lundi, novembre 16, 2020

Chroniques démasquées 6 – C’est quoi l’essentiel ?

 
       – Enfant (E) : Papa, c’est quoi l’essentiel ?
Papa (P) : C’est ce dont on ne peut pas se passer.
– (E) : Comme de l’essence dans une voiture ?
– (P) : Oui, on peut dire ça, dans la mesure où une voiture ne peut pas se passer d’essence pour avancer.
– (E) : C’est comme mon doudou, alors !
– (P) : Un peu, oui  !
– (E) : Pourquoi un peu ? Mon doudou est essentiel ! Je ne peux pas m’en passer pour m’endormir.
– (P) : La différence c’est que ton doudou n’est essentiel que pour toi, alors que les grands parlent de ce qui est essentiel pour tout le monde
– (E) : Oui, j’ai entendu le président Macron qui a dit que les commerces qui ne sont pas essentiels doivent rester fermés.

Silence ….

– (E) : Mais alors pourquoi le marchand de jouets a fermé ?
– (P) : Eh bien parce que les jouets, ce n’est pas essentiel.
– (E) : …. !? Mais c’est essentiel ! Qu’est-ce que je fais moi, sans jouets ?
– (P) : Le gouvernement pense que ce n’est pas essentiel pour tout le monde.
– (E) : Hé quoi ! ? Il n’y a pas seulement moi, il y a tous les enfants. Et toi aussi tu joues ! Quand tu prends ta console, on n’arrive plus à te parler ! Et Papi et Mamie aiment bien jouer avec moi.
– (P) : Tu as raison, il n’y a pas que les enfants qui jouent, tout le monde aime jouer. Mais est-ce que jouer est essentiel ? Ça se discute. En général on pense que l’essentiel est une chose sérieuse. Par exemple, pouvoir manger et avoir un logement pour dormir et rester au chaud l’hiver, c’est cela qui est vraiment essentiel !
– (E) : Et Noël alors ? C’est bientôt ! Est-ce que ce n’est pas assez sérieux ?  Macron va l’interdire ?
– (P) : Non, il ne peux pas. Ne t’en fais pas, on fêtera Noël de toutes façons !
– (E) : Alors, ça veut dire que c’est essentiel ! Et alors le passage du Père Noël est essentiel à Noël. Et la distribution de jouets est essentielle quand on est Père Noël. Donc les jouets, c’est essentiel !
– (P) : Bravo pour le raisonnement ! … Il faut que je te dise, puisque le confinement m’en donne l’occasion : le Père Noël n’existe pas !
– (E) : Oh ! Tu me prends pour un bébé ? Tu crois que j’ai jamais entendu ce délire ? Moi, je crois qu’il existe …. et des millions d’enfants avec moi  ! Tu crois que ça ne fait pas de l’essentiel, ça ?
– (P) : D’accord, d’accord ! D’ailleurs, je te rassure : je suis sûr que Macron va faire une attestation de déplacement spéciale pour le Père Noël.
– (E) : Et où le Père Noël va s’approvisionner en jouets si les magasins sont fermés ?
– (P) : Pas de problème ! Le gouvernement a dit que les commerces de gros – ceux qui vendent en grande quantité pour les magasins – étaient essentiels  …
– (E) : Mais …!
– (P) : Non ne me demande pas la logique, si les magasins sont fermés ! Mais tu peux être rassuré : le Père Noël pourra s’approvisionner en jouets !
– (E) : Ouf ! (soupir …
– (E) : Tu m’avais promis de m’acheter le dernier Lucky Luke !
– (P) : La librairie a fermé. Ne t’en fais pas je le trouverai ailleurs.
– (E) : Mais est-ce que ça veut dire que les livres ce n’est pas essentiel ?
– (P) : Lire des livres, c’est important !
– (E) : ES-SEN-TIEL ! C’est ma maîtresse qui l’a dit. Elle a dit aussi qu’il fallait toujours qu’il y en ait des nouveaux à lire à la maison et qu’il fallait en prendre régulièrement en bibliothèque, ou que nos parents en achètent. D’ailleurs il faut qu’on amène en classe ceux qui nous ont plu, et qu’on les présente aux autres de la classe.
– (P) : Elle a bien raison ta maîtresse !
– (E) : Et alors pourquoi la librairie est fermée ?
– (P) : Parce que les livres ont été considérés comme non essentiels.
– (E) : Je comprends pas, papa !
– (P) : Tu a bien compris qu’il y avait une épidémie ?
– (E) : Oui, avec le covid, les masques, le confinement et tout ça …
– (P) : C’est ça. C’est une maladie qui peut se transmettre entre les gens quand ils se rapprochent trop. Le gouvernement a donc essayé de limiter les occasions où ils se rencontrent. C’est pourquoi il a fermé les commerces non essentiels.
– (E) : Mais les librairies !…
– (P) : (Haussement d’épaules …) Il a jugé qu’elles étaient moins essentielles que les magasins d’alimentation.
– (E) : Et moins essentielles que les bureaux de tabac ?
– (P) : Heu … ! C’est vrai que le bureau de tabac reste ouvert… ces commerces rapportent beaucoup d’argent à l’ État.
– (E) : Qu’est-ce que ça a à voir avec l’essentiel ? Tu m’as toujours dit qu’il ne faut jamais fumer, que c’est très mauvais pour la santé …
– (P) : Je confirme. Mais, il faut que j’aille au travail. Je ne peux plus continuer à répondre à tes questions …
– (E) : Est-ce que c’est essentiel ce que tu vas faire au travail ?
– (P) : Bien sûr, ça me permet de te nourrir et de t’acheter plein de choses.
– (E) : Mais dans le bus, et dans les bureaux, tu vas rencontrer plein de gens. C’est dangereux point de vue covid !
– (P) : Ne t’en fais pas, on fait attention. Et notre patron veut que l’on soit sur place parce qu’il y a plein de contrats à honorer.
– (E) : Tu veux dire pour vendre des hélicoptères.
– (P) : Hé oui, ils sont très demandés à l’étranger. On a de grosses commandes pour des pays du Moyen-Orient.
– (E) : Ah! Il y a des guerres là-bas… Est-ce que c’est essentiel de fournir ces hélicoptères à ces pays ?
– (P) : Oui !… Non… Écoute je peux pas t’expliquer là, il faut que je parte …
– (E) : Mais pourquoi il faut que tu partes vite, si tu n’es pas sûr que ce que tu vas faire là-bas est essentiel ?
– (P) : Eh bien, si tu veux savoir, Macron a dit qu’il était essentiel que les gens continuent d’aller travailler pour la santé de l’économie.
– (E) : Mais pas ceux qui travaillent dans les librairies ou les magasins de jouets ?
– (P) : Ce qui est essentiel, c’est que l’économie continue de tourner … Et il est plus profitable à l’économie qu’une grosse entreprise comme la mienne continue à fonctionner, plutôt que des petits commerces de ville. Du moins, c’est comme ça que le gouvernement voit les choses … mais on peut les voir autrement !
– (E) : Je comprends ! L’économie qui continue de tourner, c’est essentiel pour Macron, mais pas pour tout le monde ! C’est comme si c’était le doudou de Macron !

dimanche, novembre 08, 2020

Chroniques démasquées 5 – Tant de paires d’yeux orphelines !

 


