vendredi, décembre 27, 2013

Sous l'œil de Big Data

 

   Depuis peu de temps un nouvel individu s'est invité dans ma vie sociale.

   Pas fier du tout il est arrivé de façon subreptice, au point que je ne saurais dire à quel moment il est apparu. Mais au bout d'un certain temps il a bien fallu se rendre à l'évidence : il était toujours là lors de mes navigations internet. Et depuis je fais avec - je considère internet comme un bel outil inventé par les hommes et je veux continuer à en tirer parti (il me permet de vous écrire).

   Mais il m'ennuie ! Ce n'est pas qu'il soit hostile ou agressif. Au contraire, il semble vouloir mon bien. Il se soucie de mes désirs, et souvent même il veut les devancer. Toujours il me propose ce qu'il suppose être pour moi des objets propres à les satisfaire. Mais il est collant au point d'en être indélicat. Toujours il est là proposant obstinément ces supposés objets de satisfaction même si mes préoccupations présentes sont totalement ailleurs. Indélicatesse d'ailleurs aggravée par ce qui semble être un profond crétinisme congénital. Croyant savoir ce que je veux par mes expressions, quêtes et requêtes antérieures sur internet, il me propose la plupart du temps des produits dont les désirs correspondants ne sont, depuis longtemps, plus d'actualité.

   Récemment, à l'occasion d'événements le mettant en cause, j'ai appris son nom. Il s'appelle Big Data. Et j'ai appris aussi que son entreprise est autrement plus vaste que l'attention aux désirs de ma petite personne. « L’exploitation de ces données massives [big data] dont disposent les entreprises et les pouvoirs publics sont porteuses d’applications nouvelles et de gains de compétitivité considérables » écrit Anne Lauvergeon dans son rapport sur les travaux de la commission « Innovation 2030 ». Autrement dit la croissance de Big Data est un projet prioritaire pour la logique marchande qui a aujourd'hui le pouvoir d'orienter l'avenir de l'humanité.

   Big Data n'a donc pas fini de m'importuner. De nous importuner tous, faudrait-il peut-être écrire ? Mais justement tout est dans le peut-être. Car quoiqu'on en veuille, avant d'être un problème social la relation à Big Data est d'abord un problème personnel : ce sont de mes désirs dont il s’occupe, et c'est à moi personnellement qu'il s'adresse. Il me renvoie une image de consommateur sans pensée et sans souplesse, réduit à quelques désirs insistants, comme si j'étais bloqué sur des passions, voire même obsessionnel.

   Et l’indélicatesse de Big Data est précisément en cela : son insistance à vouloir me faire croire qu'il me connaît alors qu'il me méconnaît.

   Car Big Data se présente comme quelqu'un puisqu'il prétend tenir compte de ce que je suis. Or on n'est jamais sauf du regard qu'autrui porte sur nous. Comme l'écrivait le philosophe Alain : "Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable".

   Big Data pourrait bien être un "big dark cloud" (gros nuage sombre) sur l'horizon de notre humanité à systématiquement la réduire à ce qu'il en mesure.

vendredi, novembre 29, 2013

Misère de l'homme-mesure (suite) : assommer quelqu'un en direct

Il s'est passé quelque chose de particulièrement navrant sur le plateau du "Grand Journal" de Canal+, ce jeudi 28/11 .


Veuillez installer Flash Player pour lire la vidéo


On s'est donc autorisé à assommer un inconnu, en direct, à une heure de grande écoute, simplement pour faire rire.

La scène ne semble pas jouée : comment le spectateur aurait-il évité un geste de protection devant le coup s'il l'eut su venir ? En tous cas, pas le moindre signe de compassion pour la victime. La camera reviendra sur le corps étendu, plus tard, mais ne s'y attardera pas : il faut avancer coûte que coûte vers la nouvelle séquence de divertissement pour continuer à aspirer l'intérêt du public et donc les recettes publicitaires.

Mais l'essentiel est que cela n'apparaisse pas joué. Cela signifie qu'il est tout-à-fait possible d'assommer quelqu'un simplement pour faire rire. Cette possibilité venant de personnes qui sont affichées comme référence pour une vie réussie, elle prend en quelque sorte une valeur exemplaire.
 
Les centaines de milliers d'enfants témoins de la scène ne peuvent qu'y trouver une invitation à utiliser la violence comme simple moyen pour rire. La violence n'est plus une frontière morale infranchissable, elle est une manière de se faire plaisir. Sûr que certains s'en rappelleront dans les cours de récréation ou ailleurs : on peut laisser libre cours à son penchant à la brutalité ... et laisser la victime en souffrance pour se réjouir collectivement.

Bon courage à tous nos instituteurs, et à notre Ministre de l’Éducation, engagés dans une campagne contre la violence à l'école !

Pour l'arrière-plan idéologique qui rend possible une telle dérive on peut lire mon article "Misère de l'homme-mesure".


samedi, novembre 09, 2013

Misère de l’homme-mesure

Où l’on montre que l’idée sophiste de l’« homme-mesure-de-toutes-choses » ne peut en aucun cas exprimer un humanisme. Où il est envisagé que le sens de notre monde marchand contemporain puisse se lire comme la revanche des Sophistes sur Socrate, et que cette lecture est la mieux à même d’en révéler la profonde inhumanité.




« … né en Grèce au cinquième siècle avant l'ère chrétienne, l'humanisme est essentiellement symbolisé par la formule de Protagoras : "L'homme est la mesure de toute chose" » Technologos – Penser la technique aujourd'hui - 2012


On trouve assez régulièrement aujourd’hui l’opinion exprimée par la citation ci-dessus qui attribue au mouvement des Sophistes de la Grèce antique – dont Protagoras est le principal initiateur – l’invention de l’humanisme. C’est là une interprétation étonnante car l’idée d’humanisme est apparue d’abord pour caractériser la nouvelle pensée de ces intellectuels européens qui, dans la seconde moitié du XVe siècle, exhument des textes oubliés de l’Antiquité gréco-latine et réhabilitent par là des qualités proprement humaines. Or, le foyer du mouvement humaniste est la publication, dès 1482, de la traduction latine des Dialogues de Platon ; alors que Platon fut l’adversaire implacable des Sophistes et que toute son œuvre met en accusation la pensée sophistique. Il faut donc bien en tirer la conséquence que l’humanisme qui est souvent invoqué aujourd’hui et désigné dans la citation ci-dessus n’a rien à voir avec l’humanisme des penseurs de la Renaissance. Il y a donc nécessité de lever une grande confusion dans l’emploi du mot « humanisme », et ceci d’autant plus que l’humanisme est une référence appuyée dans le débat contemporain sur l’avenir de l’humanité, autant du côté des acharnés de la technicisation de l’avenir – les transhumanistes –, que du côté des critiques de l’envahissement de l’existence humaine par le progrès technique.
Nous avons déjà proposé des éléments de clarification de cette notion d’humanisme (De l’humanisme en temps de crise écologique, L’avenir peut-il être transhumaniste ?) Nous voudrions ici compléter cette clarification en approfondissant la piste de la sophistique. Les Sophistes étaient-ils les premiers humanistes ? Sinon, pourquoi les créditer d’une telle influence ? Et cette accréditation n’aurait-elle pas quelque chose à nous dire sur les idées qui mènent actuellement le monde ?

L’homme-mesure


L’« homme-mesure » exprime l’anthropologie sophiste telle qu’elle est formulée par Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses » (cf Platon, Théétète 151e). Il en précise ainsi le sens : « … chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, (…) un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. » (Platon, Théétète 166d).

Il y a ici une vision du monde très simple : toute la réalité est dans l’apparence. Il n’y a pas d’être stable caché derrière la multiplicité des apparences. Et comme les apparences sont ce qu’il y a de plus variable, les choses sont toujours différentes, non seulement entre l’espèce humaine et les autres espèces, mais aussi entre chaque homme, et même entre chaque perception d’un même homme.

Les Sophistes partent du principe, partagé par de nombreux penseurs de l’Antiquité, que toute connaissance se fonde sur l’expérience sensible. Et ils en tirent les conséquences. Car l’expérience sensible est toujours déterminée, non seulement par l’objet senti, mais aussi par les paramètres du sujet qui éprouve, lesquels sont d’abord sa conformation physiologique, mais aussi sa situation dans le temps et dans l’espace, et les conditions physico-psychiques de son expérience. Ce qui fait que l’expérience sensible – et donc l’apparence des choses – est toujours changeante et nouvelle. Les Sophistes se réclament d’Héraclite qui écrivait, quelques décennies plus tôt, « On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve » Dès lors toute connaissance des choses est relative aux expériences singulières de chacun – il n’y a aucune réalité durable sur laquelle on puisse s’appuyer. Tout est relatif. Il ne saurait y avoir de vérité partagée, et encore moins universelle. À chacun sa vérité changeante. Tel est le sens vertigineux de la pensée de l’homme-mesure.


Son paradoxe


Si l’on accepte cette primauté de l’expérience sensible, ne faut-il pas admettre que les Sophistes ont raison ? Que l’homme-mesure exprime l’anthropologie juste ? Mais on voit tout de suite le paradoxe : que peuvent valoir des propositions comme « Les Sophistes ont raison », « Toutes nos connaissances reposent sur l’expérience sensible » ou « L'homme est la mesure de toutes choses » dans le contexte d’une pensée qui exclut toute vérité universelle ? Socrate a beau jeu de répondre (par la plume de Platon) : « Protagoras (…) admettant comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent qu'elle est fausse » (Platon, Théétète 170a). Car s’il n’y a pas de vérité absolue, il n’y a que des opinions relatives.

Mais voit-on véritablement l’abîme en lequel la thèse sophistique nous précipite ? Car les mots mêmes que nous employons tombent en déliquescence s’ils ne sont pas assurés de désigner une réalité qui puisse être partagée. Le langage a en effet une dimension essentielle de désignation par laquelle il se rapporte à une réalité unique qu’il fait partager ; cette réalité, il a vocation à en rendre compte fidèlement, c’est pourquoi il n’est rendu possible que par l’existence d’une vérité universelle, tout comme le bateau n’est rendu possible qu’appuyé sur l’eau. On est toujours ébahi et désolé lorsqu’on entend des interlocuteurs, souvent imbus de philosophie contemporaine, nous affirmer, très fiers de leur audace, que « La vérité, ça n’existe pas ! ». Il est sûr qu’il n’y a là plus rien à débattre, on eût simplement aimé, pour eux, qu’ils se soient tus.1


Son nihilisme


Si les mots ne peuvent plus renvoyer à une vérité universelle pour le Sophiste, ils ne peuvent cependant que faire croire à son existence : la proposition « À chacun sa vérité ! » est une proposition catégorique, c’est-à-dire qui, dans sa forme, se présente comme vraie pour tous. Autrement dit, le Sophiste qui propage sa pensée ment constamment : il fait passer pour vraies des propositions auxquelles il ne peut pas adhérer. C’est bien pourquoi le grand Sophiste Gorgias écrivit un Traité du non-être en lequel il affirmait que tout n’est que mensonge.

Mais dire « mensonge » est encore trop dire puisque cela implique l’existence de la vérité. La seule réalité qu’il reste dans le monde sophistique est toute subjective. C’est celle de la sensibilité propre à un individu et des opinions qu’il en tire. La sensibilité désigne tout ce qu’on éprouve. Elle ne se réduit donc pas aux sensations – sensibilité externe – mais inclut aussi les sentiments – sensibilité interne – et tout particulièrement les désirs. Et l’histoire nous a appris la puissance des désirs humains orientés vers autrui sur le mode de l’envie et de la rivalité. Si bien que la parole-mensonge du Sophiste ne peut être autre chose qu’une arme « sophistiquée » (le mot s’impose !), particulièrement fourbe, pour dominer autrui afin de mieux satisfaire ses désirs. Les Sophistes grecs ne se sont-ils pas à peu près tous faits remarquer par leur insolente réussite sociale ?

Cette conséquence a été très abruptement soulignée par Platon qui fait ainsi parler le Sophiste Calliclès : « …pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu'à ces passions, quelque fortes qu'elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent. »2 (Gorgias, 491e). Ainsi les désirs de chacun sont l’unique source de valeur dans le monde sophiste. L’homme-mesure est tout simplement l’homme qui mesure toute réalité, et donc tout choix de comportement, à l’aune de ses propres désirs. C’est donc un homme qui ne poursuit que son intérêt propre et refuse toute contrainte imposée de l'extérieur. Il s’oppose ainsi à toute valeur qui prétendrait régler ses désirs. Ces dernières valeurs sont les valeurs transcendantes à l’individu, telles la moralité, la vérité, la justice, le respect, etc. On appelle nihilisme cette position de pensée qui récuse toute valeur transcendante. On en voit le danger : chacun étant mené par ses propres passions et celles-ci ne pouvant que se heurter à celles des autres, les rapports humains deviennent des rapports de force et débouchent sur la violence. Mais les Sophistes croient justement être prémunis contre cette perspective par le pouvoir de leur parole. Ils pensent en effet posséder la bonne technique – ce qu’on appelle la rhétorique – pour manipuler autrui par la parole de manière à le persuader que son bien est à chercher justement dans ce qui correspond à leur propre intérêt.


