mercredi, janvier 31, 2018

La crise écologique au prisme du cancer


   « Comment une espèce, l’espèce humaine, peut-elle menacer la biosphère dont elle dépend absolument ? » Ainsi concluions-nous interrogativement notre article étayant la thèse que l’espèce humaine dépendrait absolument de la nature entendue rigoureusement comme biosphère.

   Précisons le paradoxe. C'est bien la biosphère qui a produit cette espèce vivante qui aujourd’hui remet en cause ses équilibres et les règles qui les régissent – par exemple en augmentant démesurément le taux de CO2 dans l’atmosphère, ou en modifiant le génome d’êtres vivants. Cela semble contradictoire avec la propriété essentielle d'autorégulation que l’on reconnaît à la biosphère.

   La seule ouverture logique pour surmonter ce paradoxe est l’hypothèse que ce système (qu’est la biosphère) ne soit pas si systématique et bien réglé que cela, qu’il ait des imperfections, qu’il soit faillible.

   Nous pouvons transposer le problème au niveau de l’organisme vivant qui lui aussi est un système auto-régulé et auto-régénérant (dans certaines limites puisqu’il est mortel) pour l’appréhender plus concrètement. Pour un organisme vivant la maladie n’est pas une défaillance du système dans la mesure où elle procède de l’activité dommageable d’autres êtres vivants qui l’investissent (microbes, etc.). D’ailleurs l’organisme développe des défenses et même une immunité durable pour maîtriser ces attaques exogènes.

   Pourtant il y a des maladies de l’organisme vivant qui apparaissent comme l’effet d’une défaillance du système lui-même. Ce sont, entre autres, les tumeurs cancéreuses qui sont produites par un dérèglement du processus de renouvellement des cellules. Ici, c’est la vitalité d’un élément du système – la production de cellules – qui se développe au détriment de la vitalité de l’organisme. Les biologistes ont montré que ce qui est en cause dans un cancer, c’est une altération du programme de reproduction des cellules due à une modification de certains de leurs gènes. Et ces modifications peuvent être corrélées à une action persistante d’un ou plusieurs agents extérieurs (biologiques, chimiques, ou électromagnétiques).

   Le développement anomique de l’espèce humaine dans la biosphère – qui voit doubler le nombre d’individus humains dans les 40 dernières années alors que le nombre des autres vertébrés a diminué de moitié – avec les dommages qu'il engendre ne serait-il pas comme un cancer de la biosphère ?

   Les analogies sont frappantes entre la prolifération dévastatrice de l’espèce humaine depuis 2 siècles et le développement d’un cancer :

  • même acquisition d’une autonomie dans la reproduction par la non prise en compte des messages émanant de l’environnement et donnant les règles du bon développement mesuré à l’intérêt de l’ensemble – ici la biosphère, là l’organisme,
  • même parasitisme agressif détournant les ressources de l’ensemble au profit de ce développement anomique – ici détournement des ressources vivrières vers la production industrielle de marchandises, là vascularisation détournant les ressources sanguines vers la tumeur,
  • même comportement invasif pour s’implanter là où cette implantation ne peut se faire qu’au détriment de la vitalité existante – ici on détruit une forêt bruissante de biodiversité pour implanter une monoculture à usage industriel, là une tumeur métastase sur un autre organe qu’elle saccage dans son développement.

   L’intérêt de cette analogie c’est qu’elle désigne l’issue : la disparition de la totalité vivante. Beaucoup de signes indiquent que la biosphère pourrait disparaître par l’activisme de l’humanité, tout comme l’individu vivant finit par mourir de son cancer. Après tout, une planète sans biosphère, une planète morte, on sait que c’est tout-à-fait envisageable puisque c’est le lot commun de toutes les autres planètes connues.

   Cette analogie pourrait aussi indiquer le remède : un cancer ne se guérit que par élimination de la tumeur cancéreuse. Or il faut pour cela que le cancer soit peu avancé, c’est-à-dire que les cellules cancéreuses ne diffusent pas encore dans tout l’organisme par métastase. Or, si nous exploitons notre analogie, l’humanité ravageuse – c’est-à-dire mercato-industrielle – est désormais, selon l’adjectif consacré, « mondialisée ». N’étant plus localisée, le « cancer » de la planète Terre n’est plus éradicable.


