lundi, décembre 30, 2019

D’une singularité du temps présent


On pressent pour les décennies à venir des événements décisifs quant à la suite de l’aventure humaine sur Terre.
Le grand promoteur du messianisme transhumaniste, Ray Kurzweil, a nommé « Singularité » le moment unique dans l’histoire, par lui prophétisé, où le ci-devant individu humain accédera à l’immortalité par le transfert de toutes les informations contenues dans son cerveau sur un support numérique artificiel (dont il annonce la faisabilité en 2045).
Nous avons montré ailleurs[1] que l’on ne peut pas prendre autrement que comme fadaise cette prédiction d’un trop monomaniaque calculateur qui a perdu de vue la profondeur de l’existence humaine.
Il n’en demeure pas moins que, comme le chantait Brassens, « nous vivons un temps bien singulier ! ».
Car cette singularité peut être vue ailleurs et de manière concrète, dans la saisissante rencontre entre l’existence de l’occidental né dans la période des 30 glorieuses (de l’après-guerre aux années 70) et l’histoire de l’humanité.
Au couchant de notre vie nous vivons le couchant de l’humanité. Tout comme au midi de notre vie nous avons connu le soleil d’une société d’abondance et de paix.
La singularité est en ceci que nous sommes les individus humains qui, dans le temps même où ils sont en situation de devoir faire leur adieu à l’humanité, voient l’humanité en situation de faire son adieu à la biosphère.
Que l’on reçoive cette singularité comme un constat, et non comme un jugement catastrophiste. Elle est le constat d’un état d’esprit commun qui est la juste mesure de l’irresponsabilité ambiante.
L’humanité s’est-elle jamais montrée aussi irresponsable quant à son avenir qu’aujourd’hui ?

samedi, décembre 14, 2019

99



« Il y a bien plus dans l’échange que les choses échangées »

Cl. Levi-Strauss, 1949.
S’il fallait trouver le nombre à associer à la modernité très tardive, celle où les ombres s’allongent démesurément  pour signaler son couchant, ne serait-ce pas 99 ?
0,99 €, un centime de moins que 1,00 €, c’est négligeable. Mais peut-être cela veut-il dire beaucoup.
Cela veut dire d’abord que les chercheurs en marketing ont établi statistiquement que, les conditions étant égales par ailleurs, on vendait plus de jeans à 21.99 € qu’à 22 €. Pas beaucoup plus : de l’ordre de 5 %. Mais cela peut ne pas être négligeable pour le chiffre d’affaire lorsque les prix en 99 sont systématisés.
Les marketeurs appellent le « prix 99 », le « prix psychologique ». Ils expriment par là qu’ils appliquent des lois psychologiques : – d’une part le consommateur donne la plus grande importance au chiffre avant la virgule (avec le prix 99, il baisse d’une unité), – d’autre part le 99 qui suit la virgule donne l’impression d’un effort du marchand pour vendre moins cher.
L’intéressant est de savoir que cette « psychologie » du 99 est clairement connue depuis au moins un siècle – avec les travaux de la psychologie behavioriste. Comment se fait-il alors que le prix 99 ne se soit généralisé qu’à partir des années 2000 ?
Examinons l’hypothèse que le prix 99 contrevienne à la civilité des rapports humains dans les échanges marchands.
En effet, le « prix psychologique » est celui qui relève d’une psychologie déterministe, dont le behaviorisme a été la forme la plus simpliste, et dont une grande part des neurosciences développe aujourd’hui une forme élaborée. Cette psychologie ne veut voir que les rapports nécessaires entre phénomènes physiques affectant (stimuli, excitations électriques de neurones) et comportements. Or l’individu humain ne relève de cette psychologie que dans la mesure où il ne fait que réagir. C’est-à-dire dans ses comportements les moins humains. Ce sont ceux en lesquels opèrent des mécanismes instinctifs ou compulsifs qui court-circuitent sa faculté proprement humaine de penser ce qui l’affecte en fonction d’une conscience de soi-même et de ses buts finaux. C’est bien pourquoi le philosophe Canguilhem a pu écrire en 1956, sous l’intitulé La psychologie comme sciences des réactions et du comportement : « Qu’est-ce qui pousse ou incline les psychologues à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition de traiter l’homme comme un instrument ? »
Proposer à la vente un article en prix 99 à une personne avec laquelle on a des relations habituelles de civilité dans le cadre de l’habitation dans un même quartier ou dans une même commune serait reçu comme irrespectueux car impliquant que l’acheteur est manipulable sans vergogne.
Autrement dit la sagesse populaire – ce qu’Orwell appelait la décence ordinaire – a résisté pendant plusieurs décennies au « prix psychologique » par souci de préservation de la qualité des relations humaines.
On comprend que si le prix 99 est parvenu à s’imposer quasiment partout dans les pays dits « développés », c’est en relation proportionnelle avec l’anonymisation des échanges marchands. On sait que cette anonymisation s’est faite en attirant la quasi totalité des échanges marchands populaires en de nouveaux lieux de consommation où acheteurs et vendeurs ne sont pas censés se reconnaître : hypermarchés et supermarchés, centres commerciaux, et commerces Internet.
Au point que le prix 99 semble être devenu une norme universelle de fixation des prix. Même dans les commerces locaux on se sent de moins en moins gêné d’afficher le 99, puisque « de toutes façons, ça se fait partout ! ».
Ajoutons à cela la pratique, qui semble également se normaliser, d’écrire le 99 après la virgule en caractères les plus petits possibles, et nous nous retrouvons dans une pratique d’échanges sociaux – les échanges marchands – sans doute la plus habituelle qui soit, qui est désormais, structurellement, une relation d’irrespect, autrement dit de mépris.
Il y a en ce mot « mépris » une étonnante rencontre de la langue (et le savoir de la langue est le concentré de l’expérience la plus large des populations). Étymologiquement le « mépris » fut d’abord un «prix inférieur à la valeur réelle». Et précisément le prix 99 est mépris (-prix) aussi en ce qu’il veut se faire croire réellement inférieur au prix réel.
C’est pour cela que l’on peut prendre le 99, partout affiché de façon incontinente, comme le nombre emblématique du mépris social généralisé contemporain. Celui qui caractérise le rapport des « élites » (les grands affairistes et ceux qui partagent leur table) aux autres – à ceux qui leur paraissent les gens de peu. À chacun de discerner ce mépris en ses multiples déclinaisons, comme la communication politique et commerciale, la gestion des biens publics, le traitement des droits citoyens et des lois,  etc.
Peut-on supporter longtemps des relations de la vie quotidienne impliquant le mépris ? On a vu récemment comment « les gens de peu » savent répondre à cette question.

