jeudi, mai 09, 2019

De la folie du début des années 2000




Jérôme Bosch
La Nef des fous, vers 1500

Supposons que, dans le futur, l’on parle de la folie du début des années 2000. Qu’est-ce que cela voudra dire ?
D’abord cela voudra dire que l’on ne sera plus dans le même état d’esprit qu’en ces années-là. Les « Années Folles » du XXème siècle – les années 20 – ne sont apparues comme telles que rétrospectivement, comme des années où se prenaient beaucoup d’initiatives extravagantes, mais dans une grande inconscience de l’éclosion des germes des malheurs à venir : la grande crise économique, la montée des totalitarismes, et la venue d’une nouvelle guerre mondiale.
On sent bien qu’en cette fin de la seconde décennie du XXIème siècle, la situation de l’humanité est devenue instable parce que mise trop fortement en tension par le creusement des injustices et les dévastations de la biosphère. De profonds changements s’annoncent qui bouleverseront le sens commun régnant. Ce qui rendra possible un jugement distancié sur les premières années du XXIème siècle. En quoi l’attribution de folie pour caractériser cette période pourrait-elle paraître alors pertinente ?
On prend ici le mot « folie » non pas au sens de pathologie mentale mais en son sens large, celui du langage courant. Nous avons essayé d’en éclairer l’unité de signification dans notre article Qui est fou ? . Il nous est apparu que celui qu’on traitait de « fou » était toujours celui qui manifestait avoir déserté le monde, tel qu’il est partagé par le langage, pour des principes de comportement enfermés dans sa subjectivité.
Si nous approfondissons cette idée de folie comme désertion du monde, nous remarquons qu’elle peut prendre différentes modalités qui correspondent à autant de positions particulières de notre liberté dans cette a-normalité que constitue ce retrait hors du monde.
La folie peut être délibérément choisie. C’est le « Soyons fou … ! » de qui se projette dans un événement festif. Au Moyen-Âge on organisait périodiquement dans certaines régions d’Europe la « Fête des fous », et le « fou du roi » a été longtemps un personnage institutionnel de la royauté. On voit qu’en cette modalité, on juge raisonnable d’insérer dans la quotidienneté normale un brin de folie comme soupape pour l’expression de la subjectivité, tout simplement parce que cela s’avère bénéfique socialement.
Il y a la folie accidentelle et éphémère qui se manifeste dans l’expression explosive de l’affectivité. Ce sont les accès de colère ou autres manifestations impétueuses de notre subjectivité. La raison semble certes submergée, mais on sait pourtant assez bien arrêter la montée de sa colère pour qu’elle ne provoque pas des conséquences trop nocives. En ces occurrences, quoique ayant cédé à un trop-plein émotionnel, la raison reste présente comme en tâche de fond, avec une fonction de contrôle.
Enfin il y a la folie par nécessité, lorsque des facteurs déterminent chez le sujet son exclusion hors du monde, et donc son enfermement dans sa subjectivité. Ces facteurs sont le plus souvent de l’ordre de déficiences physiologiques, de lacunes dans le processus de socialisation, de traumatismes psychiques, et amènent à ne pas pouvoir prendre pied dans le monde commun et d’y faire valoir sa liberté. C’est en cette modalité que la folie est ordinairement reconnue comme démence, c’est-à-dire comme pathologie mentale requérant des soins.
Nous disons « ordinairement » parce qu’il nous faut prendre en considération ce qui pourrait être une autre forme de folie par nécessité, mais qui n’est habituellement pas reconnue comme telle dans la mesure où le sujet affiche une pleine maîtrise de la langue et souvent une bonne insertion dans le monde. Pourtant il semble bien être pris de folie en ce que toute son activité est orientée en fonction d’un principe qui échappe à sa maîtrise étant comme scellé au plus profond de son intimité. Ce principe de comportement, il le vit comme un désir puissant, irrésistible, qui l’accapare tout entier et dont il n’est jamais quitte, car il est inapaisable, se reconduisant de sa satisfaction même, ce qui le pousse à l’activisme et à l’excès dans une absence permanente de sérénité. Un bon exemple en est le personnage littéraire de Don Juan qui désire incessamment séduire les femmes qu’il rencontre.