–  L’interlocuteur : Tu m’as expliqué que le port du masque est socialement dommageable parce qu’il favorise l’irresponsabilité vis-à-vis d’autrui. Cela m’a paru convaincant. Mais comme tu incriminais précisément l’impossibilité de se dévisager, je me suis dit que cela remettait en cause tout port de masque. Or, le masque a toujours été un élément important de la culture humaine – pensons aux carnavals, fêtes, bals masqués, spectacles vivants, rituels religieux,  etc. Je me demande donc s’il y a lieu de dramatiser l’obligation actuelle du port du masque sanitaire !
–  L’anti-somnambulique (a-s) : Tu as raison. Il faut clarifier ce qu’on peut reprocher au port généralisé du masque sanitaire du point de vue de la vie sociale. Tous les masques des manifestations traditionnelles que tu évoques interviennent dans des circonstances particulières qui ont pour point commun de rompre le cours de la vie quotidienne afin de renforcer les liens sociaux. Comment renforcent-ils la vie sociale ? En déliant ceux qui les portent de leur rôle social habituel, pour endosser un tout autre type social, le plus souvent caricaturé, parfois en franchissant les limites de la naturalité comme les monstres, chimères, dieux ou diables. Les masques ont alors une fonction cathartique, c’est-à-dire qu’ils permettent à la société de se purger des passions qui restent en souffrance en chacun parce qu’elles doivent être réprimées pour que ladite société ne s’abîme pas dans la violence. Il faut remarquer d’ailleurs que cette purgation passe par un délestage de la personne masquée de sa responsabilité sociale puisqu’elle ne peut pas être reconnue.
–  Ce que je comprends, c’est que l’usage culturel des masques ne contredit pas ta thèse sur la responsabilisation qu’amène la rencontre du visage d’autrui. Elle la confirmerait plutôt : c’est pour s’en reposer que le plus souvent on s’est masqué dans l’histoire humaine ! Mais on ne peut pas interpréter comme cathartiques les masques que portent les soignants dans certains départements hospitaliers, de même que nous-mêmes depuis que nous sommes confrontés au coronavirus.
–  (a-s) : Évidemment, puisque ce sont des masques de protection. Il y a aussi les masques des peintres, des carrossiers, des plongeurs, etc. Tous ceux qui dans leur activité, ont besoin de se protéger de substances qui compromettraient la fonction respiratoire.
–  D’ailleurs ces masques peuvent être blancs, bleus , noirs, ou avec des motifs, peu importe, ils remplissent tous aussi bien leur fonction.
–  (a-s) : En effet ! Ils ne sont pas voués à l’expression. Ils n’installent donc pas cette irruption de l’imaginaire dans la vie sociale qui caractérise les masques pour temps festifs ou religieux. Ils ont simplement une fonction mécanique de filtration. C’est pourquoi les masques sanitaires ont pu s’installer sans turbulences particulières comme composants de notre vie sociale ordinaire.
–  Ma remarque initiale sur l’absence de motif à dramatiser le port du masque obligatoire était donc tout-à-fait justifiée !
–  (a-s) : Elle pourrait l’être ! Mais je ne pense pas qu’elle le soit dans l’épisode actuel. À quoi tient la nuance ? Au simple fait que l’usage du masque sanitaire, depuis l’arrivée de cette épidémie, n’est plus lié à certaines circonstances clairement circonscrites dans l’espace et dans le temps comme l’ont toujours été les usages de masques jusqu’à nos jours. On sait que, toujours et partout, le bandit, le braqueur, le séditieux, se masque le temps de son forfait pour empêcher son identification. Mais il n’y a que dans les bandes dessinées que le bandit, ou le superhéros, vit tout le temps avec un masque !
–  Certes. Mais je ne vois pas clairement le problème. Cette extension du port du masque sanitaire aujourd’hui reste liée a un épisode épidémique qui aura nécessairement une fin dans quelques mois !
–  (a-s) : Le problème est peut-être que nous avons besoin de savoir quand nous pourrons revivre parmi des visages humains.
–  Et pourquoi ? Puisque nous savons que de toutes façons ça reviendra !
–  (a-s) : Oui, bien sûr ! Mais dans quel état serons-nous alors ? Le masque sanitaire devient un accessoire indispensable que l’on prend pour sortir, comme l’était le chapeau naguère, et même comme l’est aujourd’hui son smartphone. Mais quand on ne voit pas une échéance à son usage, le prendre, le mettre, le porter, deviennent une espèce de routine. On s’accoutume au port du masque et à l’effacement du visage d’autrui. D’autant que, on l’a déjà remarqué, cette méconnaissance du visage d’autrui est congruente à une tendance moderne des relations humaines en milieu urbain, ce qu’on peut appeler le « syndrome de la foule solitaire » : on évite assez systématiquement de dévisager autrui qui nous côtoie dans l’espace public.
–  Est-ce bien grave ? Le syndrome de la foule solitaire n’est sans doute qu’une conséquence de la densification d’une population : on ne peut pas, dans le métro bondé, dévisager et saluer tout le monde ! Mais, de toutes façons, cela ne nous empêche pas de reconnaître un ami, ou de nous intéresser à un visage qui nous attire et d’aborder la personne. Ces possibilités-là, nous les retrouverons lorsque nous serons libérés de l’obligation du port du masque !
–  (a-s) : Je ne sais pas … peut-être que cela sera plus difficile, peut-être que le « solitaire » qui qualifie « la foule » de notre temps se sera endurci, peut-être que les visages potentiellement amicaux ne seront plus trop discernables comparés aux images ultra définies et lumineuses s’affichant sur nos écrans nomades. C’est pour cela que j’ai parlé, dans notre dernier entretien de « paires d’yeux orphelines ». Cela signifie que nos yeux, qui restent dans l’interrelation sociale, mais séparés des visages, sont en train de perdre quelque chose de très important, peut-être plus important que la perte de la libre respiration et de la possibilité de dévisager autrui.
–  Que veux-tu dire ?
–  (a-s) : Les yeux forment, avec le reste du visage, un système de signes subtil, riche, infiniment modulable. Ce qu’on appelle le regard ne signifie pleinement qu’en relation avec la forme que prend la bouche. Si le coin des yeux de la personne masquée se plisse quelque peu, cela veut-il dire que se manifeste au-dessous un sourire, ou une moue de mécontentement ? La paire d’yeux n’est-elle pas alors comme orpheline du reste du visage ?
–  L’expression est justifiée !
–  (a-s) : Cela n’amène-t-il pas à l’idée que c’est le tout du visage qui rend le monde accueillant ?
–  C’est bien dit !
–  (a-s) : Il faut le comprendre comme une vérité originelle. Le paradigme en est le visage de la mère penchée vers le nouveau-né et le faisant sourire en interagissant avec lui.
C’est pour cela que la rencontre du regard – c’est-à-dire du visage qui a une intention vers soi – est l’expérience perceptive la plus prégnante qui soit pour l’individu humain !
Il semble qu’au contraire l’isolement des yeux renverse la valeur du regard. La paire d’yeux seule, c’est le regard qui vient de la nuit, c’est-à-dire de celui qui vous voit sans être vu. C’est donc le regard sans réciprocité, unilatéral. C’est le regard menaçant. Or, on ne peut soustraire totalement cette tonalité menaçante de l’usage généralisé du masque sanitaire. Nul ne peut savoir en effet, dans les paires d’yeux qu’il croise, quel sentiment porte à son égard ce regard tronqué de sa modulation faciale.
–  C’est vrai qu’il y a comme une ambiance de refroidissement de l’espace public depuis que les gens s’y retrouvent masqués !
–  (a-s) : En ce point, une phrase du philosophe Emmanuel Lévinas mérite notre attention : « L’absolue nudité du visage, ce visage absolument sans défense, sans couverture, sans masque, est cependant ce qui s’oppose à mon pouvoir sur lui, à ma violence…. » (Liberté et commandement – 1953)
Il faut comprendre par là que le visage humain est fondamentalement vulnérable. La « nudité » dont parle Lévinas renvoie à la nudité essentielle de l’espèce humaine qui est la marque d’une vulnérabilité particulière qui la distingue des autres espèces vivantes. Contrairement aux autres animaux qui naissent tout armés – cornes, poils, crocs, griffes, venin, etc., – « l’homme n’est environné que de faiblesse » (Sénèque) ! Cette vulnérabilité spécifique se manifeste tout particulièrement dans le visage. Dans toute la biosphère, le visage humain, grâce à sa mobilité propre, est le livre le plus ouvert sur la vie intérieure d’un individu vivant. Cette lisibilité de son état affectif se conjugue avec une absence totale d’équipements de défense aux avant-postes de son champ antéro-facial : il n’a ni membres antérieurs armés (griffes, pinces), ni museau muni de système d’alerte (naseaux, moustache), ni prognathisme avec crocs proéminents, etc.  Et, ce qui empire sa situation, cette nudité faciale est particulièrement exposée aux agressions puisqu’elle se découpe clairement, comme une cible, au-dessus de la verticalité du corps.
C’est pourquoi la rencontre du visage humain nous oblige, ce que veut dire Lévinas en écrivant que le visage d’autrui est « ce qui s’oppose à mon pouvoir sur lui, à ma violence ». La présence du visage d’autrui m’enjoint à renoncer à l’agression violente ou à la manipulation comme pur moyen, si cela correspondait à ce que je juge être mon intérêt, abstraction faite de toute menace de sanction juridique. C’est la thèse que le visage d’autrui est d’emblée éthique, autrement dit qu’il nous confronte d’emblée à ce qui est le Bien et le Mal. C’est dans cette expérience du visage d’autrui, selon Lévinas, que se trouve la racine du sens éthique humain.
–  N’y a-t-il pas là une tendance à diviniser le visage humain ? Cela me semble quand même exagéré !
–  (a-s) : Non, il s’agit toujours d’analyser ce que porte en lui le visage humain tel qu’il se donne. On peut désirer se rapprocher au s’éloigner d’autrui selon ce que nous signifie son visage, on peut même l’aimer ou le haïr. Mais il faut comprendre qu’en deçà de ces relations de circonstances, il y a une vérité du visage d’autrui qui s’affirme toujours, même si on ne s’en donne pas la conscience explicite. Autrui est notre semblable en vulnérabilité. Et bien sûr que c’est dans la reconnaissance de cette vulnérabilité humaine que se fonde la valeur de solidarité. On comprend que cette solidarité – ou « fraternité », selon le mot de la République – ne peut être qu’universelle.
–  Si je comprends bien, ce qui peut être altéré par notre accoutumance au port généralisé d’un masque ce sont : l’abord accueillant du monde, notre sens éthique, et la solidarité humaine. Cela me fait penser aux soldats de retour d’un théâtre d’opération où ils ont dû se battre, tuer, à visage découvert : ils souffrent régulièrement de séquelles psychologiques persistantes. Cela serait donc la conséquence d’avoir dû agir à l'encontre de la beauté du monde, en transgressant leur obligation éthique et en rupture avec la solidarité humaine ?
E. Mach, Autoportrait
E. Mach, Autoportrait
–  (a-s) : Oui, il est tellement plus facile de porter la violence sans visages ! De plus en plus, les armées ont recours aux tirs létaux masqués. Ce sont les bombardements massifs, mais aussi ce qu’on appelle les « robots tueurs » (tels des drones) pilotés depuis de lointaines bases militaires.
Mais on ne comprendra pas correctement l’enjeu du port du masque si l’on ne prend pas en compte une autre dimension cachée du visage d’autrui, et qui est peut-être la plus importante, c’est sa contribution à l’image de soi-même. Dans la construction de soi, on ne peut se dispenser de se figurer soi-même. Mais où prendra-t-on la figure de soi-même si ce qui en constitue la part la plus significative, son regard modulé par son visage, échappe à jamais à sa perception directe ?
Son regard est la seule réalité qu’on ne peut jamais voir ! Certes, je puis me voir dans un miroir. Mais c’est un faux qui me livre une symétrie inversée, est contredit par l’essai de vérification par le toucher, et, bougeant systématiquement quand je bouge, m’interdit une inspection en variant les points de vue. Le même type de limitations rédhibitoires se retrouve face à une photographie ou à une vidéo. Le seul véritable objet de perception sur lequel on puisse s’appuyer pour se figurer soi-même est la perception du visage d’autrui. C’est d’ailleurs ce que confirment les études de psychologie génétique sur « le stade du miroir ». Le tout petit enfant (entre 8 et 12 mois) voit dans le miroir un autre enfant. Et c’est en procédant à une élaboration mentale à partir du comportement systématiquement mimétique de cet autre qu’il identifie cette image comme image de soi. Ainsi c’est bien à partir de l’image tirée de la perception d’autrui que se construit l’image de soi.
–  Cela est indubitable ! Mais, dès lors qu’on a dépassé le stade du miroir, on possède son image de soi, on se figure soi-même comme individu singulier, et le problème ne se pose plus.
–  (a-s) : Certes ! Mais nous évoluons constamment, et notre image se transforme au regard d’autrui. Ainsi l’image de soi doit être constamment ajustée. Certes, il y a le miroir et les capteurs des appareils photos et vidéos. Mais, on l’a vu, les images qu’ils renvoient sont faussées et lacunaires. Et l’on pressent que c’est principalement par le regard d’autrui, modulé par l’expressivité de son visage, que se nourrit pour chacun l’évolution de l’image de soi.
–  Cette explication me semble obscure !
–  (a-s) : Non, c’est très familier ! Il est certain que le regard d‘autrui ne me renvoie pas mon portrait achevé. Mais par de multiples petits signaux, pas toujours explicitement conscients, il me livre nombre de traits qui précisent ma figure telle que je me la représente. Par exemple, se voit beau celui qui reçoit un regard aimant, se voit d’un abord sympathique celui voit s’éclairer un visage qui le reconnaît, etc. Mais si tu ne rencontres que des visages masqués, n’y aura-t-il pas du flou qui s’installera dans l’image de toi-même ? Et de plus en plus si le port du masque dure ?
–  J’en conviens. Il y a donc un risque d’altération d’identité dans une trop longue accoutumance au port collectif du masque …
–  (a-s) : Oui, il faut avoir cette menace à l’esprit car c’est sans doute la plus dangereuse.
–  Peux-tu préciser en quoi ?
–  (a-s) : Parce que ce qui est en jeu est la liberté. Il faut être assuré de son identité singulière pour aspirer à l’autonomie. Une société en laquelle l’identité des individus n’est pas suffisamment affermie peut d’autant mieux les enrégimenter vers des comportements uniformes. C’est la logique de la fourmilière !
–  Faut-il alors remettre en cause le port généralisé du masque comme mesure sanitaire ?
–  (a-s) : Non dans la mesure où cette disposition permet de sauver des vies. Mais il faut avoir conscience que c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que se pratique collectivement, massivement, pour un temps  indéfini, le port du masque. Son caractère inédit fait que nous ignorons les conséquences d’une telle pratique. Nous savons son bénéfice à court terme. Mais il était important de penser vers quel avenir d’inhumanité nous nous orienterions, si tant de paires d’yeux s’accoutumaient à être orphelines, d’un monde accueillant, du sens éthique, de la solidarité humaine, et de la représentation sensible de leur identité.
Notre préconisation pratique : faire pour le port obligatoire du masque sanitaire comme pour le confinement, puisque imposer le masque c’est comme confiner le concentré d’humanité de notre corps. Donc ne pas le prescrire sans donner une échéance de sortie, quitte à devoir le prolonger.
La sauvegarde de notre humanité vaut bien la sauvegarde de notre économie !