Humanisme et bestialisme


L’idée commune que les Sophistes soient les inventeurs de l’humanisme procède donc d’une confusion entre leur nihilisme et l’humanisme. La possibilité de cette confusion pourrait bien être dans le mouvement similaire du rejet de l’idée traditionnelle que seul le recours à un domaine divin peut donner sens à l’existence humaine, et donc leur commun recentrement sur le fait humain. Mais ce recentrement prend un sens totalement différent pour l’humanisme. Car l’humanisme, comme cela été expliqué dans un précédent article, s’appuie sur l’existence de qualités universelles proprement humaines pour justifier que des valeurs transcendantes s’imposent à l’individu et règlent ses désirs (tel le respect d’autrui). Bien au contraire rien ne distingue quant au sens de son existence, l’homme des Sophistes du loup de la meute : la réussite, c’est bien toujours d’avoir suffisamment de puissance pour se servir avant les autres comme le montre la citation de Calliclès ci-dessus.

La sophistique est donc clairement aux antipodes de l’humanisme : elle verserait plutôt du côté d’un « bestialisme ». Elle aligne l’individu humain dans une même compétition que l’animal : celle de l’accès à la jouissance. Alors que l’humanisme n’a de sens que parce qu’il reconnaît des fins proprement humaines, irréductibles à la vie animale.


L’homme-mesure contemporain


Mais il n’est peut-être pas sans signification que ce soit en notre époque contemporaine que se réalise cette confusion entre le nihilisme sophistique et l’humanisme. On peut en effet remarquer combien notre société, mise en forme de façon toujours plus poussée selon les intérêts marchands, produit un profil humain proche de l’idéal sophiste.

Il y a identité de finalité. Le fameux « bonheur » que propose, comme Souverain Bien – but auquel tous les autres doivent être subordonnés –, l’idéologie dominante de nos sociétés marchandes consiste dans l’accumulation maximale de sensations positives. Un tel « bonheur » est-il vraiment différent de l’idéal décliné par Calliclès ci-dessus de donner satisfaction à toutes ses passions ? Il appelle en tous cas la même logique de comportement qui est de mesurer toute réalité aux possibilités de jouissance qu’elle peut apporter. Notre société marchande promeut donc le même homme-mesure que les Sophistes. Et, conséquemment, elle opère la même réduction de l’humanité dans l’animalité. Cela se traduit par la même prééminence des désirs d’envie et de rivalité qui sont les véritables ressorts du dynamisme de nos sociétés.

Enfin le plus sûr index que c’est bien l’homme-mesure qui doit aujourd’hui prévaloir est la priorité constamment donnée à l’apparence sur la nature réelle des choses. En société marchande, la valeur sociale d’un bien est toute entière ramassée dans sa valeur d’échange car c’est la seule qui profite au marchand ; et cette valeur d’échange est fonction de la demande. Or pour que la demande soit à la hauteur des ambitions marchandes, elle doit excéder les désirs spontanés des individus, autrement dit, elle doit être découplée de la valeur d’usage du bien – laquelle est déterminée par ses qualités intrinsèques – la composition du bien consommable, les fonctionnalités de l’outil, etc. Comment réaliser ce découplage ? En attachant prioritairement le jugement de l’individu à l’apparence d’un bien plutôt qu’à ses caractères intrinsèques. Et comment réalise-t-on cet attachement ? En actionnant les leviers irrationnels de l’intérêt humain. Ceux-ci peuvent être aussi bien les lois de la perception (couleur des emballages, emplacement des messages, etc.) que l’appui sur les imaginaires sociaux, le plus souvent inconscients – lesquels peuvent être soit profondément enfouis dans l’histoire culturelle (l’automobile valorisée comme symbole de dominance), soit déterminés par l’idéologie présente comme effets de mode (l’encombrant smartphone après le téléphone mobile ultra miniaturisé). Cette tyrannie de l’apparence apparaît régulièrement dans le fait que les effets de design d’un bien deviennent contre-productifs pour ses fonctionnalités (sa valeur d’usage)3.

On retrouve ainsi dans l’usage marchand de l’apparence le principe des procédés rhétoriques mis au point par les Sophistes : appel à l’imaginaire et à l’émotion pour court-circuiter la raison critique. Mais la puissance de la rhétorique marchande va bien au-delà puisqu’elle s’appuie à la fois sur le développement des sciences psychologiques, et sur les progrès techniques, lesquels apportent en particuliers des possibilités quasiment infinies dans le modelage et la duplication des images.4

Enfin, comme la logique mercatocratique veut qu’il n’y ait pas d’autre valeur sociale que la valeur marchande, tout ce qui veut exister socialement – l’œuvre d’un créateur, une association d’intérêt public, etc. –, doit assurer sa visibilité sur le marché par rapport à ses concurrents, autrement dit se « vendre » en cultivant son apparence, en dépit des qualités réelles qui peut le rendre socialement précieux. De là vient l’importance de la « communication » dans nos sociétés qui n’est autre qu’un travail de rehaussement de l’apparence. C’est ainsi que la société contemporaine a pu être caractérisée dès 1967 par Guy Debord comme « La société du spectacle », titre d’un ouvrage qui déclarait d’emblée que « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles » ; le spectacle étant l’investissement fasciné – c’est-à-dire oublieux de la réalité – de l’apparence.

S’il y a donc une philosophie de notre société marchande, il faut aller la chercher vingt-cinq siècles plus tôt : c’est la sophistique. Rappelons que la logique sociale prônée par les Sophistes avait été stoppée net par l’exécution de Socrate, en 399 avant J.-C., suite à son engagement sans concession pour les combattre. Aujourd’hui les Sophistes ont leur revanche car nos sociétés contemporaines font exister comme jamais cet homme-mesure – celui qui n’aborde la réalité qu’en fonction de son intérêt propre – qu’ils appelaient de leurs voeux.

Certes, nos sociétés ont des différences flagrantes avec la conception antique. Les Sophistes misaient sur le « logos » – comprendre ici : la parole apparemment argumentée de façon convaincante – pour faire valoir les apparences ; notre société, grâce aux techniques dont elle dispose, privilégie l’image, toujours plus efficace que le langage car elle touche directement la sensibilité – dans l’Antiquité l’image était difficile et rare, alors qu’aujourd’hui elle devenue facile et surabondante. La société du spectacle est une société qui nous immerge dans les images. J’écrivais à ce propos, il y a plusieurs années : « La vraie catastrophe, du point de vue des groupes dominants, ce n'est pas les contaminations radioactives sauvages, les virus nouveaux qui apparaissent et ne se laissent pas contrôler, la dissémination des armes nucléaires, le carnage de Tchétchénie ou d'ailleurs — non — le cauchemar, c'est que les écrans s'éteignent !°» L’imagination, outil de libération ? – juin 2000.

L’autre grande différence est dans la conception des rapports sociaux. L’idéal humain des Sophistes était orienté vers le tyran, c’est-à-dire celui qui pourrait tout se permettre parce qu’il s’est imposé comme dominant sur ses congénères et possède la totalité du pouvoir. Leur vision sociale était brutale : se référant à la loi de la nature, ils considéraient qu’il est dans l’ordre des choses qu’une infime minorité jouisse de l’opulence alors que la grande majorité vit dans la misère. De nos jours on considère qu’il n’est pas bon que la promotion de l’homme-mesure mène à de telles situations. Car l’intérêt marchand bien compris c’est la conclusion de contrats à moyen et long terme qui permettent d’anticiper les échanges et donc de maximiser les gains. Or cet investissement sur l’avenir n’est plus possible si, les tensions sociales étant trop fortes, le feu de la violence destructrice et incontrôlable menace.


La sophistique modernisée


Nous séparent en effet des Sophistes de l’Antiquité de longs siècles de violences, mais aussi le décollage d’un progrès scientifique et technique. On peut raisonnablement estimer que l’esprit des Sophistes grecs se retrouverait pleinement dans cette version du XXIe siècle de l’homme-mesure qui est peut-être bien marchande parce qu’elle a tiré les leçons de l’histoire. En effet la situation de pouvoir qui est le but du Sophiste, reste toujours instable si la violence sociale n’est pas prévenue ou tout au moins contrôlée ; d’autre part l’ouverture d’un accès populaire aux biens de consommation grâce au progrès technique permet d’impliquer positivement le peuple dans la conservation de l’état social.

Mais cela n’est possible qu’à la condition que l’état social selon les principes sophistes n’apparaisse jamais tel qu’il est en vérité, c’est-à-dire fonctionnant sur la base des inclinations animales de chacun. C’est ainsi que l’on peut comprendre la confusion du nihilisme sophistique avec un humanisme dans les idées dominantes. Cette confusion apporte en effet un double bénéfice idéologique. Elle valorise la sophistique, et donc l’homme-mesure sur lequel la mercatocratie veut prospérer et, en même temps, elle masque son caractère inhumain. De fait, en nos sociétés marchandes, l’homme est bien au centre. Mais il l’est dans son animalité, et non dans son humanité.

* * *

On l’a vu, un monde sophiste est par nature un monde mensonger. Que le nôtre, mis en forme pour que se répande la marchandise, se dise « humaniste », peut être considéré comme son mensonge inaugural. La vérité, c’est que de la dure confrontation entre Calliclès et Socrate, c’est bien aujourd’hui Calliclès qui triomphe en son bestial pouvoir de jouissance, et Socrate qui est de nouveau mis au silence. Finalement c’est l’humain qui se perd. C’est pourquoi les délires transhumanistes d'un bien-être sans restrictions par abolition des limites liées à la condition humaine grâce aux progrès techniques peuvent se formuler, et même commencer à être entrepris. Car d’une posture animale on ne peut produire que de l’inhumain. Ce dont nous manquons, c’est d’un (ou de) nouveau(x) « Socrate » ; mais sont-ils possibles aujourd’hui, dans la Cité où sont si marginalisés ce qu’il reste d’espaces publics en lesquels on peut s’interpeller de vive voix sur les valeurs en fonction desquelles on prétend vivre ?



NOTES

1- On est là, très exactement dans le Paradoxe du Menteur qui se formulait traditionnellement ainsi : “Épiménide le Crétois affirmait « Tous les Crétois sont des menteurs. » ; disait-il vrai ou faux ?

2- Il faut penser le mot « passion », dans ce texte, selon son sens classique comme désir excessif en ce qu’il ne se laisse pas maîtriser par la raison.

3- Notons que là où Internet est enrôlé dans la logique marchande, cette tyrannie de l’apparence se manifeste dans sa « pureté ». Car le contexte de la présentation d’un bien – ce peut être soi-même – dans une page Internet rend impossible toute contre-épreuve qui permette d’aller au-delà des apparences. Même la certification d’authenticité peut être un faux semblant, et l’on sait combien les évaluations d’usagers ou acheteurs antérieurs peuvent être suscitées et manipulées par ceux qui veulent (se) vendre. Si bien que la page désespérément sans fond qui vous propose un bien sur Internet illustre bien mieux que lui-même eut pu l’imaginer le monde du « non-être » selon Gorgias, où « tout est mensonge ».

4- Notons aussi que l’apparition de l’entrée par écran tactile sur les terminaux informatiques à destination populaire – comme les tablettes – consacre une quasi exclusivité donnée aux contenus-images. Un écran tactile est inadapté au travail sur le texte.

jeudi, octobre 10, 2013

De l’humanisme en temps de crise écologique

« Ils [les écologistes] cherchent un monde … où l’on ne soit pas obligé de choisir entre nature et culture, parce que les deux seraient associées harmonieusement. »
H. Kempf, La Baleine qui cache la forêt, La Découverte, 1994

 Ce n’est pas l’homme qu’il faut condamner comme responsable des dévastations de notre planète – ou plutôt ce n’est pas l’humain en tant que tel. Celui qu’il faut condamner, c’est l’homme qui se conduit bêtement, c’est-à-dire qui renonce à être vraiment humain. C’est pourquoi il convient de dépasser les conceptions écologistes antihumanistes.
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L’espèce humaine est responsable de la grave détérioration de la biosphère depuis un siècle. Tel est le constat écologique lucide qui s’impose aujourd’hui. C’est aux comportements des hommes que sont imputables la destruction accélérée des forêts primaires, la détérioration des écosystèmes marins, le processus de désertification d’une grande part des étendues terrestres, la présence d’une quantité démesurée de substances biocides artificielles (dont l’énorme masse de matières radioactives), l’accumulation vertigineuse de déchets telle qu’elle est devenue sensible globalement – les îles nouvelles de résidus plastiques dans les océans ; le réchauffement climatique dû à la teneur en CO2 de l’atmosphère.