Le mieux, pour désigner ce type de configuration psychique est de reprendre le mot passion, en son sens traditionnel, soit un désir irrésistible et voulant toujours plus, qui mène à des comportements excessifs.
La passion est-elle folie ? Ne lui manque-t-il pas ce caractère que nous avons reconnu comme essentiel à la folie qui est la désertion du monde ? Car le passionné se débrouille fort bien dans le monde ! L’avare sait plutôt mieux que d’autres accumuler dans sa cassette et la protéger des convoitises.
Examinons de plus près la nécessité qui bride la liberté du passionné. Cette nécessité se rapporte à son désir. Nous vivons une multiplicité fluente de désirs au gré des vagabondages de notre imaginaire stimulé par notre sensibilité, parce que ce n’est que par des images qu’un désir se pose dans notre conscience. Nous avons la capacité de prendre position par rapport à tous ces désirs, de les négliger, de les écarter, de les accepter en les redressant ou en les adaptant selon les opportunités du monde et en tenant compte de nos idéaux.
Choisir nos désirs est le domaine premier de notre liberté. Et c’est une liberté proprement humaine car elle est tournée vers l’avenir, elle permet de nous donner un avenir propre, elle fait de la temporalité humaine une histoire.
C’est pourquoi on a raison d’opposer le désir au besoin, lequel nous est commun avec l’animal. Le besoin est d’abord une sensation de manque qui signale un déséquilibre dans notre organisme et qui dicte le comportement réparateur. Alors que le désir est libre le besoin est nécessaire. Il se répète identique au bout d’un certain temps déterminé par notre organisme: il faut manger, boire, dormir, etc., périodiquement. Le besoin est tourné vers le passé : il rétablit un équilibre perdu.
Or il faut remarquer que le désir du passionné est un désir aliéné au sens où il ne le laisse pas libre, il exige que soit pourvu à sa satisfaction toutes affaires cessantes – comme le besoin.
Autre similitude avec le besoin : le désir du passionné est tourné non vers l’avenir, mais vers le passé. Nous disions que tout désir devient conscient par des images. Le désir du passionné s’impose à la conscience par des images qui renvoie au passé, à son passé : « La passion est un désir qui n'est pas déterminé par une condition passagère de la réalité présente – « Oh, le beau fruit mûr ! » – mais par une représentation insistante léguée par le passé. »[1]
La passion vise en effet à réparer un événement si difficilement supporté de son histoire qu’il n’est pas passé, au sens où il reste présent sous forme du fantasme de sa réparation. Fou d’amour, Gérard de Nerval voit des « Aurelia » partout parce qu’il pense concrétiser, à travers elles, le fantasme de réparation de son amour perdu dans sa jeunesse pour une actrice. Mais on ne répare pas le passé – on ne peut agir que dans le présent et pour l’avenir – c’est pourquoi il n’en finit jamais de reconnaître des « Aurelia ».
« La passion est refus du temps » écrit F. Alquié dans Le désir d’éternité (1943). Or, le temps, du point de vue humain c’est l’histoire, c’est-à-dire l’action conjuguée des hommes habitant le monde cherchant à satisfaire leurs désirs certes, mais toujours les choisissant en gardant la perspective de le rendre meilleur.
La passion est folie parce qu’elle met au principe du comportement un désir irrésistible qui s’impose brutalement sans prendre en considération le monde commun. Mais, objecte-t-on, le passionné est bien dans le monde puisqu’il s’en sert pour satisfaire sa passion. Mais c’est bien là le problème : s’il tient compte du monde c’est uniquement en tant que moyen. Le passionné est un déserteur du monde opportuniste. En cela il est très rationnel, mais pas raisonnable : il fait son affaire des possibilités que le monde lui laisse voir pour assouvir sa passion, mais il ne se soucie pas de l’avenir du monde, c’est-à-dire de notre avenir commun. Il déserte finalement le monde pour la vacuité de son fantasme se reportant à son passé.
La passion est une folie qui avance masquée car elle a la capacité de déployer une maîtrise du monde pour sa fin propre. Et cela passe d’abord par l’usage rhétorique de la langue pour faire apparaître son but passionnel comme une valeur objective : Don Juan promet la mariage et le bonheur à ses rencontres, il promeut le libertinage en société.