samedi, octobre 24, 2020

Chroniques démasquées 4 – Envisager la solidarité

 

– L’anti-somnambulique (a-s) : L’obligation du port d’un masque sanitaire dans l’espace public est-elle acceptable ? On n’abordera valablement cette question qu’en se situant au-delà des oppositions à l’emporte-pièce – ce que j’ai appelé les yakassements. Il me semble que la question ouvre à une réflexion intéressante à condition qu’elle soit bien posée. Qu’est-ce qui va aujourd’hui dans le sens du Bien Commun ? Est-ce cette obligation du port du masque qui freine la propagation du virus ? Ou n’est-ce pas plutôt la préservation de rapports pleinement humains, ceux par lesquels on peut se dévisager ?
– L’interlocuteur : Personnellement, je pense que c’est la seconde alternative : préserver nos relations humaines.
– (a-s) : Fort bien, mais préserver nos relations humaines présuppose la possibilité de relations tout court, c’est-à-dire, en cas de situation d’urgence sanitaire comme par cette épidémie mortelle, de se prémunir contre ce qui peut apporter la maladie et la mort.
– D’aucuns disent qu’il ne faut pas s’empêcher de vivre pour ne pas mourir, puisque, de toutes façons, on est destinés à mourir !
– (a-s) : Oui, mais la mort est plus ou moins proche, en fonction de plusieurs facteurs, mais tout particulièrement en fonction de l’âge. N’est-ce pas ceux qui se sentent le plus éloignés de la mort qui disent le plus volontiers cela ?
– C’est vrai … ce sont surtout les jeunes.
– (a-s) : Va-t-on dire que, selon qu’on soit plus ou moins personnellement concerné par l’urgence sanitaire, on va prendre position pour ou contre le port du masque ?
– De fait, c’est un peu ça, non ?
– (a-s) : Peut-être. Mais alors on a perdu notre question de départ !
– Heu…!
– (a-s) : Je te rappelle qu’il s’agissait de décider où est la Bien Commun ?
– Oui, tu as raison. Ce qu’on cherche, c’est une réponse commune, quelle que soit sa situation particulière.
– (a-s) : Et crois-tu que c’est possible ?
– Heu… pas sûr…
– (a-s) : Veux-tu dire que, parce que les intérêts divergent toujours, il est impossible de se mettre d’accord sur le Bien Commun, et donc qu’il faut l’autorité d’un État avec sa police pour l’imposer ?
– Peut-être …
– (a-s) : Mais par quelle magie, les individus qui ont accédé au pouvoir d’État auraient-ils le savoir du Bien Commun ?
– Hé bien il semble que, dès lors qu’ils tiennent compte des rapports de force dans la société pour imposer les règles qui vont susciter le moins de résistances, ils pensent gouverner selon le Bien Commun.
– (a-s) : Franchement, penses-tu qu’un consensus social qui consacre des rapports de force soit encore un « Bien Commun » ?
– Euh… oui si ça maintien un état de paix.
– (a-s) : Quel paix ? Car il faut voir ce qu’elle présuppose : des épreuves de forces, pour montrer qu’on est plus fort que l’autre, lesquelles peuvent toujours dégénérer en conflits ouverts, et des sacrifiés, ceux qui, en fonction d’une situation qui le plus souvent leur échappe, ne peuvent se faire valoir au concours de musculation. Ce serait donc une société injuste et porteuse d’une violence endémique. Est-ce une telle société que vise le Bien Commun ?
– Non ! Et pourtant n’est-ce pas un peu notre société ?
– (a-s) : Oui et non !
Oui, dans la mesure où c’est une société qui prétend fonder sa prospérité sur la compétition entre particuliers pour s’approprier des richesses.
Non lorsque, comme aujourd’hui, cette société se trouve dans une situation telle qu’elle est obligée de se donner des règles de comportements qui permettent de contrer une menace qui la met globalement en péril.
– Oui, bien sûr, face à la diffusion de ce virus qui menace la vie de chacun, on retrouve une sorte de réflexe de légitime défense collective, et la société fonctionne différemment. C’est ce qu’on a vécu lors du confinement de ce printemps, lorsque les gens applaudissaient tous les soirs pour manifester leur solidarité avec les soignants. Les héros du moment étaient ceux qui mettaient en jeu leur santé, leur vie même, pour le Bien Commun. Mais c’est tout-à-fait exceptionnel !
– (a-s) : Pourquoi exceptionnel ? Est-il si difficile de concevoir que l’individu humain soit capable d’adopter un comportement parce qu’il le juge finalement bien, alors même qu’il a une tendance intime, viscérale, à le rejeter ? Sauter en parachute (ou à l’élastique) au moment où il s’agit de se donner l’impulsion qui nous livrera à la chute dans le vide est vécu comme totalement contraire à notre vitalité, et pourtant, régulièrement, des individus le font. N’est-ce pas une tendance intime de ce genre – le désir de se déplacer librement – qui a été surmontée par à peu près tous nos concitoyens lors du confinement ? N’est-ce pas semblablement le désir sensible de vie sociale qui doit être surmonté par le port du masque ? N’est-on pas capable de sacrifier le bien intime, viscéral, pour le Bien Commun ?
– C’est vrai. Mais on le fait pourquoi là ? Pour se protéger ? Pour protéger les autres ? Mais ne sommes-nous pas tous destinés à rencontrer le coronavirus un jour ou l’autre ? Pour ralentir l’épidémie alors ? Mais n’est-ce pas ralentir l’accès à l’immunité collective ? Où est le Bien Commun là-dedans ? On nous explique qu’il est dans préservation de la capacité de notre système national de soins à prendre en charge l’afflux de patients victimes de l’épidémie. Mais pourquoi une telle situation, sinon parce que l’État, malgré les alarmes répétées des personnels soignants, a été délibérément négligent concernant les moyens hospitaliers ? Et pourquoi l’a-t-il été sinon pour des petits calculs à court terme de politiciens ? Devons-nous payer du prix de nos relations sociales ces inconséquences ?
– (a-s) : Je t’accorde que, de ce point de vue, il reste discutable de savoir si le port obligatoire du masque va dans le sens du Bien Commun. Mais justement, que cela soit discutable doit suffire. Parce que cela signifie tout autant qu’il peut être bénéfique au Bien Commun. Pour le dire autrement : il est possible que le port du masque généralisé sauve de nombreuses vies humaines. Cela ne suffit-il pas ?
– Peut-être. Mais je ne peux m’empêcher de considérer que sont très saines ces résistances qu’on trouve à porter le masque ! Cela veut dire que les gens résistent à être traités comme des moutons.
– (a-s) : Jusqu’au moment où celui qui résiste se trouve lui-même touché par la maladie, ou un de ses proches ! Alors là il prend en considération la possibilité que le port du masque puisse empêcher des contaminations ! Or, une prise de position qui s’effondre dès qu’elle s’affronte à la réalité ne peut pas être la bonne !
– Mais la simple soumission à un pouvoir qui abuse les citoyens ne peut pas être non plus le bon comportement !
– (a-s) : Il y a matière à résistance aux injonctions étatiques, j’en suis tout-à-fait d’accord. Mais ce doit être une résistance positive ; autrement dit, une résistance qui ne saurait s’opposer à ce qui, dans l’urgence présente, peut sauver des vies. C’est une résistance qui doit poser des jalons pour l’avenir. Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut rappeler que l’opposition au port obligatoire du masque peut se faire selon deux perspectives : une perspective humaniste et une perspective politique.
Du point de vue humaniste, nous avons dénoncé la perte de la relation sensible au visage d’autrui. Mais lorsque nous vivons sans masque dans l’espace public, savons-nous toujours profiter de cette possibilité de se dévisager mutuellement alors qu’il est devenu si commun de détourner le regard de ceux/celles qui nous côtoient pour ne s’intéresser qu’à son smartphone ? L’obligation du port du masque qui nous est faite ne doit-elle pas nous amener à reconsidérer l’importance humaine de la prise en compte sensible du visage d’autrui – et donc de sa présence singulière – quand nous sommes dans l’espace public ?
Du point de vue politique, les errements passés et présents des pouvoirs sociaux conduisent à penser la vie sociale selon d’autres principes de gouvernance, pour qu’elle ne soit plus manipulatrice, mais respectueuse de la volonté des citoyens. Ce sont ces principes que les citoyens doivent maintenant élaborer – ce que l’on faisait quand on invoquait le « monde d’après » lors du confinement de printemps – et en fonction desquels ils pourront demander des comptes, plus tard, à ceux qui nous gouvernent actuellement.
– Je pense que tu as raison : il faut dépasser ces polémiques douteuses pour se projeter dans une société d’avenir humaine et durable. Mais il me semble que l’un ne va pas totalement sans l’autre : résister aux mesures liberticides aujourd’hui n’est-ce pas aussi préparer la société de demain ?
– (a-s) : Non, en période de crise, on est d’abord solidaire pour éviter la catastrophe collective, on ne prépare pas l’avenir – c‘est l’exacte signification d’un état d’urgence. Disant cela, tu manifestes que tu n’as pas pris conscience de l’urgence. Ce qui peut arriver si tu restes chez toi et que tu ne connais de la pandémie que la succession de messages alarmistes qui saturent les informations. Mais va donc voir les malades affluer dans un hôpital, et le personnel s’activer autour de tous ceux qui ont besoin de leur concours pour continuer à respirer. Tu sauras ce qu’état d’urgence veut dire ! D’ailleurs te viendra peut-être la pensée que cette solidarité dans l’urgence est d’abord le fait des personnels soignants du bas de l’échelle hiérarchique. Ce qui avait déjà été remarqué au niveau de l’ensemble de la société lors du confinement ; on disait alors que « les derniers de cordée sont devenus les premiers de corvée ! ». Certes, mais le mot « corvée » est empli du dédain du privilégié ; ils seraient bien plus justement nommés comme « les premiers de solidarité » ! Or, c’est cela qui est intéressant aujourd’hui : que la multiplication des faits de solidarité qui se révèlent, venant le plus souvent des milieux les plus humbles, préparent la société de demain, mais comme par surcroît, car c’est la sauvegarde présente du Bien Commun qui est visée.
– J’ai l’impression que la solidarité des plus humbles a bon dos ! Elle permet aux plus riches de continuer à s’enrichir en se dispensant de participer aux dépenses sociales à la mesure de leurs moyens, comme ils devraient le faire. C’est pourquoi, cet automne, on voit revenir en France une situation critique dans les services de réanimation des hôpitaux due à une pénurie de moyens, comme si on ne s’était pas intéressé à tirer les leçons des situations de « sauve-qui-peut » de la première vague – et le « on » est du côté des classes aisées !
– (a-s) : Je suis bien d’accord. L’impératif de solidarité ne vaut pas de la même manière pour tout le monde. Et cela on le sait. L’histoire nous l’a enseigné. La solidarité est la véritable force des peuples. C’est par elle qu’ils peuvent renverser des montagnes, c’est-à-dire faire muer une société pour qu’elle fonctionne sur d’autres principes. En face, du côté des puissants, on n’a que la carotte et le bâton … les biens de consommation agités sous le nez et les flash-balls ! As-tu remarqué à quel point la visée de la propagande marchande consiste à impacter les imaginaires sociaux de façon à détourner les individus de la solidarité ? Mais il se trouve que l’inconséquence des élites, leur incapacité à maîtriser la pandémie, alors même qu’elles se voient – situation extraordinaire – vulnérables au virus comme tout le monde, font qu’elles ont besoin de la solidarité populaire. On peut faire l’hypothèse que la répulsion de nos dirigeants à envisager un nouveau confinement généralisé a pour motif, peut-être pas toujours conscient, d’éviter de se retrouver dans une configuration sociale où c’est essentiellement la solidarité des humbles qui est mise en lumière parce que c’est elle qui fait tenir la société. On choisit de maintenir à tout prix l’activité économique, quitte à augmenter la charge des soins hospitaliers et la mortalité due au virus. Comme si l’on s’accrochait à la croyance que c‘est seule la compétition pour l’enrichissement particulier qui peut faire tenir une société. C’est ainsi que l’on est bien plus « quoi-qu’il-en-coûte » pour aider les entreprises que pour aider les hôpitaux.
– Je vois bien ce que tu veux dire quand tu mets en valeur la solidarité à propos de la pandémie de la covid-19. Et je te rejoins tout-à-fait. Mais il faut quand même se méfier. La solidarité est peut-être une valeur ambiguë. En tous cas elle a été souvent revendiquée par des mouvements d’extrême-droite.
– (a-s) : À cette objection il y a une réponse toute simple, et qui permet de discriminer sûrement tout usage nocif – c’est-à-dire qui serait germe d’injustice et de violence sociale – d’une valeur : c’est de la mettre à l’épreuve du critère d’universalité. Il s’agit de savoir si l’on peut répondre positivement à la question « Tout être humain peut-il faire sienne la valeur que je promeus ? » Ainsi la solidarité populaire, si on pense à la manière dont elle s’est affirmée au printemps dernier, avait bien ce caractère : sa valeur était reconnue par tous. Ma thèse est que, par nature, la solidarité populaire, la solidarité des humbles, est universelle, elle fait partie d’une sorte de sagesse qui s’est toujours transmise entre générations, et qui amène, par exemple, à ouvrir sa porte à l’étranger inconnu. La solidarité populaire est tout simplement la solidarité humaine – « humaine » signifie qu’elle s’étend à toute l’humanité, cela ne signifie pas qu’elle vaut contre le non humain, contre les animaux, elle peut s’étendre à la vie animale car elle est toujours finalement positive. Au contraire, si tu te renseignes sur les sectes politiques qui se proclament « solidaristes », tu verras qu’elles définissent leur solidarité essentiellement contre : antisionistes, anticommunistes, anticapitalistes, etc. La solidarité populaire, qui se décline dans la devise de la République française par le mot « fraternité »[1], est essentiellement pour : pour l’égalité des droits, pour la liberté, pour la participation active à la vie publique, pour l’accueil de l’exilé, etc.
– Humm … ! Il y a quand même de nombreuses situations où la solidarité populaire s’affirme contre, par exemple contre les fonds d’investissement qui amènent à licencier, contre les grandes firmes ultra-pollueuses, etc.
– (a-s) : Cela est vrai. Mais, à bien examiner les choses, ce ne sont jamais des oppositions de principe à d’autres humains. Ce sont toujours des oppositions de circonstances. L’opposition aux fonds d’investissement, c’est d’abord l’opposition à ceux qui accumulent indûment des richesses en organisant et pratiquant la compétition exacerbée, la « compétition » étant précisément l’antonyme de la « solidarité » ; l’opposition aux grands pollueurs est amenée par solidarité avec ceux qui souffrent de la pollution (et qui peut inclure les animaux). Du point de vue de la solidarité populaire, on est toujours contre parce que d’abord on est pour.
– Ne pourrait-on pas voir de même l’expression d’une solidarité populaire dans les refus actuels du port du masque dans la mesure où c’est bien pour la relation vraiment humaine – et non pas contre l’inconfort de l’accessoire – que l’on rejette le masque ?
– (a-s) : Oui, mais le port du masque exprime d’abord une solidarité humaine pour diminuer les chances que la covid-19 se déclare sur soi-même et autrui, et nous mette en grande détresse physique, voire en danger de mort. Or, il ne peut pas y avoir deux solidarités humaines qui se contredisent. Il n’y a donc qu’une solidarité actuelle qui vaille, c’est celle qui porte sur l’urgence de prévenir la diffusion du virus.
– Tu es vraiment sans tolérance pour les anti-masques ! Et pourtant il me semble qu’ils peuvent avoir des intentions tout-à-fait louables.
– (a-s) : Oh si, je les comprends ! Je puis très bien me placer dans la perspective du jeune aujourd’hui à l’âge en lequel on aspire à la rencontre qui suscitera le désir d’un attachement amoureux. Il veut sortir, et il doit mettre un masque et il ne rencontre que des paires d’yeux orphelines de l’expressivité d’un visage ! Je comprends, mais je n’approuve pas qu’on déclare alors son opposition au port du masque obligatoire. On passe alors de son cas particulier au général, et ce passage est irréfléchi.
– En somme, il faut leur expliquer qu’on les comprend, mais qu’il faut qu’ils se décentrent de leur motif personnel pour prendre en compte la situation de l’ensemble des autres personnes.
– (a-s) : Oui, et il y a deux raisons qui se complètent pour convaincre :
▪ démonter les fausses certitudes sur la dangerosité et la diffusion du virus – ce que j’ai appelé les yakas ;
▪ prendre conscience des conséquences possibles d’une contamination concernant ses relations affectives avec son entourage proche.
C’est en quelque sorte les engager à dévisager la solidarité aujourd’hui.
Une valeur, c'est comme une jeune fille, il faut l'avoir dévisagée pour envisager son avenir avec elle.
 
