vendredi, juin 16, 2023

Sommes-nous encore modernes ?

 
 


 
Il y a quelques décennies, il fallait être moderne !
Aujourd’hui, il semble bien que le moderne ne soit plus envisageable comme slogan politique. Le modernisme semble passé de mode, si l’on peut dire.
Pourtant n’est-ce pas être encore être moderne de passer à la caisse automatique dans les commerces, à la fibre, à la 5G, à la robotisation dans l’industrie, et à l’usage tous azimuts de l’intelligence artificielle ? L’agriculteur qui ne démord pas de l’épandage de pesticides particulièrement destructeurs pour la biosphère, ne le revendique-t-il pas au nom d’une agriculture moderne ?
Un des paramètres de l’impuissance actuelle face à la nécessaire transition écologique ne serait-il pas que nous soyons encore restés modernes ?
1ère idée : Il faut découpler le moderne et le progrès
On tend spontanément à associer le fait d’être moderne à l’adhésion au progrès – enfin, disons plutôt au Progrès (avec majuscule) puisqu’il s’agit du progrès dans la connaissance et la maîtrise de l’environnement naturel qui s’est mondialement répandu, à partir de l’Occident, depuis quatre siècles.
Mais on a été moderne avant ! Dans le bas-latin, dès le Ve siècle, on utilisait le mot modernus pour caractériser l’attitude consistant à acter la disparition de la grande civilisation gréco-latine de l’Antiquité, et à assumer la période historique nouvelle qui se présentait alors.
On se rend compte que s’il faut dissocier moderne et progrès, il faut par contre associer moderne à antique (ou ancien). Mais comme à son antonyme. C’est ainsi que l’on parle de la « Querelle des Anciens et des Modernes » du milieu littéraire français de la fin du XVIIe siècle.
D’autre part il existe des progrès saufs de toute prétention moderniste. Ce sont toutes les formes de progrès qui s’appuient sur les acquis du passé.
Par exemple Pascal : « …toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. », Préface sur Le Traité du vide (1651)
Cette conception du progrès de la connaissance est parfaitement antimoderne : elle ne s’oppose pas au passé, elle s’appuie sur lui.
Au fond, s’il faut découpler moderne et progrès, c’est parce que ces deux notions ne concernent pas la même modalité de la conscience humaine.
  • Le progrès implique d’abord la pensée théorique : il est toujours une certaine interprétation du cours l’histoire.
  • Moderne, au contraire, qualifie une certaine manière de vivre dans le temps – déconsidérer le passé pour s’attacher au plus récent.
2ème idée : Le Progrès qui caractérise notre modernité n’est pas si moderne que ça !
On appelle modernité l’époque historique qui commence au XVIIe siècle, au sortir de la Renaissance, et qui a transformé la planète sous une avalanche d’innovations techniques, d’abord en Occident, puis sur l’ensemble des continents. C’est le temps du Progrès dont nous ne sommes pas sortis.
Or, on ne s’aperçoit généralement pas que cette période porte toute une ligne du progrès pour laquelle la prétention d’être moderne n’a pas de sens. Cette ligne avait été aperçue par Pascal, comme dans la citation ci-dessus. Elle est celle du progrès des sciences, non pas en tant qu’elles permettent d’inventer de nouvelles techniques, mais en tant qu’elles valent pour elles-mêmes, comme progrès de la raison dans l’humanité. À cette même ligne de progrès appartient aussi le mouvement culturel des Lumières au XVIIIe siècle, avec pour débouché politique, dans ses dernières décennies, le renversement des hiérarchies sociales séculaires et l’accès à l’égalité citoyenne dans plusieurs pays occidentaux. La « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen » de 1789, en France, ne saurait être qualifiée de moderne tant est prégnante sa référence à l’héritage grec. L’expression théorique la plus significative de cette pleine adhésion au Progrès initié par l’Occident, et qui pourtant exclut tout modernisme, est l’« Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » rédigée par Condorcet en 1793 (dans les semaines qui ont précédé sa mort). En ce manifeste, un des plus beaux qui ait été écrit sur la confiance en la valeur de l’humanité, il n’y a pas une occurrence du mot « moderne » ou de ses dérivés !
Ainsi ce qui aimante la revendication d’être moderne, ce sont précisément les innovations techniques, ou plutôt la dynamique technoscientifique de multiplication indéfinie des innovations techniques. Comment comprendre cette aimantation ?
3ème idée : Être moderne est un comportement réactif
C’est au sortir de la Renaissance que l’histoire de l’Occident s’est orientée vers le progrès technoscientifique.