Et il ne faut pas se leurrer de l’antienne de la prise de conscience écologiste. Les exactions humaines sont aujourd’hui plus ravageuses que jamais. C’est une terrible hécatombe silencieuse qui s’accomplit autour de nous en ce moment même : des milliards d’êtres vivants, souffrent, s’exténuent, se meurent, en conséquence des agissements de l’espèce humaine. La brutale chute de la biodiversité qui lui est imputable apparaît à ce point extraordinaire qu’on peut se demander s’il ne faut pas remonter à l’extinction des dinosaures, il y a 65 millions d’années, pour trouver un événement d’une telle ampleur. Cependant la catastrophe en cours s’en distingue de manière essentielle en ce qu’elle n’est pas due à un facteur extrinsèque (chute d’une astéroïde, volcanisme exceptionnel, etc.) mais bien à un produit de la biosphère elle-même : l’homme.
Albatros étouffé de plastiques
 L’espèce humaine étant responsable, elle est donc condamnable. Cette condamnation conduit bien naturellement à une défiance généralisée envers l’humanité. Cette défiance se traduit au niveau idéologique comme antihumanisme.

L’humanisme en question

L’antihumanisme signifie simplement que l’avenir de l’espèce humaine doit être subordonné à d’autres valeurs qui la dépassent. La volonté de Dieu en était traditionnellement une. Ce fut contre cette forme d’antihumanisme que s’est affirmé le mouvement de ces intellectuels italiens qui, dès le XV° siècle, ont exhumé des textes de l’Antiquité préchrétienne mettant en valeur les qualités propres à l’homme. C’est pour rendre compte de ce mouvement, qui a initié le profond renouveau culturel occidental que fut la « Renaissance », qu’a été inventé le mot « humanisme ».

Dans la foulée de cet humanisme de la Renaissance s’est développé un humanisme moderniste appuyé sur la foi en la raison humaine, se nourrissant du développement conjugué des sciences et des techniques (la technoscience, déjà !), pour lequel le sens de l’aventure humaine est le progrès dans l’histoire réalisé pour les hommes, par les hommes.

Mais cet optimisme a été froidement douché dans la première moitié du XX° siècle par les carnages de deux guerres mondiales successives avec, comme points d’orgue, l’horrible découverte de l’extermination industrielle de populations par les nazis, et l’effarante fulgurance destructive des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki.

C’est en ce point de l’histoire que s’impose la première mise en question de l’humanisme. S’il est en effet exclu que l’on retourne à l’humilité d’une créature dans la main de Dieu, la croyance en un progrès continu de l’humanité grâce aux réalisations de sa raison n’est plus crédible. Comment continuer à croire en l’humain ? On peut trouver dans des œuvres philosophiques d’après-guerre, comme celles de Heidegger, Sartre ou Camus, des tentatives de fonder un nouvel humanisme plus réaliste quant à la fragilité de la situation de l’homme.

Cet humanisme modeste résistera dans les années 1950-1980, tant au formatage des individus dans la logique de l’établissement de la société de consommation, qu’à l’accaparement de la connaissance de l’homme par les sciences humaines qui dissolvent le sujet humain dans une interconnexion de structures transindividuelles. Cette résistance se nourrira de l’idéologie des droits de l’homme qui stipule que toute société doit reconnaître à l’individu humain un certain nombre de droits universels inaliénables qui expriment sa dignité de personne. Cet humanisme « droit-de-l’hommiste » montrera sa vigueur en contribuant de manière décisive à la chute des régimes communistes à la fin des années quatre-vingt.

 On comprend que l’humanisme, malgré la pluralité de formes qu’il peut prendre, c’est toujours l’affirmation de la confiance, malgré tout, en la valeur de l’homme. Cette confiance implique que, quels que soient les errements de ses comportements, il y a , en tout homme, une constante, une qualité qui lui est propre et qui n’est relative, ni à l’époque où il vit, ni à l’espace qu’il habite, ni à la culture à laquelle il appartient.

Quelle serait cette qualité ? Dire que c’est la possession de la raison, comme on le faisait volontiers dans l’Antiquité, n’est pas suffisant car la raison est présente d’innombrables façons dans le donné naturel (trajectoire parabolique du projectile, cellule hexagonale de l’abeille, structure fractale du chou-fleur, etc.) La première formulation claire de cette qualité constante et exclusive de l’humanité semble bien être due à Brunetto Latini, penseur et homme politique florentin, dans son Livre des Trésors (vers 1265) :

« Où que j’aille, je serai en la mienne terre, puisque nulle terre ne m'est exil, ni pays étranger ; car bien-être appartient à l'homme, non pas au lieu. »

L’homme est toujours capable de se déprendre de sa situation présente (son « lieu ») pour choisir lui-même ses fins dernières – ce que sera son bien (« bien-être »). En ce souci du bien tous les hommes se retrouvent en se distinguant des animaux. C’est pourquoi l’homme n’est pas seulement un être de nature, mais aussi de culture : il peut choisir, par exemple, de ne pas se reproduire (s’il se fait moine), parce qu’il place le bien ailleurs. Admettre cette liberté, c’est reconnaître en l’homme une valeur qui ne saurait être subordonnée à quelque autre – une valeur absolue donc. C’est être humaniste !

L’antihumanisme écologiste

À partir des années soixante – mise en cause du pesticide DDT et de l’agriculture intensive, premières grandes « marées noires », polémiques sur l’utilisation industrielle de la fission de l’atome, etc. – on accède à une prise de conscience publique des problèmes écologiques créés par l’homme et des désastres qu’ils annoncent. La condamnation écologiste qui en découle est sans doute la plus sérieuse remise en cause de l’humanisme depuis le reflux de l’idéologie religieuse.

Il est inexact de dire que l’écologisme est globalement antihumaniste ; mais il faut reconnaître que le passage du jugement de la responsabilité humaine à celui de la condamnation de l’humanité se fait d’autant plus volontiers que l’on n’approfondit pas les conditions historiques de l’apparition des comportements écologiquement nuisibles, et que perdure l’orientation désastreuse d’un tel rapport à l’environnement naturel. On comprend alors que l’antihumanisme contemporain ait tendance à se renforcer, d’autant qu’il peut s’appuyer sur les démarches de nombreux théoriciens de l’écologisme – ceux qui promeuvent ce qu’on appelle volontiers « l’écologie profonde ».

La démarche de ces théories écologistes est simple. Il ne faut pas chercher en l’homme une quelconque valeur absolue dont il pourrait se prévaloir ; celle qu’il s’attribue ne peut être que l’expression narcissique de cette même outrecuidance démesurée qui l’autorise à mettre en coupe réglée son environnement naturel pour son propre bénéfice. S’il a une supériorité, c’est dans sa capacité sans égal de nuisance sur la biosphère. Mais c’est bien ce dont il ne saurait se prévaloir. L’écologie profonde est donc clairement antihumaniste. C’est au-delà de l’homme, dans cet environnement vivant dont il dépend mais qu’il maltraite, qu’il faut chercher la valeur absolue qui puisse servir de principe aux choix moraux, et qui justifie une condamnation globale de l’espèce humaine comme espèce particulièrement nuisible. Les doctrines de l’écologie profonde établissent toutes un principe éthique universel et absolu de respect de cet environnement vivant – qu’on appelle communément « respect de la nature », mais aussi « respect de la vie », respect de la « communauté des vivants », respect de « Gaïa » (c’est-à-dire la Terre comme Grand Vivant), etc.– auquel l’homme doit subordonner tous ses autres intérêts.

Mais faire de la nature la source de tout bien, c’est lui donner le rôle d’une instance transcendante, ce qui amène à la diviniser. L’antihumanisme écologiste renoue avec une attitude sans doute aussi vieille que l’humanité, celle de la divinisation de Mère Nature. C’est elle qui est exprimée, selon les archéologues, par les nombreuses statuettes préhistoriques féminines qu’ils ont mises à jour et appelées Vénus.
C’est elle qui est exprimée par le précepte moral qu’on retrouve le plus constamment proclamé par la pensée grecque antique « Vivre conformément à la nature ».
C’est elle qui est exprimée par le christianisme qui enjoint l’homme de ne pas attenter à l’ordre de la nature voulu par Dieu.
C’est elle qui est exprimée par le chef indien Seattle, en 1854, affirmant « Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la  terre. » Ce dernier a raison, mais avec une nuance qui est de taille : le fait qu’il puisse se prononcer sur son rapport à la terre est une manière de lui échapper, car l’homme montre ainsi qu’il n’est pas simplement pris dans cette appartenance, il peut prendre du recul et la mettre en perspective.

On voit bien que cette orientation écologiste ouvre la porte à un renouveau de croyances religieuses et, corollairement, d’infantilisation des consciences. En effet, comment ne pas redouter, si la crise écologique s’approfondit au point de remettre en cause l’ordre social, que s’établisse, au nom du sauvetage de la planète, un pouvoir totalitaire, lequel ne pourrait que se vouloir planétaire, et qui ne manquerait pas d’instaurer comme un culte de la « Terre Suprême » pour mieux contrôler les consciences ?

On comprend qu’il peut y avoir une version douce et une version dure de la pratique du respect de la nature.
La version douce admet que l’espèce humaine doive, localement, prélever sur le milieu naturel ou le modifier à son profit, mais dans certaines limites qui ne remettent pas en cause l’ordre de la nature. Mais tout le problème est de situer ces limites. De quel côté est l’hybridation des espèces ? la manipulation génétique ? la scission du noyau de l’atome ? etc. Pour fonder objectivement ces limites, il faudrait pouvoir les déduire a priori d’une connaissance objective de ce qui constitue l’ordre de la nature. Une telle connaissance n’est, à ce jour, pas établie et peut-être ne le sera-t-elle jamais – la théorie de l’évolution, fort en vogue aujourd’hui, nie, par exemple, qu’il y ait un tel ordre. C’est pourquoi ce type d’écologisme tend toujours à s’adosser à des croyances, lesquelles ne peuvent être que religieuses, c’est-à-dire non universalisables.
La version dure affirme que l’homme n’a aucun droit à vivre et à se satisfaire supérieur à celui des autres espèces vivantes, qu’il faut libérer la planète de sa domination totalitaire et reconnaître les droits des animaux (et des végétaux) comme on a naguère reconnu les droits des esclaves. Ce programme suppose non seulement une extension du droit (d’ailleurs fort problématique : qui va représenter les animaux devant les tribunaux ?) et une conversion profonde du mode de vie, il exige aussi que les hommes réduisent leur excessive pression démographique sur la planète en diminuant drastiquement leur nombre. On voit bien que de tels buts annoncent la perspective de mise œuvre d’une politique écologiste sous forme de régimes implacablement autoritaires . Mais, même si ces problèmes étaient résolus, on n’échappe pas au caractère paradoxal de cet antihumanisme que D. Bourg (La nature et les risques – Odile Jacob, 2002) met ainsi en évidence : deux botanistes échoués sur une île déserte, affamés, en présence d’une plante comestible mais très rare, ne devraient-ils pas s’entre-dévorer plutôt que de mettre en péril une espèce ?

Ceci permet de mieux comprendre la faiblesse intrinsèque de tout antihumanisme écologiste. Il demande de fonder les normes (morales et juridiques) qui règlent les comportements humains sur une réalité extra-humaine (la nature ou la biosphère). Mais l’existence même de normes n’est-elle pas liée à la nécessité pour les hommes de vivre ensemble et d’échapper à la violence qui peut toujours survenir du fait de leurs désirs contradictoires (on peut se reporter aux thèses de Hobbes) ? La morale, le droit, ne peuvent être qu’anthropocentrés parce que c’est leur raison d’être. Dès qu’on veut faire passer le respect de la nature avant le respect d’autrui on ne s’y retrouve plus !

La solution industrielle

On peut donc juger l’antihumanisme écologiste trop coûteux socialement : la biosphère ne serait préservée qu’au prix de la liberté de chacun, dans le cadre d’une société à tendance totalitaire. Peut-on penser la sortie de la crise écologique sans le sacrifice de l’humanisme, c’est-à-dire en préservant la confiance en la valeur de l’homme ?

