prendre du recul et de faire valoir la mesure de la bienséance populaire par rapport à la démesure des projets ou décisions de ceux qui contrôlent le pouvoir.

En somme il se pourrait bien que certains en arrivent à voter pour un Président, comme ils réagissent dans leur réseau social – « Ce candidat déclare qu’il faut tuer les méchants ? Alors là je like ! »
Or, il faut le confirmer, la démocratie est bien la forme sociale par excellence de la liberté humaine, mais il n’y a pas de démocratie véritable si les citoyens ne débattent pas, n’argumentent pas, sur différentes manières possibles de vivre ensemble.
*   *   *

Le fait que nous soyons choqués par les prises de pouvoir d’individus comme Trump ou Bolsonaro est notre motif d’espoir. Non pas que nous soyons accrochés à ce sentiment comme le naufragé à son bout de planche ; mais parce que ce sentiment affleure dans la mesure où il nous rattache à toute une histoire. C’est la longue histoire de la lutte entre l’hubris et la sagesse. Socrate, jusqu’au sacrifice de sa vie, avait durablement écarté la possibilité d’une vie sociale donnant licence aux excès telle que promue par les Sophistes. On pourrait penser que la révolution culturelle de la fin du XVIIIème siècle, en légitimant la passion, apportait leur revanche aux Sophistes. Dès lors, la course à l’argent à travers une activisme généralisé étant désormais un système de valeur bien installé, et même mondialisé, il nous faudrait boire la coupe jusqu’à la lie : accepter que de plus en plus d’individus erratiques dans leurs excès accèdent au pouvoir d’État, et guetter l’étincelle qui amènerait à l’explosion finale.
Il faut récuser cet enferrement dans un destin funeste. Il escamote l’acteur majeur de l’histoire qui est tout simplement le peuple. Or celui-ci a un parti fort clair dans la lutte entre l’hubris et la sagesse. Il est contre l’hubris , pour la sagesse. Il est contre l’hubris parce qu’il est toujours celui qui a le plus à souffrir des menées excessives des individus de pouvoir. Il est pour la sagesse, mais il s’agit de sa sagesse, non inscrite dans les livres même si elle converge largement avec celle des sages grecs du IVème siècle, celle qu’il a tiré au long des siècles, et même plutôt des millénaires, de la manifestation des passions humaines, toujours les mêmes – accumuler de la richesse, dominer, être le plus célébré, etc. – et des malheurs qu’elles engendrent. Sa sagesse consiste à prévenir la manifestation ou au moins le développement de ces passions par des règles d’usage quotidien dans le rapport à autrui – ce que nous avons nommé, à la suite d’Orwell, sa bienséance commune.
C’est en vertu de cette sagesse que des mouvements populaires ont pu lutter durement contre l’industrialisation naissante et qu’a été entravé le triomphe de la vision du monde mercatocratique dans les esprits.
Il est apparu récemment que la résistance de cette sagesse populaire aux excès marchands avait trouvé une limite dans la diffusion de nouvelles techniques de communication numérique qui escamotent le rapport vivant à autrui et raréfient la possibilité de débat.
La catastrophe liée aux comportements excessifs jusqu’à la tête des plus grands États n’est donc pas un destin. On a compris qu’elle pouvait être rapportée à l’apparition récente et contingente de certaines conditions qui ont affecté la vie du peuple.
Or, dans l’ordre de l’humain, là où il y a compréhension, il y a toujours possibilité de solution.



 [1] Cette notion fait aujourd’hui l’objet d’une vive polémique intellectuelle, promue par Jean-Claude Michea comme assise d’une société bonne à venir, disqualifiée par Frédéric Lordon comme manière pour la classe dominée de s’accommoder de sa soumission. Nous espérons pouvoir prochainement rendre justice à cette précieuse notion anthropologique.

lundi, août 20, 2018

Le désespoir aujourd’hui



Il ne faut pas taire le désespoir car c’est un sentiment constitutif de la condition humaine.