On peut faire débuter la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie en 1454, et la clore avec le livre-manifeste Novum organum de Bacon en 1620 (cet ouvrage expose la méthode expérimentale de connaissance). Cette période de révolution culturelle a permis aux hommes de retrouver le sens de leur autonomie par rapport au divin. C’est ainsi qu’elle a été vécue comme une renaissance de l’homme à lui-même.
On peut appeler humanisme la nouvelle configuration de valeurs qui s’est alors imposée dans les cercles cultivés occidentaux. C’est l’idée que l’humanité doit d’abord s’occuper de sa propre valeur : « Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites ; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » écrit Pic de la Mirandole, en 1486, sous la fiction d’une adresse divine aux humains.
L’humanisme a pris, dans la seconde moitié du XVIe siècle, plusieurs formes. Il y eut le panthéisme de Bruno, l’humanisme modeste, quasiment écologique, de Montaigne, l’humanisme technoscientifique de Galilée et aussi de Bacon, qui en a été le principal théoricien et propagandiste : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » écrit-il dans La nouvelle Atlantide (1627).
C’est cette dernière forme d’humanisme qui s’est finalement imposée et a lancé la période de la modernité qui a bouleversé la planète, et dont nous sommes aujourd’hui tributaires. Pourquoi?
La thèse d’Hannah Arendt, dans Le concept d’histoire (in Crise de la culture,1989, p75), mérite notre intérêt :
« L'époque moderne a commencé quand l'homme, avec l'aide du télescope, tourna ses yeux corporels vers l'univers, sur lequel il avait spéculé pendant longtemps - voyant avec les yeux de l'esprit, écoutant avec les oreilles du cœur, et guidé par la lumière intérieure de la raison - et apprit que ses sens n'étaient pas ajustés à l'univers, que son expérience quotidienne, loin de pouvoir constituer le modèle de la réception de la vérité et de l'acquisition du savoir, était une source constante d'erreur et d'illusion. Après cette désillusion - dont l'énormité est pour nous difficile à saisir parce qu'il a fallu des siècles avant que son plein choc fût ressenti partout et non seulement dans le milieu plutôt restreint des savants et des philosophes - le soupçon commença à hanter de tous côtés l'homme moderne. Mais sa conséquence la plus immédiate fut l'essor spectaculaire de la science de la nature, qui pendant longtemps sembla être libérée par la découverte que nos sens ne disent pas la vérité. Désormais convaincue de l'incertitude de la sensation et par conséquent de l'insuffisance de la simple observation, les sciences de la nature se tournèrent vers l'expérience qui, en intervenant directement sur la nature, assura ce développement dont la progression a depuis lors semblé sans limites. »
Ce que pointe Arendt est une situation de grand désarroi créée en Occident suite à l’effondrement de sa vision du monde vieille de près de deux millénaires – un Cosmos parfaitement structuré avec Dieu (ou les dieux) tout en haut et la terre qui se nourrit d’excréments et de pourritures tout en bas, avec, sur cette Terre au centre du Cosmos, les humains qui, par leur privilège de verticalité, sont les seules créatures à pouvoir communiquer avec la divinité.
En 1530 Copernic publie la démonstration ôtant à la Terre le privilège d’être au centre du Cosmos. Vers la fin du siècle, Bruno, par raisonnement, Galilée en s’appuyant sur les observations inédites apportées par son télescope, montrent que la Terre n’est qu’un astre mouvant parmi une infinité d’autres et qu’il y a toute vraisemblance que le Cosmos ne soit pas limité à la « sphère des fixes » (on appelait ainsi le ciel étoilé qui paraît être la limite du Cosmos faisant le tour de la Terre annuellement en restant inchangé), mais infini.
Il faut ajouter à ce dynamitage du Cosmos :
  • les grandes découvertes des navigateurs qui reconfigurent complètement la carte de la Terre, en mettant à jour des continents inconnus (Christophe Colomb débarque en Amérique en 1492) ;
  • la Réforme protestante qui remet en cause l’autorité de la chrétienté romaine sur la vision du monde commune (la dissidence de Luther a lieu au début du XVIe).
L’homme cultivé occidental abordant le XVIIe siècle se trouve rejeté en un Univers en lequel il a perdu ses repères. Comme l’exprime Pascal : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! » (Pensées, 1656).
Pendant plusieurs décennies la cléricature catholique fera barrage pour que les nouvelles connaissances cosmologiques n’atteignent pas la conscience populaire – Bruno est brûlé vif en 1600, et avec lui tous ses livres ; Galilée ne reste en vie, suite à son procès en 1633, qu’en abjurant les connaissances qu’il avait publiées. Mais, avec la diffusion de l’imprimé, le monopole de la maîtrise de l’écrit par une élite ne tient plus, et le nouveau savoir sur l’Univers infusera progressivement dans les populations.