La première réponse positive à cette question apparaît dans l’appel à l’avènement d’un « écologisme industriel ». Il s’agit, plutôt que de désespérer de l’homme, de faire fond sur son intelligence et son ingéniosité. Puisque les termes de la crise écologique sont l’épuisement des ressources et l’étouffement sous les déchets, l’homme doit s’attacher à trouver des solutions techniques qui lui permettent de produire des biens en minimisant les prélèvements sur les ressources naturelles et le rejet de déchets. Cela passe par une économie organisée pour produire des biens de durée de vie allongée, et quand cela est possible, réutilisables ; cela passe aussi par une forte limitation du gaspillage ; cela implique surtout la généralisation du recyclage : les déchets sont réduits au minimum car les produits sont conçus pour qu’en fin de vie ils valent comme ressources pour d’autres productions. Il s’agit finalement de rapprocher les flux de biens humains de la logique des écosystèmes naturels – l’excrément devient engrais. Le projet écologiste industriel veut s’appuyer sur des avancées technologiques pour trouver des solutions pour la longévité des produits et pour leur recyclage. En particulier, il attend beaucoup des promesses des nanotechnologies. Les nanotechnologies consistent à manipuler la matière en intervenant au niveau des atomes et des molécules afin de créer de nouveaux matériaux aux propriétés inédites. L’adjonction de nanomatériaux pourrait rendre aux écosystèmes naturels des matériaux récalcitrants (comme les matières plastiques), ou apporter aux produits des propriétés qui allongent leur durée d’usage et rendent intéressant leur recyclage.

On voit que l’écologisme industriel continuerait d'alimenter l’activisme technologique de l’humanité, dont on sait qu’il est un facteur majeur du problème écologique. Par exemple, il est établi que les nanomatériaux – déjà fort présents dans nos objets de consommation courante – ne sont sanitairement pas neutres pour les mammifères, bien que leur dangerosité soit très insuffisamment évaluée. On prend le risque, en les diffusant un peu à l’aveugle, de créer un scandale sanitaire majeur dans les années à venir. Comme on reste dans un épais brouillard quant à savoir ce que peuvent devenir à long terme ces molécules nanomanufacturées, on peut craindre que, disséminées dans l’environnement, elles puissent devenir un jour un problème écologique redoutable.

D’autre part, un écologisme industriel conséquent devrait procéder à une réorganisation économique de la société en profondeur : non seulement des normes de production contraignantes devraient être édictées, mais les activités industrielles devraient être prévues comme complémentaires et harmonieusement localisées pour favoriser les flux production/recyclage, et minimiser les transports. Ce qui suppose que les agents économiques sortent du libéralisme actuel et se convertissent vers une forme d’économie planifiée. À quelque niveau qu’on aborde le problème – la France, l’Europe ou un règlement économique mondial – il faut aller vers un volontarisme politique qui produise un surcroît de droit prenant en compte l’intérêt de la préservation de la biosphère à l’encontre des intérêts marchands à court terme. Toute cette problématique est déjà l'objet des réflexions des promoteurs de ce qu’on appelle le « développement durable », lequel est l’horizon de l’écologisme industriel quand il ne se laisse pas simplement aller à fantasmer sur la toute-puissance des solutions technologiques.

La solution juridique

Si bien qu’à ce stade de notre réflexion, la voie d’une solution à la crise écologique qui ne sacrifie pas la valeur de l’humain, apparaît devoir être juridique. Il faut élargir le périmètre du droit qui s’applique au sujet humain. Un droit qui prenne en compte la crise écologique créée par l’homme doit prévenir non seulement des violences entre humains qui mettent en péril la vie sociale et la culture, mais aussi des violences commises par les hommes contre la biosphère qui mettent en péril l’avenir de l’humanité. Le principe général en est que le progrès technoscientifique ayant prodigieusement augmenté les possibilités de transformation de l’environnement naturel par l’homme, il faut prendre en compte les nouvelles responsabilités qui en découlent et donc écrire le droit qui les expriment : les hommes doivent aussi répondre des conséquences écologiques de leurs choix.

On peut aujourd’hui constater que c’est la voie qui est choisie pour faire avancer une politique écologiste. Mais c’est une voie où progresser semble bien difficile ! Le droit environnemental développé depuis quelques décennies reste souvent inféodé à des problèmes particuliers extrinsèques au problème écologique, comme les impératifs sanitaires (pesticides), la valorisation d’un patrimoine d’intérêt touristique (parcs nationaux), des considérations esthétiques (décharges), etc. Mais que de tergiversations, de reculs, d’amendements, pour arriver à une législation qui devrait réorienter le modèle économique, comme la « taxe carbone » ! Pourtant des écologistes conséquents, militants du développement durable, s’investissant dans les institutions, poussent les feux pour faire avancer une législation environnementale globale.

Néanmoins, en dépit des grandes réunions internationales périodiques et les solennelles déclarations qui les concluent, cette orientation politique apparaît notoirement impuissante. Par exemple, les engagements de Kyoto (1997) concernant la réduction des rejets carbonés se sont effilochés pour aboutir finalement à un renoncement à Copenhague (2009), alors que les perspectives climatiques se confirment être alarmantes (rapport du GIEC septembre 2013) ; on ne voit apparaître nulle part de droit pénal adapté aux dommages écologiques sanitaires aléatoires par nature – nous parlons ici des cancers qui peuvent se déclarer après un délai indéterminable, du fait de la présence dans le corps d’agents polluants qui créent un désordre au niveau des cellules ; les océans continuent impunément de servir de poubelle mondiale aux rejets, déchets, gaspillages de la société de consommation.

On pourrait allonger indéfiniment cette pénible liste, mais il vaut mieux aller directement au constat : la voie d’une extension du droit est impuissante à résoudre la crise écologique. Ce qui amène à s’interroger : en quoi les conditions ne sont-elles pas réunies pour une législation écologique conséquente et applicable ?

On peut alors reconnaître que, dans une société telle que la nôtre, et qu’il faut penser d’envergure mondiale, c’est en définitive celui qui détient le plus de valeur d’échange (d’argent ou de valeurs monétisables) qui a le plus de pouvoir. C’est ainsi que les lobbies affairistes finissent régulièrement par prendre le dessus sur les volontés des citoyens pour emporter la décision politique. Mais ceci n’est possible que parce que nous vivons dans une configuration idéologique où la valeur d’échange se donne comme la valeur suprême. Cela signifie que les messages les plus présents dans l’espace social susurrent sans répit qu’il faut donner une préséance à l’argent sur les autres valeurs parce que c’est lui qui est le marqueur d’une vie réussie. Cette réussite est décrite comme la réalisation d’un hédonisme plutôt simpliste puisqu’il consiste dans l’accumulation de sensations positives par consommation de biens marchands. Il est certain que l’immense majorité des individus ont un certain recul par rapport à un tel idéal ; pourtant la massivité unilatérale des messages en faveur des biens marchands produit l’effet illusoire d’un certain consensus social qui amène les gens à tolérer les agissements de ceux qui ne pensent qu’à amasser de la valeur d’échange.

Il est important de mettre en évidence cette illusion de consensus lié à la quasi omniprésence des médias asservis à l’idéologie marchande car elle montre qu’un retournement idéologique est possible et pourrait se produire relativement aisément.

Pour un écologisme populaire

Que manque-t-il en effet ? De quoi avons-nous besoin – « nous » au sens fort ?

Vers quelle direction commune voulons-nous aller ?

Poser cette question c’est se montrer capable de sortir de cet étrange sentiment de « no future » qui ne donne sens à l’avenir que comme colmatage sans fin pour préserver un mode de vie qui ne satisfait pas vraiment.

Et l’extension du droit, comme l’appel au développement durable, semblent bien faire partie de ces colmatages. Que nous disent-ils du sens de nos activités qu’il faut ainsi régler ? Que nous disent-ils de l’intérêt de ce développement qui devrait durer ? Que nous disent-ils d’autre de l’avenir sinon qu’il pourrait être non catastrophique ? Est-ce suffisant ? Comment nos enfants, quand ils lèvent la tête de leur écran et osent jeter un regard au loin pourraient-ils s’en contenter ?

Un projet écologiste ne sera populaire que s’il s’inscrit dans un avenir désirable. Un avenir désirable est celui qui peut apporter une réponse à la question que tous se posent : comment donner à ma vie sa plus grande valeur ? Un avenir désirable est celui qui porte la possibilité de progresser vers un idéal humain partagé.

Cet idéal ne peut pas être ce fameux bonheur comme maximisation des sensations positives qui est promu par la société marchande, et ceci pour une raison simple : ce n’est pas un idéal vraiment humain puisqu’il ne nous différencie pas essentiellement des animaux – sans pouvoir entrer dans ses représentations, je vous assure que mon chat a le même idéal.
Antigone : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent »
J. Anouilh, Antigone, 1944
Cet idéal ne peut pas être un retour à la nature. Au sens propre, cela n’a pas de sens puisque l’homme est d’une espèce abiotopique – elle n’a pas de milieu naturel dédié. Au sens figuré d’un retour à des états antérieurs d’une plus grande proximité avec la nature – la vie en société préindustrielle, voire la vie des peuples dits « primitifs » – ce n’est pas réaliste : comment vouloir retourner alors que nous en sommes là pour nous être efforcés avec ténacité de nous sortir de ces états ?

Ce ne serait pas non plus cet idéal, que l’on voit poindre dans les discours écologistes contemporains, d’une réconciliation de notre culture avancée avec la nature ; état en lequel l’usage des techniques comme les consommations seraient mesurées, et où les liens entre humains et avec les autres êtres naturels seraient privilégiés. D’une part, il n’y a pas à se réconcilier avec la nature qui n’est pas un partenaire, mais une dynamique de la planète, aveugle aux intérêts humains. D’autre part, un tel idéal manque trop de consistance pour être motivant. Cet état de réconciliation générale, pour quoi faire ? N’est-ce pas là un idéal de retraité ? Va-t-on mettre l’humanité à la retraite ? Et, comme des caricatures de retraités, penser sans arrêt aux normes, vitupérer contre les déviants qui menacent sans cesse, calculer constamment son bilan carbone, son empreinte écologique, cultiver son jardin tout en surveillant son voisin en lui faisant de grands sourires ?

Lorsque nous mettons en exergue la proposition de Kempf d’un monde où « nature et culture … seraient associées harmonieusement », ce n’est certes pas à l’idéal ci-dessus que nous pensons. Car alors il ne s’agit pas exactement d’« harmonie » mais plutôt d’un calage des ambitions de l’homme sur les réquisits de la nature. D’ailleurs, on peut penser que l’idéal visé – une humanité vivant sur la planète sans histoires – est un idéal finalement naturaliste, justement parce qu’il tend à supprimer l’« histoire » humaine. Tout se passe comme si l’homme voulait, imitant l’animal, faire de la planète entière son biotope dédié et en tirer tous les éléments de son bien-être. Mais s’il pouvait réaliser cet idéal, l’homme ne s’animaliserait-il pas ?

Il ne le pourra pas. Parce que l’humanité est l’espèce qui n’a pas de biotope. Elle est l’espèce errante par excellence. Et c’est en le reconnaissant que l’homme peut former un idéal qui le motive parce qu’il sera un idéal vraiment humain. Être errant, c’est savoir que son site d’habitation est toujours provisoire, c’est partir à l’aventure. On sait très bien ce que cela signifie spatialement, mais cela vaut de manière plus profonde : la technique et l’art (et nous pourrions montrer qu’hors l’industrie ils ne sont pas dissociables), toutes les créations artificielles, sont des manières de modifier son site d’habitation, de se déplacer, et donc de s’aventurer. Lorsque ces créations sont réussies, lorsqu’elles peuvent valoir pour tous les hommes, elles prennent placent dans la culture, et elles nous déplacent car elles modifient le monde : elles le rendent globalement plus humain en le rendant plus habitable – pourquoi donc les hommes n’ont-ils de cesse, quand ils viennent habiter un nouveau lieu, de le peupler de signes des valeurs de la culture (bibelots, tableaux, etc.) ? Et la satisfaction que le (ou les) créateur(s) en tire est d’un tout autre ordre que les « sensations positives » que promettent les marchandises ; ne serait-ce parce que, spontanément elle se partage, plutôt qu’elle n’enferme l’individu dans son ego.

Un idéal vraiment humain serait cet idéal d’enrichissement de la culture, d’humanisation du monde, qui donne sens à un type tout-à-fait déterminé d’activité humaine qu’H. Arendt nommait « l’œuvre » qu’il faut distinguer du « travail » qui ne vise qu’à satisfaire ses propres besoins (voir cet extrait de mon essai Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?).

L’œuvre exclut l’industrie parce qu’elle ne vaut que par l’humanité des énergies qui l’ont investie – on ne dissocie pas l’œuvre de son (ses) auteur(s) – alors que l’industrie crée l’anonymat des productions.