Le désespoir, c’est la suppression de l’espoir. Le sentiment de désespoir pointe chaque fois qu’un humain se rend compte qu’il n’y a rien à faire pour prévenir un malheur à venir – Spinoza : « le désespoir est une tristesse née de l'idée d'une chose future … au sujet de laquelle il n'y a plus de cause de doute. » (Éthique, III, def. 15).
L’individu humain rencontre nécessairement le désespoir lors de la prise de conscience de l’échéance de sa mort – ce qui advient assez tardivement, lorsque l’enfant, vers 6-7 ans, se rend compte des limites implacables qu’oppose la réalité à ce qui s’éprouvait comme la toute-puissance de son corps juvénile. Mais il n’est pas exclu qu’il y ait déjà eu une rencontre du sentiment de désespoir dans le vécu du nouveau-né humain livré brutalement au milieu aérobie et à la pesanteur par son expulsion de l’utérus maternel.
Il ne faut pas taire le désespoir d’autant plus que c’est un sentiment qui est par nature instable. On ne s’attarde jamais dans le désespoir. Ce serait létal. Car le désespoir, implique le désinvestissement de l’avenir. Il est le sentiment du degré zéro de la puissance d’agir : il est le sentiment de l’impuissance d’agir. Or cette perte de motifs d’agir, n’est-ce pas la perte du désir de continuer à vivre ? Car on peut s’accorder avec Spinoza que vivre c’est au moins maintenir l’effort pour affirmer son être dans la durée contre tout ce qui l’affecte, et qui finirait par le détruire sans réponse vitale.
C’est pourquoi l’on ne fait qu’effleurer le désespoir, comme une possibilité limite de son existence que l’on est porté à dépasser vers de nouvelles perspectives d’activités dès qu’elle apparaît. L’état dépressif n’est peut-être que le moyen de secours par lequel on réduit drastiquement ses possibilités d’avenir – donc le champ de sa vitalité – afin de ne pas désespérer.
Le désespoir est donc l’indice tangible par excellence de notre finitude. À ce titre il est le seul sentiment qui n’est pas susceptible de culture – tout simplement parce que, dans les deux sens que peut prendre l’expression, il n’a pas d’avenir : il nie les possibilités d’avenir et il ne saurait s’installer durablement. Quand il semble y avoir une culture du désespoir, n’est-ce pas toujours œuvre de faussaire ? Le poète romantique, qui décline publiquement son désespoir, n’appelle-t-il pas l’intérêt à venir de ses lecteurs ?
Peut-être que le désespoir ne saurait être objet de culture parce qu’il est trop présomptueux. Il fait en effet fond sur un malheur à venir au sujet duquel, comme l’écrit Spinoza, il n’y a plus aucun doute. Mais l’avenir humain peut-il être rigoureusement indubitable ? L’avenir n’est-il pas justement ce pan de la réalité qui peut toujours nous surprendre ?
C’est pourquoi, dans l’histoire de la pensée humaine, on a toujours ménagé des possibilités d’espoir. Ainsi, l’humanité a massivement adhéré à la possibilité d’une vie après la mort, comme à une âme qui continuerait à vivre après que son corps soit entré en décomposition, voire qui se réincarnerait dans un autre corps, quand bien même il n’y ait aucun élément d’expérience commune à l’appui de ces réalités.
C’est pourquoi, aujourd’hui, par-delà les croyances religieuses, nombreux sont ceux qui s’appuient sur les progrès techno-scientifiques pour envisager des techniques permettant de reculer indéfiniment l’échéance de la mort.
L’expérience humaine la plus large suggère que le sentiment de désespoir se rencontre tel l’immergé le fond de la piscine : comme point d’appui pour remonter vers l’air libre et l’action.
Mais la situation contemporaine n’est-elle pas en train de changer notre rapport au sentiment de désespoir ?
Notre époque de modernité tardive nous apporte une source de désespoir totalement inédite : ce sont les signes d’effondrement du cadre écologique qui soutient la vie humaine.