Arendt nous fait comprendre que le modernisme issu de la Renaissance est une réaction à ces nouvelles connaissances apportées par le XVIe siècle occidental, qui bouleversent non seulement la vision du monde et la place qu’il réserve à l’humain, mais aussi l’approche que celui-ci doit avoir de ce monde pour le mieux connaître. Et la réaction consiste à se raccrocher à tout prix à ce qui est indiscutablement positif dans cette nouvelle connaissance – les innovations techniques qui augmentent son pouvoir sur l’environnement naturel – et à rejeter ce monde ancien par lequel on a été mis en défaut.
Dire que, dans le contexte historique post-Renaissance, se vouloir moderne est un comportement réactif, c’est admettre qu’il vise essentiellement à une rectification du présent qui doit ainsi passer d’un état émotionnellement négatif à un état émotionnellement positif. Car c’est le propre de tout comportement réactif de ne pas voir plus loin que « le bout de son nez », c’est-à-dire, en l’occurrence, au-delà de son état affectif présent.
Il s’ensuit que le temps de la modernité est un temps où les comportements tendent à l’escamotage de la perspective d’avenir dans leur propension à se vouloir modernes. C’est pourquoi la dynamique de la technoscience semble se développer hors de contrôle. Prise dans le vécu moderniste, elle est nécessairement aveugle.
Et nous savons aujourd’hui que cet aveuglement a mené la société dans une impasse dont le coût est exorbitant pour la biosphère, et qui pourrait être fatale à l’humanité.
4ème idée : Nous n’avons jamais été aussi modernes !
Nous pouvons dire que nous sommes aujourd’hui, selon l’expression d’Hartmut Rosa, dans une « modernité tardive » (voir son livre Aliénation et accélérationvers une théorie critique de la modernité tardive – 2010).
Cela signifie d’abord que cette société, désormais mondialisée, promeut toujours le modernisme. Ensuite cela prend en compte que, depuis le tournant du XXIe siècle, s’est révélé l’incapacité de la société à maîtriser les effets écocidaires de sa dynamique technoscientifique – il faut pointer en particulier l’échec de l’application de l’accord mondial de Kyoto de 1997 pour réglementer les rejets carbonés suite à une campagne de désinformation financée par des majors du secteur énergétique. L’humanité a dès lors perdu la possibilité de se projeter dans un avenir de progrès.
Notre moment historique actuel est donc inédit : c’est celui d’un modernisme sans le progrès (puisqu'il n'y a plus de but final en fonction duquel progresser).
Rappelons qu’il y a eu pendant longtemps un progrès avec un accompagnement moderniste limité, en particulier dans la période des Lumières. C’est seulement dans la première moitié du XIXe siècle, à partir du moment où les grands bourgeois affairistes ont accaparé le pouvoir pour favoriser les affaires en développant les marchés, et donc en industrialisant massivement, que le modernisme a pris toute son ampleur.
La grande époque de la modernité a donc été les XIXe et XXe siècles. Pourtant ce modernisme restait tempéré par les aspirations populaires à un progressisme humaniste qui, particulièrement en prenant la forme de doctrines socialistes ou anarchistes, a alimenté des mesures de progrès social.
Avec le tournant de ce siècle, il y a eu la diffusion d’Internet, soit la communication instantanée mondialisée, suivie par sa prise de contrôle par le marché, de plus la communication marchande s’est goinfrée de la popularisation des terminaux individuels connectés pour accaparer comme jamais la conscience de chacun dans sa vie de veille. Si bien que disparaît progressivement cette respiration par la vie privée qui relâchait la pression mercatocratique (mercatocratie = régime social où le marché a le pouvoir souverain) pour le modernisme qui enjoint d’investir les dernières nouveautés en biens marchands.
Sans doute, n’a-t-on jamais eu des comportements aussi densément modernes, mondialement parlant, qu’aujourd’hui !
Alors que – ce qui rend notre modernité tardive si ébahissante – le modernisme ne s’est jamais montré aussi irrationnel !
Il est certain qu’une telle situation historique ne peut être que très instable…
L’issue positive existe. Elle a des principes très simples à appliquer :
  •  s’écarter des flux de communications frénétiques avec toujours, sinon des offres explicites, au moins des arrière-pensées de nourrir l’expansion du marché,
  •  se rencontrer pour échanger sur les possibles voies de progression vers un avenir plus humain.