mardi, janvier 15, 2019

La décence ordinaire malgré tout


Nous voulons ici réaffirmer l’existence d’une « décence ordinaire », en répondant aux principaux arguments de Frédéric Lordon qui, dans Impasse Michéa, s’est employé à la disqualifier à travers la critique de la pensée de Jean-Claude Michéa.
Christophe Colomb débarquant aux îles Caraïbes
Le Débarquement de Colomb, Théodore de Bry
La « décence ordinaire », qui est la traduction de l’expression common decency créée par George Orwell[1], désigne l’ensemble des règles de comportement vertueux que pratiquent spontanément dans la vie quotidienne les gens ordinaires afin de rendre la vie sociale plus confiante.
L’enjeu de la polémique opposant Michéa et Lordon est de savoir si cette sagesse populaire dans la vie sociale existe universellement, ou si elle est illusoire. On peut déjà inférer que de la conclusion découleront certaines possibilités, en écartant d’autres, de parvenir à une société bonne.
On relève ci-après les 6 principaux arguments de Lordon qui appellent une réponse.
1. La notion de « décence ordinaire » est trop vague pour permettre de faire valablement de la science sociale.
Il est incontestable que cette notion apparaît effectivement insuffisamment fondée, et qu’on ne peut en donner une définition rigoureuse. Car elle désigne avant tout un constat d’expérience. C’est de son immersion dans les milieux populaires de Londres, de Barcelone, ou d’ailleurs, qu’Orwell l’a tirée, et c’est par recoupement avec leur propre expérience vécue que Michéa, et bien d’autres, la reconnaissent. Il se pourrait que le vécu de Lordon ne lui ait pas donné de recouper ce type d’expérience. Mais le problème n’est pas là. Car, de toutes façons, pour Lordon, il ne saurait y avoir de savoir anthropologique digne de ce nom s’il ne s’appuie pas sur des concepts « clairs et distincts ». Ce qui, il faut l’accorder, n’est pas le cas de « la décence ordinaire ».
Les règles qui constituent la décence ordinaire ne sont fondées sur aucune doctrine identifiable – elles ne relèvent ni d’une religion, ni de l’anthropologie des droits de l’homme, ni d’une quelconque doctrine philosophique de l’éthique. Ce sont des règles qui ne sont écrites nulle part, et qui même ne sauraient être dénombrées car elles varient d’une aire culturelle à l’autre.
Pourtant elles peuvent être rassemblées sous les mêmes vocables de « décence ordinaire » : elles concernent toujours au moins les gens de peu, ceux qui sont éloignés de la compétition pour l’élévation sur l’échelle sociale ; ce sont des règles qui sont orientées vers la bienveillance envers autrui et vers la prévention des comportements excessifs dangereux pour la vie sociale ; surtout, comme le montre Michéa, elles ne sont pas totalement dépourvues de fondement puisqu’elles sont toujours adossées à la pratique de l’échange symbolique, lequel est l’immémoriale et universelle manière de faire société en sachant donner, recevoir et rendre[2].
Il est symptomatique que Lordon ignore soigneusement cet argument essentiel du rattachement à l’échange symbolique – tel qu’il a été théorisé par Marcel Mauss (Essai sur le don, 1903) – par lequel Michéa promeut la décence ordinaire dans la pensée contemporaine.
Finalement, Lordon fait un procès intellectualiste à la décence ordinaire qui pourrait bien s’avérer présomptueux si, comme nous l’avons montré par ailleurs[3], la visée d’une rigoureuse objectivité fait systématiquement manquer l’humain par toute science dite « humaine ».
2. Comment une morale naturelle pourrait-elle se laisser effacer par l’histoire ?
Lordon argumente de l’incohérence d’une humaine tendance à la bienveillance présentée comme naturelle alors que, d’une part elle ne serait pas partagée par tous et, d’autre part, elle aurait tendance à s’effacer à l’époque historique de la modernité puisque Michéa, après Orwell, revendique sa conservation.
Mais Lordon, chercheur en sciences sociales, n’est-il pas familier de la difficulté à déterminer une ligne de partage claire entre le naturel et l’historique en ce qui concerne l’humain ? Comment, par exemple, articuler la naturalité de la faculté humaine de langage avec la multiplicité historique des langues ?