Du point de vue de l’histoire, l’effondrement est en effet le seul phénomène qui réinscrive objectivement la fatalité dans la succession des événements sur lesquels se tisse l’aventure humaine. N’est-ce pas le propre d’un processus d’effondrement, qu’une fois enclenché, l’avenir apparaisse verrouillé dans un enchaînement implacable ? Celui d’une suite d’événements catastrophiques s’appelant les uns les autres, à l’amplitude grandissante, et dont le rythme va s’accélérant, jusqu’à un acmè spectaculaire, auquel peuvent succéder quelques répliques résiduelles et qu’enfin le silence retombe sur un champ de ruines.
L’effondrement dont nous parlons est à entendre au sens qui donne son titre au livre de Jared Diamond, Effondrement (titre originel Collapse, 2005). Pour cet auteur, il s’agit bien d’un phénomène historique – un mode de disparition des sociétés – et non pas d’un phénomène naturel – tel un tremblement de terre – qui, jusqu’à un certain point, peut être prévisible au moyen de la connaissance scientifique. Un tel effondrement sociétal est dû à des raisons internes que Diamond répertorie, mais dont la principale apparaît être le comportement vis-à-vis de l’environnement naturel. C’est du fait de cette importance du facteur humain que nul ne peut savoir quand un effondrement se déclenchera, comment il évoluera, et sur quelle durée. Mais ce qui est certain c’est qu’il suivra une implacable logique de catastrophes en cascade qui laisseront la société anéantie.
Il y a une quinzaine d’années, Diamond demandait qu’on tire les leçons des effondrements historiques qu’il analysait – tels celui de la société Maya à partir du VIII° siècle – comme des choix de sociétés par lesquels on a su réagir pour les éviter – tels le Japon au XVII° siècle – au regard des pratiques délétères de notre société industrielle : prélèvement sans retenue des ressources naturelles, destruction d’habitats naturels, gaspillage d'eau douce, prédation non durable d’espèces sauvages, dégradation des sols, rejets atmosphériques déséquilibrant le climat, mise en circulation inconsidérée de produits toxiques rémanents, etc.
Or, depuis la parution de son livre en 2005, ces pratiques, loin de s’infléchir par la prise en compte du risque d’effondrement, se sont fortement intensifiées. Si bien que pour certains l’effondrement de notre société est désormais inéluctable – autant dire qu’il serait enclenché. Les indices en seraient la disparition rapide, ces dernières années, d’espèces animales, la fonte des pôles qui manifeste un réchauffement global de la planète, ainsi que la multiplication d’événements climatiques extrêmes qui lui sont liés.
Tel est notre désespoir commun aujourd’hui : être confronté à une perspective d’effondrement de notre société qui obture notre avenir. Dans quel monde vivrons-nous dans 10, 20, 30 ans ? Que dire à nos enfants qui sont nés depuis l’an 2000 de leur avenir ? Le désespoir contemporain se manifeste dans ces impuissances à parler d’avenir.
Au long des millénaires passés nous, humains, avons essayé de vivre tout en nous sachant mortels. C’est dans le regard de nos enfants, comme dans les œuvres de la culture dont nous prenions soin pour qu’elles nous survivent, que nous apprenions que nous n’étions pas intégralement mortels. Voilà le beau sens du mot progrès, celui qui était déjà décliné par Pascal en 1651 : « toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » (Préface sur Le Traité du vide) ; celui aussi qu’exprimait notre aïeul quand il formait le rêve « Quand je serai riche !… ».
Et donc notre véritable résilience au désespoir de l’échéance de notre mort était notre investissement dans ce progrès que pouvait signifier l’avenir de l’humanité, à travers notre descendance et les œuvres que nous lui léguions.
Le désespoir inédit qui nous enveloppe aujourd’hui est dans la perte de cette perspective d’avenir, à mesure que s’ouvrent des fissures irréversibles dans la biosphère, à mesure que l’horizon se noircit faisant pressentir des phénomènes destructeurs d’une violence inédite.