L’œuvre ne se consomme pas. Elle s’entretient et se transmet : elle est par nature un bien durable.

L’œuvre crée la solidarité de ceux qui y contribuent parce que leur ego a été amené à se dépasser pour un bien commun. C’est pour cela que l’œuvre se contemple. Il y a toujours, dans le rapport à l’œuvre, un temps d’arrêt et de satisfaction par reconnaissance. C’est pourquoi le temps de l’œuvre ne peut pas être celui de l’activisme frénétique de l’économie actuelle sous régime mercatocratique (prise dans la logique des marchés).

Il n’est pas possible qu’une œuvre soit un danger pour l’intégrité de la biosphère, parce que, par nature, elle est une expression de l’humanité par laquelle celle-ci reconnaît sa valeur. À chaque fois qu’une création technique ne peut être acceptée socialement que si l’on cache certains de ses caractères parce que les hommes ne pourraient les reconnaître comme exprimant la valeur humaine, on est dans autre chose que l’œuvre, quelque chose comme une monstruosité technique.

L’homme doit d’abord satisfaire ses besoins, parce qu’il assure ainsi l’entretien et la continuation de sa vie. Mais, ses besoins satisfaits, il aspire à faire valoir son humanité. Son véritable idéal est de faire œuvre, d’apporter ce que lui seul peut apporter à l’humanité. Et, tous les témoignages convergent : lorsqu’il a fait son possible pour avancer en ce sens, il meurt heureux et en paix – « Es ist gut » (c’est bien) furent les derniers mots de Kant.

Or, la société mercatocratique est une société de besoins. Le pouvoir marchand a besoin de maintenir indéfiniment les individus dans un état de besoins. Et les gens sont malheureux parce qu’ils dissipent l’essentiel de leur énergie à travailler pour répondre à leurs besoins.

Ce sont le plus souvent les gens humbles, ceux qui ne consacrent pas l’essentiel de leur énergie à la course à la valeur d’échange, qui sont le plus fidèles à l’idéal de l’œuvre ; ne voulant pas perdre le sens humain de leur activité, il jouent perdant dans la course à la rentabilité, et le système marchand les pénalise.

Ainsi, c’est seulement l’idéal de l’œuvre qui peut soutenir l’écologisme que nous cherchons, c’est-à-dire une écologisme désirable, populaire, qui n’a nul besoin d’une batterie de contraintes pour défendre la vitalité de la biosphère. C’est pourquoi cet écologisme « associe harmonieusement nature et culture ». Notons bien cependant qu’en cette harmonie, il ne saurait y avoir réciprocité – la nature et les créations humaines sont incommensurables l’une à l’autre – mais c’est bien la nature qui s’adapte aux créations humaines, quoique celles-ci n’altèrent pas sa diversité, mais plutôt l’enrichissent. C’est pourquoi l’écologisme de l’œuvre est pleinement humaniste.

mercredi, août 21, 2013

L’impuissance écologiste : le pourquoi et le comment

Si l’écologie politique est impuissante, ce n’est pas seulement parce qu’il y a des gens de pouvoir égoïstes, sans principes, et fort puissants, c’est aussi parce qu’elle s'affaiblit en se contentant d'être une écologie du comment au lieu d'oser être une écologie du pourquoi.

Pour parler clairement d’écologie, il faut préserver le sens originel – étymologique – du mot : l’écologie (du grec oikos = maison + logos = savoir rationnel) est la science des relations des espèces vivantes à la biosphère. L’écologie appartient donc au domaine de la connaissance scientifique, et si l’on a besoin de préserver ce mot c’est bien parce qu’il désigne la base objective à partir de laquelle peut se légitimer un mouvement d’idées. Ce mouvement d’idées doit précisément être nommé « l’écologisme » – et non pas « l’écologie » comme on le fait ordinairement de manière confuse. L’écologisme est l’ensemble des idées qui visent une amélioration de la condition humaine fondée sur les connaissances apportées par l’écologie ; ceux qui les promeuvent sont donc les écologistes. L’écologie politique est la composante de l’écologisme qui s’active à transformer de la société.

Or, en matière d’écologie, la culture humaine est actuellement dans un pathétique paradoxe !
Depuis quelques décennies les hommes ont acquis le clair savoir des dommages que leurs manières d’agir sur leur environnement engendrent dans la biosphère et sur le caractère pressant et grave des risques qu’ils encourent, et pourtant ils continuent plus que jamais à développer ces manières d’agir.[1]
Sur le plan politique ce paradoxe se décline comme divorce entre la conscience quasiment unanime de la nécessité d’une réforme écologiste de la vie sociale, et la faiblesse et l’impuissance des mouvements politiques écologistes qui sont censés porter cette idée.

On peut rendre compte de cette impuissance par un certain nombre de facteurs extérieurs à la valeur des idées écologistes elles-mêmes. Tels sont l’égoïsme de chacun, le phénomène historique de l’emprise mercatocratique sur la vie sociale (c’est-à-dire la domination mondiale actuelle des forces sociales qui font de la valeur d’échange la valeur sociale suprême et s’activent à réduire tout bien au statut de marchandise), le pathos commun vis-à-vis de la nature et de la technique, etc. Mais ne peut-on pas mettre en évidence un facteur intrinsèque de l’impuissance écologiste ? L’idéal écologiste, tel qu’il s’est culturellement établi et tel qu’il est entretenu, n’aurait-il pas tendance à manquer l’essentiel du problème écologique, ce qui le rendrait incapable de viser les bonnes solutions ?

***

L’impératif moral écologiste

En général, les écologistes dénoncent un certain nombre de pratiques humaines – qui ressortent soit du pillage des ressources planétaires, soit du rejet démesuré de déchets – dont ils soulignent le grave impact écologique. Ils préconisent d’agir autrement, s’efforçant d’orienter l’intérêt public vers d’autres pratiques qui n’entraîneraient pas de tels dégâts sur la biosphère. Les écologistes sont les promoteurs de manières de se comporter alternatives non dommageables pour la planète : c’est ainsi qu’ils préconisent des sources d’énergie alternatives, des habitats alternatifs, des consommations alternatives, etc.

Cette démarche écologiste est certes tout-à-fait rationnelle : la cause des problèmes écologiques étant des comportements dommageables, il faut changer les comportements. Mais le « il faut » de la proposition précédente montre que, du fait de cette démarche qui s’en tient à un jugement sur les pratiques de leurs congénères, les écologistes se croient devoir imposer un « bien » – la préservation de l’avenir de la planète – extérieur aux buts que poursuit chaque acteur social, et qui doit toujours prévaloir sur eux. Autrement dit, l’écologisme contemporain se décline essentiellement comme un nouvel impératif moral lié au constat de l’impact écologique négatif des activités humaines : « Tu dois désormais toujours agir de telle manière que ton action prenne en compte l’avenir de la planète ! » L’écologisme enjoint ainsi aux consommateurs de trier leurs déchets pour recyclage, demande que des normes de pollution strictes soient imposées aux entreprises, et exige du pouvoir politique qu’il module toutes ses décisions en fonction des exigences du rétablissement des équilibres majeurs de la biosphère.

Cette forme morale de l’écologisme permet de mieux préciser son impuissance. En effet, plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, moins l’impératif écologiste est pris en compte. Le discours écologiste a un certain effet sur les comportements populaires (tri des déchets, commerce équitable, consommation bio,  etc.) mais pour un gain écologique anecdotique. Par contre ce discours a très peu d’effet sur les décisions les plus importantes dans la société, celles qui engagent les enjeux écologiques majeurs. En particulier, même quand des écologiques participent comme ministres à un gouvernement, ils n’infléchissent pas significativement les décisions qui touchent les intérêts économiques (politiques concernant l’industrie, l’énergie, les transports et le commerce), alors que l’économie – que l’on peut caractériser comme l’ensemble des règles de circulation des biens dans la société – est le domaine de la culture qui a l’impact écologique le plus décisif.

Les écologistes se sont bien rendu compte du frein que représente le caractère contraignant des comportements écologistes dans une société où l’environnement idéologique est essentiellement consacré à promouvoir les satisfactions par la consommation. Ils se sont donc efforcés de le gommer en développant une sorte d’utopie souriante d’une société écologiquement responsable. Cette utopie brosse le tableau idyllique d’une réconciliation de l’homme et de la nature.

Mais l’homme n’est pas en position d’être réconcilié avec la nature. Tout simplement parce que la nature ne saurait être pensée comme sujet. L’écologisme contemporain retrouve le travers traditionnel  des visions anthropomorphiques de la nature – penser la nature sur le modèle humain, la personnifier, comme auparavant on en faisait une déesse – et cette personnification permet d’escamoter sa transcendance radicale sur les vivants, transcendance qui implique qu’il n’y a nul « souci », nul « égard » particulier de la nature concernant l’espèce humaine, ces mots n’ayant, en ce cas, pas de sens. C’est pour cela que la nature a toujours été vécue par les hommes comme étant à la fois extraordinairement généreuse et arbitrairement cruelle.

Cet angélisme édénique des écologistes les amènent à occulter la fragilité propre à l’espèce humaine dans son environnement naturel : l’homme doit et devra toujours s’activer, se battre, pour assurer son avenir dans la biosphère, et les événements catastrophiques – épidémies, volcanisme, tsunamis, tremblements de terre, etc. – seront toujours son lot. C’est pourquoi l’écologisme contemporain apparaît comme une idéologie de la mémoire courte. Elle a tendance à oublier le lourd passif des rapports de l’homme à son environnement naturel (la Peste Noire décima au moins 30 % de la population européenne au XIV° siècle) et à enjoliver la vie des hommes en situation préindustrielle. On comprend que l’écologisme prête si aisément le flanc aux redoutables critiques réalistes des tenants de l’industrialisation.

Ainsi l’écologisme contemporain est impuissant au sens où il est incapable de faire prendre en compte de manière significative l’impératif moral de préservation de l’avenir de la planète.

Le comment et le pourquoi

En ce point de notre réflexion on peut presque entendre le malaise de ceux qui se sentent en affinité avec le mouvement écologiste : « Mais quoi ! N’est-il  pas évident que la technique du moteur à explosion fait des dégâts considérables sur l’environnement ? Ne faut-il pas de toutes façons faire quelque chose ? Que signifie cette condamnation sans issue ? N’êtes-vous pas en train de donner raison aux tenants de l’industrialisation et de la société de consommation ? »

Mais l’issue apparaît si l’on prend garde que c’est la configuration même de la démarche écologiste qui mène à cette impasse. En se donnant pour but la substitution des comportements nocifs par des comportements écolo-responsables, l’écologisme privilégie la prise en compte des moyens que les hommes choisissent pour réaliser leurs buts. Car le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie, la production démesurée de déchets, ne sont pas pour les hommes des buts en soi, mais des moyens pour réaliser leurs véritables buts, leurs buts finaux si l’on veut, ceux qui, atteints, doivent leur apporter un réel contentement. L’écologisme contemporain se rendrait impuissant en se focalisant sur une remise en cause du comment et en occultant un réel questionnement du pourquoi, c’est-à-dire des buts qui sont finalement visés par de telles pratiques.

En effet, tant que ne sont pas remis en cause ces buts finaux, la dénonciation des pratiques écologiquement dommageables est sans effet si celles-ci se sont imposées comme moyens les mieux appropriés à ces buts. Si les buts demeurent, chassez les pratiques incriminées par la porte, ne reviendront-elles pas sous une autre forme par la fenêtre ? C’est à cette configuration qu’on peut accrocher toutes les croix écologistes d’aujourd’hui. Sortir du nucléaire, mais devoir exploiter la fumeuse lignite, ou imposer en des contrées pittoresques des champs d’éoliennes ; sortir des moteurs à énergie fossile, mais produire massivement des accumulateurs électriques qui impliquent la mise en oeuvre de métaux lourds très dangereux, à moins que ce soit exclure de cultures vivrières des milliers d’hectares de terres fertiles pour la culture intensive de plantes à biocarburants. Sortir de la nourriture industrielle trop artificialisée, et finir par se retrouver avec une nouvelle industrie – celle de l’alimentation biologique – comme s’il n’y avait pas là comme une contradiction, etc.