 

[1]  « Fraternité » dit quelque chose de plus que « solidarité » (malgré son handicap d’être genré) : se sentir solidaire de tout autre humain n’est pas un devoir, c’est la révélation d’une tendance intérieure qui a un fondement naturel.

mardi, octobre 13, 2020

Chroniques démasquées 3 – Au-delà des yakassements

  

–    L’interlocuteur : J’entends vitupérer de-ci de-là, de façon très passionnée et insistante, contre l’obligation de porter le masque. Toi-même tu soulignais, lors de nos derniers entretiens, ce que pouvait avoir de déshumanisante une société où se généralise le port du masque sanitaire dans l’espace public. Prends-tu clairement position contre le port obligatoire du masque ?
–    L’anti-somnambulique (a-s) : Si le sens de ta question est : faut-il se ranger du côté des anti-masques tels qu’ils se manifestent dans l’espace public, tels qu’ils se font approuver sur les réseaux sociaux ? La réponse est non.
–    Pourquoi condamnes-tu de manière si catégorique les anti-masques ?
–    (a-s) : Parce que leurs arguments ne sont pas convaincants.
–    Je suis étonné par ta réponse ! Comment peux-tu écarter d’un revers de main des arguments qui sont forcément variés et devraient être pris en considération chacun pour lui-même ?
–    (a-s) : Disons que je rejette cette opposition au port du masque, ou à d’autres contraintes lourdes comme les mesures de confinement, de couvre-feu, de fermetures d’établissements qui valent comme lieux de vie sociale, dans la mesure où elle procède de tout argument qui a cette forme commune : il est catégorique, réactif, simple, et clivant.
Catégorique : on affirme sans nuances et sans laisser le moindre espace au doute et à la discussion, enjoignant quiconque de faire sienne cette thèse. Par exemple : « le coronavirus a perdu de sa virulence printanière et il n’est, aujourd’hui, guère plus létal que la grippe saisonnière »
Réactif :  bien que l’argument soit de portée générale, il apparaît toujours en réaction à une circonstance particulière ; sans elle, il ne serait pas apparu. L’affirmation de la vertu anti-coronavirus de l’hydrochloroquine ne serait jamais apparue sans la contrainte du confinement.
Simple : l’argument implique toujours une seule interprétation sur le comportement à adopter, lequel est toujours un comportement d’opposition.
Clivant : c’est pour cela que ce type d’affirmation est socialement néfaste. Il conduit toujours à s’opposer sans possibilité de discussion, sans perspective de compromis, à tous ceux qui n’y adhèrent pas.
–    Je te trouve toi-même très catégorique. N’y aurait-il pas des arguments valables et à prendre en considération dans toutes ces critiques qui se font entendre dans l’espace public ?
–    (a-s) : Si l'on part des critères que j'ai détaillés, je ne puis te répondre positivement. Ces quatre critères forment un tout car ils sont l’expression nécessaire d’une finalité unique qui définit ce type de discours critique : c’est un discours propre à offrir une solution simple et définitive à un problème social en positionnant ceux qui l’adoptent comme victimes innocentes de responsables extérieurs.
–    Je ne suis pas sûr de bien te suivre.
–    (a-s) : À chaque fois, les tenants de ce type de critique disent « Il n’y a qu’à …. » ; et ce peut être prendre tel remède miracle et accessible à tous, ou ne pas toucher ceux qui nous sont étrangers, ou simplement laisser faire, etc.; et si ce n’est pas possible, c’est parce qu’il y a des gens extérieurs à notre milieu social, qui ont des intérêts de pouvoir qui les ont amenés à nous créer ces problèmes qui nous compliquent la vie. Et ces intérêts ne sont le plus souvent pas clairs, mais peu importe puisqu’il est dans la logique de cette interprétation qu’ils soient délibérément cachés.
–    Veux-tu dire que ce genre d’interprétation à des affinités avec le complotisme ?
–    (a-s) : Tout-à-fait, une telle critique y mène tout droit pour les esprits imaginatifs qui veulent aller jusqu’au bout de l’histoire à raconter qu’elle devient alors. C’est ainsi qu’on peut retrouver, lorsque les échanges se poursuivent, les Illuminati, les Juifs, le "Deep State", Bill Gates, etc.
–    Tu m’inquiètes, j’ai quelques ami(e)s qui expriment ce type de critique des masques !
–    (a-s) : Non, ne t’inquiète pas ! ils ne sont pas pour autant des tenants du complotisme. La plupart sont simplement des « yakas », manière ramassée pour le début de la phrase qui soulage : « Il n’y a qu’à… ». Peut-être sommes-nous tous un peu des yakas, c’est-à-dire des aspirants à la solution toute simple, face à des problèmes non maîtrisés mais qui provoquent de sérieux dégâts sociaux, comme cette pandémie de la covid-19.
–    Certes. Mais on peut quand même critiquer les mesures contraignantes des pouvoirs publics contre l’épidémie sans tomber dans le yaka. Ne le fais-tu pas toi-même ?
–    (a-s) : Bien sûr, il y a une alternative aux « yakassements » ! Le yaka ne vaut que par la gratification qu’il donne sur le champ en livrant à portée de main une solution au problème social. Mais il ne tient jamais la distance ! Tout simplement parce qu’il n’analyse pas en profondeur la réalité sur laquelle il se prononce. Un tel examen amène à des propositions beaucoup plus nuancées et hypothétiques, ce qui est beaucoup moins gratifiant. C’est pourquoi on voit que les yakas se succèdent et se contredisent, quelquefois chez la même personne. Ce qui autorise à parler globalement de « yakassements » pour désigner cette succession de yakas qui surenchérissent pour être la solution de problèmes sociaux qui dépassent notre capacité de maîtrise.
–    D’accord. Mais alors quelle est l’alternative ?
–    (a-s) : C’est la critique qui a pour finalité la vérité (et non la solution toute simple). Il s’agit de s’approcher au mieux de la vérité sur le coronavirus et sa manière de nous atteindre afin que se dégagent des voies de solution. Ici la construction du savoir est collective, et la critique rationnelle est opérative de cette construction. Le savoir implique alors le doute et les propositions hypothétiques. Il s’accompagne d’une zone grise d’incertitudes. Il convient de noter que cette critique comme quête de la vérité est fondamentalement démocratique, car tout le monde possède également l’accès aux sources d’information et la raison pour y participer – il est vrai qu’il faut du temps et des efforts. Alors que le yaka installe une stricte hiérarchie entre le ou les sachants et les autres qui n’ont que le choix du « oui » ou du « non », ce qui est la réduction au plus minime de leur liberté de penser. D’ailleurs on pourrait très bien argumenter que ce choix se fait le plus souvent sur des critères plutôt affectifs que rationnels[1].
–    Il me semble que tu oublies qu’il y a aussi matière à une critique politique de la manière dont le pouvoir gère cette pandémie.
–    (a-s) : Non, je ne l’oublie pas. Mais il faut bien partir d’un savoir partagé – avec les incertitudes qui l’accompagnent – sur la manière dont nous sommes affectés par l’épidémie, pour évaluer la pertinence des mesures coercitives prises par les pouvoirs publics. Et il est indubitable qu’il y a amplement matière à contestation. Ne serait-ce que parce qu’il est attesté que, depuis l’irruption de l’épidémie, l’écart s’est encore creusé entre les plus riches et les plus pauvres. Mais de cela, nous pourrons parler plus tard, maintenant que l’on s’est placé au-delà des yakassements.