Ce désespoir propre à notre modernité tardive, non seulement réactualise le désespoir d’être un individu mortel, en lui barrant le chemin de sa résilience, mais il le radicalise. Ce qui apparaît mortel, ce ne sont plus seulement les individus humains, ni même les civilisations – Paul Valéry au sortir de la 1ère guerre mondiale : «  Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. ». Car l’activisme aveugle du système mercato-industriel a investi la planète entière, il impacte l’écologie de tous les êtres vivants. Ce qui apparaît désormais mortel, c’est l’humanité elle-même, à travers les dommages provoqués dans l’écologie de la biosphère qui a permis son apparition et son épanouissement. Pour dire la vérité, nul ne peut dire jusqu’où un processus d’effondrement lié aux coups de boutoir que les hommes continuent d’asséner à la biosphère peut mener. Après tout, jusqu’à preuve du contraire (preuve que l’on cherche frénétiquement, comme pour se rassurer), la Terre est l’unique planète vivante. Tous les autres astres connus sont des astres morts.
Il reste que nous sommes bien vivants, que nous vivons communément plutôt bien, ou plutôt que nous avons accès à plein d’objets et dispositifs artificiels qui nous facilitent la vie, et donc qu’il n’est pas question que nous annihilions notre vitalité dans le désespoir.
D’où la question humaine essentielle de notre époque historique : comment surmonter le désespoir ? Comment investir, malgré tout, l’avenir ?
Il n’y a qu’une réponse sensée à une telle question, c’est le tocsin. C’est sonner sans discontinuer le tocsin. C’est l’alerte générale. C’est l’état d’urgence : mobiliser toutes les énergies, orienter toutes les volontés, pour reconstituer un avenir commun.
« Tout à coup un cri d’alarme se fait entendre ; une agitation générale se manifeste dans une population tout à l’heure si paisible et si calme ; le tocsin sonne à coups redoublés ; l’effroi s’empare des esprits ; un vent furieux passe sur la ville en mugissant : chacun est transi et porte en soi le pressentiment de malheurs inconnus. Le feu venait d’éclater à la maison d’un perruquier située au nord de la ville, au coin du pont Saint-Eloi. Aussitôt la foule se précipite de ce côté avec les pompes et toutes sortes de vases propres à puiser et à jeter de l’eau. Le foyer est investi, les toits du voisinage sont abattus ; des gardes placées sur les maisons surveillent les étincelles, afin de les éteindre… » Ceci se passait le 19 avril 1840, en milieu d’après-midi, dans la ville savoyarde de Sallanches.
Le feu, aujourd’hui, c’est l’hubris, autrement dit la démesure. La forme que prend cette démesure, c’est l’argent. Nous vivons dans une société que l’on a organisé pour faire de l’argent. Cela a induit un activisme qui, appuyé sur le progrès techno-scientifique, lui a permis d’étendre son emprise sur l’ensemble de la planète. L’argent – la poursuite de la plus grande fortune possible – synthétise l’expression des passions sociales humaines que sont la domination, la cupidité et la gloire. Ce sont des passions sociales, c’est-à-dire des désirs qui ne savent pas se mesurer à l’aune de la raison car, s’alimentant de la rivalité avec autrui, ils n’en finissent jamais de s’activer à se satisfaire.
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » déclarait le président Chirac lors du IVe Sommet de la Terre en 2002 à Johannesburg. Nous continuons – il serait plus juste de dire : les élites sociales continuent largement de regarder – ailleurs. Et pourtant nous sommes loin des signes encore éparpillés d’incendie d’il y a 16 ans. Aujourd’hui celui-ci s’est à ce point rapproché que tout un chacun en éprouve l’onde de chaleur.
Mais il n’est pas possible que toutes les volontés d’une société se mobilisent en urgence contre un incendie lorsque celui-ci prospère sur l’herbe sèche de passions qui sont les valeurs cardinales d’une vie sociale.