On comprend que la passion soit une folie à tendance destructrice : l’activité de transformation de la réalité du passionné pour obtenir satisfaction n’a jamais de fin, alors qu’elle est indifférente à l’avenir du monde. Don Juan peut faire rêver ses conquêtes, mais il les détruit méthodiquement, l’une après l’autre.
Or, il est des passions particulièrement néfastes, ce sont les passions sociales. L’objet des passions sociales est précisément les relations sociales. Kant en repérait trois : la domination – vouloir être le plus fort, la cupidité – vouloir posséder le plus, et la gloire – vouloir être le premier. Or les passions sociales se nourrissent du désir d’autrui : il faut qu’autrui désire de même pour que ma passion ait un sens. C’est bien pourquoi les passionnés sociaux cherchent à imposer l’objet de leur passion comme valeur objective de la société. Une société où réussir sa vie, c’est faire fortune, être le chef redouté, être celui que l’on vénère, est une société en laquelle les passionnés sociaux ont réussi à s’imposer.
Les passions sociales ont laissé de larges empreintes dans l’histoire du monde, c’est ce qui lui donne ce profil général tragique. Nous proposons l’hypothèse qu’elles aient une prégnance particulière dans l’humanité parce qu’elles sont la réparation fantasmatique de vécus extrêmement difficiles que l’espèce a endurés pour parvenir à s’imposer dans la biosphère.[2]
Ce furent des situations de violences (domination), de famine (cupidité), et de sujétion à un chef qu’il fallait diviniser pour qu’elle soit supportable (gloire). D’ailleurs on constate que ces passions de rivalité dans la possession, la domination, l’accès à la place privilégiée, s’expriment inévitablement chez le petit enfant lorsqu’il entreprend d’entrer dans le monde, découvrant le vocabulaire de la langue et faisant ses premières expériences de vie sociale (vers 3 à 5 ans), comme s’il lui fallait apprendre à dépasser ces crises passionnelles pour être capable d’habiter le monde raisonnablement.[3]
Les rapports de rivalité immanents à toute passion sociale dynamisent outrancièrement les comportements d’excès propres aux passions par les surenchères qu’ils provoquent. Or, de tels comportements activistes pour l’enrichissement, la domination, ou la célébrité, tendent à envahir le tissu social puisque, pour s’assouvir, ils impliquent de gagner des positions de pouvoir (le pouvoir est la capacité de déterminer certains comportements d’autrui, la domination est la capacité d’imposer sa volonté par rapport de force ; le pouvoir est un moyen qui peut être nécessaire dans la vie sociale, la domination est une passion, c’est-à-dire une fin).
Les méfaits des passions sociales sont une bien vieille expérience de l’histoire du monde. Celle-ci peut se lire avec beaucoup d’intelligibilité comme la résistance de la majorité contre l’instauration d’un ordre sans avenir de la part de ceux qui cherchent à conquérir du pouvoir pour toujours plus dominer, s’enrichir ou être vénérés. Ainsi la condamnation de l’excès comme le pire des crimes était au cœur de la sagesse grecque antique : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès. » (Démosthène, Contre Midias, IVème siècle av. J.-C.). On peut retrouver cette prévention contre les passions sociales dans au moins 4 des 7 « péchés mortels » listés par la Chrétienté (colère, avarice, orgueil, envie). Plus largement, nous avons montré que cette sagesse populaire qui vient de très loin, en deçà des éthiques de philosophes et des morales religieuses, et qu’Orwell nommait « décence ordinaire » (common decency) était essentiellement un ensemble de règles à raz du quotidien pour prévenir ces passions destructrices et leur résister.
Nous sommes aujourd’hui dans une société mondialisée, dont l’organisation selon les exigences de la libre carrière de la passion d’enrichissement, soit l’économie libérale, fait l’unité. L’avènement de cet empire mondial de l’argent s’est fait par essaimage à partir de l’Occident tout simplement parce que le « toujours plus » est dans la logique d’une passion qu’on a réussi à imposer comme valeur dominante. Mais que s’enrichir devienne l’idéal le mieux partagé dans le monde ne s’est pas fait sans mal.