 

 

[1] Pour approfondir cet aspect : Pour une diététique de la croyance

jeudi, octobre 01, 2020

Chroniques démasquées 2 – La démocratie somnambule

 

– L’interlocuteur : Franchement, je ne supporte plus cette obligation du port du masque dans l’espace public.
– L’anti-somnambulique (a-s) : Tu ne le supportes pas du point de vue de la respiration, ou de la relation à autrui ?
– Des deux ! Bien que, à long terme, c’est plutôt l’entrave à la relation aux autres qui est le plus intolérable. Je ne saurais trop dire pourquoi … peut-être parce que ce n’est pas un simple problème physique. C’est un problème plus profond … un problème d’ordre moral.
– (a-s) : C’est très intéressant que tu poses un problème moral à propos du port du masque dans l’espace public. Sais-tu que le législateur l’avait déjà fait bien avant toi ?
– De quoi parles-tu ? C’est la première fois que le problème du masque dans l’espace public se pose en France !
– (a-s) : Hé non ! Il s’est déjà posé ! Il y a une dizaine d’années, quand on voyait de plus en plus de femmes portant le niqab dans l’espace public. Le niqab est un voile qui peut être porté par des musulmanes pour des motifs religieux, et qui masque tout le visage au-dessous des yeux, de façon assez proche de nos masques sanitaires actuels.
– Oui, je me rappelle ! Mais là, il s’agissait de tout autre chose, d’une pratique culturelle très minoritaire concernant des musulmans.
– (a-s) : Mais alors pourquoi a-t-on été amené à légiférer sur cette pratique culturelle ? Après tout, la laïcité garantit le libre exercice de sa religion, y compris par le port de signes vestimentaires de l’appartenance à cette religion.
–  Parce que le port du niqab installe une discrimination flagrante à l’encontre de certaines femmes qui sont comme soustraites à une vie sociale normale.
– (a-s) : Oui, c’est bien l’argument invoqué dans la circulaire relative à la mise en œuvre de la loi du 11 octobre 2010  interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public : « Se dissimuler le visage, c'est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société ». Mais en réalité on peut très bien faire ses courses, et même tenir bon nombre d’emplois avec le niqab, comme c’est le cas avec le masque sanitaire. Cette vie sociale là – qui est la vie de travailleur-consommateur promue par la société moderne – n’est donc pas compromise dans ses exigences minimales. Ainsi, la vie en société à laquelle se réfère le législateur doit sans doute avoir un sens plus exigeant. D’ailleurs, n’est-ce pas cette exigence qui est explicitée dans la suite de la circulaire citée : « Cela place en outre les personnes concernées dans une situation d'exclusion et d'infériorité incompatible avec les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine affirmés par la République française. » ?
– Oui ! Et cela met en évidence la dimension morale du problème que pose la dissimulation systématique du visage dans l’espace public. Cela confirme ce que j’exprimais tout à l’heure !
– (a-s) : Le législateur pointe ici un problème à la fois moral et politique.
Le problème moral porte sur notre responsabilité quant à ce qui peut être jugé bien universellement, c’est-à-dire indépendamment de tous nos intérêts particuliers. Or, en parlant de dignité humaine, le législateur s’appuie sur le seul pilier solide et incontestable qui permette de penser un bien universel. On doit à Kant d’avoir clarifié ce fondement absolu de la morale. L’idée de dignité humaine, c’est l’idée que chaque individu humain doit être reconnu comme une valeur absolue, et donc être respecté en tant que tel – c’est pourquoi il ne doit jamais être utilisé simplement comme un moyen. Or la reconnaissance d’autrui comme valeur absolue se fait fondamentalement dans la perception de son visage car c’est là qu’il se montre à la fois comme mon semblable et comme irréductiblement singulier.
L’idée de dignité humaine contient déjà implicitement le principe de liberté – ne pas être un simple moyen, c’est poser ses fins (ses propres buts dans la vie) ; et aussi le principe d’égalité – nous sommes tous également dignes de respect. C’est pourquoi le texte législatif cité associe si simplement « les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine ».
Cela montre que l’enjeu est aussi politique – au sens le plus noble de ce terme. C’est parce que nous sommes également dignes, c’est-à-dire également libres et doués de raison, que nous avons une égale vocation à nous occuper des affaires de la cité, que nous sommes concitoyens. On est donc amené à conclure que, de par les attendus mêmes posés par le droit positif français, la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, que ce soit par le masque sanitaire, le niqab, ou tout autre moyen, est incompatible avec l’exercice de la citoyenneté.
– Cette argumentation par le détour du niqab est tout-à-fait convaincante. La démocratie ne peut vraiment s’exercer qu’à visage découvert !
– (a-s) : Très juste ! Au sens propre comme au sens figuré. C’est ce que confirme un certain usage, qui aujourd’hui se répand, des réseaux sociaux. On y trouve de plus en plus de prises de position attractives, catégoriques, peu soucieuses de vérité, pour influencer massivement, en se cachant derrière les masques que permet l’écran qui fait interface avec Internet. Ces interventions entraînent le débat public vers un tel appauvrissement qu’elles sont dangereuses pour la démocratie. C’est à juste titre que l’on considère que ces acteurs masqués des réseaux sociaux ont été un facteur majeur, en cette dernière décennie, de l’élection aux plus hautes fonctions politiques d’individus d’une irresponsabilité inquiétante du point de vue du bien commun.
– Donc tu relies les réseaux sociaux, le niqab, et les masques sanitaires généralisés dans l’espace public, comme un même danger pour la démocratie.
– (a-s) : Oui. Et l’unité de ce danger, c’est l’empêchement du face-à-face qui est la condition nécessaire du véritable débat démocratique.
– Je comprends mieux pourquoi m’est insupportable la perspective que nous vivions masqués pour un temps encore indéfini. Mais il faut quand même remarquer qu’avec le masque sanitaire on est dans une situation toute différente de celle du niqab ou des réseaux sociaux. Avec le masque sanitaire, il n’y a pas discrimination entre les individus qui se cachent et les autres, mais égalité de tous : même le président de la république le porte.
– (a-s) : Tu as raison de souligner cette différence. Il faut dire que le port du niqab pose un problème d’injustice sociale que ne pose pas le port du masque sanitaire. De même le réseau social pose un problème de pouvoir caché qui n’existe pas dans le port généralisé du masque. Mais c’est justement cette généralité qui est inquiétante ! Où peut mener cet effacement collectif de la singularité des personnes sous leur masque, s’il doit durer ? La démocratie, qui est déjà bien malade, lui survivra-t-elle ? Ne nous mettons-nous pas en condition de vivre comme des somnambules sous l’éteignoir de nos masques ?
– Peux-tu parler plus précisément ? Je ne suis pas sûr de bien identifier le danger !
– (a-s) : Rappelons d’abord le résultat auquel nous sommes parvenus dans un précédent essai[1] : nous vivons de plus en plus clairement sous un « despotisme démocratique ». Il y a toujours la forme de la démocratie, il n’y en a plus la substance. La forme, ce sont les lois qui ménagent les libertés publiques et l’élection des gouvernants. La substance, c’est le vrai débat citoyen, lequel se trouve désormais quasiment évacué de la décision politique. Comment cet alliage de la liberté et du despotisme est-il possible ? Par l’emprise du pouvoir mercatocratique sur les esprits qui réduit drastiquement la conscience citoyenne. Elle la réduit selon deux dimensions. Celle de sa finalité : rabattre son idéal de vie sur la réussite individuelle mesurée à sa capacité différentielle de se procurer des satisfactions. Celle de son mode de pensée : dévaloriser systématiquement la réflexion et valoriser la réaction spontanée. Une conscience accaparée par la compétition avec autrui dans la recherche de satisfactions individuelles et un choix de comportement par pure réaction, sont le propre de la condition enfantine. Nous pouvons donc dire que le pouvoir sur les esprits qui rend possible le despotisme démocratique consiste en une infantilisation.
– Cette interprétation historique est intéressante ! Mais alors le port généralisé du masque sanitaire ne va pas faire perdre grand-chose à la démocratie, puisqu’elle a déjà perdu !
– (a-s) : Non, il ne faut pas voir les choses comme cela ! Parce qu’une démocratie qui recèle un despotisme est forcément un état instable. Les injonctions de faire auxquelles nous sommes constamment soumis en fonction de la bien-pensance imposée par les dominants, et qui visent à toujours nous tenir en haleine en quadrillant notre emploi du temps, ne peuvent nous empêcher de trouver du temps pour nous, pour notre humanité, pour nous réunir et réfléchir. Nul ne peut se résoudre à ne faire que l’enfant. L’idéal humain du monde marchand n’est pas viable parce qu’il frustre notre humanité. C’est ainsi que sourd de façon insistante un sentiment d’absence de sens de la vie promue en un tel monde. C’est pourquoi « une démocratie vivante se réinvente constamment venant des dessous, des à côtés, des interstices, de la société bien pensante, se donnant des espaces publics inédits pour prendre soin du Bien commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs de désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les occupants de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore … » (article cité). Or, ce sont ces espaces de respiration humaine de la vie sociale que le port généralisé du masque sanitaire menacerait d’étouffer. Parce qu’il entrave le partage des vécus et des émotions singulières, parce qu’il anonymise, parce qu’il rend difficile la réflexion partagée, parce qu’il isole, le port du masque nous laisse beaucoup plus démunis face aux stimuli de la communication de masse – qui s’insère aujourd’hui au plus intime de nos vies par le biais des objets connectés. Il ouvre beaucoup plus largement la voie aux comportements simplement réactifs. Il nous met d’autant plus en condition de vivre comme le pressentait Tocqueville en 1840 : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : (…), il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul… ».
– Je comprends pourquoi tu redoutes que nous finissions par devenir, avec nos masques, comme une société de somnambules !
 