Aujourd’hui, le ministre Hulot fait des plans d’avenir, comme la fin des voitures à combustion de carburants pétroliers en 2040, et la neutralité carbone en 2050 (on ne rejetterait dans l’atmosphère pas plus de carbone qu’on en capture). Il fait donc comme si la vie sociale allait continuer son train, comme si rien de ce qui la structure n’allait s’effondrer.
Mais la vie sociale ne suit pas son cours. Il devient, par exemple, de plus en plus voyant que la parade du pouvoir mercatocratique (ce que l’on appelle usuellement « les multinationales »), pour contrer les résistances des populations face aux ravages provoqués dans la biosphère, consiste à échapper aux législations étatiques par des pratiques d’extra-territorialité juridique (comme dans les paradis fiscaux) qui rendent les firmes non sanctionnables, et donc les lois impuissantes. Ainsi le Droit a de moins en moins prise sur les entreprises les plus ravageuses pour la biosphère (extraction de minerais et d’énergies fossiles, déforestation, surpêche, monocultures intensives, etc.).
Si l’on associe à ce phénomène la prise de pouvoir de populistes dans de nombreux États, dont les États-Unis, qui s’activent à détricoter le droit international, comme l’autonomie du judiciaire dans les droits nationaux, c’est aussi le pilier de l’état de droit, sur lequel les peuples gardent un certain contrôle, qui se délite et concourt à précipiter un processus d’effondrement.
La pratique du « comme si » – faire comme si les choses allaient continuer indéfiniment dans le même cadre de valeurs et de structure sociale – que l’on voit adoptée par Hulot, est depuis longtemps partagée – la citation de Chirac est une salutaire exception – par l’ensemble de la gente dirigeante de par le monde et est devenue dès lors le mode usuel, pour l’opinion commune, de réponse au désespoir propre à la modernité tardive.
D’autant que le « comme si » s’accommode très bien du populisme, lequel s’en prend à l’autre – l’autre humain qui est identifié à partir de petites différences (d’origine, d’apparences, etc.), et le plus souvent en situation de précarité sociale – en ce qu’il serait responsable de nos problèmes par son interférence dans notre vie sociale. Au fond le populisme fait comme si la pérennité des valeurs et de la structure de la société pouvait être assurée sous la condition de se débarrasser de l’autre.
La réponse d’opinion commune au désespoir contemporain a une dernière dimension qui est l’investissement délibéré de l’avenir immédiat. Il s’agit d’enserrer toutes ses perspectives d’avenir dans le court-terme. C’est ce qu’on a appelé le courtermisme. Quelle sera la croissance de l’année en cours ? Pour quand et de combien l’augmentation du prix de l’électricité ? Dans quel établissement mon enfant va-t-il continuer ses études ?... Le courtermisme comme phénomène de masse semble assez inédit dans l’histoire humaine. Il signale la difficulté de notre société à se projeter dans l’avenir, ce qui est sans aucun doute un symptôme de décadence. L’intérêt du courtermisme est de pouvoir se catalyser dans une philosophie hédoniste très primaire d’accumulation de sensations positives par la consommation qui est congruente aux intérêts marchands : chacun s’occupe de se donner les moyens de se procurer ce qui peut lui apporter de bonnes sensations, et le système marchand ne se prive pas de lui suggérer des possibilités. Bien sûr, l’évidente fragilité de ce courtermisme est d’amener à des comportements qui heurtent notre humanité. Tout particulièrement, il conduit à nier les solidarités humaines. C’est le « Je profite au maximum des sensations positives que je puis glaner dans cette société ! Après moi le Déluge ! » De ce point de vue le courtermisme apparaît pathétique en ce qu’il télescope l’irrécusable question « Quel cadre de vie vais-je laisser pour mes enfants ? »
Les populations peuvent-elles se contenter de ces dégagements par escamotage des raisons du désespoir ?