dimanche, novembre 24, 2019

Du désir de PMA et autres désirs technologiquement éclos



Oublions le débat sur la légalisation de la « procréation médicalement assistée » (PMA) !
Car ce débat est fonction de la pression sociale d’un désir de PMA. Et c’est parce que ce désir est communément jugé dans le sens de l’histoire que l’on va vers la légalisation de la PMA pour toutes.
C’est bien son désir personnel d’avoir un enfant par une médiation technique où c’est la main et l’appareillage du bio-technicien qui réalise la rencontre entre le spermatozoïde et l’ovocyte, et non l’étreinte sexuelle avec un partenaire de sexe différent, qu’il faut interroger.
Certes, on peut désirer avoir un enfant alors que les conditions physiologiques ne peuvent être réunies pour un raison ou une autre. Mais qu’est-ce qui peut avaliser un tel désir lorsqu’il ne peut se réaliser qu’en passant par les lourdes contraintes impliquées par toutes les techniques de procréation médicalement assistée ?
Autrement dit, en deçà de la question de la légalisation, il importe d’aller vers des critères d’estimation de la recevabilité de son propre désir de PMA.
Cela requiert d’abord que l’on dépasse la mystification idéologique contemporaine concernant le désir.
Aujourd’hui, le désir est traité comme une évidence : « Si tel est mon désir, bien sûr qu’il m’est légitime de vouloir le satisfaire ! ». Le présupposé de vision du monde qui fonde cette quasi sacralisation du désir ? Le Bien, c’est profiter le plus possible de la vie, et profiter le plus possible de la vie c’est se mettre en capacité de satisfaire au mieux ses désirs ! Au point que la personne qui affirme « C’est mon désir ! » croit pouvoir donner la justification ultime à son comportement.
En réalité, vivre c’est autant écarter ses désirs que les affirmer. Être conscient, c’est d’abord être affecté par ce qui nous arrive. Autrement dit, ce qui fait le fond de notre conscience est une succession de sentiments qualitativement déterminés, c’est-à-dire qui constamment oscillent selon la polarité bon/mauvais. Et chacun de ces sentiments pose nécessairement un désir : celui d’aller vers le bon, ou de faire obstacle au mauvais.
Ainsi, nous ne cessons jamais, même en dormant, de micro-désirer. Et la plupart de ces désirs sont congédiés sans même attirer notre attention. On peut inférer que la pression dans le même sens d’une constellation de ces micro-désirs, de même que quelque événement qui émeut particulièrement, amènent à la formulation explicite de ce que l’on reconnaît comme son désir ; d’autant mieux d’ailleurs qu’interviennent des facteurs extérieurs opportuns : un message de propagande, un choix fait par autrui valorisé comme modèle, etc.
Vivre c’est choisir ses désirs pour en faire des projets de comportement, donc c’est en écarter innombrablement.
Mais peu importe ceux que l’on écarte, puisque l’enjeu est bien ceux que l’on choisit. Comment être assuré que l’on choisit les désirs dont la satisfaction sera finalement bonne. « Finalement », parce que la satisfaction humaine va bien au-delà du simple plaisir d’un moment, elle est la plus pleine et la plus durable ━ ce que désigne le mot « joie » ━ lorsqu’elle oriente sa vie vers sa plus grande valeur, ou, pour le dire avec les mots de Spinoza, « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. » (Éthique, III, def. 2)
D’autre part, on sait que régulièrement le sentiment de manque de l’objet désiré se renforce avec le temps jusqu’à devenir irrépressible dans son exigence du comportement adéquat. Cela signifie qu’il manifeste une nécessité physiologique. C’est alors qu’il faut parler de besoin. Il s’ensuit que, parmi tout ce qui nous incline à nous comporter pour une satisfaction (les désirs au sens large, qu’on appelait naguère plus justement « inclinations »), les besoins doivent être de toutes façons pris en compte. 
Mais dans son ordinaire, le désir n’a pas du tout cette nécessité. J’ai très soif, tel est mon besoin présent, et j’aspire à commander telle boisson gazeuse dans un bar. Tous les bars sont fermés ? Hé bien je boirai de l’eau à la fontaine avec autant de soulagement physiologique, sans que le renoncement à mon désir entraîne quelque dommage !
Le besoin est nécessaire, le désir est contingent (lié à des circonstances qui auraient pu ne pas être). Le besoin est rigide en ce qu’il reste rivé à un objet déterminé (quelque chose à boire ou à manger, un lieu pour dormir, etc.), le désir est plastique en ce qu’il peut faire évoluer son objet selon les circonstances. Car le désir s’appuie sur des représentations imaginaires mouvantes de sa satisfaction, alors que le besoin s’éprouve physiquement comme sensation d’inconfort qui peut s’accroître jusqu’à la douleur.
Le besoin est assuré quant à la satisfaction attendue. Par contre la satisfaction d’un désir garde un certain degré d’incertitude : on n’est pas du tout sûr de trouver dans l’accès à son objet la satisfaction que l’on fantasmait à son propos.
Concernant l’accouplement humain, on parle volontiers de désir sexuel, et à juste titre car la motivation est essentiellement nourrie de contenus imaginaires contingents. C’est bien pourquoi la sexualité humaine peut prendre un nombre indéfinie de formes. Mais on ne peut nier qu’il y a aussi une dimension de besoin dans le mouvement vers l’accouplement ━ c’est pourquoi la tension vers l’accouplement devient particulièrement insistante en certaines périodes de la vie, comme au printemps au sortir de l’adolescence.
On peut appeler génitalité le besoin d’accouplement, et sexualité, tous les mouvements de l’âme et du corps liés au désir d’accouplement.
Alors que la génitalité apparaît quasiment exclusive chez l’animal, elle est marginalisée chez l’humain qu’accapare une sexualité envahissante.
Mais même s’il fallait admettre la possibilité humaine d’une pure génitalité, elle ne serait qu’un besoin d’accouplement, et non pas un besoin de faire un enfant, puisque ce sont alors des mécanismes naturels qui amènent à une union des corps telle qu’elle favorise la probabilité d’une fécondation. D’ailleurs, il est attesté que, souvent dans le passé, des sociétés ont méconnu le lien entre accouplement et fécondité féminine.
C’est pourquoi il faut accorder que, depuis toujours, la majorité des enfants naissent comme conséquence physiologique de l’accomplissement du désir d’accouplement, plutôt que l’accouplement soit recherché comme moyen de faire un enfant.
Cela a été un considérable progrès de l’humanité que son accès à la conscience de la relation accouplement/fécondité telle qu’elle a permis une maîtrise de la fécondité.
Il reste que l’inclination à avoir un enfant est bien proprement un désir, avec ses dimensions d’imaginaire, de contingence ━ on peut choisir délibérément de ne pas avoir d’enfant ━ et d’incertitude quant à la satisfaction que l’on peut en attendre.
Cette contingence peut amener à un désir d’enfant des personnes qui ne sont pas en situation de le satisfaire par un accouplement fécond, que ce soit pour des raisons physiologiques, psychologiques ou sociales.
Il semble bien qu’historiquement, pour ces personnes, un tel désir a presque toujours été écarté en tant que tel, en arrivant quand même la plupart du temps à trouver une satisfaction oblique par un attachement privilégié à un enfant d’une lignée de sa famille proche ou de son voisinage social.
Par ailleurs, une réponse franche à ce désir, a priori déplacé, a régulièrement été trouvée dans l’adoption, dans le cadre des règles de la société, d’un enfant en défaut de parents.
Ce n’est que très récemment ━ depuis les années 70 ━ que sont apparues progressivement une batterie de techniques bio-médicales, celles qui rentrent sous l’appellation globale de Procréation Médicalement Assistée (PMA), qui donnent de nouvelles possibilités de satisfaire son désir d’enfant lorsque la voie naturelle est impossible.
Pourquoi ne pas en tirer bénéfice ? Ce qui revient à poser la question : en quoi son désir de PMA pourra-t-il être jugé, finalement, bon ?
La valeur d’un désir d’enfant peut être un savoir d’intuition. Comprenons-le sur le modèle du savoir de celui qui tombe amoureux. Il est évident que Romeo savait qu’il ne pouvait envisager de vivre sans Juliette, car dès qu’il l’eut rencontrée il avait compris que sans elle sa vie n’aurait plus de sens. On peut savoir avec tout autant d’assurance vouloir être parent d’un enfant pour une raison qui tient également au sens de sa vie : « Sans cet enfant ma vie aura quelque chose d’inaccompli ! »
On peut rattacher ce savoir intuitif qui entérine son désir d’enfant à la conscience qu’a l’individu humain de sa finitude. Il se sait mortel d’un part, mais d’autre part il se veut partie prenante de l’aventure humaine qui continuera après lui et dont l’enjeu est son sens historique : l’histoire fera-t-elle advenir la valeur de l’humain ? Et nous savons que c’est la culture comme domaine d’investissement collectif qui sédimente ce souci. Le sens du désir d’avoir un enfant qu’on « élève » (que le mot est juste !) serait alors de laisser son empreinte (génétique, mais aussi culturelle) dans la poursuite de cette aventure.
Un tel désir, intuitivement impératif, peut-il se concevoir dans la modalité d’une PMA ? Oui, dans la mesure où elle ne contredit pas ses présupposés.
Cela implique que ce désir soit compatible avec les valeurs d’humanité d’une part, et qu’il réalise la transmission de cette empreinte de soi-même vers le futur qui permet de parler de « son » enfant, d’autre part.
Le recours à une mère porteuse (GPA) dont le corps est simplement utilisé comme moyen ne remplit aucune de ses conditions. Par contre si la mère porteuse est une proche des aspirants parents qui le fait par amour pour eux, cela est concevable, mais laisse un problème quant au désir de transmission, puisque, aux côtés du couple d’homosexuels, la mère porteuse restera la vraie mère.
Le problème de transmission se retrouve dans les modes de PMA qui s’appuient sur le don anonyme de sperme, ou d’embryon, tout simplement parce que l’enfant a toutes chances de le poser un jour en s’interrogeant sur la (ou les) personnes à l’origine de ses gènes.
À ce point, on peut faire trois remarques :
1– Hors l’insémination artificielle des spermatozoïdes du père dans l’utérus de la mère, le bio-technicien a un rôle important, décisif même, dans la naissance de l’enfant – c’est lui qui choisit les spermatozoïdes, ou l’embryon. C’est pourquoi, malgré les dénégations répétées rituellement ━ « C’est votre projet ! C’est votre bébé ! » ━ , il garde nécessairement, même si cela est peu conscient, un rôle de père symbolique. Ce qui altère l’investissement de transmission des parents déclarés.
2– Dans les cas de couples homosexuels de recours à la PMA, la fertilité naturelle n’est pas en cause et est inutilisée. Il y a donc un choix théoriquement possible entre la voie technicienne et la voie naturelle, puisque, dans l’un ou l’autre cas, il faudra bien mettre en jeu des gènes étrangers au couple parental. Abstraction faite de la longueur, de la lourdeur et du coût financier du processus technique, la voie naturelle est préférable du point de vue objectif puisqu’il y a un « parent-fantôme » en moins pour l’enfant : le bio-technicien. D’ailleurs dans la voie naturelle le géniteur (trice) de convenance peut ne pas rester fantôme et être reconnu comme tel, ce qui allégera, pour l’enfant, l’appropriation de son identité. C’est le problème de chacun d’examiner si son détournement de l’hétérosexualité tolère l’exception d’une étreinte pour réaliser son désir d’enfant, compte-tenu de la qualité de la personne qui accepterait ce rôle de donneur de gamètes ou de bébé.
3– Il faut relativiser l’importance des gènes dans son désir de transmission. On sait en effet que l’on peut donner un plein sens humain à sa vie sans avoir un enfant portant ses gènes. C’est ce que font les créateurs dont les œuvres s’inscrivent dans le patrimoine culturel, c’est ce que font tout autant les éducateurs – et il est certain qu’une vie humaine prend toujours du sens dès lors qu’elle consacre une part de son énergie à l’éducation des nouvelles générations. De cela on peut conclure que l’adoption est toujours une bonne solution à ce désir d’avoir un enfant qui s’impose en dépit de l’impossibilité de sa solution naturelle. Et, si ce n’est l’adoption, le parrainage, si universellement pratiqué dans l’histoire humaine, est une authentique solution au désir de transmission. Il faut déplorer qu’il soit si négligé aujourd’hui, dans nos sociétés qui ont laissé se désagréger les relations familiales.
On peut donc conclure que, pour satisfaire son désir d’enfant dont la valeur s’impose intuitivement comme donnant sens à sa vie ━ lorsqu’on ne peut pas le faire naturellement ━ la solution PMA n’est surtout pas celle vers laquelle il faut se tourner d’emblée, comme l’idéologie régnante semble la présenter aujourd’hui. Il y a d’autres solutions bien plus fidèles à la promesse que signifie cet investissement pour un enfant.
C’est seulement comme solution de dernier recours que la PMA peut être raisonnablement valable.
Il arrive également qu’en des couples stériles ou des personnes seules un désir d’enfant se forme quoiqu’il ne s’impose pas avec la profondeur et l’impériosité des cas examinés ci-dessus. Ce désir est alors lié aux circonstances et aurait pu ne pas apparaître, c’est pourquoi il doit être réfléchi.
Pour bien réfléchir un désir, plutôt que de se lancer dans des développements sur sa satisfaction et ses conséquences, ce qui amène à abonder dans le sens de l’imaginaire qui le sous-tend, il est préférable de s’interroger sur son origine. Car c’est là que se joue la liberté de l’individu :« Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C'est ainsi qu'un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s'il est irrité … » (Spinoza).
De ce point de point de vue, il faut s’interroger sur la dimension collective de l’affirmation d’un désir de PMA. Elle est certes liée à l’apparition d’une offre bio-technique crédible depuis la fin du siècle dernier. Mais elle est surtout le fait d’associations représentant les personnes non hétérosexuelles revendiquées (les groupes « LGBT » pour lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) au nom d’une égalité de traitement par la loi avec les personnes hétérosexuelles.
La réflexion devrait amener à invalider un désir de PMA procédant d’une telle démarche dans la mesure où elle le révèle réactif et mimétique.
Le désir est réactif en ce qu’il est déterminé par réaction à la souffrance subie dans le passé par la personne ayant dû cacher l’anormalité de son inclination sexuelle. Un tel désir ne relève en effet pas d’une aspiration propre à la personne, mais est déterminé par les conditions sociales oppressives éprouvées : «Je dis que nous agissons (…) lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature. Mais je dis au contraire que nous sommes passifs lorsqu'il se produit en nous, ou lorsqu'il suit de notre nature, quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.» (Spinoza, Éthique, Partie III, déf. 2). Qui veut se lancer dans une PMA dans le cadre social évoqué ci-dessus doit sérieusement réfléchir si elle/il n’est pas seulement « la cause partielle » de cette décision.
Il se trouve que, le plus souvent, ce type de désir réactif est aussi mimétique : il prend sa forme dans l’imitation du désir de l’autre. Il est simple à comprendre qu’alors il n’est pas libre. Vouloir, pour un couple homo, être parent comme un couple hétéro peut l’être est une ambition vaine. Le droit et les jongleries de langage auront beau faire, ça ne pourra jamais coller. C’est pourquoi si, après réflexion, on choisit la PMA, il est préférable d’admettre clairement, aussi bien pour soi-même que pour l’enfant, qu’on est dans une parentalité complexe, très différente de la parentalité hétéro ━ difficulté du processus menant à la naissance, rôle de la technique et du bio-médecin, origine des gènes, distribution des rôles parentaux à réinventer, etc. Car c’est bien la pire situation que l’on vive, et que l’on fasse vivre, que de rester dans la fausseté qui oblige le langage sans cesse à réaffirmer une fiction pour essayer d’empaqueter une réalité qui lui résiste.
Il semble que, là encore, une réflexion menée sincèrement devrait faire voir les avantages de l’adoption sur le recours aux artifices techniques d’une PMA. Le seul avantage d’une PMA semble être la possibilité de l’investir du fantasme que ce sera « son » enfant. Certes, ce sera un enfant que l’on aura chèrement payé. Mais cela ne change rien au fond : c’est un fantasme irréaliste.
Pourquoi alors les diverses techniques de PMA n’ont-elles pas été laissées à la solution de situations très exceptionnelles ? Pourquoi sont-elles devenues cet enjeu de société que l’on connaît aujourd’hui à travers le monde ?
Cela ne peut se comprendre si l’on n’admet pas un investissement très particulier de la technique propre à l’homme moderne ━ ce qu’on pourrait appeler un désir de technique.
Ordinairement, on a besoin d’une technique comme moyen nécessaire pour atteindre un but. Quand nous parlons de désir de technique, nous exprimons le fait que la technique apporte une satisfaction pour elle-même, dans le seul fait qu’on y ait recours, abstraction faite de la réalisation du but dont elle est le moyen.
Sans doute faut-il caractériser la modernité par ce rapport à la technique comme valeur en soi. C’est d’ailleurs le ressort nécessaire de la société industrielle comme dynamique de croissance indéfinie dans la production de biens. Qu’est-ce qui donne sa valeur à une marchandise en situation d’abondance de biens ? Son différentiel technique : cette lessive lave plus blanc, ce téléphone a plus de capacités et de fonctionnalités ! Par contre les marchandises qui ne peuvent pas proposer de différentiel technique sont négligées. Ainsi en est-il, par exemple, des productions agricoles ━ c’est bien pourquoi il faut de toutes forces techniciser l’agriculture, et qu’il y a une telle pression marchande pour faire sauter le verrou des interdictions de cultures OGM.
Tout se passe comme si la société industrielle de croissance ne pouvait fonctionner qu’en s’appuyant sur le fantasme qu’acheter une marchandise (technicisée donc) c’est acquérir de la puissance. Ce fantasme n’est pas en général explicite (c’est l’utilité de la marchandise qui est invoquée explicitement). Cependant il opère puissamment dans la motivation d’achat, constamment alimenté par la propagande publicitaire. Mais un fantasme ne prospère ainsi socialement que s’il trouve une résonance dans l’imaginaire de chacun. Et les traits d’imaginaire commun qui mettent en scène la technique comme lieu de jouissance de sa puissance renvoient nécessairement à un vécu passé de l’espèce en lequel on peut déjà inférer des souffrances de se sentir impuissant par rapport à la nature[1].
C’est dans cette configuration d’investissement de la technique qu’il faut interpréter l’avènement des techniques de PMA comme enjeu de société. La PMA consiste à soustraire à la nature ce bien qu’est la capacité de reproduction. Elle semble donner réalité à un fantasme de pouvoir se reproduire n’importe où, n’importe quand, entre n’importe qui. C’est le fantasme de la puissance humaine qui outrepasse les limitations naturelles de la reproduction. Ce fantasme renvoie au vieux rêve démiurgique que les humains arrivent à créer un homme artificiel.
Lorsqu’il met en œuvre une PMA, l’humain peut donc magnifier son vécu comme s’il réalisait son fantasme de puissance par la technique à un autre niveau, supérieur à tout ce qu’il a réalisé auparavant[2]