samedi, septembre 12, 2020

Chroniques démasquées 1 – La révélation des masques



– L’interlocuteur : Tu disais, au mois de juillet, que l’expérience du confinement avait élargi la conscience de l’« anormalité » de la vie ordinaire de travailleur-consommateur dans notre société, et tu voyais là le ferment de changements profonds. J’aimerais le penser ! Mais je me demande si, deux mois plus tard, le processus ne se serait pas finalement inversé. Ne voit-on pas que, maintenant, c’est le port du masque qui devient une nouvelle norme ? Les images venues d’Asie montrant des foules se déplaçant masquées dans les rues qui, encore en février dernier, suscitaient notre commisération condescendante, sont désormais le spectacle habituel de nos propres rues. Est-ce cela le monde d’après que nous aura apporté la crise sanitaire de la covid-19 : qu’il soit devenu normal de ne se retrouver que masqués dans la cité ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Là, tu m’obliges à te rappeler une distinction que nous avions faite dans la discussion que tu évoques : il ne faut pas confondre le normal et le réglementaire. Le réglementaire est explicite et vient d’en-haut (des autorités sociales), le normal est implicite et exprime directement la vision du monde des gens. Ces significations étant précisées, il s’agit donc de savoir si la généralisation du port du masque relève de la règle ou de la norme.
– Effectivement, le port du masque relève d’abord de la règle ! Ce sont bien le gouvernement et ses préfets qui sont à la manœuvre. Mais ne faut-il pas redouter un glissement de la règle vers la norme ? Ne sommes-nous pas entrés dans un processus d’intériorisation du phénomène « être masqué », par accoutumance, par habitude provoquée par l’application de la règle, jusqu’au point où l’on trouvera ça normal ? Et, réciproquement, ne pourra-t-on pas alors juger anormale, parce que dangereusement provocante, la rencontre d’un inconnu à visage à découvert ?
– (a-s) : J’ai la conviction que l’habitude ne saurait être une facteur qui oriente le cours de l’histoire. L’habitude est le contraire de l’action, et c’est l’action libre des hommes qui fait le cours de l’histoire. Par exemple, on ne saurait s’habituer à quelque comportement qui contrevient à sa vision du monde, on a spontanément tendance à le marginaliser comme anormal. C’est bien pourquoi, dans un premier temps, jusqu’en mars, face à l’évidente montée de l’épidémie, l’ensemble de la population s’est trouvée tout-à-fait en résonance avec les discours des pouvoirs publics affirmant que le port du masque n’était pas utile comme moyen général de prévention (on le réservait alors aux soignants et aux malades). Aujourd’hui, ce n’est plus la même chanson. Il est autoritairement imposé par réglementation. Mais on voit bien qu’il y a de fortes résistances dans la population dont le pouvoir doit tenir compte. Il s’ensuit que la manière d’imposer le port du masque devient louvoyante, complexe (elle varie constamment dans l’espace et dans le temps), et ne parvient pas à s’appliquer correctement. Au-delà des lénifiants discours officiels, il est en effet très clair que le port du masque est vécu comme fortement contraignant – il gêne la fonction vitale primordiale qu’est la respiration d’une part, et d’autre part il compromet cette fonction humaine fondamentale qu’est la reconnaissance d’autrui.
– Il y a quand même un large consensus en faveur du port du masque. Tout le monde a été témoin de séquences de rappel à l’ordre par ses concitoyens à un quidam non masqué !
– (a-s) : Bien sûr ! C’est la peur de la contamination qui alors prévaut et amène à supporter une telle contrainte. Il faut dire que le port du masque est aujourd’hui présenté par les pouvoirs publics comme la solution universelle de prévention – ce qui est beaucoup trop simpliste (par exemple, comment l’utilise-t-on ou le réutilise-t-on ?). Tout se passe comme si, ne maîtrisant pas grand-chose, les pouvoirs publics s’accrochaient à ce fétiche de l’affichage d’un masque sur nos gueules, pour se persuader de leur emprise sur l’épidémie. Quoiqu’il en soit, les comportements procédant uniquement de la peur ne sauraient être considérés comme des comportements normaux
On est donc très loin d’une normalisation de l’usage des masques de protection sanitaire.
– Tu as raison pour la situation actuelle. Mais quand je parle d’une normalisation du port du masque, je me place dans l’hypothèse d’une situation de menace épidémique durable. L’alternative c’est la vaccination tant attendue. Mais si le vaccin ne vient pas ? Après tout, il n’y a toujours pas de perspective assurée, et d’autre part la mise au point d’un vaccin à-la-va-vite peut paraître suspecte et susciter bien des réticences. Alors ne faut-il pas envisager que nous vivions durablement masqués ?
– (a-s) : Je vais peut-être te surprendre, mais oui ! Je pense que c’est tout-à-fait envisageable.
– Je ne suis pas sûr de bien te suivre. Admets-tu donc que le port du masque puisse devenir normal dans notre société ?
– (a-s) : Justement, pas du tout ! C’est ce que j’aimerais que tu comprennes : on peut supporter durablement le port du masque tout en le trouvant anormal.
– Explique !
– (a-s) : Il y a  deux fonctions qui sont entravées par le port du masque : la fonction de respiration et la fonction de relation à autrui. Le problème se dédouble donc ainsi :
1– la contrainte imposée par le masque sur la fonction de respiration peut-elle devenir normale ?
2– la contrainte imposée par le masque sur les relations à autrui peut-elle devenir normale ?
Or, rappelons-nous ce qui nous avons acquis de notre précédente discussion : nous considérons normal ce qui peut être intégré dans notre vision du monde.
D’où la première question : pouvons-nous intégrer l’obstacle à une respiration normale qu’est le masque dans notre vision du monde ?
– Bien sûr que non ! La respiration libre est la base de tout !
– (a-s) : Je ne serai pas si catégorique. Si notre vision du monde intègre que l’air environnant est dangereux, nous pouvons trouver normal de le respirer derrière un masque. N’est-ce pas ce qui se passe, depuis bien des années, dans certains centres de mégalopoles, en particulier en Asie ? Ce peut être le même phénomène que peut provoquer la conscience d’une circulation aérienne du coronavirus.
– Cette normalisation est quand même très localisée !
– (a-s) : C’est vrai ! Elle est localisée dans l’espace – elle suppose des lieux de grande densité de population ( et éventuellement de circulation carbonée) – , elle est localisée dans le temps, car elle ne concerne le plus souvent que le temps où l’on sort dans l’espace public. Mais il convient de noter que l’éducation au port du masque dans ces conditions faisaient déjà partie de la culture de certaines populations avant l’apparition de la présente épidémie.
Mais en ce qui concerne le second point – la relation à autrui – pouvons-nous intégrer un monde où elle est entravée par le port du masque ?
– – Mmmh… Je serais tenté de dire : oui ! Peut-être même plus facilement que pour la fonction de respiration. Dans la mesure où les relations physiques – je veux dire par coprésence – avec autrui se font essentiellement dans la sphère privée. Il est clair qu’il ne sera jamais normal de vivre sa vie de famille avec un masque ! Par contre, il me semble que l’on va vers une normalisation du port du masque dans l’espace public, du moins quand il est dense, et cela peut s’intégrer à la vision du monde des gens dans la mesure où, dans l’espace public, ils subissent la présence d’autrui plutôt qu’ils la recherchent.
– (a-s) : Mais te rends-tu compte que la vie de famille stricto sensu, c’est-à-dire à l’intérieur d’une habitation spatialement délimitée où l’étranger ne peut pas s’introduire sans permission, constitue beaucoup moins de la moitié temps de vie (en veille) d’un individu ? Veux-tu dire qu’on pourrait considérer comme normal un monde où l’on renoncerait à faire des rencontres en espace ouvert ?
– Non, je ne veux pas dire cela … on peut contourner en quelque sorte le masque, par exemple avec nos smartphones.
– (a-s) : Environ un quart de la population française ne possède pas de smartphone, ce qui n’est pas négligeable.
Mais le plus décisif est dans la question : que connaît-on vraiment d’autrui sans les sensations liées à sa présence physique ? Car le masque ôte d’emblée l’accès visuel au visage. Or, je pense qu’il faut prendre au sérieux Lévinas qui affirmait que c’est seulement dans la confrontation des visages que nous pouvons nous sentir pleinement responsables de la relation que nous établissons avec une autre personne. Chacun a d’ailleurs pu remarquer, combien les relations en mode virtuel – par écran interposé – pouvaient favoriser l’irresponsabilité !
– Quand même ! Quand des gens vivent et collaborent ensemble régulièrement, même s’ils portent un masque, ils arrivent à se découvrir, à se connaître. Je pense aux masques obligatoires aujourd’hui en entreprise, en milieu scolaire, pour le personnel des Ehpads, etc. Les collégiens en cette rentrée se font bien quand même de nouveaux camarades ?
– (a-s) : Oui, mais c’est si difficile, si éprouvant ! Penses-tu qu’on puisse un jour habiter un monde où, à l’âge où l’on aspire à faire des rencontres hors du cercle familial qui nous fassent grandir, on se heurte constamment à des masques ?
– Non, effectivement, je ne le pense pas !
– (a-s) : Nous sommes donc d’accord qu’il est difficilement envisageable que le port du masque devienne normal. Néanmoins, ton argument que, dans l’espace public, autrui est plutôt subi que recherché est une objection à ne pas négliger. Elle me fait penser à la prédiction de Tocqueville – en 1840 ! – concernant le devenir de la société industrielle :
« Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »
Il faut prendre d’autant plus au sérieux cette prédiction qu’elle a été corroborée par un essai célèbre d’un sociologue américain, David Riesman, paru sous le titre The Lonely Crowd (La foule solitaire) en 1950. Comme le suggère la citation de Tocqueville, il y a deux facteurs principaux qui se conjuguent pour détourner de l’intérêt pour autrui dans l’espace public : l’égalité dans la conformité (« semblables et égaux ») et l’égoïsme individualiste (« se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme »).
L’égalité dans la conformité est façonnée par l’éducation pour tous, et par le bain envahissant des médias de masse. Elle prend la forme de notre statut social commun de travailleurs-consommateurs et nous constitue collectivement en cette fameuse « classe moyenne » dont la prévalence numérique est si importante pour la stabilité des sociétés modernes. Du coup, dès lors que la classe moyenne se délite par ses franges les plus basses (en revenus), la société industrielle s’en trouve déstabilisée (comme l’illustre le mouvement des « gilets jaunes »).
L’égoïsme individualiste est tout simplement l’expression première du conformisme de la société industrielle : il consiste à assimiler la réussite de sa vie à sa capacité de se donner les moyens d’accès aux sensations bonnes, plus nombreuses et meilleures que le peuvent les autres.
Ainsi, dès lors que je vis dans la cité en tant que travailleur-consommateur, que je m’y déplace dans les transports en commun ou individuellement, que je sillonne un centre commercial, que j’attende à la caisse d’un hypermarché, ou que j’exerce mon activité professionnelle, l’inconnu que je côtoie ou avec qui je suis amené à interagir ne suscite pas ma curiosité. Il m’est bien trop semblable. Que m’importe alors, lorsque je suis dans une file d’attente pour un quelconque service ou paiement, s’il porte ou non un masque, puisque je fais comme lui : j’interagis avec mon smartphone comme si se jouait sur cet étroit écran la possibilité de vraies relations humaines ? Remémores-toi les gens dans un bus ou dans une rame de métro avant le port obligatoire du masque. Était-ce différent ? N’était-ce pas tout comme s’ils portaient des masques invisibles ?
– Au fond, si je te suis bien, le port du masque est dans la logique du développement de notre société industrialo-marchande. D’une part il y a le terrain psycho-social d’une indifférence apriori à autrui que tu viens de mettre si clairement en évidence ; d’autre part il y a l’activisme sur l’environnement naturel facteur d’empoisonnement de l’atmosphère que ce soit par rejet de particules nocives ou par diffusion d’un virus latent, qui amène à la protection par le masque.
– (a-s) : Très juste ! C’est pourquoi on peut considérer que la généralisation du port du masque, aujourd’hui, de par le monde, est le révélateur du caractère inhumain de cette société industrialo-marchande.
– On peut donc dire que le port du masque est normal du point de vue de celui qui s’intègre dans cette société.
– (a-s) : On pourrait le dire ! … Le conditionnel indique la difficulté à penser son intégration dans une telle société. Car que veut dire s’intégrer ici sinon former sa vision du monde en y intégrant les principes de fonctionnement de cette société ? Or une vision du monde doit intégrer tout ce qui est pensable de la réalité, en particulier l’avenir de l’humanité à travers les générations futures. Et comment penser l’avenir à partir des principes de fonctionnement de la société industrialo-marchande ?
– Heu ! …. On le pense sous forme de réchauffement climatique accéléré, de catastrophes à venir, d’effondrement ! ….
– (a-s) : Exact ! Et tout ceci, qui se résume le mieux dans le mot effondrement, n’exprime pas une pensée positive de l’avenir du monde, mais au contraire une incapacité à penser le monde à venir. Et il faut bien prendre la mesure de ce que cela signifie : il n’y a pas de monde pensable du point de vue du travailleur-consommateur. C’est-à-dire qu’il en est réduit à calculer pour amoindrir les occasions de mal-être et favoriser les situations de bien-être, sans rien attendre au-delà. Une telle vie peut-elle être normale ?
– Non ! … Et pourtant on entendra volontiers dire que c’est cela vivre normalement aujourd’hui ! Je ne sais plus trop que penser.
– (a-s) : Voici ce que je puis te dire. Un comportement n’est normal qu’adossé à une vision du monde cohérente. Notre société de la modernité tardive, n’étant plus appuyée sur une vision du monde qui tienne, ne se maintient que par les intérêts individuels que permet (ou le plus souvent « promet ») de satisfaire ses principes de fonctionnement. C’est une société anormale car c’est une société hors-sol (puisqu’elle est hors monde). Ceux qui s’y conforment n’ont pas des comportements normaux, ils ont simplement des comportements conformes. C’est bien pourquoi les individus peuvent transiter dans l’espace public avec des masques sans autre dommage qu’un inconfort dans la fonction respiratoire, mais inconfort auquel ils sont depuis longtemps entraînés parce que familiers de l’atmosphère dangereusement viciée des mégalopoles.
– Je veux bien, mais si tout le monde, ou même la grande majorité, trouve cela normal d’être conforme, cela ne devient-il pas, de fait, normal ?
– (a-s) : Non ! Il ne doit pas être facile de trouver quelque quidam qui accepte de n’être considéré que comme un travailleur-consommateur. Ne serait-ce que parce que chacun a besoin de se donner une vision du monde qui se tienne. Mais comme on ne peut pas sonder toutes les consciences, il suffit de regarder autour de soi en ces temps de prescription du port du masque obligatoire : largement, dans les jeunes générations, on résiste, on n’en veut pas, on veut vivre dans un monde qui ouvre à une aventure humaine.
– Le masque comme symbole d’un renoncement à l’espoir ?
– (a-s) : Oui, il peut faire signe de la négation du monde et donc, pour les jeunes générations, de l’inhumanité de la société promue par leurs aînés.