Comme l’a montré Jared Diamond, il y a eu dans le passé de nombreuses sociétés qui se sont effondrées de n’avoir pas su répondre de manière réaliste à de graves crises structurelles. Il faut pourtant noter une grande différence entre ces effondrements du passé et la situation actuelle en ce qui concerne la conscience de la crise. Les sociétés qui se sont effondrées méconnaissaient certaines lois écologiques, voire certaines lois de logique sociale, ce qui les a souvent amenées à persister dans leurs erreurs jusqu’à leur effondrement. Nous, humains du XXIème siècle, avons les moyens de connaître précisément les processus en cours, et d’anticiper les conséquences à en attendre. Mieux, aujourd’hui nous touchons du doigt la justesse des prévisions des premiers lanceurs d’alerte sur la dangerosité des pratiques de la société industrielle, rendues publiques dès les années soixante. Non seulement nous savons, mais nous sommes confirmés dans la validité de ces savoirs. Si nous entrons dans le processus d’effondrement, ce n’est donc pas par ignorance. Et si ce n’est pas par ignorance, c’est par mauvaise volonté.
C’est pourquoi, de plus en plus nombreux sont ceux qui remettent en cause les lâchetés de l’attitude commune contemporaine pour conjurer le désespoir – lâcheté de la politique de l’autruche du « comme si tout pouvait continuer comme avant », lâcheté du populisme qui s’attaque à plus faible, lâcheté du courtermisme qui brade notre humanité.
C’est bien du côté de ceux qui résistent aux menées d’individus qui ont acquis du pouvoir – presque toujours par l’argent – et se trouvent en position de prendre des décisions irresponsables, que s'ouvre la voie de la résilience à l’inédit et radical désespoir de l’homme contemporain.
Ces résistances peuvent amener à être confronté à des violences – violences d’État dans les pays occidentaux, violences venant de mercenaires à la solde des grands intérêts d’argent dans d’autres pays. Du coup c’est le bien-être et parfois la vie (Rémi Fraisse, 26 octobre 2014) du résistant qui sont remises en cause en faveur d’un avenir collectif à long terme.
Il ne faut cependant pas exclure de ces actes de résistance la simple position pratique, par des initiatives locales, d’autres principes de vie sociale qui tournent le dos à la démesure passionnelle ambiante. Ces initiatives sont multiples, variées, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le sait car très souvent minimes, masquées ou rejetées dans l’obscurité des marges. Pourtant elles manifestent d’innombrables volontés tournées vers un avenir possible, et par là elles conjurent le désespoir.
Mais le désespoir revient par la conscience que ces initiatives, ces résistances, ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Elles ont beau se multiplier, elles ont beau susciter des sympathies toujours plus larges, elles ne changent pas significativement la réalité des faits. Car aujourd’hui même on met en œuvre de nouveaux moyens techniques pour instrumentaliser encore plus intensivement la biosphère. Aujourd’hui les activités humaines n’ont jamais été aussi destructrices.
En cette seconde décennie du XXIème siècle, c’est là le désespoir le plus profond, le plus irrémissible. Nonobstant les signes quasi quotidiens de maillons de la biosphère qui lâchent, nonobstant tout ce qu’on sait des conséquences des processus en cours, nonobstant toutes les résistances, initiatives et sympathies populaires, on est trop loin de ce que requiert la situation : une mobilisation générale et immédiate contre le feu, comme à Sallanches le 19 avril 1840.
On ne peut pas alors s’empêcher d’envisager que seule une catastrophe majeure, traumatisante pour l’opinion publique à la fois par les dégâts qu’elle causerait et par l’impéritie des pouvoirs qu’elle révélerait, serait à même de délier l’opinion commune de la logique marchande de l’argent-roi et d’opérer ce renversement des valeurs permettant de rassembler toutes les volontés dans une mobilisation d’état d’urgence.
Mais, vraiment, ne peut-on pas espérer mieux de l’humain, puisque si nombreux nous sommes à être lucides sur l’urgence qu’impose notre situation ?