* * *

La PMA pourrait n’être qu’une solution coûteuse, à la fois affectivement et socialement, pour répondre à des situations d’empêchement de la reproduction naturelle tout-à-fait exceptionnelles. À ce titre elle ne serait qu’une technique marginale qui, en particulier, n’aurait pas recours à une gestion quasi industrielle de spermatozoïdes et d’embryons.
Si elle ne l’est pas, n’est-ce pas essentiellement parce qu’elle est investie comme manifestation de puissance ?
Si la réponse est positive, alors il faut admettre que la PMA est une marchandise. Comme toutes les marchandises, elle s’avance vers l’individu parée de son différentiel technique afin de susciter un désir qui va bien au-delà de son utilité.
La PMA serait cette marchandise catalysant un débat social particulièrement vigoureux parce qu’elle créerait une tension entre des motivations antagonistes fortes : d’une part un investissement dans un très archaïque fantasme de puissance, d’autre part une irrationalité manifeste dans un choix essentiel pour l’orientation de sa vie.
Pour le désir de PMA, comme pour d’autres désirs technologiquement éclos, il suffit d’un peu de réflexion pour échapper à de pseudo-solutions fort coûteuses.
  

 [1] Voir P-J Dessertine, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?, chap 13, La puissance technique, où l’on montre la surdétermination de cet investissement irrationnel de la technique.
 [2] Ce n’est pas encore le couronnement de cette fantasmatique. Celui-ci serait dans une technique qui réaliserait l’immortalité.

samedi, novembre 16, 2019

Comment continuer à habiter la Terre ?