D’ailleurs, il semble bien que nulle part Michéa ne parle d’une décence ordinaire « naturelle » ; et, en ce qui concerne Orwell, dans sa formulation la plus précise il est question d’une « native decency of the ordinary man » (décence innée de l'homme ordinaire) – Essais, articles et lettres I, p. 573. Or « inné » n’est pas exactement « naturel » : l’augmentation de la taille moyenne des individus à notre époque est innée, et pourtant on a pu montrer qu’elle est liée aux conditions de vie propres à la modernité.
Et comment penser cette innéité lorsqu’elle porte sur la manière d’aborder les relations sociales ? Car cela ne concerne pas le nouveau-né mais bien l’homme adulte qui possède pleinement sa liberté. Ne faut-il pas alors penser la décence ordinaire comme s’imposant d’emblée à l’individu qui sait sa part de responsabilité dans l’à-venir des relations sociales, surtout lorsqu’il s’agit d’inconnus ? Pourquoi, en 1492, les Caraïbes se sont-ils présentés les bras chargés de dons à Christophe Colomb et ses compères débarquant de leur caravelle ?
On peut trouver paradoxale l’idée qu’une sorte de code moral s’impose spontanément à l’individu humain en tant qu’il est libre. Mais il y a peut-être une histoire à raconter qui pourrait rendre compte de cette obligation d’une décence ordinaire.
On admet avec Lordon, citant Spinoza, que les hommes ne sont pas naturellement bons : « Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut pas dire qu’ils s’accordent par nature » (Éthique, IV, 32). Il suffit de considérer le destin navrant des expériences de communautés utopiques – sans hiérarchie et sans propriété – tentées aux Amériques ou ailleurs, depuis le XIXème siècle (voir à ce propos le film La Cecilia de Comolli, 1976). Cela nous fait comprendre que la vie sociale humaine a nécessairement eu du mal à se stabiliser, qu’elle a d’abord été troublée, voire compromise, par la violence – violences pour l’accès aux biens rares et nécessaires, violences par convoitise de ce que s’est approprié autrui, mais aussi violences générées par l’expression des passions asociales de domination, de cupidité, de gloire, que nous connaissons encore trop bien aujourd’hui. L’échange symbolique – prendre l’initiative de donner, et savoir recevoir et rendre – aurait été la réponse qui se serait avérée collectivement la plus fonctionnelle pour conjurer une violence endémique, et le sentiment d’insécurité qu’elle laissait subsister. La décence ordinaire serait la forme la plus élémentaire, la plus quotidienne, de pratiquer l’échange symbolique. Elle se serait sédimentée dans les cultures de façon suffisamment profonde, pour diffuser entre individus, à travers les générations, explicitement certes – « Dis merci ! », « Laisse passer la dame ! » – mais bien au-delà, à travers mille signes que le petit enfant, ou le jeune visant l’autonomie, perçoit incessamment dans les comportements des adultes les uns envers les autres. C’est pourquoi, dans les milieux où elle est pratiquée de manière privilégiée parce que perçue comme moyen nécessaire de vie sociale apaisée – les milieux populaires – la décence ordinaire s’imposerait comme innée.
Ce n’est là qu’une hypothétique genèse de la décence ordinaire, mais elle a un fort argument qui la crédibilise : l’existence de la langue.
Une langue n’est pas une institution étatique. Une langue est créée indépendamment de tout pouvoir législateur : elle est une œuvre populaire ! Et comment aurait-elle pu advenir sinon par une pratique réitérée d’échanges symboliques de signes ? Les petits enfants qui jouent savent cela : on crée un mot nouveau en proposant un signe à son interlocuteur, à condition que celui-ci le reçoive et le rende – ce qui est la manière de le confirmer dans sa signification et de l’adouber dans sa valeur. Et ce mot répété à d’autres, reçu et rendu à chaque fois, devient commun à plusieurs, et plus il est commun, plus il est accepté et se diffuse.
La genèse de la décence ordinaire, comme code de signes de prévenance des sentiments d’autrui, n’est pas plus difficile à penser que la genèse de la langue, comme code de signes permettant d’habiter un monde commun et de communiquer à son propos. Mieux ! Elle est sans doute concomitante, car elle est son corollaire – l’une et l’autre sont des modalités d’échange symbolique qui concourent à maîtriser les relations humaines.