   D’ailleurs cette idée d’éradiquer une formation cancéreuse de la planète a-telle un sens ? C’est en ce point que la métaphore du cancer trouve sa limite. Car qui peut éradiquer un cancer quel qu’il soit, si ce n’est l’être humain lui-même ? La seule lutte contre un cancer qui vaille, c’est la main de l’homme – le bistouri du chirurgien. Et il est impossible que l’espèce humaine s’en prenne ainsi à elle-même.

    L’orientation « maligne » de l’humanité peut être schématiquement comprise – ce que notre livre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ? s’est efforcé d’établir – comme la combinaison de l’apport d’une nouvelle démarche heuristique (la science expérimentale), d’un nouveau type de pouvoir (celui des « bourgeois »), et de l’activation de passions communes ancestrales touchant au rapport des hommes à la nature. Or l’apparition de chacun de ces paramètres procède de choix humains, de même que l’engagement quotidien des individus humains pour concrétiser l’activisme ravageur rendu possible par cette configuration dépend de leur liberté. Cela signifie que l’humanité ne saurait être uniforme dans ses choix de comportements vis-à-vis de son environnement naturel. Il faut donc reconnaître qu’il n’y a aucune nécessité au développement proliférant des ravages humains sur la biosphère. Alors qu’il y a un déterminisme implacable au développement proliférant d’un tumeur cancéreuse puisqu’il est uniformément inscrit dans le génome des cellules malades.


    Cette limite de la métaphore nous permet de comprendre que le cancer reste une maladie, une maladie endogène certes, mais une maladie d’individus vivants, alors que la crise écologique mondiale n’est pas une maladie. La maladie d’un individu vivant implique toujours un environnement vivant – son milieu – en lequel se trouvent des facteurs nécessaires à son déclenchement, mais aussi, quand il y en a, les moyens de ses remèdes. Autrement dit, on ne peut comprendre la maladie sans tenir compte du milieu dans lequel vit le malade. C’est un des biais de la biologie contemporaine de mettre l’accent sur les particularités génétiques de l’individu dans l’apparition du cancer. Mais il ne s’agit que de prédispositions car le déclenchement d’un cancer présuppose toujours un rapport pathogène à l’environnement. Et depuis quelques décennies se sont multipliés dans l’environnement les facteurs qui peuvent directement créer du désordre dans le génome d’une cellule (flux d’ondes électromagnétiques, radioactivité artificielle, produits phytosanitaires systémiques, perturbateurs endocriniens, nanoparticules, etc.)

   On peut considérer la biosphère comme un réseau dense de processus entre des individus vivants et leur milieu, processus qui recyclent constamment les mêmes éléments (oxygène, hydrogène, carbone, azote, soufre, phosphore, etc.) et qui sont activés par l’énergie solaire. Le cancer est une forme – pathologique du point de vue de la durabilité d’un être vivant – que peut prendre ce processus.

   La biosphère n’est donc pas cancerisable. Tout simplement parce qu’elle n’est pas en interaction avec un milieu. L’univers extra atmosphérique n’est pas son milieu parce qu’il n’y a pas interaction –  au sens de processus de co-évolution par action réciproque – entre les deux. L’univers fournit éléments et énergie dont se nourrissent les processus qui font la biosphère, et c’est tout. Il ne saurait être affecté par le dépérissement de cette espèce de mousse verte qui est apparu un temps sur la surface d’une petite planète perdue dans l’infinité cosmique. C’est le sens profond de ce qu’on ressent en contemplant le ciel étoilé (en site sauf de pollution lumineuse) – ce qui a été ainsi exprimé par Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie !»

   De quoi rêvent-ils vraiment ceux qui prétendent rêver aller sur Mars ? Vivre dans un environnement où plus rien ne nous répond sinon des agencements techniques dont le moindre dysfonctionnement nous ramène à la Terre : « Allo, Terre ! Ya quelqu’un ? » – « Il y a quelqu’un ? » : ils se remémoreront alors la question essentielle.

   Le seul dehors viable à la biosphère est apporté par l’esprit humain, justement parce qu’il est capable de penser le mot « biosphère », c’est-à-dire de prendre du recul par rapport à sa position particulière pour considérer ce qui l’enveloppe comme un tout. Et il est capable de penser ainsi en vertu de cet « échappement » que lui a permis la biosphère en lui donnant l’autonomie concernant la finalité de son existence.