Hong-Kong, quartier Kin Ming Estate – mai 2015



L’espèce humaine habite la Terre parce que chaque humain habite un lieu (ou un ensemble de lieux s’il est nomade) sur la Terre. L’exception, ce sont les exilés qui errent sur terre et mer, ou s’agglutinent dans des camps, là où les États verrouillent les passages ━ ils sont toujours en attente d’un lieu accueillant. C’est donc bien une règle pour l’humanité d’avoir à trouver son habitat sur la Terre. Comme Heidegger l’écrit : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation » (Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951).
Certes, on parle aussi de l’habitat animal. Certes, bien des animaux sont capables d’un véritable savoir-faire technique dans la confection de leur habitat – la termitière, le nid du tisserin, le barrage du castor, etc. – tel qu’ils font quelquefois la leçon à nos ingénieurs. Mais l’animal habite-t-il dans le même sens que l’humain ?
Car l’animal habite toujours dans une configuration environnementale bien déterminée qui est le biotope de l’espèce en lequel elle s’épanouit et hors duquel elle dépérit ; alors que l’homme peut se donner son habitat à peu près n’importe où sur la surface de la Terre.
D’autre part, la forme de l’habitat d’un animal reste inchangée tout au long de la carrière de l’espèce, utilisant les mêmes matériaux dans les mêmes types de site ; alors que l’habitat des hommes a toujours évolué dans le temps.
Bref, l’habitat humain n’est pas arrimé à des paramètres spatiaux et temporels comme celui des autres espèces. N’est-ce pas là lui reconnaître une liberté spécifique ?
L’espèce humaine est l’espèce vivante qui a une liberté propre de choisir son habitat.
Mais cette proposition, valable d’un point de vue général, ne paraît pas recouper l’expérience de la plupart des hommes.
Car l’habitat humain est presque toujours une affaire collective. Elle relève donc aussi des rapports de pouvoir dans la société.
Il est clair que, naguère, le couple qui voulait construire sa maison dans le village devait se soumettre aux règles de la coutume. Aujourd’hui, toute nouvelle construction d’habitation doit être autorisée par l’administration et se conformer à des règles précises.
Mais il est frappant de constater que, sur la surface de la Terre, l’immense majorité des individus humains de notre modernité tardive ne maîtrisent en rien la forme de leur habitat. C’est ce qu’illustre l’image d’un « quartier » récent de Hong-Kong présentée ci-dessus (les guillemets s’imposent car il ne saurait y avoir en ce contexte une vie de quartier au sens où on l’entend habituellement).
Effectivement, le développement de l’habitat aujourd’hui se fait majoritairement dans des mégalopoles (énormes agglomérations urbaines qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants) par densification de la population en recourant à l’habitat en hauteur (tours), mais aussi, quand cela est possible, par une extension quasi indéfinie de zones périurbaines d’habitat pavillonnaire.
Où est la liberté proprement humaine sur son habitat en de telles configurations ? Or on sait que son mode d’habiter détermine fondamentalement sa manière de vivre. Que devient le sens de sa vie humaine si celle-ci est déterminée par un habitat imposé socialement ? Comment en arrive-t-on à vouloir habiter, avec si peu de marge de manœuvre quant au choix de son habitation, dans une mégalopole ?
Il y a une réponse simple : pour pouvoir continuer à vivre et, si possible, perpétuer sa vie par la reproduction.
Car n’est-ce pas cela la fonction essentielle de l’habitation ? C’est bien ce qu’exprime Heidegger (en style ampoulé) : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. »
Et il se trouve que nous vivons dans un système social qui requiert qu’un nombre de plus en plus grand d’individus, s’ils veulent habiter quelque part pour faire leur vie, n’ont d’autre choix que de s’insérer dans l’offre d’habitat des mégalopoles.
On pourra objecter que l’on a toujours le choix, que l’on peut toujours diverger de la pression idéologique, choisir un mode de vie dissident – retour à la campagne, nomadisme, projet de vie communautaire, etc. Mais on comprendra qu’une telle liberté reste abstraite pour la plupart dans une société organisée technocratiquement pour l’optimisation des flux marchands, ce qui amène à la mise en place de grands nœuds d’activité économique requérant la concentration de populations pour s’y employer, lesquelles trouveront ainsi revenu et habitat.
Bien sûr, on aura toute légitimité à condamner ce mode d’habitation sous la coupe de l’ordre économique mondialisé.
D’une part il représente une aliénation de l’habitant au sens marxiste du terme : la part la plus importante de son énergie vitale est consacrée à des buts qui lui sont étrangers, avec pour seul bénéfice un salaire qui lui permet de vivre mais, finalement, retourne alimenter le système économique qui l’assujettit.
D’autre part l’habitant participe ainsi pleinement à l’activisme dévastateur du système économique mondialisé contemporain lequel, parce qu’il engendre des dommages irréparables à la biosphère, est sans issue pour l’avenir de l’humanité.
Peut-on penser l’homme des grands ensembles urbains comme celui qui a perdu la liberté de son habitat et, dans le même mouvement, la maîtrise de sa vie ?
Un tel diagnostic serait terriblement pessimiste pour l’avenir, car il signifierait que la grande majorité des individus actifs sur cette planète seraient assez irrémédiablement manipulés parce qu’enfermés dans le triptyque de la condition de l’homme moderne : habitant/travailleur/consommateur. 
Peut-être que l’habitat humain ne se distingue pas seulement de l’habitat animal par la liberté des choix de sa forme, de ses matériaux, et de son emplacement. Peut-être que cette liberté porte aussi sur la manière d’habiter, autrement dit sur le sens que l’homme donne à cet espace qu’il investit comme son habitation.
Car il y a un sens humain de l’espace, et ce sens est fondamentalement ambivalent.
Considérons le nouveau-né. On sait que le passage de la vie intra-utérine à la vie aérienne a été pour lui une très difficile épreuve.
Qu’a-t-il perdu ? Un espace sans recoins, sans échappées, où ses besoins sont spontanément satisfaits, où il peut demeurer en totale confiance.
Que trouve-t-il par la parturition ? Des sensations inédites et agressives (bruits, lumière, odeurs), l’aspiration vers le bas par la pesanteur, l’empoignage du préposé à l’accouchement, l’urgence de trouver la voie de l’oxygénation aérobie, et surtout, surtout, le vide angoissant de l’espace ouvert en lequel ses petits membres battent désespérément pour trouver à quoi se raccrocher.
Mais il rencontre le bras bienveillant de la mère qui l’amène contre son sein, ce qui lui apporte l’apaisement.
Qu’a-t-il gagné ? D’être accueilli dans le monde humain comme un nouvel être désiré, pouvons-nous dire d’un point de vue objectif. Mais de son point de vue à lui ? La traversée angoissante de l’espace ouvert a abouti à la rencontre du corps de la mère en extérieur, comme premier repère absolument bon constitutif du monde. Autrement dit, il a découvert le bénéfice de la liberté de déplacement dans l’espace ouvert, sa toute première liberté, au fondement de toutes les autres.
L’expérience inaugurale de tout être humaine est l’expérience de l’espace. Et cette expérience prend deux valeurs :
–    elle est l’expérience d’un espace à sa mesure, clos, sécurisé, de confiance, qui est aménagé pour pourvoir à ses besoins – entretenir sa vie et la perpétuer. C’est l’espace d’habitation.
–    elle est aussi l’expérience d’un espace ouvert, risqué car il est plein de recoins obscurs, d’échappées inquiétantes, mais qui recèle aussi la possibilité de bonnes rencontres. C’est l’espace qui ouvre sur le monde et qui permet de faire valoir sa liberté. C’est l’espace d’aventure.[1]
Ces deux investissements de l’espace sont liés. C’est parce qu’il connaît l’aventure dans l’espace ouvert que l’individu humain investit l’habitation.
Car l’humanité est l’espèce essentiellement aventureuse.
Cela se voit au niveau de la naissance de l’individu. Le poussin qui vient de casser sa coquille retrouve d’emblée l’odeur et le caquetage de sa mère, en même temps qu’il peut s’en rapprocher car il a déjà l’autonomie de déplacement. Le poulain que vient de mettre bas la jument sait d’emblée qu’il a une chose à faire : se mettre sur ses pattes. Il semble bien que le nouveau-né humain soit le seul qui émette des sons de détresse et fasse des gestes vains à la naissance.
Cela se devine à l’origine de l’espèce. Selon le scénario le plus consensuel, l’humanité est l’héritière de ce groupe de primates anthropoïdes qui, suite à quelque bouleversement géologique, ont dû quitter leur environnement forestier, et se sont lancés à découvert sur la savane, vulnérables car sans protection spécifique, et donc à l’aventure – ce qui a amené au redressement de la colonne vertébrale, à la bipédie systématique, à la disponibilité des membres antérieurs pour la polyvalence fonctionnelle et au déverrouillage du lobe préfrontal pour le développement d’une intelligence symbolique (acquisition du langage).
N’oublions jamais, lorsque nous voyons un exilé, sans toit, en attente d’être accueilli quelque part, que l’exil fut notre condition première d’humain.
C’est bien parce qu’elle est fondamentalement aventureuse, que l’humanité est la seule espèce historique, c’est-à-dire qui ne fait pas que répéter, à chaque cycle de succession des saisons, les mêmes comportements.
L’animal a besoin d’un gîte essentiellement pour assurer la reproduction de l’espèce. L’être humain investit son habitat, non seulement pour se protéger de l’espace hostile (c’est pourquoi il le délimite soigneusement et en contrôle l’accès), non seulement pour pourvoir à l’entretien de sa vie et assurer sa descendance, mais aussi pour se reposer de sa vie aventureuse. L’habitation se veut comme le temps de la vie sans histoires.
Mais l’homme en ce repos a besoin des témoignages de son humanité, comme s’il lui fallait se rassurer du bon usage de cette liberté propre qui lui a permis de se lancer à l’aventure.
C’est pourquoi, toujours, l’habitat humain est truffé de signes des initiatives aventureuses des hommes : : inscriptions, tableaux, photos, bibelots, décorations, etc. Son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.
Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur. N’a-t-on pas l’impression d’une immense termitière à échelle humaine ? L’habitat contemporain imposé dans les mégalopoles n’est-il pas en train d’animaliser les humains ? La réponse est non. Nous savons qu’aujourd’hui les habitants de ces tours sont lancés dans une aventure politique, peut-être la plus conséquente de notre époque, puisqu’elle les oppose au principal pouvoir à tendance totalitaire de la planète, un pouvoir qui vise à proscrire tout esprit d’aventure au point de ne pouvoir s’accommoder d’Internet.
C’est souvent la tendance des pouvoirs sociaux de surjouer les besoins de sécurité, et donc de renchérir sur la logique de l’habitation afin de comprimer l’esprit d’aventure, et ainsi de conforter leur pouvoir. Les pouvoirs deviennent totalitaires lorsqu’ils vont jusqu’à traquer toute velléité de liberté au nom de la sécurité. Rappelons à ce propos la formule de Heidegger : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux, c’est-à-dire libre. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».
Il reste que la forme privilégiée de l’aventure humaine contemporaine est ce qu’on peut appeler l’aventure industrielle. Cette aventure, initiée à l’orée du XIXème siècle, consiste dans la production toujours plus massive et diversifiée de biens marchands en utilisant un progrès technique systématique, et en faisant fond sur les biens fournis par la planète. Le motif invoqué est de conforter définitivement la sécurité de l’habitation par l’abondance de biens – ce qu’on appelle « la société d’abondance ». Le motif masqué est l’accumulation privative de richesses, et les positions de pouvoir et de gloire qu’elle rend possible.
Le grand événement des premières décennies du XXIème siècle est la prise de conscience générale que la société d’abondance est un leurre, que la réalité décisive est à la fois les déchirures du tissu social dûes aux trop grandes situations d’injustice, et l’exténuation de la biosphère par les agressions incessantes de son exploitation industrielle. Les populations humaines gagnent aujourd’hui une conscience de plus en plus aiguë que leur habitat, agrémenté de tous ces biens qui l’enrichissent pour le rendre capable d’assurer la satisfaction des besoins et apporter le bien-être, repose sur des structures – sociales, économiques, naturelles – qui menacent, à plus ou moins brève échéance, de s’effondrer.
Que fait l’hominien qui prend conscience que son habitat n’assure plus sa fonction de mise en sûreté de son humanité ?
Il s’exile. Il repart à l’aventure en jouant sa vie même.
Nous avons déjà connu ce geste dans un lointain passé. Seulement aujourd’hui, il n’y a plus d’autres terres susceptibles de nous accueillir. Ne nous arrêtons pas aux billevesées sur la colonisation d’autres planètes ou de satellites artificiels : comment pourrions-nous être accueillis dans un environnement où plus rien ne nous répondrait sinon des agencements techniques très complexes dont le moindre dysfonctionnement nous ramènerait à la Terre : « Allo, Terre ! Ya quelqu’un ? » ? Mais, précisément, il est probable qu’il n’y ait plus personne pour répondre !
L’exil ne pourra se faire dans l’espace.
Ne peut-on pas envisager qu’il se fasse d’une autre manière ? Ne pourrait-il pas être un exil vers de nouvelles valeurs ? Vers d’autres principes guidant nos rapports à autrui et nos rapports avec l’environnement naturel ?
Mais de toutes façons, et en dépit des exacerbations populistes alimentant le fantasme d’un retour à l’habitation d’avant, le peuple des humains ne pourra pas se résoudre à un habitat non protecteur parce que sis sur une planète devenue inhabitable. Il se mettra en mouvement d’une manière ou d’une autre, il repartira à l’aventure, au risque d’en périr, pour obtenir l’habitabilité de sa seule planète possible.


