lundi, juin 03, 2019

N’oublie jamais !


Petit exercice d’empathie à partir d'une situation post-électorale

N'oublie jamais que plus d’un de tes ancêtres s’est retrouvé exilé sur les chemins, sans d’autre issue que la possibilité que quelque inconnu autochtone l’accueille. Et c’est parce qu’il a été accueilli que tu es ici aujourd’hui chez toi.
Ce « chez toi » sur lequel tu assois ton identité et que tu veux défendre contre l’arrivée de « migrants »[1] a été aussi constitué par les actes d’accueil qui furent le salut de tes ancêtres en errance.
Il faut rappeler cela aux Bardella, Sanchez, Mariani, et autres figures politiques qui portent dans leur nom l’accueil qui a été fait à leur ascendant exilé, ici même où ils vocifèrent contre les « migrants ».
Mais il faut aussi le rappeler à nous tous contre cette insidieuse évidence d’un « problème des migrants » qui finit, à force répétition incantatoire, par s’installer comme opinion commune.
Regardons autour de nous ! Où sont-elles ces masses invasives de « migrants » qui nous menaceraient ? On ne les a jamais vues. Sinon dans des photos de presse prises en ces quelques lieux d’Europe où ils se sont retrouvés agglomérés par un effet de nasse produit par la fermeture de voies de circulation.
Se révèle ainsi que si l’Europe est dans un processus d’ouverture des frontières, c’est pour la libre circulation des marchandises, pas pour celle des humains.
Il n’y a pas un problème de « migrants ».
Il y a bien sûr des problèmes d’accueil des exilés. Mais ce sont des problèmes au sens où vivre c’est nécessairement résoudre des problèmes – comme c’est résoudre des problèmes que d’accueillir un nouvel enfant dans une famille, de prendre en charge un parent âgé qui ne peut plus rester autonome, etc.
Il n’y a pas un problème de « migrants ». Mais il y a un problème écologique qui prend une dimension catastrophique ; mais il y a un problème d’injustices sociales monstrueuses ; mais il y a un problème d’étouffement de la démocratie qui diffuse un sentiment d’impuissance ; mais il y a un problème culturel de sens de la vie de travailleur-consommateur en société marchande qui peut mener aux comportements les plus irrationnels.
Il n’y a pas un problème de « migrants », il y a un fantasme régressif de problème de « migrants », en lequel semble se réveiller une mémoire très, très lointaine d’invasions barbares et musulmanes. Mais, comme tout fantasme, ce fantasme est étranger à la réalité. Il est étranger à la réalité d’exilés qui ont tout abandonné dans leur pays asséché (en tous les sens du terme), pour se trouver un avenir quelque part ailleurs dans le monde.
Qu’autour de moi, il se soit trouvé un tiers des votants pour choisir d’élire (au Parlement européen) les candidats qui leur annonçaient qu’ils allaient résoudre ce faux problème sans manifester une intention conséquente de s’attaquer aux vrais problèmes me laisse très perplexe.
Car il y en a forcément un certain nombre, parmi les gens que je côtoie et avec qui je puis avoir des rapports chaleureux, qui sont de ceux-ci, de ceux qui croient que c’est bien orienter l’avenir que donner à ces candidats pouvoir de les représenter dans l’institution législative européenne, alors même que l’expérience a montré que de tels élus sont souvent très incompétents et vénaux. Que peuvent-ils faire de constructif pour le bien public puisqu’ils ont été élus en faisant accroire un fantasme ?
N’oublions jamais que nous sommes enfants d’exilés ! Et si nous avons l’heur d’en rencontrer un, allons jusqu’où il faut à l’intérieur de nous-même pour retrouver le fond d’empathie qui nous lie nécessairement à lui par ce que nous ont transmis nos ascendants.
Nous sommes tous des exilés, non par hasard ou malchance, mais parce que cela est constitutif de notre condition humaine.[2]
Ce qui signifie que, pour chacun de nous, son « chez soi » reste finalement provisoire – une pause entre deux exils. Et il y a quelques probabilités qu’une proportion importante des humains, dont nous ne saurions nous exclure, soit amenée à reprendre assez vite les chemins de l’exil, ne serait-ce que par réaction aux convulsions planétaires liées aux développements de la crise écologique.
Nous accédons à la demande de l’enfant qu’on lui prenne la main pour l’amener à apprivoiser le vaste monde, comme nous prenons soin du vieillard qui n’a plus les capacités de se débrouiller seul pour assurer l’entretien de sa vie. N’oublions jamais que l'extrême précarité de l’exilé appelle au même devoir d’attention et de soin : c’est le devoir de donner asile, qui est le corollaire du droit d’asile.
Tous ces devoirs sont la prise en compte des vulnérabilités propres à notre condition humaine. C’est pourquoi ils se sont toujours imposés dans l’histoire humaine – du moins au niveau de la conscience populaire. Et c’est toujours vrai aujourd’hui – n’en déplaise à l’État qui fait procès à qui donne asile[3] et aux vociférants anti-migrants de courte mémoire.
Un peu de lucidité sur la condition humaine amène à penser que l’humanité ne se serait jamais imposée parmi les autres espèces si elle n’avait pas été l’espèce de l‘empathie naturelle[4] pour ceux des siens en état de vulnérabilité du fait de ces failles de fragilité qui sont liées à la situation particulière de cette espèce dans la biosphère.
Et que l’on n’objecte pas en distinguant les « vrais migrants » justifiables du droit d’asile des « faux » qui seraient des « migrants économiques » !
Parmi ces gens qui ont tout abandonné pour cheminer vers une vie plus humaine, il n’y a pas à distinguer ; il n’y a pas de « migrants économiques ». Il n’y a que des exilés vitaux ! On ne calcule pas dépenses et gains lorsqu’on abandonne tout. On joue sa vie pour avoir la chance de vivre humainement.
Il n’y a qu’une occurrence possible de « migrants économiques », ce sont ceux qui prennent résidence dans un autre État pour payer moins d’impôt. Ce qui est singulier, c’est qu’on les appelle plutôt des « exilés fiscaux ». Quel abus de langage ! Ils ne sont justement pas « exilés » puisqu’ils n’abandonnent rien. Au contraire, ils veulent plus ! Ils calculent pour ne pas partager une part de leur richesse pour le bien public.
Alors oui ! Il faut combattre ces « migrants économiques ». Et accueillir les exilés dans le dénuement, ces actuels dépositaires de notre permanente errance humaine.