   Il y a donc une mauvaise nouvelle dans la métaphore du cancer pour rendre compte de la déroute écologique actuelle de l’humanité. L’activisme mercato-industriel actuel se développe à travers la planète selon la logique d’une tumeur maligne qui a métastasé. La biosphère est aujourd’hui dans la logique d’un cancer généralisé qui pointe vers son effondrement final.

   Mais il y a aussi une bonne nouvelle qui est paradoxalement dans le fait qu’il ne saurait y avoir de remède. La biosphère en effet n’est pas un organisme vivant susceptible d’être malade. Elle est autre chose : la biosphère ! C’est-à-dire un système d’êtres vivants unique. Ce qui le caractérise c’est d’être animé. Il faut prendre au sérieux l’idée stoïcienne d’une « âme du monde » qui signifiait pour eux non pas un Esprit omniscient régnant sur l’Univers, mais une énergie traversant tous les êtres – les stoïciens, qui étaient matérialistes, la pensaient comme un feu – dont le caractère essentiel est d’être imprégnée de raison.

   On voit que, jusqu’ici, la philosophie stoïcienne s’ajuste plutôt bien à notre conception de la biosphère. Mais on aurait du mal à trouver d’authentiques stoïciens aujourd’hui, car ceux-ci affirmaient que la raison du monde était infaillible et avait ordonné le monde de la meilleure manière qui puisse être. Aujourd’hui nous sommes bien obligé de reconnaître que la raison qui s’exprime dans la biosphère est faillible. Pour éclairer cette faillibilité on peut s’appuyer sur la philosophie de Maurice Pradines, en particulier dans son livre L'Aventure de l'esprit dans les espèces (1954, Flammarion) où il met en scène une raison omniprésente dans la nature, toujours incorporée, disséminée dans les êtres vivants, tâtonnante, faillible, procédant aussi par rectifications et repentirs, pour porter au plus loin les possibilités de la vie.

   L’« échappement » que constitue l’ouverture au choix de la finalité de son existence que la biosphère a inscrite dans le génome de l’espèce humaine, est un de ces essais – sans doute le plus audacieux – pour épanouir au mieux la vie sur Terre. Il apparaît aujourd’hui que c’était une voie risquée. Au mieux, peut-on penser, cela sera une catastrophe – une de plus – dont la biosphère finira par se remettre après une période de retrait désertique. Mais il n’est pas à exclure qu’elle disparaisse définitivement.

   La bonne nouvelle est que s’il n’y a pas de remède à la logique cancéreuse en laquelle est aujourd’hui prise la biosphère, il y a mieux. Il y a la pensée humaine qui est capable de penser la biosphère, la crise écologique qu’elle subit, et les choix humains qui l’ont amenée. Autrement dit, pour actualiser la pensée de Pradines, c’est à travers l’esprit humain que la biosphère peut dès à présent se dégager de cette logique mortifère. Il suffit que les humains changent les principes de leurs choix d’action sur leur environnement naturel. En sont-ils capables ? Bien sûr ! Il y a des forces sociales à l’œuvre dans ce sens depuis bien longtemps. Et beaucoup de signes amènent à penser qu’aujourd’hui elles sont plus puissantes que jamais !

mercredi, janvier 24, 2018

Ne sommes-nous pas tous zadistes ?


   Tout se passe comme si le plan de communication du pouvoir politique – en harmonie avec le pouvoir économique qui contrôle les grands médias – à la suite de la décision de l’abandon du projet d’aéroport international de Notre-Dame-des-Landes était d’évacuer l’enjeu écologique de ce choix.

   Ce plan est simple :

  • Présenter cette décision comme du pragmatisme purement conjoncturel : en finir avec cette controverse qui, depuis 50 ans, disperse les énergies, et affiche une mise en échec de l’État – avec en point d’orgue ces couplets sur cette enclave de non-droit que constituent les occupants de la « ZAD » (zone à défendre).
  • Intimer le silence à Nicolas Hulot (et à d’autres sensibilités écologiques du gouvernement, s’il en est), afin que ne soit pas évoquée dans les grands médias la dimension écologique positive de la décision.