 [1] On peut trouver dans P-J Dessertine, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?, chap 11, La déréliction humaine, l’esquisse d’une anthropologie fondée sur cette ambivalence de l’homme dans son rapport à l’espace.

jeudi, novembre 07, 2019

De l'antislamophobisme

  
   Être antislamophobique (anti-islamophobique, et les ii fusionnent), c'est être contre ceux qui sont contre l'islam.
   Première remarque : la phobie est une maladie psychique assez handicapante – une névrose – qui implique le refus de côtoyer une réalité qui échappe à la volonté de la personne qui est affectée.
   Donc il est vain de militer pour s’opposer à une phobie, il faut soigner en offrant bonne oreille au patient pour mettre à jour les nœuds inconscients qui ont amené à cette expression pathologique.
   Admettons que le radical [-phobisme] soit une exagération visant un effet d’annonce, et gardons ainsi la possibilité qu’on puisse militer contre l’islamophobisme. Que peut signifier cette prise de position ?
   Car être contre une réalité idéologique – une religion est toujours idéologique en ce qu’elle veut imposer une vision du Bien Commun – est d’emblée ambigu.  On peut être contre l’islam parce qu’on est chrétien, ou bouddhiste, ou bien athée, agnostique, etc., ce qui change complètement le sens de son opposition.
   Mais quand on est contre ceux qui sont contre, on entre dans une ambiguïté puissance deux ! Car est-on également contre chaque type d’opposants à l’islam ? Et pourquoi ? Que veut-on exactement en s'opposant ?
   D’où le pataquès des signataires antislamophobiques qui, tardivement, découvrent qu’ils ne pourront pas aller manifester.
   Vraiment, quand on est contre une option idéologique, il faut se demander pourquoi, pour parvenir à formuler clairement le pour de ce [pour-]quoi.
   Et on engage à signer et à aller manifester en faveur de ce « pour » !
   Pour ma part, je ne suis pas contre l’islamophobie, je suis pour la laïcité, la non dogmatique, celle qui organise la tolérance pour l’affichage de la multiplicité des affiliations religieuses, et autres appartenances idéologiques, dans l’espace public.
   C'est la meilleure politique pour progresser vers cette diététique de la croyance si nécessaire aujourd'hui.

samedi, octobre 26, 2019

Vue perspective sur la démocratie



Débat sur la manière dont on doit vivre ensemble
dans Land and Freedom (1995) de Ken Loach