La décence ordinaire aurait donc une histoire dont les racines seraient très profondes. Et cette historicité permet de comprendre qu’elle puisse s’effacer aujourd’hui. Il est en effet très clair que sa diffusion, sa conservation, dépendent avant tout de la densité des interactions entre les gens, et tout particulièrement des interactions in vivo – par lesquelles passent les nuances de comportement qui signifient la décence. Orwell, il y a trois quart de siècle, mettait déjà en garde contre un recul de la common decency liée au monde moderne. Or, aujourd’hui, les conditions imposées aux populations ses sont aggravées. L’individualisme induit par la mise en compétition des gens a progressé ; les communications se font de plus en plus massivement en interface avec des écrans via Internet. Dans un tel contexte une recrudescence des manifestations d’indécence est flagrante : on donne sans recevoir, on reçoit sans rendre, on prend sans demander, on dissimule, on trompe, on triche, on verse dans des jugements excessifs, etc. L’asservissement de plus en plus large du Net aux intérêts de la mercatocratie semble légitimer de tels comportements, puisque c’est massivement que les entreprises qui s’enrichissent de la Toile pratiquent ces manières indécentes.
C’est ainsi que nous sommes entrés dans une période historique inédite de régression de la décence ordinaire. Il n’est pas sans signification que cet effacement s’accompagne, comme Orwell l’avait déjà remarqué, d’une dégradation du langage.
3. Les comportements populaires ne sont que la conséquence des conditions objectives de vie auxquelles les gens sont soumis.
Lordon présente un curieux raisonnement en lequel à partir de la mécanique des passions développée dans les parties III et IV de l’Éthique de Spinoza il déduit le principe marxiste que « …n’importe quelle catégorie sociale ne doit qu’à ses propres déterminations sociales de faire ce qu’elle fait »(Lordon).
Mais le spinozisme n’est pas l’avant-goût du marxisme dans la société préindustrielle. Revenons à la citation de Spinoza lue ci-dessus : « Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions …» signifie que les hommes peuvent ne pas être soumis aux passions, ils peuvent ne pas se contenter de réagir, ils peuvent agir !
Agir, pour Spinoza, c’est se comporter de façon à engendrer des effets dont on ne peut adéquatement rendre compte que par ce que nous sommes. Or, il semble bien que dans le monde de Lordon les humains n’aient pas la capacité d’agir[4], et donc que les classes populaires ne sauraient se doter d’une décence ordinaire. En effet, nous explique Lordon, la nature de l’individu humain est de désirer sans limites. Autrement dit, les humains sont par nature portés vers l’excès. Mais c’est seulement une petite minorité – la classe dominante – qui peut donner à ses désirs toute leur ampleur, qui peut se permettre l’indécence, justement parce qu’elle n’est pas soumise à ce qu’il appelle « la contention » des désirs. Et ceci parce qu’elle est en position de l’imposer aux autres, c’est-à-dire au peuple qu’elle maintient sous sa domination. Au peuple donc, nous dit Lordon, échoit « des désirs bien modérés parce qu’il leur a été ôté tous les moyens de l’intempérance ». Le peuple a donc bien une claire tendance à la décence, mais c’est une décence entièrement subie, car elle « doit tout à une certaine condition, c’est-à-dire à une certaine position dans l’espace social, et à l’ensemble des déterminations que cette position emporte ». Dès lors notre chercheur nous livre un verdict catégorique : « la common decency ne fait pas autre chose que de nécessité vertu. »
Passons sur la méconnaissance et le mépris sous-jacents à cette proposition. Soulignons simplement son irréalisme. Mais d’où vient donc la langue que Lordon manie avec tant d’aisance ? Du peuple. Les réalisations les plus précieuses de la culture sont anonymes parce qu’elles sont justement l’œuvre du peuple. Le peuple se donne un monde commun en construisant la langue (et il s’agit d’une tâche indéfiniment poursuivie qui précède tous les dictionnaires). Le peuple se donne des règles pour surmonter la violence endémique et installer une vie sociale confiante : c’est l’échange symbolique qui se décline au plus quotidien en décence ordinaire.