Au départ, c’est-à-dire en Occident, au tournant des XVIIIème-XIXème siècles, il semble bien y avoir eu un jeu de dupes, le peuple s’est rebellé et a renversé une organisation sociale sans avenir parce que fondée sur la domination, pour se réapproprier un avenir. Et c’est finalement la bourgeoisie affairiste qui a pris la main pour instaurer une nouvelle organisation sociale sans avenir fondée sur la passion d’enrichissement. Cela s’est fait progressivement, avec des résistances et dans la violence (pensons à la condition initiale du prolétariat et aux émeutes du XIXème siècle), avec des compromis (il a bien fallu gagner une collaboration populaire pour réaliser la production industrielle de marchandises et sa circulation), et avec des faux-semblant – et d’abord celui du « progrès » comme promesse de vie libérée de l’asservissement aux besoins par l’abondance de biens.
Cela montre comment une folie – qui est la négation du monde commun – peut devenir commune : il suffit que l’objet du désir-passion soit devenu dominant dans la société ; et cela est possible pour les passions sociales dans la mesure où elles ont une particulière résonance en chacun.
Aujourd’hui, bien qu’il y ait toujours des résistances, la passion d’enrichissement ordonne le monde de façon plus intense et large que jamais. Du coup, nous avons atteint le point où tous les faux-semblant tombent. Ce monde organisé en fonction de la libre carrière d’une passion se révèle à tous dans sa crudité : c’est un monde sans avenir.
Cela, maintenant, les gens se le disent d’une manière ou d’une autre. Et bien sûr la parole publique des leaders du libéralisme est requise de parler d’avenir puisqu’on la presse sur ce point. Comment faire ? Entrer dans ce qu’on a appelé la post-vérité, c’est-à-dire dans des discours qui ne peuvent pas être partagés parce qu’en réalité ils ne désignent rien du monde, parce qu’ils sont littéralement hors du monde (comme les dénégations sur le changement climatique), et qu’ils ne valent que par l’ascendant de ceux qui les prononcent.
Mais pourquoi inventer un mot nouveau ? Le mot juste pour les discours déconnectés du monde est le mot « délire ». Il faut assumer ce mot, et sa conséquence : la multiplication des délires, sur la place publique, par des individus qui ont acquis un poste dirigeant très souvent au moyen de délires, nous fait percevoir clairement la folie du monde contemporain.
Mais nous restons, en immense majorité, des humains raisonnables, c’est pourquoi nous ne pouvons que vouloir un monde qui a de l’avenir. D’ailleurs – situation inédite – ce sont maintenant les enfants qui l’expriment, manifestant en foule dans l’espace public pour rappeler aux adultes leur responsabilité de leur donner un avenir.
Il faut leur répondre sérieusement.
Le monde d’avenir sera le monde dont l’horizon sera dégagé par l’effondrement du système de valeurs dont la clé de voûte est la passion d’enrichissement, laquelle s’incarne dans la valeur monétaire – l’argent – qui est aujourd’hui l’idole ultime. C’est pourquoi il faut et il suffit de jeter le discrédit, par ses comportements et ses arguments, partout où elle se dresse contre notre humanité, sur la valeur-passion d’enrichissement, mais aussi sur les autres passions de domination et de gloire, en les ramenant à ce qu’elles sont : des valeurs déraisonnables parce qu’elles sont l’expression d’un désir tyrannique, régressif et infantile.
Le monde est en attente d’un changement profond. Il s’agit d’y aller par le bon effondrement, celui que l’on peut maîtriser – le renversement du système de valeurs qui en fait la folie – afin de dégager l’horizon pour s’organiser selon d’autres valeurs (qui sont aujourd’hui largement évoquées ici et ailleurs). Autrement, nous irons vers les effondrements subis, catastrophiques, et pour tout dire assez inimaginables vu l’impasse en laquelle l’humanité s’est engagée, avec un changement imposé par la désolation qui suivra.
De ce choix dépendra la manière dont on parlera, dans le futur, de la folie du début des années 2000.


 [1] P-J Dessertine, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? (2010), chap 10 : La passion comme mode besogneux du désir. Pour un exposé développé de la logique de la passion et de ses implications contemporaines, voir la troisième partie : Existence.
 [2] Voir supra, chap 11 : La déréliction humaine.
 [3]  Complémentairement, on pourrait comprendre aussi ce phénomène de passage obligé par les passions sociales dans la petite enfance comme une manifestation de la loi de récapitulation de la phylogénèse par l’ontogénèse que développe S. Ferenczi dans Thalassa (1924).