Spinoza nous a légué la très belle idée que la joie est le sentiment que nous avons d’une augmentation de notre puissance d’agir.
Ce serait litote de dire qu’il y a aujourd’hui peu de joie dans la vie sociale. En réalité il y a un incontestable fond de tristesse collective – ce que confirme, a contrario, le constant besoin de faire rire dans les médias dominants.
Si nous sommes tristes, ce n’est pas tant parce que nous sommes dans un état mondial de crise écologique larvée avec une planète qui se réchauffe dangereusement et l’élimination de 60% des vertébrés sauvages ces quarante dernières années ; ce n’est pas tant parce que des centaines de milliers d’exilés errent dans le monde en se demandant s’ils seront bienvenus quelque part ; ce n’est pas tant parce que nous nous sentons la cible de massacres collectifs ; ce n’est pas tant parce que la répartition des richesses est devenue d’une injustice invraisemblable.
Nous sommes tristes parce que nous savons que les trajectoires doivent être redressées tout de suite et que nous ne savons comment faire, et que nous ne pouvons pas le faire.
Nous sommes tristes d’être impuissants face aux désastres qui s’amorcent.
Or nous devrions être puissants puisque nous sommes en démocratie.
La démocratie n’est-elle pas le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » comme cela est écrit dans notre Constitution (article 2).
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas en notre démocratie ?
En démocratie, l’acteur principal est le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens. Les citoyens sont définis par leur responsabilité quant à la vie et l’avenir de la société, et par la liberté qui va de pair avec cette responsabilité. Ce sont les libertés garanties par les droits du citoyen inscrits dans les textes juridiques fondamentaux : libertés d’opinion, de croyance, de culte, de  presse, de déplacement, d’entreprendre, d’association, de réunion, etc.
Or le peuple ne se retrouve pas dans le fonctionnement démocratique de notre modernité tardive.
Les dysfonctionnements de la démocratie contemporaine
On peut pointer 5 dysfonctionnements remarquables de la démocratie contemporaine (on s’appuie ici sur le cas de la France).
1.    Le premier dysfonctionnement concerne la liberté du citoyen. Aujourd’hui, on voit couramment des citoyens dont la liberté est restreinte pour nulle autre raison que la décision de fonctionnaires du maintien de l’ordre leur ayant prêté l’intention de commettre un délit – alors que toute atteinte aux droits du citoyen doit relever soit d’une peine prononcée légalement suite à une action délictueuse, soit d’un état d’exception lié à une situation critique.
2.    Ce qui est étonnant, c’est que cela ne fasse pas scandale. Ce défaut de solidarité ne manifeste-t-il pas une autre dimension de la crise démocratique ? N’y aurait-il pas quelque chose de brisé dans la cohésion de celui qui constitue le sujet de la démocratie : le peuple ? L’idée de peuple implique en effet la visée d’une volonté commune qu’on appelle volonté populaire. Le peuple n’apparaît-il pas le plus souvent perdu dans une rivalité d’intérêts catégoriels ?
3.    Mais ne faut-il pas relier ces brisures dans la société au vertigineux creusement des inégalités de conditions de vie depuis quelques décennies ? Or ce creusement des inégalités relève à n’en pas douter de cet autre aspect, bien identifié, de la crise des démocraties modernes : la dégradation de la représentativité parlementaire = de plus en plus les lois sont adoptées malgré le peuple, alors que des lobbys de puissants intérêts privés arrivent à imposer la prise en compte de leurs demandes. Par ailleurs, la procédure du référendum, qui pouvait compenser cette dégradation de la représentation parlementaire, est délaissée.
4.    La notion de démocratie désigne la source du pouvoir légitime ; la notion de république désigne la forme de l’État où s’exerce ce pouvoir. Les sociétés modernes s’organisent presque toujours en États démocratiques républicains,  du moins dans l’affichage. La république a une affinité particulière avec la démocratie parce qu’elle donne la priorité à l’intérêt public que vise naturellement la volonté populaire, ce qui suppose l’élaboration d’un droit qui s’impose également à tous.
En démocratie, la volonté populaire est à la source du droit, soit  à travers ses représentants, soit directement par référendum. Or, un phénomène récent (depuis 2 décennies) manifeste un grave dysfonctionnement dans l’élaboration du droit.
C’est le phénomène d’inflation législative. Par exemple, le code pénal a plus que doublé en volume durant les 20 dernières années. La loi devient un élément de communication du pouvoir : il y a un problème qui ébranle l’opinion ? On fait une nouvelle loi pour montrer qu’on le prend en compte.
D’autre part les lois ont tendance à prendre de l’embonpoint – les articles se multiplient pour inclure des amendements, c’est-à-dire souvent des points de vue des intérêts particuliers. Enfin, les lois peuvent attendre plusieurs années le décret qui les rendent applicables.
Conséquences :
          -  Le droit est devenu illisible pour le citoyen : l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi » doit être remplacé par « Nul n’est capable de maîtriser les lois auxquelles il est censé se conformer » !
     -  On constate un fort absentéisme parlementaire lors du vote des lois dû aux sessions à rallonge et aux séances de nuit.
     -  Les citoyens ne se reconnaissent plus dans des lois qu’ils doivent respecter. Les lois semblent souvent à contre-courant de la volonté populaire sans qu’ait pu avoir lieu un débat public. Il ne lui reste alors d’autre choix que rentrer dans un rapport de force : manifestation dans l’espace public, grèves, etc.
     -  Il y a dès lors une dévaluation commune de la loi, alors qu’elle est la colonne vertébrale qui fait tenir une république démocratique debout.
5.    Le dernier dysfonctionnement concerne la souveraineté de l’État démocratique. Elle est en crise puisqu’une part importante des prérogatives de l’État-nation devient de fait subordonnée à la souveraineté des institutions européennes. Or, il est problématique de parler d’une démocratie européenne. Les pouvoirs de l’instance élue, le Parlement européen, sont très limités par rapport à la Commission et au Conseil de l’Union. Surtout, on ne peut pas parler – c’est un problème culturel – de peuple européen et de volonté populaire européenne. Autrement dit, la citoyenneté européenne reste une abstraction.
La démocratie apparaît ainsi altérée au niveau de ses principes :
  • celui de la liberté par l’atteinte aux droits du citoyen,
  • celui de la fraternité par le creusement des situations d’injustice et le morcellement du peuple en groupes d’intérêts catégoriels,
  • celui de l’égalité par la dépossession de la maîtrise populaire dans l’élaboration des lois,
  • celui de la souveraineté par l‘exportation d’une partie du pouvoir souverain à des institutions supranationales encore plus en déficit de légitimité démocratique que l’État-nation.
C’est parce que l’État démocratique ainsi dysfonctionne que les décisions publiques ne sont habituellement pas démocratiques.
On peut se demander d’ailleurs, s’il y a jamais eu véritablement démocratie ? La démocratie athénienne de l’antiquité ‒ la première démocratie instituée qui sert d’emblème à toutes les démocraties ‒ excluait de la citoyenneté les femmes, les esclaves et les métèques.
La démocratie ne serait-elle pas une illusion sur laquelle nous serions en voie de dessillement ?
Mais pour vivre comment ensemble ?
Car la démocratie n’est-elle pas la plus belle idée sur la manière de vivre ensemble ?
Parvenus à ce point de perplexité, n’est-il pas temps de s’interroger sur le sens de la démocratie ?
Les valeurs finales de la société
Éclairer le sens d’une réalité quelconque, c’est d’abord savoir si elle vaut comme moyen ou comme fin en soi ; si elle vaut pour permettre d’accéder vers autre chose qui est finalement visé, ou si elle vaut pour elle-même.
Pourquoi vouloir la démocratie ? Représente-t-elle l’idéal du vivre-ensemble ou bien est-elle le moyen d’atteindre d’autres buts sociaux ultimes ? Et d’ailleurs, que pourraient-ils être ?
L’essentiel n’est-il pas ici de déterminer ce que peut être la fin de la vie sociale ? Pourquoi, finalement, vit-on en société ?
  • pour se prémunir contre (contenir) la violence – réaliser durablement la sécurité ?
  • pour faire de l’espèce la plus démunie de la nature – l’espèce humaine –  une espèce forte, la plus forte ?
  • pour réaliser une prospérité collective ?
  • pour vivre libre ? Mais en quel sens ? Veut-on le maximum de liberté pour chacun compatible avec la vie collective ? Est-ce bien le seul sens possible de la liberté que l’on peut viser ?
  • pour réaliser la justice entre les hommes ? Ou l’égalité (que l’on peut penser comme une forme de justice) ?
  • pour réaliser le bonheur collectif ? C’est l’idée que défendait l’anglais Bentham au début du XIX° siècle qui voulait organiser la société afin de favoriser « le plus grand bonheur du plus grand nombre », le bonheur étant défini comme le maximum de quantité de plaisir, étant soustraite la quantité de peine inévitable.
L‘idée démocratique est-elle capable de porter en elle-même de telles valeurs ? Est-elle digne d’un investissement comme fin en soi ? Peut-elle être notre idéal de vie sociale ? Nous connaissons le mot de Churchill «La démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres.» Autrement dit, elle serait le moins pire des systèmes malgré tous ses défauts.
Quels sont ses défauts ?
  • Elle amène à beaucoup parler pour décider. Or les pouvoirs de la parole sont ambigus : elle peut certes contribuer à unifier les points de vue, mais elle peut tout autant les cristalliser en passions antagonistes.
  • Dans la mesure où elle installe le préalable du palabre avant la décision, elle prend du temps. On peut craindre qu’elle compromette la réactivité de l’État, spécialement en période de crise. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les démocraties prévoient des dérogations aux principes démocratiques en des périodes déterminées qu’on appelle « état d’exception. » Seulement, l’expérience montre que l’état d’exception peut être prolongé de manière arbitraire, voire, comme en France, intégré pour partie dans le droit commun ‒ il s’est ainsi installé en France depuis 2017 cette forme d’État assez paradoxale qu’on pourrait nommer « démocratie policière ».
  • Elle favorise une vie sociale procédurière. C’est le problème du développement de bureaucraties qui concourent à la gestion des institutions démocratiques.
  • Elle nécessite un niveau de culture personnelle qu’on peut juger inaccessible à l’ensemble des citoyens. C’est tout le problème de l’éducation jugée nécessaire pour pouvoir assumer sa responsabilité de citoyen.