Technophobie

Cet écologisme du comment ne peut que se traduire par une hostilité de principe à la technique – puisque la technique est ce domaine de la culture constitué par l’ensemble des artifices par lesquels se résolvent les problèmes du comment. On appelle technophobie ce rejet de la technique. La technophobie écologiste s’appuie sur le constat indéniable de la corrélation entre la technicisation croissante des pratiques humaines et l’aggravation du diagnostic écologique. Mais là encore, il faut se garder d’une mystification, bien installée dans les discours écologistes, où la technique est pensée comme l’envers diabolique de la bienfaisante nature. Car la technique n’est jamais rien de plus que le produit des choix des hommes pour résoudre leurs problèmes de moyens. Donc le problème écologique ne vient pas de la technique, il vient des buts qui requièrent l’usage accru de techniques toujours nouvelles et toujours plus agressives à l’encontre de la biosphère. Le ridicule de la situation pas si rare du militant écologiste tapotant sur son smartphone dernière version pour organiser une conférence contre le progrès technique montre comment il peut être inconséquent d’incriminer la technique en soi.

D’ailleurs s’en prendre au progrès technique amène à rejeter aussi la science puisque le développement contemporain des techniques est indissociable des progrès dans la connaissance scientifique. C’est pourquoi la technophobie écologiste se prolonge volontiers en une phobie de la science, voire en une remise en cause de la raison.

Pourtant, c’est bien plutôt un manque de raison qu’il faut déplorer : dans cet écologisme du comment, la raison s’arrête en route, car elle s’en tient au premier degré de l’analyse – les mauvais et bons comportements écologiques – au lieu de l’amener à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’évaluation des buts qui donnent sens aux comportements et aux techniques incriminés.

Le court terme et le long terme

La bonne question que doit se poser l’écologisme pour progresser vers une doctrine qui soit en prise sur la réalité d’une vie sociale si ravageuse pour la biosphère est celle-ci : « Quels buts les hommes poursuivent-ils en développant des relations à leur environnement naturel caractérisées par le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie et la production sans retenue de déchets ? »

Ainsi posée, cette question nous met sur la voie de la réponse : les hommes n’ont certes pas le but de porter atteinte à leur planète, mais il est clair qu’ils se comportent comme s’ils se désintéressaient de leur avenir à long terme sur cette planète. Ce que confirme l’accueil commun fait à l’argument que les écologistes voudraient décisif : « C’est votre intérêt bien compris à long terme que de pondérer vos décisions par le principe moral de préservation de l’avenir de la planète ! » Et bien non, cet argument, le plus puissant qui soit, se révèle la plupart du temps sans prise sur les consciences ; il semble frappé d’étrangeté, comme s’il venait d’un autre monde sans rapport avec le monde quotidien ! Tout simplement parce que les buts finaux qui font consensus, dans une société mercatocratique, c’est-à-dire qui donne la priorité à la marchandise, s’exemptent volontiers de la considération du long terme. Dans une telle société le bien – ce que signifie donner à sa vie sa plus grande valeur – se décline communément comme un hédonisme de court terme : il s’agit de cultiver son bien-être personnel ; ce bien-être est pensé comme accumulation de sensations positives et sa réalisation trouve sans arrêt des opportunités dans les marchandises (au sens indéfiniment élargi que prend aujourd’hui ce mot) proposées à l’achat.

Ce courtermisme[2] peut sembler fort déraisonnable, surtout eu égard à la riche tradition philosophique de l’humanité. Mais il n’est habituellement pas vécu comme tel. D’abord, il s’impose spontanément du fait de l’environnement idéologique dans nos sociétés marchandes ; ensuite il se vit sous le mode de la nécessité plutôt que sur celui du choix libre et réfléchi : on a « besoin » d’une voiture, d’un téléphone, etc.  et cela ne peut attendre. La meilleure manière d’exprimer la modalité de l’hédonisme contemporain est de le considérer comme relevant de la passion plutôt que de la raison. Cette notion de passion permet d’exprimer le côté prioritaire, urgent, de s’activer pour son plaisir ou son bien-être, tout aussi bien que le caractère infini de sa quête puisque, comme dans toute passion, jamais le contentement durable visé n’est atteint. C’est donc par cette notion de passion que l’on peut comprendre l’activisme frénétique contemporain des hommes vis-à-vis de leur environnement naturel.

Personne n’est tout-à-fait sauf de cet hédonisme commun ; pas même les écologistes qui sont le plus souvent témoins ou héritiers de la révolution culturelle des années soixante qui a permis justement à cet hédonisme de s’imposer contre les moralismes traditionnels. D’autant que sa forme passionnelle est surdéterminée : on n’en comprendrait pas la prégnance si elle n’incluait que les éléments idéologiques liés à la mainmise des intérêts marchands sur la société, il faut la rapporter aussi à la longue histoire de l’espèce et au pathos du rapport de l’homme à la nature qu’elle a noué.[3]
C’est pourquoi, la tendance à l’escamotage de la question du pourquoi par l’écologisme n’est certainement pas l’effet d’une négligence ou d’une paresse intellectuelle : cette question est gênante parce qu’elle mettrait à jour des problèmes délicats à affronter quand on se veut défenseur de la planète mais qu’on reste confus sur ses buts finaux.

***

L’écologisme bien qu’il soit un mouvement d’idées solidement établi et largement approuvé, s’est révélé impuissant à infléchir le cours de la détérioration accélérée de la biosphère parce qu’il s’est contenté de condamner le comment des agissements humains sans vouloir se prononcer sur leur pourquoi. Or c’est ce pourquoi qui commande le reste, et nous avons vu que, dans ce système social qui secrète un activisme si menaçant pour notre avenir, ce pourquoi renvoie communément à des buts de court terme qui détournent du souci de l’avenir de la planète.

De deux choses l’une :
– soit les écologistes tolèrent de tels buts et leur dénonciation des dommages écologiques comme leurs exhortations à une modification des comportements seront toujours en porte-à-faux de telle sorte que ceux qui imposent ces valeurs finales auront le dernier mot,
– soit les écologistes disqualifient de telles valeurs finales et s’ouvre alors pour la raison un espace de réflexion pour d’autres raisons de vivre non contradictoires avec la vitalité de la biosphère. Pour notre part nous avons montré que l’idée d’un rapport pleinement humain et non activiste avec l’environnement naturel a déjà été très présente dans notre culture et qu’elle a même été portée un temps comme projet politique par des forces sociales, lesquelles ont finalement été vaincues par les tenants de l’industrialisation.

 


[1] Il faut avoir la lucidité d’admettre que le tri sélectif, les voitures électriques, les calculs de bilan carbone, le « verdissement » des entreprises, etc., sont essentiellement d’effet cosmétique, et qu’en fait jamais l’activisme des hommes sur leur planète n’a été aussi dévastateur qu’aujourd’hui : destruction accélérée des forêts primaires tropicales, poids inégalé des déchets rejetés, aussi bien en quantité qu’en nocivité, brutale chute de la biomasse des insectes qui se traduit par l’effacement des oiseaux insectivores, dont  les hirondelles, production massive de radioactivité artificielle, interventions à l’aveugle sur le patrimoine génétique des espèces vivantes, etc.
[2] Néologisme commode que j’ai proposé ici : Approche du courtermisme
[3] Ces points sont développés dans mon livre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?

jeudi, juin 13, 2013

Du grand silence de l’économie bavarde

En ce qui concerne nos biens, il y a leur valeur d'échange par laquelle ils sont marchandises, il y a leur valeur d'usage par laquelle ils nous sont utiles, mais il y a aussi leur valeur humaine, la plus précieuse, parce qu'ils sont notre œuvre, mais que l'économie ne saurait dire.


C’est un fait que les économistes sont beaucoup sollicités et parlent à tous propos dans les médias, et ceci pour répondre à une demande bien précise : on attend d’eux la bonne interprétation des faits sociaux. Les économistes parlent et sont écoutés comme s’ils étaient, par excellence, les experts en vie sociale. Ils portent ainsi la science économique au statut de discours théorique détenant la vérité ultime sur les problèmes sociaux, vérité à laquelle les responsables politiques sont requis de se soumettre.

On peut appeler ce phénomène culturel contemporain, l’économisme. Nous voulons simplement envisager l’hypothèse que l’économisme vaudrait plus par ce qu’il ne dit pas, ou plutôt ce qu’il empêche de dire, que par ce qu’il dit.

On peut appeler bavardage un discours proliférant qui vaut surtout par ce qu’il permet de taire. Peut-être le bavardage économique est-il constitutif de l’impasse en laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité : il ne laisserait pas apparaître les issues possibles à la crise ? Et quand nous parlons de crise nous pensons bien au-delà de l’économie. La véritable crise de ce début du XXIe siècle est à la fois morale – le non sens de son rapport à soi lorsque l’on voit son énergie vitale accaparée par le cycle travail/consommation – et écologique – le non sens de son rapport à l’environnement naturel (la biosphère) que les activités humaines dégradent chaque jour plus dangereusement.

Nos sociétés ne seraient-elles pas aussi victimes, à travers l’économisme, d’un immense bavardage ? Quels en seraient alors les ressorts ? Pour éclairer ce problème, il nous faut revenir au sens fondamental de l’économie.

Qu’est-ce que l’économie ?


On peut dire que c’est l’ensemble des règles qui régissent les comportements sociaux des hommes qui visent la mise à disposition des biens. On appelle bien toute réalité objectivable qui permet de satisfaire un désir. L’adjectif objectivable est essentiel parce qu’il marque clairement que tout bien d’ordre affectif – ce qui n’est pas peu – est exclu de l’économie. Est objectivable, en effet, toute réalité qui peut prendre la même valeur pour chacun : le prix sur lequel on a conclu le transfert de propriété d’un bien est une réalité économique, le degré de confiance que se sont accordés les partenaires du transfert n’en est pas une.

La science économique – l’effort rationnel de connaissance de ces règles – est une science humaine. En effet, seuls les hommes ont besoin de régler la production, la circulation et l’acquisition des biens. Les animaux pratiquent très largement l’autoproduction ou l’auto-acquisition des biens, et, quand ce n’est pas le cas, en particuliers chez les insectes sociaux (abeilles, fourmis, etc.), la gestion sociale des biens est déterminée par l’instinct. Les hommes, eux, doivent obligatoirement se donner des règles collectives de gestion des biens, parce qu’ils ne peuvent pas être auto-producteurs de tous les biens qui leur sont indispensables, alors qu’ils ne possèdent aucun instinct qui leur dicte comment y accéder collectivement.

Cela signifie qu’il y a une dimension économique inévitable de la condition humaine, qui lui est spécifique, qui met en jeu la liberté propre aux humains – inventer des règles de production et d’échange – et qui est donc, comparablement à la technique, un domaine fondamental de la culture. Il s’ensuit que la science économique, l’effort de maîtrise rationnelle de ces règles, est non seulement légitime mais précieuse car elle permet d’approfondir la liberté des hommes. C’est pourquoi la science économique fait partie, avec la géographie et l’histoire, des sciences humaines qui apparurent dès l’Antiquité.

L’économie modeste


C’est le grec Aristote (IVe siècle avant J.-C.) qui a le premier développé un savoir rationnel de l’économie (voir Politique et Économiques). Pour lui l’économie est essentiellement liée à la vie de la maisonnée. La maisonnée est la forme sociale élémentaire –  composée de la famille élargie (3 générations) plus les serviteurs et les esclaves – qui non seulement occupe l’habitation dans la cité, mais se prolonge dans des terres à l’extérieur de ses murs destinées à l’approvisionnement en vivres. L’économie, originellement recouvre tout ce qui concerne la gestion des biens destinés à pourvoir aux besoins de la maisonnée (d’où son étymologie : « économie » est formé à partir du grec oïkos = maison, et nomos = règle).

Pour Aristote, la maisonnée est le plus bas degré de la vie sociale car elle est l’unité sociale vouée à la satisfaction des besoins destinés à l’entretien et à la reproduction de la vie. Ainsi, si l’économie est essentielle à la vie des hommes, elle n’en est pas l’épanouissement, mais seulement la condition. C’est dans le cadre social de la cité, donc en tant que citoyen, que l’homme s’épanouit parce que c’est là qu’il devient cet « animal politique », tel qu’Aristote le définit, en situation de faire pleinement valoir sa qualité propre, la raison qui lui permet de définir « ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste » (Aristote, Politique).

On peut dès lors préciser le rapport à la politique qu’implique l’économie dans sa forme originelle. L’économie est la condition de l’activité politique : quand son économie est bien gérée, le citoyen, qui est le chef de la maisonnée, bénéficie de la garantie de ressources et de la disponibilité pour s’occuper des affaires de la cité, et donc de débattre dans les espaces publics de « ce qui est juste ou injuste », c’est-à-dire de participer à l’élaboration des lois. Or les lois vont porter également sur l’organisation de l’économie. Par exemple Aristote préconisait l’interdiction du prêt à intérêt – « On a surtout raison de détester le prêt à intérêt, parce qu'il est un mode d'acquisition né de la monnaie elle-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l'avait créée. » (Politique I, 10) – puisque la fonction propre de la monnaie est de donner la commune mesure qui permet d’échanger équitablement les biens (c’est pourquoi on l’appelle aussi «  valeur d’échange »). Ainsi la politique gouverne l’économie. Et cette subordination de l’économie à la politique découle de sa nature même : la politique s’occupe des fins (des buts) de la vie sociale – quels vont être notre bien et notre mal, notre juste et notre injuste collectifs ? – alors que l’économie ne s’occupe que d’un certain type de moyens – ceux permettant l’entretien de la vie – pour parvenir à ces fins.