   Pourtant, la véritable dimension de ce choix – celle que retiendra l’histoire – est bien écologique. Voilà enfin un choix majeur qui va dans le sens de la maîtrise de l’évolution du climat et de la préservation de la vitalité des espaces naturels.

   Cette décision politique a une portée symbolique d’autant plus forte qu’elle vient après un demi-siècle d’une controverse écologique. L’arrêt du projet de Notre-Dame-des-Landes est un geste fort dans le sens de la réappropriation par les humains de la maîtrise de leur avenir dans la biosphère.

   Ces quelques occupants actuels de la ZAD ne sont que les dépositaires les plus avancés de deux générations de résistants au saccage d’un espace naturel pour un projet élitiste et dommageable pour l’avenir commun.

   Mieux, ils sont les dépositaires de ces millions de français – et bien au-delà de nos frontières – qui ont éprouvé un sentiment positif – de soulagement, de renouement de leur confiance en l’homme et en notre avenir commun – à l’annonce de cette décision.

   Qui d’ailleurs exclure de ces sentiments ? Il est assuré – on peut trouver des témoignages – que des affairistes, sans états d’âme, le jour, dans leur activité d’investisseurs optimisant la rentabilité, confient le soir venu que ça ne peut pas continuer comme cela, que la seule solution est une révolution écologique.

   Ne sommes-nous pas tous zadistes ?

   Au moins peut-on faire un pari sur l’avenir.

   Comme nos gouvernants se sont abstenus de faire de leur décision un choix écologique, l’histoire retiendra que c’est bien le peuple qui, en janvier 2018, a mis un coup d’arrêt à l’activisme ravageur des affairistes.

vendredi, janvier 19, 2018

Animaux : le grand effacement

  Que notre attention se porte sur le grand effacement contemporain des animaux ! Car il se pourrait que le dommage ne soit pas seulement écologique.



   

   Notre époque est celle où s’opère le grand effacement de l’animal. Cet effacement est le fait de l’espèce humaine et se produit, depuis plusieurs décennies, au long du comportement ordinaire des hommes de la modernité tardive, selon 3 modalités :
  • Par une tuerie de masse. WWF estime à environ 6O % la diminution des populations de vertébrés sur la planète depuis 1970 (hors l’humanité, bien sûr, dont la population a plus que doublé). En ce qui concerne les invertébrés, la régression est difficilement chiffrable, mais c’est d’un effondrement des populations d’insectes dans les pays d’agriculture industrialisée dont il faut parler.

  • Par réification économique. La réification est le fait de traiter des êtres vivants, malgré leur identité propre, comme des choses. L’économie marchande contemporaine réifie méthodiquement les animaux. D’abord en les réduisant au statut de marchandises – un animal ne vaut, du point de vue de l’économie marchande, que selon la hauteur de son prix. Ensuite en les traitant, dans le processus industriel, comme une simple matière première à transformer – ce qui produit ces insoutenables espaces clos d’élevages industriels où les animaux, rassemblés en surdensité, sont traités machiniquement.

  • Enfin comme catalyseurs de fantasmes. Cela signifie que, même dans les relations positives que les humains établissent avec des animaux – la relation à l’animal de compagnie ou à l’animal sauvage dans le documentaire animalier – ceux-ci ne sont habituellement pas reconnus en propre, c’est-à-dire dans leur différence (par exemple, on fait de l’animal de compagnie le partenaire pour une relation humaine réparatrice, ou de l’animal sauvage le symbole d’une insertion harmonieuse dans la nature, celle, précisément, que l’on saccage par ailleurs.)

   L’effacement de l’animalité est l’autre grand symptôme, à côté du réchauffement climatique, de la crise écologique en laquelle nous sommes entrés – symptômes qui augurent de redoutables effondrements à venir tout comme les pans de banquise se détachent de plus en plus volumineux de la calotte polaire.

    Mais il y a une conséquence plus profonde qui touche à la conscience qu’a d’elle-même l’humanité. Or, ce qui se joue dans cette conscience de soi, c’est la manière dont l’humanité voit son avenir – et donc, du point de vue des enjeux actuels, sa manière de répondre – ou non – au défi écologique.