  • Elle nécessite, pour bien fonctionner, un souci partagé du Bien commun prioritairement à ses intérêts personnels. Cela suppose une haute moralité de tous qui peut sembler incompatible avec la versatilité humaine.
  • La démocratie a très souvent montré sa capacité à s’autodétruire, à se suicider. C’est par des procédures d’élections démocratiques qu’on été mis au pouvoir des individus au projet clairement antidémocratique qu’ils ont pu ainsi concrétiser : l’État théocratique d’Iran en 1979, et déjà auparavant l’État fasciste en Italie, et l’État nazi en Allemagne.
Ainsi désacralisée, la démocratie apparaît ne pas pouvoir valoir comme fin en soi. Elle est donc valorisée comme moyen pour un idéal de vie sociale pensé au-delà d’elle.
Quel peut-être cet idéal ?
L’idéal libéral d’une société prospère
Pour répondre, on peut se tourner vers le plus proche : la manière dont est considérée la démocratie dans les discours dominants de nos sociétés. Elle est présentée comme la bonne organisation sociale pour le projet libéral. Le projet libéral se fait fort d’apporter un état de prospérité par l’abondance de biens industriellement produits.
Or, le contexte de la démocratie :
  • assure un état de sécurité suffisamment pérenne pour la rentabilité des investissements de capital et la réalisation des contrats à moyen et long terme,
  • garantit la liberté des citoyens, et donc un espace social ouvert qui permet la fluidité requise pour la mobilisation des travailleurs, la sollicitation des consommateurs, et le développement des échanges marchands.
Il faut apprécier ces avantages économiques de la démocratie à l’aune d’épisodes historiques antérieurs où les guerres entre princes dévastaient régulièrement des territoires, et mobilisaient la part de la population masculine la plus vigoureuse dans les armées, la soustrayant ainsi à l’activité productrice. D’autre part toute guerre engage les États dans une incertitude quant à l’avenir telle que les entrepreneurs ne sauraient investir ou s’engager dans des contrats.
Cette justification de la démocratie comme moyen du libéralisme est advenue très tôt, dès les balbutiements de l’industrialisation au début du XIX° siècle.
De ce point de vue, la pensée du français Benjamin Constant, contemporain de Napoléon, est intéressante. Il assigne à la démocratie qu’il appelle de ses vœux de tenir à la fois les deux exigences :
  • tout acte du pouvoir souverain doit exprimer la volonté populaire,
  • mais jamais l’expression de la volonté populaire ne doit amener à empiéter sur les libertés individuelles des citoyens.
 « Toute autorité qui n'émane pas de la volonté générale est incontestablement illégitime. […] L'autorité qui émane de la volonté générale n'est pas légitime par cela  seul  […].  La  souveraineté  n'existe  que  d'une  manière  limitée  et  relative.  Au  point  où  commence  l'indépendance  de  l'existence  individuelle,  s'arrête  la juridiction  de  cette  souveraineté.  Si  la  société  franchit  cette  ligne,  elle  se  rend  aussi  coupable  de  tyrannie  que  le  despote  qui  n'a  pour  titre  que  le  glaive exterminateur. La légitimité de l'autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source » Principes de politique (1806).
Benjamin Constant tire ainsi les leçons de la Terreur dont il a été le témoin lors de la Révolution. Cela lui permet d’envisager une version heureuse de la démocratie comme moyen d’aller vers une version  heureuse de la prospérité par le libéralisme.
Il n’en est pas de même d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) qui, une génération après Benjamin Constant, étudie la manière dont les jeunes États-Unis d’Amérique organisent leur démocratie au service d’un projet de société libérale. Mais comme cette société se construit sur des bases quasiment vierges, l’effet de la première révolution industrielle sur la vie sociale organisée démocratiquement peut-être appréciée avec une grande acuité. Le diagnostic de Tocqueville est pessimiste : l’homme de la société libérale à venir bénéficiera d’une sécurité indubitable, et d’une certaine forme de contentement, mais au prix d’une infantilisation. Il ne sera certes pas un être humain épanoui.
  « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
  Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (De la démocratie en Amérique, 1840)
Tocqueville propose ainsi la version pessimiste de la démocratie comme moyen vers la prospérité libérale. Est très frappante dans cette vision la justesse de sa prescience des maux que nous subissons aujourd’hui dans nos sociétés de la modernité tardive.
Cette justesse nous amène à prendre au sérieux sa prédiction d’une métamorphose de la démocratie en un despotisme inédit.
Notre démocratie dysfonctionnerait pour une raison fondamentale : ses institutions ne seraient plus au service du peuple selon leur vocation originelle, mais au service d’un ou de plusieurs despotes.
Qu’est-ce qu’un despote ? C’est un individu qui utilise son poste au pouvoir souverain (présidence, gouvernement) au profit de ses intérêts particuliers. Or, dans ces sociétés, précise Alexis de Tocqueville (avant-propos de L’ancien régime et la révolution, 1856), « l'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. ». Ce qui amène à penser que le despotisme envisagé par Tocqueville serait le fait d’affairistes ayant acquis une position dominante dans la société dont le (ou les) titulaire du poste de l’exécutif d’État serait finalement la créature.
On voit bien tout ce qui, dans notre expérience politique commune, argumente en faveur d’un tel despotisme : le poids des lobbys, la préséance des exigences économiques, la porosité des postes entre service public et grandes entreprises concernant les membres de la haute fonction publique, la difficulté à faire avancer des causes qui ne vont pas dans le sens des grands intérêts industriels, l’emprise des grands affairistes sur les médias de masse, etc.
Pour autant ce despotisme serait tout-à-fait inédit puisqu’il pourrait être mis à jour publiquement, on pourrait en délibérer et le dénoncer. Il s’accommoderait en quelque sorte avec des modalités démocratiques.
Ces formes démocratiques doivent-elles être considérées comme des survivances de la démocratie comme moyen ayant amené à une société d’abondance ? Mais cette « abondance » n’est pas du tout la prospérité promise : elle est loin de concerner tout le monde, elle porte surtout sur des biens secondaires et elle a pour envers une pénurie des biens essentiels : eau potable, air propre, nourriture saine, environnement naturel vivant, etc. !
Ou bien la démocratie aurait-elle une importance particulière pour l’humanité, telle qu’elle ne saurait y renoncer ?
Pour éclairer cette alternative il convient de revenir au projet originel. Pourquoi a-t-on inventé la démocratie ?
La démocratie en Grèce antique
L’apparition de l’idée de démocratie a été concomitante de la diffusion du logos dans la société grecque.
Cela s’est fait au long d’un processus qui semble avoir commencé vers le -VIII° siècle, et qui apparaît acquis au début du VI° siècle avec le personnage de Thalès (je m’appuie ici principalement sur J-P Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1996).
Le logos, c’est le discours rationnel. Il s’oppose alors au muthos qui est le discours mythique.
La parole mythique fut la première‒ et reste la plus universellement répandue ‒ forme de réponse au principal problème qui se pose à l’homme : « Pourquoi suis-je ici et dans cette condition ? »
Elle est caractérisée par le recours à la volonté d’êtres surnaturels (les dieux) qui ne saurait être contestée. De plus c’est une parole révélée donc définitive (sacrée dit-on). Enfin elle est proférée par une élite qui a une relation privilégiée aux dieux (prêtres, mais aussi rois, poètes, ceux que l’on appelait alors les « maîtres de vérité »).
La parole mythique est la parole élitiste par excellence. C’est pourquoi la parole mythique est tout-à-fait adaptée à une société organisée selon des rapports de domination par la force : il suffit que les dominants se fassent reconnaître comme les portes-parole des volontés divines.
Au contraire le logos a une origine populaire. Car le discours rationnel a d’abord été le discours de la maîtrise de la réalité. En effet le logos est l’intégration dans le langage de l'ordre des nécessités manifesté par les rapports de causalité dans la nature – c’est pour cela que les principes fondamentaux du bon usage du logos sont les principes de non-contradiction et de déduction.
Ce que ne réalise pas du tout le discours mythique qui est capable de faire parler un serpent et de faire naître une femme de la côte d’un homme.
Cela signifie quoi ? Que le discours rationnel est compris par tous exactement de la même manière, alors que la parole mythique est comprise par chacun de manière différente. Ce qui explique le psittacisme des rites religieux : se retrouver à tout prix dans les mêmes mots pour faire communauté, puisqu’on ne saurait se retrouver dans les mêmes significations.
Si le muthos, c’est la parole des dieux, le logos, c’est le discours du monde
La diffusion du logos dans haute Antiquité grecque doit énormément au développement des échanges marchands en Méditerranée orientale. Affréter un bateau, pour un voyage de plusieurs semaines afin de faire des affaires dans plusieurs ports le long des côtes demande effectivement une grande maîtrise de la parole transparente, i.e. du logos.
Le premier usage politique du logos (politique = concernant l’organisation de la cité) fut dans la pratique judiciaire ; très tôt, dès le -VIIIème siècle.
On remplace l'acte de justice comme sentence royale inspirée par un jugement prononcé par un juge au-dessus des parties, au terme d'un débat contradictoire qui lui a permis d'examiner et de comparer les arguments afin d'amener au jour la vérité objective. C’est le moyen le plus sûr de parvenir au jugement qui mette tout le monde définitivement d'accord.
De plus la justice se rend de plus en plus sur l’agora – la place publique – qui devient désormais le centre de la cité, et non plus dans l’enceinte fermée du palais.
Dans l'agora, tout le monde a une égale possibilité d'accès aux règles qui régissent les décisions : le droit. Le logos a donc rendu l’institution de justice beaucoup plus respectée et capable d’éteindre efficacement les foyers de violence liés aux actes délictueux.
On comprend que cette révolution judiciaire en a d'emblée appelé une autre, proprement politique, qui a abouti à la fondation de la démocratie grecque, laquelle est acquise au début du VIème siècle.
Ce qui est décisif dans ces transformations, c'est la nouvelle importance sociale que prend la parole. Elle devient le principal instrument de pouvoir, remplaçant la possession des armes et des chevaux.