mardi, août 18, 2020

Comment peut-on être contre le progrès ?



L'idée de progrès a son emblème incontesté dans les sociétés de culture occidentale. N'est-ce pas pour cela que tant de migrants se pressent à leurs frontières ?
Mais dans le même temps, à l'intérieur de ces sociétés, il y a une remise en cause toujours plus vive de l'évolution historique qui a permis cette attractivité. N’est-ce pas au progrès que l’on impute les graves atteintes à la biosphère que sont le réchauffement climatique, l’empoisonnement ou la stérilisation des milieux, et l’élimination massive de populations vivantes ?
Peut-on renoncer à l’idée de progrès ?
Il importe de préciser cette idée de progrès que l’on met ici en question.
Il ne s’agit pas du progrès en son sens le plus général : l’avancée d’une entreprise vers son but. On parle ainsi du progrès d’un chantier, et même, de manière à peine imagée, du progrès d’une épidémie. En ce sens on parle d’un progrès (avec l’article indéfini).
Il ne s’agit pas non plus simplement du progrès comme une certaine interprétation de l’Histoire (avec un grand « H »), c’est-à-dire de la suite des événements dans le temps qui constituent l’aventure humaine, en tant que son sens amène l’humanité vers plus de perfection. En cette signification le progrès (noter l’article défini) peut prendre plusieurs formes selon la perfection que l’on vise. Ainsi le progrès a un sens chrétien, dans l’augustinisme, où il signifie l’accession des humains à la « Cité de Dieu » à la fin de l’Histoire. Il prend un sens terrestre, mais purement spirituel, chez Pascal comme progrès cumulatif de la connaissance : « … toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »
Le progrès dont il est question ici est une de ces interprétations de l’Histoire, celle qui s’est imposée dans les consciences depuis quelques siècles avec une telle puissance qu’elle a occulté toutes les autres, au point qu’on parle à son endroit du Progrès – avec la majuscule. Voici ce qu’en disait le Grand Larousse universel du XIXe siècle : « Cette idée que l'humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C'est là une croyance qui trouve peu d'incrédules. »
Cette citation nous renseigne sur la perfection qui donne sens au Progrès : l’accroissement du bonheur lié à l’amélioration continue de l’humanité. Elle nous éclaire aussi sur l’emprise que cette idée du progrès a pu prendre sur les consciences : l’adhésion qu’elle suscite est de l’ordre de la croyance, elle est même « la vraie foi de notre âge » ! Autrement dit la croyance au Progrès est le substitut de la foi religieuse dont se sont écartés les peuples occidentaux à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle.
En ce sens le Progrès est une idéologie puisqu’il est une croyance qui prétend s’imposer dans la société afin d’influencer les choix de comportement de chacun – comme le fut la religion auparavant, mais avec cette différence essentielle qu’elle économise tout recours à la croyance en des réalités surnaturelles. Du fait de cette dimension idéologique, le Progrès est beaucoup plus qu’une interprétation de l’Histoire, il devient, à la mesure de son audience, une idée-force qui oriente le cours de l’Histoire.
Essayons de mieux comprendre ces attributs en nous référant à l’avènement de cette idée du progrès.
Du bouillonnement d’idées qui constitue ce qu’on appelle la Renaissance dans la culture occidentale aux XVème -XVIème siècles, émerge finalement la reconnaissance de la valeur propre et universelle de l’humain – ce qu’on appelle l’humanisme. Pic de la Mirandole met en évidence l’autonomie propre de l’humain par rapport au divin, Machiavel montre que les jeux de pouvoir sont déliés des prescriptions morales divines, Montaigne met en valeur la relativité fondamentale de la condition humaine, et Bacon affirme les capacités d’emprise de l’homme sur la nature par le développement de la science.
Or, c’est cette dernière orientation de l’humanisme, réaffirmée par Descartes quelques années plus tard à partir d’un adossement métaphysique cohérent, qui va s’imposer dans l’Histoire. Quoique cette métaphysique tranche dans la réalité à la serpe puisque Descartes conteste à tout autre être vivant que l’homme d’être quelque chose de plus qu’un mécanisme perfectionné !
Il faut bien souligner que cette option – l’humanisme comme domination de la nature – est un choix contingent (dont les conditions psycho-sociales méritent élucidation, ce qu’a entrepris Max Weber dans L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, 1905), qui aurait pu être tout autre ; par exemple Montaigne, deux générations avant Descartes, développait un humanisme en sympathie avec le monde animal et respectant la diversité des cultures humaines.
Mais c’est bien du côté du Progrès des « modernes » que la gente humaine s’est tournée pour exprimer, à Dieu (s’il existe), aux autres espèces vivantes, et à elle-même dans le miroir de ses réalisations, sa valeur propre. On qualifie de moderne un certain rapport au temps, tout-à-fait inédit, qui s’est imposé à cette époque (à partir du XVIIème siècle). Il consiste à dévaluer a priori la culture passée par rapport à la culture présente, et la culture présente par rapport à la culture à venir.
D’emblée, l’idéologie du Progrès a privilégié la dimension technoscientifique de l’Histoire. Le principal ouvrage de celui qui est le père de l’idéologie du Progrès – Francis Bacon – s’intitule Novum Organum (1620), soit la « nouvelle méthode » pour avancer de manière assurée dans les sciences. Il s’agit de la méthode expérimentale qui implique un cercle vertueux entre avancées théoriques et avancées techniques. C’est donc dans cette direction qu’est pensée l’amélioration du genre humain : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » écrit-il (La nouvelle Atlantide, 1627). Autrement dit, le sens du Progrès est dans la maîtrise de la nature par l’homme. Descartes reprendra cette idée peu après en mettant en valeur une conception d’abord matérialiste du bonheur qui est ainsi attendu : « Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. » (Discours de la méthode, 1637).
On voit donc bien que, dès son affirmation initiale par Bacon, le Progrès des modernes légitime, par la méthode expérimentale, la maltraitance de la nature (par exemple l’expérimentation animale), et son caractère potentiellement dangereux – pour les autres espèces, pour les autres cultures, pour l’avenir de l’humanité – pouvait déjà être argumenté à partir des textes de Montaigne.
D’autre part, la dimension idéologique est d’emblée présente puisque la rhétorique de propagande est manifeste aussi bien chez Descartes (« jouir des fruits de la terre ») que chez Bacon (« Nous volerons comme les oiseaux … »). C’est par cette réclame que ces textes veulent ouvrir la voie à une entreprise sans freins de domination de la nature par l’espèce humaine. Ils privilégient un bonheur selon les trois directions évoquées par Descartes : la santé et la longévité, la vie facilitée (par les biens techniques), le bénéfice du sentiment de supériorité par la domination d’une nature qui avait été si longtemps crainte.
Ces satisfactions de type hédoniste (du grec hedonê = plaisir), alliées à une méthode efficace et déployable à long terme pour y parvenir, ont sans nul doute été un puissant argument de la popularisation du Progrès des modernes. Et ce n’est pas le moindre paradoxe que notre monde du Progrès apparaît avoir fait un parfait surplace au niveau des valeurs puisque, quatre siècles plus tard, ce sont toujours ces valeurs proclamées par Bacon et Descartes qui prévalent.
Pourtant cette impression reste superficielle. À regarder le déroulement historique de plus près, on note des détours significatifs, concernant la pensée du Progrès, entre le XVIIème siècle et le XXIème siècle.
L’avènement du Progrès a été le choix, par des intellectuels, d’une concrétisation du nouvel humanisme, dans sa version qui leur paraissait socialement la plus prometteuse, celle de la domination de la nature. Et, pendant plus d’un siècle, elle est restée une affaire de savants, pour employer le mot en faveur à l’époque. C’est le temps des découvertes décisives, la place non privilégiée de la Terre dans l’espace, les nouvelles contrées habitées à l’Ouest et aux antipodes, bien sûr. Mais aussi les principes fondamentaux de la nature tels la force de gravitation, le principe d’inertie ou la pression atmosphérique. C’est aussi le temps des grandes inventions comme le télescope, le microscope, la machine à vapeur, l’horloge à pendule, etc.
Ainsi, le Progrès en ses premiers développements impactait presque exclusivement la représentation du monde dans les milieux lettrés, ce qui engendrait ponctuellement des conflits avec la hiérarchie religieuse gardienne du dogme chrétien, comme on le voit avec l’affaire Galilée. Mais l’ensemble du peuple restait à l’écart ; bien encadré par le clergé, il continuait à être soumis au dogme religieux, n’ayant de perspective de progrès que dans une hypothétique vie éternelle après la mort.
Ce creusement, entre deux manières de penser son rapport au monde à l’intérieur d’un même ensemble culturel, ne pouvait qu’être le prélude à des changements profonds et durables.