    Il faut reconnaître cette vérité fondamentale : l’humanité s’est toujours définie par opposition à l’animalité. La meilleure illustration en est donnée par Aristote qui définit l’homme comme « … le seul animal doué de raison ». Mais parcourez toute l’histoire de la pensée, vous retrouverez toujours comme base de l’élucidation de la spécificité humaine un démarquage par rapport à l’animal.

    Or, très logiquement, cette conception de l’humain par opposition à l’animal ne prend son sens que sur fond d’une proximité plus fondamentale. L’animal, parce qu’il est également un être vivant, possède une sensibilité en laquelle s’exprime sa vitalité. Et parce que la sensibilité de l’animal, comme la mienne, a les mêmes problèmes fondamentaux du vouloir-vivre à résoudre, elles ne sont pas totalement étrangères l’une à l’autre mais peuvent toujours, dans une certaine mesure, se comprendre. Bref, comme nous l’avons développé dans un autre article, il y a une sympathie – du grec sun pathos = éprouver avec – fondamentale et réciproque entre l’animal et l’humain qui fait que je comprends pourquoi l’insecte surpris s’immobilise, et plus généralement qui explique pourquoi je fais spontanément, dans mon champ perceptif, le départ entre les êtres vivants et les choses inanimées.

    Cette sympathie du vivant se développe d’autant mieux que les espèces occupent les mêmes espaces et sont amenées fréquemment à interagir. C’est donc sur la base de cette sympathie avec le monde animal que nous concevons notre spécificité d’humain. Et nous serons d’autant mieux à même de la définir que nous aurons plus régulièrement des interactions avec les animaux qui nous sont les plus proches, c’est-à-dire les mammifères supérieurs. Et il va sans dire que nous ne saurions avoir des interactions sur la base de la sympathie avec des animaux – ils sont différents parce qu’ils sont déjà comme nous – que nous avons effacés en tant qu’animaux parce que nous les traitons comme des choses, ou bien comme supports à nos fantasmes.

    Le corollaire est très simple : c’est seulement dans une société humaine qui a largement effacé les animaux, où les humains ne les fréquentent plus ordinairement en tant que tels, où l’on a laissé se dessécher cette sympathie qui nous relie à l’ensemble du monde vivant, qu’on peut négliger le défi écologique pour former des délires sur un avenir transhumaniste.

dimanche, janvier 07, 2018

Le smartphone et la plume


  Que peuvent les humains pour inverser leur rapport à l’environnement naturel et remédier à la brutale dégradation, par leur action, de la vitalité sur notre planète ?

  Plutôt que de brandir des impératifs moraux qui s’avèrent, depuis plusieurs décennies, parfaitement vains, ne faut-il pas s’interroger sur le lien de l’espèce humaine avec la nature ?

  L’humanité est-elle une espèce déliée de la nature ?

 
  La vision du monde qui prévaut aujourd’hui, et qui est portée par la pensée occidentale, est celle de la déliaison de l’humanité et de la nature. Cette idée est héritée de Descartes qui justifiait une autonomie propre de l’humanité à côté de la nature par la volonté divine qui avait octroyé aux seuls humains une « âme » libre avec comme attribut principal la raison – raison qui, selon lui, ne pouvait que servir aux hommes à connaître leur environnement naturel afin de l’utiliser à leur profit, ce qui les met en position d’être, selon ses propres mots, comme « maîtres et possesseurs » de la nature.

  Mais voyez le paradoxe de cette conception : dans le même mouvement où l’on fait de la puissance de sa raison la marque du statut privilégié de l’humain qui le sépare de toutes les autres espèces vivantes, on la bride sans recours puisque l’âme humaine étant décrétée de facture divine, la raison doit renoncer à l’expliquer. La bonne fortune de cette pensée peu cohérente (malgré l’effort de Kant) d’une déliaison de l’homme et de la nature est à rattacher à une contingence historique : sa valeur idéologique pour justifier les bouleversements opérés dans l’environnement en faveur de la pratique économique industrielle à l’échelle mondiale.

  L’hypothèse alternative, celle d’un lien essentiel, et qui ne saurait être rompu, entre la nature et l’humanité a été développée par les stoïciens dès l’Antiquité. Elle est fondée sur la thèse que la raison est d’abord une caractéristique du monde avant d’être un attribut de l’homme. Cela devrait sauter aux yeux pour qui sait considérer son environnement naturel autrement qu’en simple réservoir de matières premières à élaborer pour satisfaire ses besoins.