Comment alors comprendre l’inversion de ce rapport de l’économie à la politique que l’on constate de nos jours ?

Le temps de la marchandise


Au fond l’économie dans sa forme traditionnelle – depuis Aristote jusqu’à l’époque moderne (XVIIe siècle) – est un passage obligé de la maîtrise des problèmes sociaux, mais un passage dont il faut se sortir le plus vite possible parce qu’il concerne la part la moins noble des activités humaines, celle dont le sens est commun avec l’animal, puisqu’alors l’homme est, comme lui, occupé à entretenir et propager sa vie. D’ailleurs, dans le contexte de la faible productivité du travail des sociétés d’alors, la disponibilité du citoyen à la politique reposait sur le travail de populations considérées comme inférieures car plus proches de l’animalité – ce que signifie le mot « barbares » – et pour cela tenues en esclavage. Si bien que, si les citoyens discutaient de politique et de justice, c’était dans le cadre d’une société que les exigences économiques rendaient foncièrement injuste.

En ce début du XXIe siècle nous sommes sortis de cette hiérarchisation violente des êtres humains. Nous vivons enfin dans un monde en lequel tous les acteurs sociaux, au moins formellement, sont égaux. Ce qui laisse penser la possibilité de l’investissement du champ politique par tous : une véritable démocratie serait enfin possible. Mais ce n’est nulle part le cas. Notre hypothèse est qu’il faut rapporter cette impuissance de la politique a une profonde mutation de l’économie. Pour le dire simplement nous sommes passés d’une économie domestique à une économie marchande. Cette mutation est profonde car elle affecte la valeur sociale des biens : celle-ci n’est plus essentiellement reconnue dans sa valeur d’usage, mais dans sa valeur d’échange.

Du point de vue d’Aristote, un bien prend une valeur d’échange dans une cité du fait de la diversité des compétences des individus qui la composent. En effet, les spécialisations qui en découlent rendent toujours nécessaire d’acheter des biens produits par d’autres. La monnaie, qui est la mesure commune entre des biens de valeur d’usage différente, permet de fixer leur valeur d’échange (leur prix) par le jeu de l’offre et de la demande. En tant qu’identifié par sa valeur d’échange, un bien devient une marchandise. Mais Aristote pensait que le pouvoir politique devait limiter strictement le domaine de l’échange marchand à la cité. Il réprouvait les échanges internationaux (entre cités) et prônait l’autarcie de chaque cité. En fait, il était très conscient des conséquences d’une licence laissée aux marchands d’étendre leur marché et de cultiver ainsi une recherche de la valeur d’échange pour elle-même. Ce serait détourner la monnaie de sa fonction naturelle (moyen d’acquérir un bien qui manque) pour en faire un but en soi. Or une telle passion pour la monnaie est un excès qui trouble l’ordre de la nature et ne peut qu’engendrer une suite de malheurs. C’est pourquoi il proscrivait le prêt à intérêt – ce qu’on a appelé dans le monde chrétien le vice d’« usure ».

Le modèle de l’économie domestique ainsi promu par Aristote consiste donc à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage. C’est la tolérance accordée, à partir du XIIe siècle en Europe occidentale, à la pratique de l’usure, qui va amorcer l’évolution vers un autre modèle économique, celui de l’économie marchande. Progressivement va se mettre en place et s’étendre un réseau social, animé par des banquiers et des marchands dont l’intérêt premier n’est plus d’être intermédiaire pour de nouvelles possibilités d’usage (une nouvelle étoffe, par exemple), mais de capter toujours plus de monnaie (ou d’or) et d’accroître ainsi leur pouvoir social. La consécration théorique de cette prise de pouvoir du modèle marchand sur l’économie se fera finalement, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, par la naissance de l’économie politique classique dans les œuvres de l’écossais Adam Smith et de l’anglais David Ricardo. Sa transcription politique, au tournant du XIXe siècle sera l’effet des révolutions anti-monarchiques américaine et française. Désormais, dans les principaux pays occidentaux, les marchands passionnés de valeur d’échange peuvent faire adopter les mesures favorables à la circulation des marchandises.

Finalement, si l’on s’abstrait de la rhétorique du progrès qui est essentiellement celle du progrès dans l’intensification et la multiplication des flux de marchandises, et mises à part les parenthèses fascistes et communistes du XXe siècle, nos sociétés occidentales font preuve depuis deux siècles d’un remarquable conservatisme. C’est toujours la même problématique d’enrichissement par l’extension du domaine de la marchandise – la fameuse « croissance » –qui inspire la décision politique. Et même aujourd’hui plus que jamais ! C’est ainsi que l’on peut interpréter l’épanouissement contemporain de l’économisme.

On pourrait alors considérer que la valeur d’usage des biens est le non-dit majeur du bavardage économique contemporain. La logique de la marchandise qui appelle la circulation accélérée des biens ne tend-elle pas à dévaluer (comme pour le 4x4 du citadin : à quoi lui servent ses grosses roues ?) ou à rendre éphémère ( par obsolescence rapide) leur usage ? Le politique ne devrait-il pas alors reprendre la main en réprimant cette expansion, étouffante pour la valeur d’usage, de la valeur d’échange des biens ? Il faut remarquer que c’était déjà la voie empruntée au Moyen Âge (la condamnation de l’usure) et que c’est également la voie vers laquelle s’orientent ceux qui aujourd’hui préconisent une définanciarisation de l’économie.  Mais il se pourrait bien que cette voie soit une impasse.

L’homme de besoin


Il faut en effet noter que cette différence entre l’économie marchande et l’économie traditionnelle que nous venons de souligner ne vaut que sur fond d’une continuité fondamentale d’où elle se détache. Et cette continuité concerne justement le sens donné à l’usage des biens.

Dans la conception traditionnelle, basée sur le modèle de l’économie domestique, l’usage d’un bien est toujours de satisfaire un besoin dicté par la nature1 (les besoins de nourriture, de logement, de vêtements, etc.). Le bien est donc nécessaire vitalement, même s’il reste insatisfaisant humainement puisque, comme nous le remarquions, nous ne sommes pas encore dans une activité proprement humaine quand nous ne faisons que répondre à nos besoins.

On pourrait penser que la valeur d’usage devient différente dans l’économie marchande. Celle-ci ne théorise-t-elle pas le passage des biens primaires – ceux qui sont indispensables pour vivre – aux biens secondaires, ceux qui n’étant pas indispensables pour vivre ne relèveraient plus du besoin, mais du désir (pour lequel la satisfaction ne serait pas nécessaire) ? Ce n’est que secondairement, après avoir assuré leurs besoins, que les individus désireraient cet autre type de biens (avoir une automobile, un smartphone, partir en vacances, etc.). Mais la clarté de cette opposition ne résiste pas à l’analyse. Par exemple, le milieu social peut rendre nécessaire d’avoir un véhicule pour aller gagner l’argent qui permet de se nourrir et de payer son loyer. D’ailleurs toute la pression politique (l’organisation de la vie sociale) et idéologique (en particulier la publicité) du système économique marchand contemporain pèse pour que les biens secondaires soient vécus comme une nécessité2. Si bien qu’on voit de plus en plus – c’est un effet de l’extension des possibilités de crédit – des personnes indigentes, ne pouvant se loger, voire se nourrir, et possédant pourtant des biens secondaires de valeur (automobiles, appareils techniques sophistiqués, etc.). D’ailleurs le meilleur argument pour reconnaître que ces biens dits « secondaires » sont aussi vécus comme indispensables est dans le constat que les gens communément sacrifient la plus grande part de leur énergie vitale à une activité contrainte – le travail – pour gagner l’argent qui leur permettra de se procurer de tels biens. C’est un des grands apports d’Hannah Arendt (dans Condition de l’homme moderne) d’avoir montré cela : « On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. »

Ce que nous dit implicitement le discours économique aujourd’hui, c’est que, dans une société en laquelle, pour la majorité des individus, les besoins primaires sont assurés, ce sont les biens non vitaux qui deviennent alors nécessaires. La mercatocratie – le système social fondé sur les intérêts marchands – veut que nous ayons un rapport de besoin aux biens mis sans cesse sur le marché. Et elle y parvient en stimulant un rapport passionnel aux marchandises (passions de puissance, de richesse, de célébrité, etc.) Or, on peut montrer que la passion est une altération du désir en laquelle celui-ci prend la forme du besoin, tout particulièrement son caractère impératif (voir à ce sujet mon Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? Chap. 10 : La passion comme mode besogneux du désir). Même si la mélodie change selon les époques, de l’Antiquité à nos jours, c’est donc bien toujours dans la même tonalité de la nécessité que se joue la petite musique de l’économie.

Notons que cette constance de la représentation économique de l’homme comme être de besoin n’est pas si étonnante. La science économique est en effet une science humaine qui veut aborder la destinée des biens de manière objective. En tant qu’humaine elle doit prendre en compte la motivation des hommes pour les biens ; mais en tant que visant l’objectivité, elle se refuse à spéculer sur la liberté des hommes qui choisissent leurs biens suivant des motivations fort contingentes. En posant au principe de sa théorie que la motivation humaine pour les biens se réduit au besoin, elle contourne cette difficulté à son avantage. En effet, l’homme de besoin s’intègre sans problèmes dans l’objectivité du discours économique car il est tout-à-fait prévisible.

Mais ce procédé est finalement très coûteux, car il a pour résultat une réification de l’homme, pour lequel, comme l’écrivait Hannah Arendt, « l'emploi du mot “ animal ” (…) est pleinement justifié. » (idem supra). Regardons la liberté que lui attribue avec emphase le système marchand aujourd’hui : l’homme, qui bien sûr a besoin de shampoing (« Allo, quoi !… »), a devant lui un très bel éventail de possibilités quant au choix de sa couleur !

Le savoir économique sera toujours impuissant à produire un discours qui ouvre une issue crédible à la crise actuelle car, se dispensant d’une réflexion sur les motivations humaines, il ne pense pas que l’homme ait d’autres intérêts pour les biens que celui d’en avoir besoin.

L’humanisation des biens


Or, l’homme a d’autres intérêts pour un bien que celui de le consommer pour satisfaire son besoin. Pour le comprendre, il faut rappeler la logique du besoin qui a été évoquée plus haut par Hannah Arendt : il inscrit l’activité humaine dans le cycle travail/consommation. Le travail est une contrainte nécessaire pour acquérir le bien objet du besoin ; la consommation est la destruction de ce bien par la satisfaction du besoin. Pourquoi le travail est-il une contrainte ? Parce que, le besoin ne pouvant pas être choisi, l’activité pour se procurer son objet ne l’est pas non plus. Pourquoi la consommation est-elle une destruction ? Parce que le besoin étant satisfait, le bien n’existe plus, au sens où il n’a plus aucune valeur d’usage.

Si je mange un morceau de pain, je comprends que la satisfaction de ma faim le détruise. Mais cela peut être aussi vrai pour une œuvre d’art que j’accroche au mur de mon salon. Si je le fais parce que j’en ai besoin pour mon affichage social, lorsque ce besoin disparaît par un changement de ma situation sociale, elle n’a plus de valeur d’usage, elle m’embarrasse et je m’en débarrasse. « En ce moment, selon l’AFP, 20% des 24 000 gènes humains identifiés font l’objet d’un brevet » écrit Jacques Dufresne dans son article Longue vie à Angelina, mort aux brevets sur ses gènes ! dans l’Encyclopédie Homo Vivens. Supposons que le responsable d’un entreprise de génie génétique qui a acheté un de ces brevets pour vendre (fort cher) l’identification des gènes correspondants se retrouve un beau jour confronté à l’adoption d’une législation internationale contraignante qui interdise le brevetage de la connaissance du vivant comme de toute connaissance d’intérêt universel : cette connaissance, pourtant si précieuse pour l’humanité, serait pour lui consommée et disparaîtrait de ses actifs.