En fait, le principe même de cette action populaire pour la vie sociale se trouve dans la philosophie même de Spinoza : « le droit naturel, qui est le propre du genre humain, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence, et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun » (Traité politique, II,15). Il faut préciser que l’action par laquelle les gens décident de « vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun » n’a pas pu se réaliser sous la forme d’un pacte commun instituant l’État comme souveraineté bridant les désirs par la loi, comme le pensait Spinoza en accord avec l’ambiance rationaliste de son époque. Comment, sur l’étendue d’un royaume, auraient pu se faire les communications qui réalisent l’adhésion simultanée au pacte ? En réalité, dans une occupation de l’espace clairsemée, avec des communications entre les unités villageoises épisodiques, le « consentement commun » n’a pu se réaliser que progressivement, à partir d’initiatives locales. La lassitude de la violence et de la peur a amené des individus à initier des cycles de générosité, lesquels réitérés, repris, installèrent la confiance à différents niveaux des relations sociales. La réussite de ces initiatives impulsa leur diffusion de proche en proche. Le « consentement commun » , c’est fondamentalement l’échange symbolique, puisque, comme l’a montré Mauss, il est l’universel opérateur de la sociabilité humaine.
4. La décence ordinaire manifesterait une idéalisation impénitente du « peuple ». Car on trouve de tout chez les gens ordinaires, aussi bien l’indécence que la décence.
Nous pouvons proposer l’idée que ce qui constitue un peuple, c’est la capacité collective, anonyme (ce qui justifie l’adjectif « ordinaire »), de créer une langue et une société fiable par des modalités d’échange symbolique dont fait partie la décence ordinaire.
Pourtant Lordon nous rappelle que les gens ordinaires aussi « sont capables de tout », « de ratonner …. de casser du gay  …, de voler, de tricher ». Ces comportements indécents ne sont pas incompatibles avec le constat de la décence contrainte dont il fait état par ailleurs, puisque, selon la vision déterministe de notre auteur, il suffit que les conditions sociales imposées aux gens changent pour que leur état moral change aussi.
Deux remarques peuvent être faites concernant cet argument que le peuple peut se comporter de manière très indécente :
1– Si la décence ordinaire existe universellement c’est bien parce qu’il y a des potentialités d’excès et de violence en chaque humain, comme nous l’avons vu dans l’hypothèse de sa genèse. Dans ses manifestations quotidiennes, la décence ordinaire n’est que le symbole de l’engagement de chacun à un comportement civilisé, bienveillant, envers autrui. Et ce comportement peut faire défaut (tromperie, vol, crime, etc.). Notre désaccord avec Lordon ne porte pas sur l’idée d’une native et définitive bonté du peuple (qu’on ne trouve ni chez Orwell, ni chez Michéa), mais sur sa capacité à agir pour se donner les moyens les plus efficaces pour surmonter les comportements excessifs et violents destructeurs de vie sociale et de culture.
2– Lordon évoque les excès populaires collectifs comme la foule « hideuse quand elle lève le bras à Nuremberg ». Ceci n’infirme pas l’existence de la décence ordinaire. Car les gens ordinaires, comme quiconque, peuvent avoir des comportements excessifs dès lors qu’ils n’agissent plus, mais réagissent. En langage spinoziste, leur comportement est déterminé par les événements qui les affectent. Et les épisodes de violence collective sont des réactions exprimant des affections négatives, vécues de manière menaçante. Ce peut être la réaction à un excès d’arbitraire de l’élite dominante, lors d’émeutes contre les symboles du pouvoir, ou leurs représentants. Ce peut être la réaction au discours rageur, pathétique, stigmatisant, de tel leader d’opinion par laquelle une foule martyrise un (ou des) bouc émissaire. Les excès collectifs peuvent être aussi alimentés par une rumeur prospérant sur un sentiment de peur lié au contexte social présent. Il faut remarquer que toujours, en ces occurrences, le peuple se divise et que ceux qui se lancent dans les comportements indécents, même s’ils font beaucoup de bruit, restent toujours minoritaires[5].
Il semble bien que les phénomènes d’excès populaires collectifs soient motivés par un événement affectant extrinsèque au milieu populaire, qui est le plus souvent à visée manipulatoire, et n’arrive au mieux à mettre en branle qu’une part minoritaire d’une population.