Peut-être alors faut-il changer ses coordonnées mentales pour trouver une authentique résilience au désespoir contemporain. Peut-être faut-il se tourner vers le paramètre essentiel : le sens que l’on donne à sa propre vie. Ne plus accepter de faire des choses qui n’ont pas de sens. Ce qui peut aussi se dire : utiliser ce temps de vie qui nous est encore accordé pour donner à sa vie sa plus grande valeur. On voit tout de suite qu’une telle maxime récuse :
– de faire des choses qui pour nous n’ont pas de sens en échange d’argent,
– la pratique de la consommation pour des besoins induits par la propagande marchande,
– l’accumulation des déchets et le gaspillage (en France 1/3 de la nourriture achetée par les ménages est gaspillée),
– un idéal de vie rabattu sur la sommation de sensations positives,
– une activité qui ne contemple pas son produit – son œuvre – parce qu’elle est constamment déterminée à se relancer par le surenchérissement lié à la compétition.
À chacun, dès lors, de clarifier positivement comment il peut donner à sa vie sa plus grande valeur : c’est là sa liberté la plus fondamentale. Mais il faut avoir conscience que pour cela il a besoin d’autrui – il a besoin de connaître les expériences d’autrui, de partager les siennes avec autrui, et finalement de réfléchir l’expérience humaine avec lui.
Il convient de souligner un aspect important de cette réflexion à partir de l’expérience commune, qui est le recours à la mémoire collective. La mémoire collective est systématiquement dévaluée par l’idéologie dominante  – le modernisme – sous prétexte qu’elle ferait état d’un monde qui n’est plus d’actualité et qui serait dépassé. Or, il semble que les jeunes générations, qui s’impliquent généreusement dans la résistance à l’irresponsabilité marchande, pâtissent de cette élision assez générale de leur histoire passée[1].
Gardons en mémoire avec quelle ténacité nos aïeux ont combattu, au long du XIXème siècle, de 1792 (journées d’août) à 1871 (répression sanglante de la Commune), contre la mise en place de cette société « bourgeoise » qui se révèle aujourd’hui si funeste. Leur ténacité se fondait sur la conviction qu’une société bonne devait s’appuyer sur de toutes autres valeurs que les valeurs industrialo-marchandes : la coopération plutôt que la compétition, le bien public plutôt que la thésaurisation privée, l’égalité plutôt que le pouvoir, la valeur de l’œuvre plutôt que celle de l’argent. Les combats des Leroux, Flora Tristan, Vallès, Proudhon, Blanqui, Louise Michel, Victor Hugo aussi, et tant d’autres plus anonymes[2], montrent combien l’organisation de la vie sociale en fonction du mode de vie « bourgeois » ne va pas de soi. Ils nous racontent combien naguère a été prégnante cette possibilité – qui semble si difficilement concevable aujourd’hui – de vivre selon d’autres principes en partageant le meilleur des progrès de la médecine et des sciences. Ils témoignent jusqu’où peut aller la détermination dans l’engagement en faveur du bien public. Ils nous montrent combien la peur est aisément dépassée lorsque le sens de son combat est clairement tenu parce que réfléchi et partagé. Ils nous donnent le courage de nous lever pour nous réapproprier le sens de nos vies.
Et cette décision de nous lever pour changer de sens, pour retrouver le bon sens, ne nous donnerait-elle pas un avenir ? Ne nous ferait-elle pas voir que l’effondrement n’est plus une fatalité ? Fin de la peur, place à l’action.



 [1] Le film Demain (2015) de Cyril Dion et Mélanie Laurent, qui promeut la diversité des initiatives prometteuses pour une société d’après l’âge industriel, oublie totalement l’expérience du journal Le Canard enchaîné, dont l’organisation, inspirée du socialisme-anarchiste du XIXème siècle, lui permet d’échapper à la logique marchande depuis plus d’un siècle, tout en apportant à la vie sociale une source d’informations irremplaçable.
 [2] On peut lire Le Banquet des affamés (Didier Dæninckx, 2012), rédigé à partir de l’autobiographie du communard Maxime Lisbonne.