Mais c'est une parole métamorphosée. Elle n’est plus le propre de "maîtres de vérité", qui oblige aussitôt prononcée. C’est une parole par principe égalitaire : le logos est une parole qui trouve d’abord sa valeur en elle-même (est-elle cohérente ?), et ensuite dans l’expérience commune (restitue-t-elle l’expérience commune ?). Si bien que tout membre de la société est habilité à la dire et à la juger. C'est donc une parole-dialogue, exposée à l'examen public, qui peut être remise en cause et améliorée. Cf. J-P Vernant, Les Origines de la pensée grecque.
L’idée de la démocratie, ce fut d’abord la reconnaissance de la valeur du logos dans son application aux affaires publiques. Cette valeur est d’ouvrir la possibilité de se mettre d’accord, plutôt que d’entrer dans un rapport de force. C’est pourquoi le pouvoir du logos écarte la violence endémique qui sévit dans une société qui ne s’organise qu’à partir des rapports de force : elle rend la société globalement plus forte, et pour chacun plus heureuse ; peuvent s’y développer les talents et les capacités créatrices. Ce qui se verra avec le prodigieux développement culturel d’Athènes à partir du –Vème siècle.
De plus elle permet d’impliquer le peuple dans la politique puisque chacun est égal devant le logos. Au-delà des situations sociales différentes, le logos réalise une unité de la cité.
La démocratie a d’emblée été directe : c’est l’assemblée des citoyens d’Athènes, l’Ecclesia, réunie sur l’agora, qui prenait les décisions concernant l’organisation et l’avenir de la cité. On a même décidé de payer les citoyens pour leur participation à l’Ecclesia, considérant le manque à gagner qu’elle impliquait.
Mais les femmes, les esclaves, et les étrangers étaient exclus de la citoyenneté.
La démocratie, originellement, c’est l’engagement du peuple dans les décisions publiques par l’entremise du logos.
Ce qui est essentiel à la démocratie, c’est le logos ! Ce n’est pas le bulletin de vote ! Le vote à la majorité n’est que la validation de l’issue du débat : le choix du discours le plus convainquant.
Jean-Pierre Vernant présente l’invention de la démocratie dans la Grèce antique comme le moyen pour réaliser une société délivrée d’une violence endémique due aux conflits entre potentats locaux, une société plus apaisée donc beaucoup plus favorable au développement du commerce.
Mais on peut penser qu’elle s’est révélée, en son développement, plus que cela, comme ayant une valeur en soi, et ceci pour au moins deux raisons :
1.    La prévalence du Bien commun est apparue immanente à la pratique démocratique. Car dans l’espace public, concrétisé par l’agora, on doit nécessairement arriver en ayant mis entre parenthèses tous ses intérêts particuliers pour proposer sa vision du Bien Commun concernant le sujet traité et la mettre à l’épreuve des arguments des autres.  C’est pourquoi on est allé jusqu’à interdire la participation de citoyens dont la vie privée serait particulièrement affectée par la question en débat – par exemple les habitants limitrophes d’une cité contre laquelle on envisage d’entrer en guerre – de façon à ce qu’ils ne soient pas pris en un dilemme entre l’intérêt public et leur intérêt particulier (vous imaginez dans nos Assemblées, les parlementaires issus des régions viticoles interdits de participer à un débat sur la réglementation de la vente du vin !)
2.    La diffusion sociale du logos a permis un développement inédit de la culture, en particulier à Athènes. Ainsi non seulement la démocratie libère en résolvant le problème d’une insécurité endémique, mais elle libère de façon toute positive en enrichissement le monde humain de valeurs culturelles : architecture, sculpture, peinture, théâtre, jeux olympiques, poésie, philosophie, art oratoire, etc.
C’est la thèse de Hannah Arendt, que la démocratie révèle aux hommes une nouvelle dimension de leur liberté, la plus humaine, parce qu’elle ne se contente pas de dégager un espace d’absence de contrainte, mais réalise une vocation propre à l’espèce humaine : celle de choisir son Bien commun.
Cette prévalence du Bien commun est consacrée par Aristote : « Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole ; la voix [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux.  Leur organisation va jusqu'à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est bien ou mal et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. »
Autrement dit l’être humain est le seul à posséder le logos parce que se réalise par lui la plus haute forme de sa liberté, celle de choisir collectivement les valeurs finales en fonction desquelles il va vivre. Et c’est l’exercice de cette liberté qui constitue la politique.
Ce qu’explicite ainsi Hannah Arendt : « la liberté, … est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action. » (Qu’est-que la liberté ? in La crise de la culture, 1972)
Car dans l’activité politique la parole se résout nécessairement en action ‒ H. Arendt utilise le mot « action » en un sens noble où il est l’apanage de l’humanité accomplie : seul l’homme agit parce que l’action est par essence politique – l’action tient toujours à l’organisation des hommes pour vivre ensemble qui requiert qu’ils s’accordent sur le Bien commun.
La condition d’exercice de la politique est donc l’institution d’un espace public (et donc d’un temps public) pour que puissent se rencontrer et se confronter la pluralité des points de vue au moyen de la parole (logos). En cet espace chaque citoyen devient un être métamorphosé en ce qu’il a mis en suspens toutes ses croyances, tous ses principes de comportements habituels pour s’intéresser à la meilleure solution au problème posé (construire un nouveau port, déclencher une guerre, introduire un nouvel impôt, etc.) en fonction du Bien commun. Et de cette confrontation des points de vue, c’est la parole la plus convaincante qui emportera la décision.
Pour les Grecs, chaque être humain ne peut réaliser son humanité qu’en s’engageant politiquement. Comme l’écrivait Aristote « l'homme est par nature un animal politique ». Il s’ensuit que la démocratie est la seule forme d’organisation politique légitime, puisqu’elle est la seule à faire pleinement droit à la liberté humaine.
La démocratie comme forme d’organisation de la société est donc une fin en soi.
Sophistique
Mais alors comment comprendre que la démocratie athénienne ne se soit pas généralisée de par le monde ? Pourquoi s’est-elle assez vite affaiblie pour succomber à partir de la fin du IV° siècle sous les invasions macédonienne puis romaine ?
Ce qui fit sa force – le logos – devint sa faiblesse. Elle s’est affaiblie par le populisme, c’est-à-dire un usage détourné du logos qui, tout en maintenant l’aspect formel de l’argumentation rationnelle, vise à susciter des réactions émotionnelles du peuple.
La victime prémonitoire de cet usage perverti du logos – soit la sophistique – a été Socrate, condamné à mort en -399 par un tribunal populaire, dans le parfait respect des formes démocratiques. Et ce n’est pas un hasard. Il a été mis en accusation par des sophistes parce qu’il avait constamment dénoncé, dans son activité de philosophe de rue, les dérives de l’usage sophistique du logos.
La sophistique est une perversion du logos parce que, au moyen de procédés rhétoriques, elle fait passer l’intérêt particulier de l’orateur pour de l’intérêt public. En particulier, le politicien sophiste – qu’on appelait alors le démagogue – adore utiliser la colère légitime des gens pour incriminer celui qui lui apparaît comme une bonne figure de responsable afin d’obtenir ainsi un plus grand nombre de suffrages. Son discours vise à faire réagir au lieu de faire réfléchir.
La réaction, dans l’espace public, est le contradictoire de l’action car toujours elle est une inféodation à autrui. Cette manière, propre à la parole populiste, de jouer sur les sentiments populaires de façon à faire réagir les individus dans le sens attendu, est précisément contraire à leur liberté. C’est pourquoi le populisme est foncièrement antidémocratique.  En cette occurrence, et seulement en elle, l’ensemble des citoyens rassemblés devient une foule redoutable.
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C’est par un usage dévoyé du logos que la démocratie athénienne s’est perdue.
Mais c’est de même par un usage dévoyé du logos que la démocratie moderne s’est abîmée dans un despotisme d’affairistes comme cela avait été pressenti par Tocqueville.
Dès que le débat ne se fait plus dans un espace public où toutes les propositions sont également accueillies et jugées selon la solidité de leur argumentation, où chacun accepte de remettre en jeu son point de vue en le mettant à l’épreuve des critiques des autres, où ses intérêts particuliers sont non avenus parce que l’on est réuni par le souci du Bien commun, alors la démocratie n’a plus de vitalité et peut vite devenir le déguisement des despotes.
Or le despote contemporain peut tout-à-fait garder les formes de la démocratie s’il peut obtenir des citoyens des comportements réactifs.
Car, d’une part le peuple est attaché à la démocratie, d’autre part le despote a développé des techniques basées sur les sciences humaines pour favoriser, voire systématiser, les comportements réactifs. C’est pourquoi la démocratie fonctionne encore formellement.
En ce point on peut retrouver la pertinence de l’idée d’infantilisation des citoyens avancée par Tocqueville dans sa vision de l’avenir de la démocratie au service du libéralisme : le despote « ne cherche … qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ». En effet le comportement réactif est le mode de comportement privilégié de l’enfance, et il est quasiment exclusif avant l’âge de raison (lorsque l’enfant ne fait que réagir à ce qui le touche, sans mettre en perspective ces événements selon un but qui lui soit propre).
Cela signifie que vivre dans l’action politique, vivre démocratiquement, c’est vivre véritablement en adulte, c’est-à-dire être respectable, vivre dignement.
On comprend alors pourquoi, au-delà d’une démocratie d’apparat, une démocratie vivante se réinvente constamment venant des dessous, des à côtés, des interstices, de la société bien pensante, se donnant des espaces publics inédits pour prendre soin du Bien commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs de désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les occupants de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore, sous des formes multiples (comme nous ici, réunis pour débattre de la démocratie).
La démocratie est bien une fin en soi puisqu’elle est un enjeu de dignité. C’est pour cela qu’elle est si tenace. C’est pour cela qu’il n’est pas impossible que le meilleur qu’elle ait à nous donner soit à venir.