samedi, mai 04, 2019

Qui est fou ?


Pieter Brueghel l'Ancien,
Le Combat de Carnaval et Carême (détail) – 1559

On dégaine facilement le qualificatif de « fou » pour juger des individus dont le comportement bouscule nos repères, et cela est particulièrement voyant pour quelques personnages publics élus récemment contre toute attente tant ils étaient des candidats improbables. Mais si l’on peut être catégorique pour affirmer qu’untel est fou, on l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de préciser sa folie. La question « Qui est fou ? » nous appelle ainsi à éclairer ce que vise cette notion commune de « folie ». Mais cela nous confronte aussitôt au caractère confus de l’usage de l’adjectif « fou », conséquence de l’étonnante richesse de significations qu’il peut prendre.
Au moins peut-on dire qu’il ne s’agit pas ici d’une question clinique telle qu’on pourrait la décliner en « qui est malade mental ? ». Il faudrait alors se prononcer sur des symptômes de pathologie mentale, ce qui serait hors de notre compétence.
La question « Qui est fou ? » déborde de toutes parts cette question clinique. La preuve en est qu’elle englobe des expressions où la qualité de « fou » apparaît très désirable : « Soyons fous … », « un amour fou », « une folle aventure », etc.
La piste à suivre pour justifier de l’usage d’un seul mot pour toute la variété d’utilisations de « fou » ━ et donc de la notion de « folie » ━ est qu’au moins tout le monde s’accorde à opposer l’homme fou à l’homme normal.
L’être humain normal est celui dont le comportement se conforme aux normes admises.
La notion de norme est très générale. Dérivée du latin norma = équerre, elle désigne, dans le champ social, tout critère qui, en délimitant le domaine de l'admissible, permet d’évaluer le comportement humain. Toute vie humaine est prise dans une sorte de feuilletage de nombreux niveaux de normes. Il s’agit donc de déterminer à quel niveau de normes sont relatifs les comportements anormaux qu’on identifie comme fous.
Il y a des normes écrites, authentifiées par l’autorité institutionnelle, qui constituent le Droit. Il est clair que la folie n’est pas relative à ce type de norme : le contrevenant, le délinquant, l’apostat, ne sont pas fous.
Il y a des normes transmises essentiellement de manière verbale et qui concernent la manière de se conduire vis-à-vis d’autrui dans la vie sociale. Ce sont les règles de bienséance et de morale. Là encore ne sont pas les normes que nous recherchons : l’immoral, le goujat, le menteur, le libertin, ne sont pas fous.
Il y a les normes plus cachées, plus profondes aussi, qui sourdent des imaginaires sociaux et transparaissent dans les opinions communes comme valeurs structurant une société (comme la prévalence de l’économie dans les sociétés occidentales contemporaines). Celui qui récuse ces normes ━ le révolté, le dissident ━ n’est pas fou pour autant.
Si l’on va plus loin, on rencontre les normes du bon usage de l’esprit dans sa prise en compte de la réalité. N’est-ce pas ce qu’on appelle la raison ? La raison est un système de normes, dont les principales sont la règle de non-contradiction et la règle de déduction. Ne pas respecter les normes de la raison c’est faire preuve de déraison. Or, comme le montre Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique (1961), il y a une tradition de pensée occidentale qui assimile la folie à la déraison. L’anormalité du fou serait dans sa déraison.
Pourtant on peut trouver, chez des individus reconnus comme fous, des capacités au raisonnement plus brillantes que la moyenne (voir le personnage principal du film Rainman de Barry Levinson, 1989). Pour mieux comprendre la singularité de ces cas de folie, il faut distinguer deux compétences fondamentales dans l’usage de la raison. Il y a la capacité d’enchaîner déductivement les propositions : c’est la capacité rationnelle ━ à quoi s’oppose l’irrationnel. Il y a aussi la capacité de maîtriser les principes qui doivent être préalablement admis pour initier les déductions : c’est la capacité d’être raisonnable ━ à quoi s’oppose précisément la déraison. Or, il est patent que la raison du fou, lorsqu’elle se manifeste, ne porte que sur la compétence rationnelle (voir la capacité du héros de Rainman d’anticiper les cartes qui vont sortir au Black Jack).