5. Les passions asociales pour la domination, la richesse ou la célébrité sont les mieux partagées, il n’y a pas à stigmatiser ceux qui réussissent à les satisfaire.
On peut admettre que les passions asociales appartiennent à la condition humaine et que personne n’en soit sauf. Mais sans doute les nuances ne seraient pas inutiles. On pourrait par exemple se demander si elles ne seraient pas particulièrement des passions de la masculinité (et l’on sait que la masculinité est présente chez la femme, comme la féminité chez l’homme). Quoiqu’il en soit, on peut prédire que, si une caste dominante étalant sa réussite dans les passions asociales était supprimée, elle serait assez vite remplacée.
Cela ne confirme-t-il pas la thèse de Lordon que c’est la structure sociale qui commande les comportements ? Certes, mais seulement dans la mesure où les comportements sont des réactions aux conditions sociales : dans une société structurée par la compétition individuelle, il est certain que les places du haut de l’échelle sociale libérées auront mécaniquement tendance à être réoccupées. Mais justement elles ne seront pas réoccupées par n’importe qui, mais par ceux qui sont a priori inféodés aux valeurs dominantes de cette société de compétition. Or, il faut reconnaître que la domination, la richesse ou la célébrité, représentent des rejetons de désirs que l’on trouve inévitablement exprimés chez le petit enfant qui a surmonté son impuissance primo-infantile. Et on les trouve déjà comme comportements de mammifères sociaux[6].
Par contre ceux qui ne réagiront pas à ces valeurs de compétition – car l’on peut réagir en étant dans l’impossibilité d’être performant et en s’enfermant dans le ressentiment – sont ceux qui se placent dans une toute autre logique. Ce sont ceux qui cherchent pour leur vie dans la société un sens qui vient d’eux-mêmes. Ils veulent agir (au sens spinoziste) dans le sens de buts finaux qu’ils ont choisis – qui peuvent être fort variés, comme apporter un certain savoir-faire à la société, monter une entreprise collective qui pourvoit à un besoin social, porter un projet d’une société meilleure, etc. C’est la logique d’une vie adulte, expression d’une liberté proprement humaine. C’est pourquoi nous pouvons confirmer la pertinence du jugement de Michéa, que cite Lordon pour l’incriminer : « seul un être immature peut aimer le pouvoir, la richesse ou la “célébrité” » (Le Complexe d’Orphée, p. 343).[7]
On comprend que la décence commune est le moyen incontournable pour une population d’êtres humains libres de faire valoir leur liberté. Car le pire ennemi de la liberté est la violence. On peut l’étayer par un raisonnement spinoziste : la violence se nourrit de passions tristes (comme le désir frustré, l’envie, le ressentiment), et, en ses effets, l’épisode violent démultiplie et exacerbe les passions tristes (en autres, par le désir de vengeance) ; or les passions tristes correspondent à une augmentation de la tendance à réagir qui est tout autant une diminution de la puissance d’agir, donc de vivre librement. Ce raisonnement de Spinoza est juste, et les gens de peu le connaissent d’intuition par une expérience partagée immémoriale de la violence et de ses conséquences. C’est pourquoi ils cultivent avec tant de ténacité la décence ordinaire.
6. La décence ordinaire renvoie aux sociétés traditionnelles où chacun a une place déterminée dont il ne peut s’extraire.
Sur ce point, il y a un amalgame, qui pourrait paraître étonnant pour un spécialiste des sciences sociales, entre ce qui relève dans la structuration d’une société avec ce qu’elle implique des rapports de pouvoirs institués, et ce qui relève d’initiatives culturelles immanentes à la classe la plus nombreuse et la plus humble. Mais cet étonnement disparaît quand nous nous rappelons que pour Lordon la multitude ne saurait avoir d’action propre et ne peut que subir les structures de pouvoir. C’est pourquoi il disqualifie a priori la décence ordinaire comme « l’effet, réservé à certains, des assignations d’ordres et de places des sociétés traditionnelles »
Mais la décence ordinaire est bien autre chose que la désignation supportable de l’ordre moral imposé aux petites gens par les pouvoirs institués. Il faut dénoncer les équivalences implicites de notre auteur : société traditionnelle = tradition = structure de pouvoir d’« assignations d’ordres et de places ». Mettons-nous d’accord sur les mots[8]. On peut appeler « sociétés traditionnelles » les sociétés préindustrielles. On peut appeler « tradition » un système de valeur s’imposant à une société, hérité du passé, se donnant comme immuable, et qui détermine la manière dont chacun doit vivre. La structure de pouvoir d’« assignations d’ordres et de places » renvoie à des sociétés fondées sur une tradition impliquant une société strictement hiérarchisée et légitimant le pouvoir permettant de l’assurer (pensons la France chrétienne sous la royauté).