On voit pourtant que ces objets de besoin laissent la place à un tout autre intérêt. J’achète ce pain chez mon voisin boulanger qui persiste à faire son pain lui-même avec une qualité que je ne retrouve pas ailleurs. Même si j’ai très faim, avant de couper le pain je le contemple un instant avec la pensée que c’est son œuvre ; et une fois entièrement englouti ce pain reste encore dans ma représentation comme une valeur qui grandit l’humanité. De même le tableau accroché dans mon salon a pu être remarqué par un invité qui s’est plongé dans sa contemplation. Une fois le tableau disparu, cette même personne m’aura interrogé « Qu’est-ce que tu as fait du tableau ? », et à ma réponse « Je m’en suis débarrassé !» elle aura exprimé de la tristesse ; mais le tableau restera dans sa représentation comme quelque chose qui rehausse la valeur de l’humanité. Et nous sommes choqués de voir la connaissance du génome humain être livrée à un intérêt particulier alors que nous la placerions d’emblée comme un objet de culture appartenant à tous. Mais c’est en vertu du même intérêt pour des œuvres qui valorisent l’humanité elle-même que nous sommes malheureux de voir des livres vendus au poids dans un hypermarché, ou des œuvres manuelles finement travaillées, richement décorées, par des artisans d’un lointain pays (par exemples de la vannerie venant d’Asie) accumulées en nombre dans un rayonnage de grand magasin à un prix promotionnel comme des boîtes de petits pois.

L’attachement populaire aux marques de produits marchands exprime lui aussi un intérêt qui va au-delà du besoin. La marque adjoint à la stricte valeur d’usage du produit comme un supplément d’humanité qui permet au consommateur d’investir imaginairement un savoir-faire irremplaçable dans le produit qu’il achète. C’est pour cela que celui-ci est malheureux lorsqu’il découvre que telles marques sont factices quand elles cachent la réalité de produits identiques fabriqués dans une même usine d’un lointain pays à faible coût de main-d’œuvre.

Il en est de même du côté du travail. Le salarié a spontanément tendance à investir humainement son activité au-delà de son besoin de salaire. Il cherche à faire du beau travail et souffre de devoir le bâcler, voire le frauder, pour respecter des impératifs de rendement. Il cherche à donner sens à son activité en l’investissant comme une œuvre, laquelle est souvent identifiée par la raison sociale de l’entreprise qui l’emploie. C’est pourquoi les manipulations financières qui méconnaissent cet investissement, dépersonnalisent la propriété de l’entreprise, etc., le rendent malheureux ; c’est pourquoi les indemnités de licenciement qu’on lui propose lorsqu’il a été jugé financièrement intéressant de liquider l’entreprise sont souvent vécues comme incommensurables à sa disparition (voir à ce propos mon billet La complainte des Spanghero).

C’est encore en vertu de cet investissement humain des objets produits par l’homme qu’il est si difficile de les jeter au rythme requis par l’exigence de circulation accélérée qui découle de la logique marchande : nous sommes enclin à y lire la somme d’investissements et de compétences humaines qu’ils sont réellement plutôt qu’une éphémère valeur d’usage.

Chacun pourrait enrichir cette liste des occurrences de petites frustrations, de vagues tristesses, de malheurs rentrés, qu’entraîne notre propension à nous attacher humainement aux biens alors que la logique sociale exige l’indifférence à l’égard de la marchandise en laquelle le bien est réduit à sa valeur d’échange. Autrement dit, le régime mercatocratique du monde actuel rend les gens malheureux, mais d’un malheur quasi clandestin parce qu’il n’a pas à s’exprimer dans le chatoiement multicolore des séductions et satisfactions qu’apporte la prodigalité des biens de consommation.

Mais c’est un vrai malheur ! Car si notre rapport aux biens n’est pas humanisé, c’est le sens humain de notre vie qui est remis en cause : notre activité qui produit les biens et les utilise devient absurde, et ceci quelle que soit la somme de plaisirs de consommation que nous engrangions.

On le voit dans la multiplication de comportements qui se détournent du travail/consommation pour aller vers des marges ou des situations excessives voire dangereuses (installation dans un coin perdu de campagne, voyages audacieux et insolites et autre défis, mais aussi soirées brutalement alcoolisées, fêtes prolongées sans sommeil avec drogues et musique envahissante, etc.) : il s’agit toujours, finalement d’échapper à l’absurdité pour retrouver le sens humain de sa vie. Seulement lorsque ces comportements ne sont pas lucides mais seulement réactifs (on ne fait que réagir à un mal-être), ils sont vite récupérés comme un nouveau marché à exploiter et finissent par renforcer l’emprise mercatocratique.

Certes il peut y avoir des profils humains qui s’accommodent très bien de l’indifférence marchande vis-à-vis des biens. Il y a des profils marchands assez purs. Sans doute en faisait-il partie celui qui, dans la cour de récréation de mon enfance, sortait toujours le plus gros sac de billes, tellement il maîtrisait l’art de bien les échanger, quoiqu’il se risquait rarement à les jouer dans une partie. Et il en faut ! Mais pourquoi occupent-ils aujourd’hui tant de place ? Pourquoi leur a-t-on laissé prendre un tel pouvoir ?3

La contemplation de l’agir


Il est dans la nature de l’économie de négliger l’attachement humain aux biens pour ne les penser qu’en tant qu’objets de besoin. On n’a pas à le lui reprocher. La science économique permet une maîtrise rationnelle de la production et de la circulation des biens telle qu’elle fournit au politique le savoir qui lui permet de légiférer à cet égard de la façon la plus avantageuse pour la société.

Notre malheur, aujourd’hui, ne vient pas de l’économie, mais de l’économisme. C’est parce que le champ des sciences sociales est totalement préempté par la science économique que ne peut plus exister socialement l’autre attachement au biens, celui en lequel l’homme reconnaît la valeur de son humanité. Et que chacun se débrouille en silence avec ses petites frustrations et son grand mal-être … ses problèmes n’ont pas lieu d’être publiquement et ne seront jamais pris en charge politiquement. Il n’y a jamais lieu de remettre en cause l’omniprésence de la marchandise. Par contre il y a toujours un bien marchand qui vous sera proposé pour vous soulager de vos frustrations, vous divertir de votre mal-être. Et que s’accélèrent et se diffusent les flux de productions/destruction de biens ! Et que s’épuise la biosphère !.

Aristote, à l’origine de la science économique, a eu au moins le mérite de circonscrire clairement son domaine de pertinence et de subordonner l’économie à la politique. Il dégageait ainsi l’espace d’une vie pleinement humaine en montrant qu’elle se déclinait en vie politique, et devait pour cela développer une réflexion « sur le bien et le mal, le juste et l’injuste » (Politique). Dans Éthique à Nicomaque il revenait sur cette importance du savoir, en montrant que s’il était essentiel sur le plan collectif pour la maîtrise de la vie sociale, il l’était d’abord individuellement, pour que chacun accède au bonheur : « Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation. ».

Dans l’esprit d’Aristote, ce qui se contemple, c’est la vérité ; et plus cette vérité est élevée – un savoir de l’ordre de l’Univers, une compréhension du Bien et du Juste – plus la contemplation apporte du bonheur. Mais il est très intéressant qu’Aristote établisse un lien essentiel entre contemplation et bonheur. En effet la contemplation est l’attachement à une représentation vécue comme une source de satisfaction inépuisable parce qu'elle nous fait voir le monde humain comme meilleur. Elle est ainsi parfaitement antinomique avec la consommation. La consommation est une satisfaction dépendante de l’objet ; elle passe par son usage et sa destruction et requiert sans cesse son renouvellement – ce qui crée le problème économique – ; elle ne vaut que pour soi et porte à entrer en compétition avec autrui. La contemplation est une satisfaction qui ne s’épuise jamais et se fortifie de se partager – si j’ai vu un beau tableau, il reste beau et source de satisfaction dans ma représentation même si je ne le possède pas, et j’ai cœur à partager cette expérience avec les gens auxquels je veux du bien, en leur en parlant et en favorisant la possibilité qu’il la fasse : « Viens voir comme c’est beau ! » – ; dans la contemplation, il n’y a ni valeur d’usage, ni valeur d’échange, il n’y a qu’une source de satisfaction qui, loin de s’appauvrir, se renforce de se partager ; et ceci est valable non seulement pour les paysages, les bouquets de fleurs et les tableaux, mais aussi pour les livres, les poèmes, les films, les théories et les théorèmes, les idées, les objets techniques, et d’une manière générale pour toutes les œuvres humaines. C’est pourquoi nous avons aussi rencontré la possibilité de contemplation du pain qui doit assouvir notre faim. C’est pourquoi aussi nous peuplons nos espaces de vie d’objets (tels les bibelots) à contempler.

Aristote était sans doute un incorrigible philosophe qui a passé toute sa vie dans les livres et les écritures et n’a jamais tenu un outil qui le confronte à la résistance de la matière à être transformée pour devenir un bien (il avait des esclaves pour cela). C’est pourquoi il n'a parlé que de la contemplation de la vérité et a méconnu la principale occasion de contemplation et donc bonheur qui est la contemplation de l’agir  : l’homme goûte au bonheur dans la contemplation de l’aboutissement de son action qu’il a menée à bien ; celui qui a acheté ce bien en connaissance de son fabricant partage cette contemplation, et son bien, qui n’est plus seulement destiné à être consommé, sera conservé le plus longtemps possible, ne serait-ce que dans la mémoire. Cela est vrai pour le meuble de l’ébéniste, pour la loi qu’a réussi à faire passer le politique et qui fait progresser la justice (il faut remarquer qu’on ne peut tirer une telle satisfaction d’une loi qu’on a fait passer pour complaire aux intérêts particuliers d’un lobby), pour la dissertation de l’étudiant, pour le mur du maçon, comme pour l’automobile terminée dans le hall d’exposition de l’usine au regard de l’ouvrier qui travaille sur la chaîne de montage.

Or, cette satisfaction de contemplation, qui est la seule pleinement humaine que l’on puisse tirer de notre rapport aux biens, ne semble pas exister dans notre monde réglé selon les intérêts marchands. Il faudrait même dire qu’elle est écrasée sous les impératifs de rendement ; car la contemplation demande de prendre du temps – le temps de faire bien. Elle est certes évoquée (« recette traditionnelle », « produit du terroir »,  etc.) mais le plus souvent de façon mensongère uniquement comme argument de vente de produits industriels. Et l’artisanat, le véritable, celui qui sans cesse resurgit du désir des individus à donner du sens à leur activité, soit a tendance à être happé par la logique des circuits marchands, soit est marginalisé au point qu’il devient presque réductible à une expression folklorique.

L’œuvre humaine doit pouvoir être contemplée. C’est en cela qu’elle acquiert sa valeur la plus durable, celle par laquelle c'est l'humanité elle-même qui est enrichie : sa valeur humaine. Cette valeur n'annule ni la valeur d’usage du bien ni sa valeur d’échange, elle leur donne sens en les mettant à leur vraie place.

Au terme de cette réflexion on est amené à penser :

– que c’est au niveau des valeurs dominantes dans la société que s’est nouée la crise de civilisation actuelle et que se trouve sa solution ;

– que le problème de cette solution n’est pas seulement de choisir les bonnes valeurs, mais que ces valeurs puissent être choisies, c’est-à-dire soient dites afin qu’elles aient une présence dans l’espace public ;

– que l’organisation mercatocratique (pour le règne de la marchandise) de la société impose une idéologie économiste, c’est-à-dire une saturation par le discours économique de la réflexion sur les problèmes sociaux ;

– que l’économisme, en réduisant les motivations de l’homme à ses besoins, enferme son activité dans le cycle travail/consommation, en lequel il ne peut se reconnaître en sa liberté ;

– que l’homme, malgré tout, garde un attachement humain aux biens qu’il produit et qu’il utilise, mais qu’il est malheureux de ne pas pouvoir le faire valoir socialement ;

– que tout le monde a pu faire l’expérience d’une satisfaction proprement humaine dans la contemplation du bien produit par opposition à sa simple consommation, car elle donne sens à l’activité humaine, elle est inépuisable, et tend à réunir les hommes plutôt qu’à les mettre en rivalité.

– qu’il convient donc de rompre le grand silence de l’économisme pour faire valoir publiquement cette valeur humaine des biens que nous produisons pour notre usage.

Prendre conscience collectivement de la valeur humaine des choses ainsi précisée redonnerait sens à l’activité des hommes sur leur planète, laquelle serait délivrée, sans nul doute, de l’activisme frénétique au service des flux marchands qui la rend aujourd’hui exsangue.




NOTES

1- La consommation de luxe existe certes, mais elle est toujours considérée comme une dénaturation des besoins, et donc comme un excès anormal et condamnable. Elle a, pour cela, été condamnée par toutes les morales de l’Antiquité.

2- Alors que des biens non marchands mais nécessaires pour vivre, comme l’air que nous respirons, pourront compromettre notre santé dans une complète ignorance de l’analyse économique.

3- Cette question centrale est traitée dans mon livre Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?