Le fou serait alors le déraisonnable, celui qui est dans l’incapacité de maîtriser les principes de son raisonnement. Par exemple, quand l’autiste de Rainman découpe son trajet en deux segments distincts et perpendiculaires au lieu de prendre simplement la diagonale, il est rigoureusement rationnel dans sa démarche pour atteindre le lieu d’arrivée ; mais cette rigueur est inadaptée au contexte : elle n’est pas raisonnable.
Un principe de raisonnement non maîtrisé est tout simplement un principe qui ne peut pas être partagé avec autrui ━ il n’a de valeur que subjective. Mais alors il faut accepter que le domaine de la folie se trouve énormément élargi, puisque tous les comportements qui s’appuient sur des principes purement subjectifs seraient fous. Or tout un chacun est sujet à de tels comportements lorsqu’il est dans ses expressions purement émotionnelles, telles les explosions de colère, de joie, de tristesse, mais aussi dans ses rêves et rêveries, ou l’accaparement par ses fantasmes.
C’est bien pourquoi Edgar Morin propose de débaptiser Homo sapiens en Homo sapiens-demens :
« Dès lors, surgit la face de l’homme cachée par le concept rassurant et émollient de sapiens. C’est un être d’une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, furieux, aimant, un être envahi par l’imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d’illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l’erreur, à l’errance, un être ubrique qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l’illusion, de la démesure, de l’instabilité, de l’incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l’erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir l’Homo sapiens comme Homo demens. » Le Paradigme perdu, la nature humaine (1974)
En partant de l’idée de déraison comme adoption de principes de comportement fondés exclusivement sur la subjectivité, nous devons admettre avec Morin que nous sommes tous ━ en tant qu’humains ━ partie prenante de la folie. N’est-ce pas cette folie commune qui se manifeste dans la caractère tragique de l’histoire humaine ? C’est bien ce qu’exprimait Kant : « quand, de-ci de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. »  Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1789).
Mais il nous faut aussi reconnaître que cette dimension universelle de folie, si elle est régulièrement dévastatrice ━ il y a les guerres, mais aussi les dommages irréversibles sur la biosphère résultant de la passion d’enrichissement ━ n’est pas toujours un mal. Elle peut être très bénéfique du point de vue de la santé psychologique individuelle ━ exprimer son émotion ━ comme du point de vue de la vie sociale ━ les fêtes comme régulatrices des émotions collectives.
On se trouve là face à une conception de la folie devenue paradoxale puisqu’il est bien normal que l’être humain ne maîtrise pas tous ses comportements au moyen de sa raison, mais se laisse parfois envahir par son affectivité. Ce que l’on a débusqué comme l’anormalité du fou est un état finalement normal. Une voie pour dépasser cette contradiction, est d’examiner la différence entre « faire le fou » et « être fou »
« Soyons fous ! » décidons-nous en telle occasion festive, et nous nous offrons quelques excès que nous jugeons par ailleurs déraisonnables dans la vie quotidienne. C’est ainsi que « nous faisons les fous », mais nous ne sommes pas fous pour autant, car en tâche de fond, c’est bien notre raison qui contrôle la possibilité de ces excès. N’en est-il pas de même dans les accès de colère ou autres manifestations impétueuses de notre subjectivité ? La raison semble certes submergée, mais quand même présente : nous nous gardons bien d’accès de colère en d’autres circonstances qui la motiveraient encore mieux (face à son supérieur hiérarchique, par exemple), et nous savons assez bien arrêter la montée de notre colère pour qu’elle ne provoque pas des conséquences trop nocives. Là aussi, en quelque sorte « nous faisons les fous », car la raison garde finalement le contrôle.
Ainsi « faire le fou », ce n’est pas « être fou ». Dans le premier cas la raison, en tant que raisonnable, est présente en arrière-plan, alors que dans le second elle est clairement disqualifiée.
Mais si le mot « folie » n’a pas le même sens dans les deux cas pourquoi la vie de la langue n’a-telle pas suscité une discrimination signifiante autrement dit un mot nouveau qui permette de clairement désigner chacun des deux cas. Qu’est-ce qui est finalement visé par le mot « fou » qui lui fait enjamber la différence du rôle de la raison dans les deux occurrences : être fou/faire le fou ?