Le Progrès, s’affirmant dans le développement des sciences, et donnant ainsi une nouvelle valeur sociale à la raison, rendait de plus en plus insupportable, aux yeux de la classe cultivée, la mainmise du clergé sur les consciences au moyen de la superstition. On verra paraître, dès la seconde moitié du XVIIème siècle, par exemple avec Spinoza et Bayle, des livres très acérés dans leur critique des délires de la superstition par opposition à l’universalité de la raison. Et le XVIIIème siècle va être, en Occident, avec les philosophes des Lumières, le siècle de l’affirmation de la valeur émancipatrice de la raison. Ce siècle se terminera par la reconnaissance de la raison comme valeur première du Progrès, ce qui sera exposé avec la plus grande force en Allemagne avec Kant (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784), mais aussi en France par Condorcet qui écrit en 1794 : « Il arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres … » (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,).
Ainsi, du fait de la prépondérance de l’activité savante et de la nécessité de dénoncer la superstition, le Progrès, qui initialement annonçait des satisfactions plutôt primaires, en est venu à viser un bien pleinement humain, celui de la libération par la raison. Il faut admettre que c’est en cette réorientation que le Progrès devient directement pris en charge par les milieux populaires – ce dont témoignent les révolutions américaine et française.
C’est en ce sens qu’on verra fleurir en France au XIXème siècle, surtout après la révolution de 1848, des « Café du Progrès » ou « Cercle du Progrès », et encore des journaux et revues dont le titre affiche ce mot, et que se légitiment, encore aujourd’hui, l’adjectif de « progressiste » tout comme l’expression « forces de progrès » – formulations, notons-le bien, en complet décalage du Progrès vilipendé au nom de la préservation de l’habitabilité de notre planète.
L’affaire n’est donc pas simple. Il ne suffit pas de condamner le Progrès. Il faut d’abord reconnaître l’ambiguïté du mot qui est fonction de la richesse de son histoire.
Or, il nous faut prendre en compte un autre élément décisif de cette histoire : l’annexion de l’idéologie du Progrès au service des intérêts marchands afin de rendre acceptable le développement d’une économie industrielle.
La Révolution française a éclaté au nom de la raison, car c’est en tant que raisonnables que tous les citoyens revendiquent d’être égaux en droit. Elle se termine au nom de l’argent puisque, après la réaction thermidorienne (1794), c’est la bourgeoisie affairiste qui rafle la mise.
La bourgeoisie ayant enfin conquis le pouvoir politique s’encadre vite d’une nouvelle « science » alors en plein essor : l’économie politique (le livre fondateur d’Adam Smith sur La richesse des nations est paru en 1776). Le mot « science » requiert les guillemets, car il s’agit d’un savoir très idéologique en ce sens qu’il promeut une vision du monde adéquate aux intérêts marchands.
L’idée première est que c’est la poursuite de l’intérêt individuel de chacun qui fait avancer le bien commun. Et le bien commun est conçu très prosaïquement comme la richesse d’une nation, c’est-à-dire la valeur monétaire – la valeur d’échange – des biens disponibles. Or, explique Adam Smith, la valeur d’échange d’un bien est fonction de la quantité de travail requise pour le produire. Si l’on veut diminuer la valeur d’échange d’un bien pour qu’il s’ouvre un marché, il faut diminuer la quantité de travail pour le produire. Il y a deux facteurs qui se conjuguent l’un avec l’autre pour obtenir cette diminution : la mécanisation du processus de production et la division du travail. Ainsi donc, pour l’homme politique bourgeois, l’enrichissement de la nation passe par la technicisation de l’économique (et l’aliénation corollaire du travailleur), et la technicisation de l’économie passe par l’activité des savants selon la méthode expérimentale. Et les biens ainsi produits en quantité vont permettre de mieux assurer la santé, de faciliter la vie, et de jouir de l’arraisonnement de la nature au service de l’homme.
Ainsi, la perspective politique bourgeoise est congruente au projet initial des promoteurs du Progrès. Cela se traduit, dès la première moitié du XIXème siècle, dans le monde occidental, par la diffusion du métier à tisser, l’installation de voies de chemin de fer, la multiplication des manufactures, la construction des premières grandes unités industrielles, etc.
Mais cela signifie aussi, la dépossession de l’artisan de la maîtrise de son œuvre, l’apparition d’un prolétariat (travail des enfants, des femmes, semaines de plus de 60 heures, etc.), l’exode rural, les conquêtes coloniales avec la spoliation systématique de nouvelles contrées, et, d’une manière moins visible dans un premier temps (mais des auteurs en parlent dès la seconde moitié du XIXème siècle), le pillage ad libitum de ressources naturelles qui ne sont pas illimitées.
On comprend très bien que l’idéologie du Progrès ait eu un effet d’entraînement des populations pour participer à l’industrialisation de l’économie. Dans son ambiguïté même elle joue sur les deux tableaux des aspirations humaines : la demande de bien-être et l’espoir de liberté.
D’une part, le Progrès signifie la mise à disposition d’une grande variété de biens, sans cesse renouvelés (ce qu’on appelle « les nouveautés » ) qui, même si on ne peut pas se les payer sur le moment, montrent qu’on est dans un monde plus riche de possibilités, où la vie peut être plus facile, ce qui est quand même beaucoup plus stimulant pour élargir son horizon et investir l’avenir que les sermons du curé, où l’espoir du passage erratique du colporteur.
D’autre part le Progrès est le mot symbole du refus des castes qui figeaient sans espoir les individus et leurs descendants dans des rapports sociaux de domination. Il signifie l’ouverture de l’avenir vers une société de citoyens libres et égaux, où l’harmonie de la raison aura remplacé l’arbitraire dans les rapports sociaux.
Bien sûr, on sait à quel point ces charges affectives d’adhésion au Progrès se sont heurtées durement aux réalités implacables de l’industrialisation. Ce furent le déracinement des paysans de leur terre, des artisans de leur atelier, des femmes de leur foyer, des enfants de leurs parents, tous utilisés sans retenue pour faire avancer l’industrialisation. C’est l’apparition du prolétariat et l’inacceptabilité de sa condition qui est la clé des multiples révoltes populaires qui ont émaillé le XIXème siècle.
Mais il est intéressant de remarquer que tous les mouvements politiques qui on voulu porter dans l’espace public les espoirs de ces révoltes – socialistes, anarchistes et communistes – ont fondé leur doctrine et leur programme d’action sur l’adhésion au Progrès. Il faut ajouter qu’une majorité de ces mouvements – il faut en exclure les anarchistes et quelques individualités comme Paul Lafargue – ont intégré dans leur projet la valorisation du travail et la poursuite de l’industrialisation. Ce qui signifie qu’ils considéraient que l’émancipation des hommes passe, conformément au dogme de l’économie politique classique, par l’exploitation de la nature comme simple moyen.
Pourtant aujourd’hui l’idéologie du Progrès ne fonctionne plus. Alors que, jusqu’aux années 60, il était adulé par tous, le Progrès est désormais dénoncé de tous côtés. Pourquoi ? Parce que les deux composantes qui le constituaient – émancipation par la raison et bonheur par des artifices techniques de bien-être – ne peuvent plus cohabiter dans un même mot. L’avancée vers toujours plus d’artifices techniques, telle qu’elle est requise par les exigences de développement des marchés, est devenue absurde. Le petit gain marginal de bien-être de la nouveauté, s’accompagne d’une kyrielle de conséquences négatives facteurs de mal-être au niveau individuel (pensons simplement au remplacement d’un smartphone), et de lourdes menaces de malheurs collectifs (réchauffement climatique, accumulation de déchets, agressions sur l’environnement naturel, etc.). La visée de bien-être par l’exploitation du milieu naturel est devenue contradictoire avec l’exigence de plus de raison.
Qu’est-ce que le Progrès aujourd'hui ? Une baudruche crevée qui n’impressionne plus personne. Même les tenants de la fuite en avant technologique s’en détournent. Ils parlent plutôt de droit pour tous à une technologie, ou d’avancée technologique du point de vue d’un problème particulier ; et d’un point de vue général, ils abordent, lâchement, les choses négativement en évoquant « le retour à la bougie » de ceux qui les critiquent ; les plus audacieux parlent de transhumanisme, ce qui est une manière d’échapper au Progrès puisqu’il s’agirait d’une rupture radicale, d’ailleurs littéralement inconcevable (voir notre L’avenir peut-il être transhumaniste ?)
Il reste que le progrès vers la liberté par la raison garde la continuité d’une ligne lumineuse qui traverse toutes les luttes de ceux qui – depuis les « sans-culottes » jusqu’aux « gilets jaunes » – refusent de n’être que des travailleurs-consommateurs destinés à nourrir l’expansion de l’industrie et du marché.
L’adhésion à ce progrès-là demeure ! C’est pour cela que les locutions « progressiste » et « forces de progrès » persistent. Elles garderont leur pertinence encore longtemps, au moins aussi longtemps que des citoyens lutteront contre les choix économiques et technologiques que continuent à faire des dirigeants déraisonnables. Il faut accepter la persistance de ce progrès-là – avec son petit « p » ! Il faut même la chérir. L’humanité peut-elle avoir de meilleure perspective que « ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison » (Condorcet) ?