 [1] Les guillemets s’imposent car nous ne considérons pas l’appellation de « migrants » comme humainement recevable – comme nous l’expliquons dans notre article Du traitement de l’exilé comme migrant.

 [2] Voir notre essai L’homme en son exil.

 [3] Cette opposition frontale entre la logique étatique et la décence ordinaire est intéressante en ce qu’elle met crûment en lumière l’indécence propre à l’État.

 [4] Hume parlait à ce propos de « sympathie naturelle », Rousseau parlait de « pitié naturelle ». Tout indique que dans cette empathie l’espèce humaine trouve une force propre qui lui permet de surmonter la compétition pour vivre qui semble être la logique première des relations entre vivants.

dimanche, juin 02, 2019

Michel Serres, éternel optimiste ?


Ah, qu’ils aiment le Michel Serres « éternel optimiste » ! C’est ainsi que les principaux médias – avec leur psittacisme caractéristique – en parlent nécrologiquement aujourd’hui.
Mais la qualification d’« éternel optimiste » n’est pas exacte. Michel Serres a quelque peu girouetté. Il est aussi l’auteur d’un essai intitulé « Trahison : la thanatocratie » publié en 1974 dans Hermès III. La traduction, (Éditions De Minuit) en lequel il écrit :
« La seule possibilité réelle laissée au philosophe, puisque son seul outil est le discours, est de parler au niveau de l'une des trois composantes du triangle[1], la science. La seule, justement, qui soit, au moins dans son contenu et ses façons, universelle. Et qui est, de la chaîne, le maillon le plus faible. Il ne lui est possible d'intercepter le flux, dans le triangle, qu'à cet endroit. Scientifiques de tous les pays, unissez-vous. Croisez-vous les bras tant que votre spécialité reste articulée au projet de suicide. L'interruption du travail et de l'information, la grève universelle des savants, doivent isoler tous les points d'application. Pour un temps à déterminer, l'humanité instruite, les travailleurs de la preuve, ne doivent poser, donc résoudre, que des problèmes démontrablement inutiles. Puisque toute l'utilité du savoir, à peu près, est canalisée vers la mort. En ce point critique du présent, pour un temps encore vivant, le passé mortifère rencontre, en un éclair, l'avenir et son trou de néant. L'histoire totale s'involue en ce lieu, dont on peut dire assurément que, s'il n'a pas lieu, notre survie est brève. En ce point critique, dans l'éblouissement de cet éclair, quelque chose peut et doit advenir : que la mort prochaine tue à jamais, en un ins­tant de conscience historique et collective unique, l'instinct de mort qui l'engendre et réciproquement. Mort à la mort, le dernier mot de la philosophie. Nous passerons ce seuil, nous verrons cet éclair, ou nous trépasserons, parmi les mille soleils de notre raison infernale. » (pp. 103-104).
Oui, Michel Serres a délivré des messages plutôt optimistes vers la fin de sa vie.
Non, le message global du philosophe n’est pas celui d’un éternel optimiste.
Relisons « Trahison : la thanatocratie » : n’en émane-t-il pas un lumineux éclairage prospectif sur l'état de dévastation de la biosphère tel qu'il se révèle aujourd’hui ?



 [1] Le triangle en question est « l'association de la théorie la plus sûre et des pratiques les plus efficaces pour la finalité la plus exigeante, impérieuse, la plus impérialiste. » (plus haut, p.78), autrement dit l’association systémique de la science, de la technique et de la domination mercatocratique.