Ainsi une société traditionnelle peut très bien ne pas être sous le joug de quelque tradition. Pierre Clastres (La société contre l’État, 1974) a montré comment les sociétés premières des Amériques pouvaient s’appuyer sur l’échange symbolique pour éviter de se corseter dans une structure de pouvoir rigide de type étatique.
D’autre part toute société de tradition, dans la mesure où elle n’est pas un totalitarisme ne saurait supprimer, ou absorber, la décence ordinaire[9]. L’essentiel ici est de bien distinguer ce qui relève de la culture populaire de ce qui relève de la culture dominante qui est alors une culture de la domination. Et le point propice à la confusion est précisément celui des règles morales – disons plutôt des règles de bon comportement. Il faut comprendre que la décence ordinaire est bien plus profondément enracinée dans les comportements populaires que la morale religieuse. C’est pourquoi la morale religieuse, quoique consacrant la hiérarchie sociale, doit composer avec la décence ordinaire pour devenir acceptable par les gens – c’est ainsi que le christianisme enseigne l’amour du prochain, etc. Mais la morale religieuse et la décence ordinaire n’en sont pas moins fondamentalement hétérogènes : la première assure toujours une forme de domination sociale, la seconde n’est ni plus ni moins qu’un système de règles de comportement quotidien de salubrité sociale. La soumission à la morale chrétienne se délite en France à partir de la fin du XVIIème siècle, pour autant la décence ordinaire reste toujours aussi prégnante dans la vie sociale. Il suffit de songer à son importance dans l’enseignement des instituteurs de l’école laïque de la IIIème République. N’est-ce pas implicitement à une décence ordinaire que pense le ministre Jules Ferry lorsqu’il s’adresse (lettre du 17 novembre 1883) ainsi aux instituteurs : « Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. » ?
Finalement, il faut dénoncer la vision fausse à force d’être caricaturale des sociétés du passé (préindustrielles) sur laquelle s’appuie Lordon. N’écrit-il pas qu’en ces sociétés les individus sont pris « dans une configuration idéologique et morale où la possibilité de l’échappement n’appartenait même pas au domaine du pensable » ? C’est à partir de ce jugement catégorique qu’il est amené à son morceau de bravoure sur la capacité de « se barrer ». « Se barrer » représente sans nul doute pour lui la seule action envisageable pour qui vit dans une société traditionnelle – de là l’ode à l’automobile comme moyen de « se barrer » apporté par l’ère industrielle. Mais s’il y avait naguère tant de violences dans les actes de pouvoir sur les humbles, c’est bien parce qu’il y avait un défaut d’emprise sur leur conscience, c’est bien parce que ceux-ci disposaient d’une autonomie qu’à certains égards on peut aujourd’hui leur envier – autonomie liée à la dispersion des agglomérations humaines dans l’espace et à la rareté des moyens de communications. Cette autonomie est particulièrement voyante au plan moral : c’est bien dans le cadre de la société traditionnelle que sont venus, dès le début du XIXème siècle, de la part de gens du peuple, les projets les plus audacieux pour la réalisation d’une société bonne (voir, par exemple, Le socialisme utopique français de Jacqueline Russ. On peut lire aussi le très intéressant article « Socialistes utopiques », les mal-nommés de l’historienne Nathalie Brémand).

* * *

Ce qui est très ordinaire ne se remarque pas. C’est pourquoi il a fallu attendre qu’elle devienne moins ordinaire pour que la décence ordinaire apparaisse dans le domaine de la pensée.