  Vous trouvez au détour d’un recoin de la cité un smartphone et une plume d’oiseau abandonnés par terre. Lequel est le plus impressionnant pour la raison humaine ? Essayez simplement de considérer attentivement la plume : il n’est pas impossible qu’en ingéniosité comme en miniaturisation, le smartphone vous apparaisse plus grossier que la plume !

  De ce point de vue, qui est celui d’une curiosité désintéressée, l’explication actuelle par la science de l’existence de la plume qui élimine la raison pour ne retenir que le jeu du hasard et de la nécessité – hasard des mutations génétiques et nécessité de la lutte pour la vie, conformément à la théorie de l’évolution –  apparaît insupportablement réductrice.

  La nature en tant qu’elle se donne à notre expérience comme totalité ordonnée manifeste la raison dans la manière même dont elle s’impose à nous par opposition aux agrégats chaotiques d’éléments. Mais pour réfléchir de manière profitable sur la « nature », il faut se délester de la charge d’affects et de fantasmes que le mot spontanément aimante du fait de la longue histoire des relations passionnées de l’homme à son environnement naturel, et dont les moindres ne sont pas ceux émanant de la mauvaise conscience de l’homme contemporain pour son artificialisation outrancière de son environnement.

  Le mot « nature » vient du latin natura qui désignait la naissance, laquelle étant pensée d’abord en son sens biologique. Or la naissance biologique procède d’une logique de l’espèce, elle-même insérée dans une logique de relations entre d’innombrables espèces vivantes, lesquelles ne prospèrent qu’appuyées sur des échanges avec des supports minéral et aqueux, et une atmosphère protectrice. Ainsi le fait de naissance ne concerne qu’une petite partie de l’Univers – un phénomène singulier qui s’est développé à la surface de la planète Terre. Nous venons de déterminer ce que les scientifiques appellent la « biosphère ».

  C’est pourquoi, en cette démarche, nous définirons la nature comme biosphère. L’unité rationnelle de la biosphère peut s’expliciter par sa systématicité, car  toute espèce vivante n’existe et ne se maintient que par les relations qu’elle entretient avec d’innombrables autres espèces ; par son autonomie, puisque la biosphère trouve en elle-même les principes de son fonctionnement et de son développement, elle se règle elle même, elle se régénère elle-même ; par sa dynamique au sens où ce système se développe en tendant à maintenir les paramètres favorables à l’apparition d’un maximum d’êtres vivants, cette finalité se réalisant par le biais de la diversification des formes vivantes permettant de tirer parti des configurations écologiques les plus variées.

  Si l’humain n’est pas dans la biosphère « comme un empire dans un empire » selon l’expression de Spinoza qui voulait par là montrer le caractère paradoxal de la position de Descartes – comment peut-on procéder de la biosphère et s’en prétendre « maîtres et possesseurs » ? – alors il faut prendre au sérieux l’hypothèse que tout dans ce qui fait l’homme, dans ce que fait l’homme, dépend de la biosphère, que l’humain ne saurait se déprendre de sa naissance biosphérique – de sa « nature » – quelles que soient les initiatives qu’il prend, quels que soient les artifices techniques dont il s’apprête. Ce qui peut s'exprimer : la biosphère transcende l’homme.

  D’ailleurs cette transcendance n’est-elle pas consacrée par le vocabulaire ? L’extension d’emploi du mot « nature » légitime le passage de « la nature » comme totalité ordonnée qui est donnée de par sa naissance à l’homme, à la « nature » de chaque être, de toute chose, et à « ma nature » d’individu singulier.