Il faut rappeler un résultat précédent : la folie est le comportement en lequel l'individu a toute licence d'exprimer sa subjectivité. Le fou est ainsi dans le déni de tout intérêt autre que le sien. C’est pour cela que dans sa folie, il se situe toujours en deçà du langage, là où tous les phénomènes avec lesquels il interagit n’ont de valeur que pour lui. Il peut parler certes, mais c’est un délire, c’est-à-dire un discours en lequel les propositions perdent leur fonction de désignation objective. Le délire, en effet, ne vise pas à partager une expérience avec autrui, il ne sert que de communication avec soi-même – on a moins mal quand on a des mots pour objectiver son mal-être, même si on ne l’objective alors que pour soi, l’interlocuteur de son délire étant fantasmatique.
Il importe de rappeler ici ce que nous avons établi ailleurs : la fonction essentielle du langage est de nous faire habiter un monde commun.
C’est pourquoi nous pouvons proposer, comme conclusion provisoire, que le fou est celui qui n’habite plus le monde commun. Je dis « J’ai faim » et ma faim n’est plus simplement ce lancinant besoin qui accapare ma conscience et m’empêche de vivre ; par le mot « faim » j’ai transfiguré ma souffrance, laquelle devient un phénomène du monde et un problème du monde. Je ne suis plus seul avec elle. Je puis envisager tout un tas de possibilités ━ qui sont les possibilités du monde ━ pour résoudre mon problème. La langue est le lien qui me réunit à tout humain par sa capacité à faire habiter tous les locuteurs un monde commun. Tous, sauf ceux qui sont fous ! Les fous sont les humains qui ont perdu pied (ou qui n’ont pu prendre pied) dans le monde. Ces sont des personnes qui ne peuvent que s’accrocher à des lambeaux du monde ; c’est pourquoi en leurs délires ils répètent la même chose ━ dans Rainman le héros répète avec les mêmes mots, et d’autant plus que la situation le stresse, une phrase de reportage d’une courte séquence d’un match de base ball. Car si le délire allège la souffrance, il n’en délivre pas ; parce qu’il ne saurait retrouver autrui. Et il ne saurait le retrouver puisqu’il ne parle pas du monde commun. Quant à ceux qui font les fous, ils se mettent effectivement en deçà de la langue qui désigne le monde commun ; c'est comme s'ils prenaient congé un moment pour se reposer du monde ━ car habiter le monde c’est nécessairement contraindre sa subjectivité à l’intérieur des normes qui rendent possible le partage du monde.
Il faut ici rappeler la parenté essentielle de la langue et de la raison ━ proximité reconnue dans la Grèce antique par le mot logos qui signifie à la fois discours et raison. Le délire est une parole qui n’est pas logos. Au contraire, c’est pour créer les conditions d’habitant du même monde que le discours se doit d’être cohérent. Et la différence des langues n’est pas un obstacle, on le sait. Car si la traduction ne réussit jamais pleinement à restituer l’expressivité d’un discours (tout ce qu’il connote de contexte culturel, de subjectivité individuelle, de style singulier), elle réussit l’essentiel qui est de restituer correctement ce qui est désigné du monde commun.
Qui est fou ? Celui qui déserte le monde. Et il le déserte soit volontairement, lorsqu’il « fait le fou », ou par nécessité ━ lorsqu’il n’a pas eu les conditions physiologique pour accéder à la langue, lorsque les conditions de son accueil dans le monde n’ont pas été suffisamment bienveillantes pour qu’il y trouve sa place (voir l’anti-psychiatrie avec Laing et Cooper), ou lorsque des expériences ont été si traumatisantes qu’elles lui ont fait perdre sa confiance initiale dans le monde (voir Antonin Artaud et son vécu de « poilu »). Il est alors considéré comme fou, enfermé dans son soi hors du monde, et ne pouvant choisir d’en sortir car n’ayant pas prise sur ce monde qui le désigne ainsi.
Ce résultat ━ la folie comme désertion du monde ━ est une base qui peut nous permettre de réfléchir avec une meilleure pertinence sur la folie du monde contemporain ━ nous voulons bien sûr parler de cette déraison qui conduit nos sociétés à persévérer dans des pratiques qui les mènent tout droit vers un avenir qu’elles savent être de catastrophes d’ampleur mondiale.