Notre époque de la modernité tardive est en effet caractérisée par l’affichage public sans vergogne de l’excès, et même sa proclamation comme valeur sociale – notre actuel Président Macron ne s’exclamait-il pas (janvier 2015) "Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires !" ? Mais il ne faisait qu'exprimer tout haut ce qui se pense communément dans les cercles dirigeants. On peut dire que la société mercatocratique mondialisée est, comme jamais aucune autre ne le fut, la société de l’excès, donc de l’indécence.
C’est pourquoi il est essentiel de reconnaître l’existence et l’importance de la décence ordinaire.
C’est reconnaître que le peuple est l’acteur majeur – bien plus décisivement que la loi – pour que la société fonctionne bien.
C’est reconnaître en même temps que les compétiteurs pour la domination, l’enrichissement, la célébrité, sont en réalité les jouets de désirs puérils qui ne les mènent nulle part sinon vers des excès socialement nuisibles. Ce qui se traduit ce jour par la double crise sans précédent d’injustice sociale et de désastre écologique.
La reconnaissance de la décence ordinaire opère comme une révolution copernicienne de la politique.
Dans le monde de Lordon, ce sont les dominés qui sont empêchés de satisfaire leurs désirs, et les dominants qui « s’éclatent ». Le peuple est caractérisé par sa soumission et l’absence de maîtrise de son destin. Il est déterminé par les conditions qui lui sont faites. Le progrès vers une société bonne passe donc par une prise de pouvoir qui permettrait de changer ces conditions.
L’existence de la décence ordinaire manifeste que ce sont les dominants qui sont pris dans la nasse de leurs désirs vains, et que ce sont les dominés qui se donnent depuis toujours les moyens, en pratiquant l’échange symbolique, d’une vie sociale confiante et profitable à tous.
C’est dans le peuple, et non pas essentiellement comme dresseur de barricades, que peuvent se trouver les ressources pour dénouer les crises sociales actuelles. Car c’est des milieux populaires que peut venir l’initiative qui libérera les dominants de leurs désirs d’immatures. Une initiative par défaut : simplement se dispenser d’accréditer l’expression desdits désirs – les laissant dans la flagrance de leur vacuité. Cela veut positivement dire : se concentrer sur le développement des rapports humains dans l’interaction sociale et dans le rapport aux biens. Ce qui revient à prendre soin de la décence ordinaire.
C’est ainsi que se réalisera une société bonne qui redonne espoir en leur avenir aux humains.




 [1] Nous avions traduit, dans de précédents articles, common decency par « bienséance commune », expression qui avait l’avantage d’écarter la connotation sexuelle de « décence ». Mais les mots ne valent que par leur usage collectif, et nous constatons que s’impose l’expression « décence ordinaire », comprise sans ambiguïté quant au mot « décence ». C’est pourquoi nous l’adoptons.

 [2] Ce texte de Levi-Stauss (Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75) en est une belle illustration : « Dans ces petits établissements [il s'agit de restaurants bon marché du Midi de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. »


 [4] Question subsidiaire : Un chercheur universitaire (classe moyenne supérieure intellectuelle) écrivant « l’impasse Michéa », n’agirait-il donc pas ?

 [5] Ce qui se voit aujourd’hui dans l’attitude populaire à l’égard des exilés venus du Moyen-Orient et d’Afrique. Et quel était le pourcentage de bras levés à Nuremberg par simple sens de sa survie, dans une société terrorisée par la violence arbitraire ?


 [7] Cette pertinence a une réserve : le pouvoir – la capacité à imposer un comportement à autrui – est une fonction nécessaire dans toute vie sociale – tel le pouvoir du parent sur l’enfant, du médecin sur le patient. Il ne peut donc être en lui-même signe d’immaturité. Il eut mieux valu que Michéa parle de « domination », c’est-à-dire du pouvoir qui ne procède pas d’un consentement au but, mais qui est fondé sur un rapport de force, et qui apporte, de ce fait, une jouissance au dominant.

 [8] Il faut reconnaître que Michéa utilise des formulations quelquefois ambiguës, parce que manquant de précision, dans son plaidoyer pour renouer avec la tradition.

 [9] Le totalitarisme ne pourrait-il pas se définir pertinemment comme le pouvoir qui tend à nier la décence ordinaire ?