  Cette transcendance est également inscrite dans notre perception. En effet, en tant que biosphère, la nature est d’abord objet d’expérience perceptive. Mais justement, le mot « objet » trouve ici sa limite. « Objet », étymologiquement, signifie « ce qui est posé devant soi », donc ce qui ressortit sur un fond et dont on peut percevoir les contours. Or, la perception de la nature se donne toujours, en sa plus grande extension, comme ce qui est sans contour quoique perçu : le ciel n’est pas « objet » de perception ! Cela veut aussi dire qu’on ne saurait lui échapper, comme on se détourne d’un objet pour aller voir ailleurs : on est toujours sous le ciel (même l’astronaute en sa station orbitale). Cette transcendance perceptive du ciel se retrouve dans l’expérience du déplacement d’horizon qui est la matrice de la métaphysique de Giordano Bruno : la vision statique d’un espace terrestre fermé par la ligne d’horizon devient pour l’individu en déplacement un horizon mouvant ouvrant continuellement à de nouveaux espaces ; il n’y a donc pas d’objet « espace terrestre » sous le ciel sinon comme une illusion créée par l’immobilité. Or, on doit considérer que toutes nos pensées dépendent de notre perception (voir Merleau-Ponty, en particulier Le primat de la perception, 1946).

  À ceux qui verraient dans l’évocation d’activités humaines supra-atmosphériques une objection à la transcendance de la biosphère, nous ferions remarquer que c’est naturellement, par la transparence de l’atmosphère, que la biosphère nous donne accès à son au-delà – donc que l’ouverture de l’humanité vers l’infinité de l’Univers est une propriété de la biosphère.

  Mais l’objection massive à la transcendance de la nature est la dimension culturelle de l’espèce humaine : l’humain aurait ce caractère propre de développer une culture, c’est-à-dire un certain type de réalité dite artificielle qui ne saurait être déduite des propriétés de la biosphère.

  Certes, une fraise des bois est naturelle, une fraise cultivée à partir d’une longue sélection humaine est artificielle. Pourtant la cueillette est tout autant une pratique culturelle, que celle de cultiver de variétés sélectionnées sous serre. En réalité l’opposition nature/culture a bien un sens, mais ce sens n’est pas absolu, il est relatif à la valorisation des pratiques humaines dans un groupe social à une époque donnée. Aujourd’hui nous considérons qu’il y a des pratiques agricoles naturelles – telle la permaculture – par opposition à l’agriculture industrialisée ; mais en d’autres lieux, d’autres temps, on a considéré l’agriculture sédentarisée comme artificielle par rapport au nomadisme des bergers.
C’est pourquoi, comme l’anthropologue Philippe Descola l’a établi dans Par-delà nature et culture (2005), c’est seulement dans la société occidentale de l’époque moderne, intéressée à se valoriser comme technicienne, que l’on fonde sa vision du monde sur l’opposition de la culture à la nature. Alors que dans d’autres systèmes de pensées, comme dans les sociétés premières ou dans l’ensemble des sociétés qui ont précédées notre société industrielle, ce sont les continuités ou les analogies des choix de comportement humain avec ceux des autres formes vivantes, qui sont mis en valeur.

  En réalité, comme l’écrivait Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, 1945) : « tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. »

  La culture n’est donc pas une rupture du lien de l’humain à la biosphère même si elle peut s’analyser « comme une sorte d’échappement » par rapport à celle-ci.

  Or il est tout-à-fait possible de fonder biologiquement cet « échappement » par la notion, d’expérience scientifique, d’« ouverture » du programme génétique : « Chez les organismes simples, le comportement est déterminé de manière très stricte par les gènes. Chez les organismes plus complexes, le programme génétique devient moins contraignant, plus «ouvert», selon l'expression d'Ernst Mayr, en ce sens qu'il ne prescrit pas dans le détail les différents aspects du comportement, mais laisse à l'organisme des possibilités de choix. Il lui donne une certaine liberté de réponse. Au lieu d'imposer des instructions rigides, il confère à l'organisme des potentialités et capacités. Cette ouverture du programme génétique augmente au cours de l'évolution pour culminer avec l'humanité. » (François Jacob, Le jeu des possibles, 1981)

  On voit l’ouverture de son programme génétique dans l’extraordinaire polyvalence de l’espèce humaine : caractère omnivore, polyvalence des mains, stature verticale pour une présence tout azimut à l’espace, absence de biotope assigné. Comme disait J-J Rousseau « l’homme n’en ayant peut-être aucun [instinct des bêtes] qui lui appartienne, se les approprie tous ».

  Or, le programme génétique ne porte pas seulement sur les moyens de vivre, il porte aussi sur le but final de la vie. Or, s’il le détermine fermement pour toutes les autres espèces, comme on le voit en ce que cette finalité les arrime à un biotope déterminé, il ne le détermine pas pour l’homme. Certes, l’homme a de puissants besoins imposés génétiquement ; mais si ceux-ci l’inclinent à certains comportements, ils ne le déterminent pas ; sauf situation d’urgence, il peut toujours les mettre en perspective par rapport à d’autres comportements possibles. Par exemple, l’humain est puissamment porté vers l’union sexuelle et la fécondation pour la continuation de l’espèce, mais il peut choisir de faire le vœu de chasteté et consacrer sa vie à rendre hommage à un être surnaturel hors du champ de l’expérience humaine.

  On peut penser – avec Aristote – que l’homme a développé concomitamment sa raison et sa faculté de langage pour définir « ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste » (Politique), autrement dit pour élaborer cette capacité à prendre position par rapport à ses inclinations naturelles et donner ainsi un contenu à cette ouverture concernant ce que sera son bien.
 
  Il ne peut pas y avoir d’ouverture plus radicale du programme génétique que celle concernant la finalité du vivant. C’est ainsi qu’il faut comprendre qu’elle soit un « échappement » par rapport à la condition des autres espèces vivantes. Mais pourquoi la biosphère aurait-elle développé cette forme audacieuse d’un vivant dont elle ne verrouille pas la finalité et qui semble aujourd’hui la menacer ?

  On peut se donner l’hypothèse que l’avènement d’une espèce à finalité ouverte – l’espèce humaine – est dans la logique du dynamisme de la biosphère. Ne permet-elle pas à la vie de s’affirmer dans une variété indéfinie de configurations environnementales ? De ce point de vue les appendices techniques – déjà présents dans le règne animal – ne seraient que la variable d’ajustement à des biotopes inédits.

  Mais même dans nos entreprises les plus osées – comme d’aller marcher sur la lune – nous humains resterions tributaires de la logique de la biosphère à laquelle nous continuons – quoiqu’on veuille – d’appartenir.

  Si l’on admet qu’en toutes ses entreprises, l’humain reste pleinement « biosphérique », ne doit-il pas penser d’abord sa latitude d’action sur son environnement naturel en terme de tribut ? Et comment concevoir ce tribut sinon comme une maxime par laquelle les hommes s’obligent à inscrire leurs choix de valeurs finales dans le cadre de la logique de la biosphère ? Et une telle maxime implique un effort de connaissance des principes qui régissent l’ordre de la nature. Il semble bien que telle a été la démarche de toutes les sociétés humaines pour gérer leur rapport à leur environnement naturel. Toutes sauf une : notre société, la société moderne industrielle occidentale.

  Pourtant il faut reconnaître à notre société d’avoir poussé le plus loin la connaissance de la nature par la raison, alors que la quasi totalité des autres sociétés s’appuyaient sur des récits d’origine obscure mettant en scène des êtres surnaturels qu’elles sacralisaient pour fixer la connaissance des principes de l’ordre naturel. Cela est vrai mais incomplet. Nous avons montré par ailleurs que derrière la raison des modernes de puissants complexes passionnels opéraient clandestinement (voir P-J Dessertine, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?, 2010).

  C’est du côté des Anciens de l’antiquité gréco-romaine que nous trouvons l’effort rationnel le plus approfondi pour connaître la nature et fonder une maxime réglant l'action humaine sur l'environnement – de Thalès à Lucrèce (soit du VIème au Ier siècle avant J-C) la quasi totalité des livres de philosophie publiés étaient des livres de philosophie naturelle et s’intitulaient, tout simplement, « De la nature » (Peri phusis). Ils s’efforçaient de donner un contenu à la maxime morale la plus constante du monde antique qui enjoignait de « vivre conformément à la nature ! »

  Le problème aujourd’hui est que l’humanité s’est largement perdue loin de cette sagesse antique dans son enfièvrement pour ses succès techniques. Il ne s’agit pas pourtant de conclure par une condamnation morale du comportement de l’homme moderne occidental depuis trois siècles. L’ampleur de la dérive humaine hors de la prise en compte des principes de la biosphère a des raisons objectives qui dépassent indubitablement les comportements moraux des uns et des autres.

  Finalement la reconnaissance de la transcendance de la biosphère sur nos vies humaines nous amène devant un nouveau et redoutable problème : comment une espèce, l’espèce humaine, peut-elle menacer la biosphère dont elle dépend absolument ?