Depuis peu de temps un nouvel individu s'est invité dans ma vie sociale.
Pas fier du tout il est arrivé de façon subreptice, au point que je ne saurais dire à quel moment il est apparu. Mais au bout d'un certain temps il a bien fallu se rendre à l'évidence : il était toujours là lors de mes navigations internet. Et depuis je fais avec - je considère internet comme un bel outil inventé par les hommes et je veux continuer à en tirer parti (il me permet de vous écrire).
Mais il m'ennuie ! Ce n'est pas qu'il soit hostile ou agressif. Au contraire, il semble vouloir mon bien. Il se soucie de mes désirs, et souvent même il veut les devancer. Toujours il me propose ce qu'il suppose être pour moi des objets propres à les satisfaire. Mais il est collant au point d'en être indélicat. Toujours il est là proposant obstinément ces supposés objets de satisfaction même si mes préoccupations présentes sont totalement ailleurs. Indélicatesse d'ailleurs aggravée par ce qui semble être un profond crétinisme congénital. Croyant savoir ce que je veux par mes expressions, quêtes et requêtes antérieures sur internet, il me propose la plupart du temps des produits dont les désirs correspondants ne sont, depuis longtemps, plus d'actualité.
Récemment, à l'occasion d'événements le mettant en cause, j'ai appris son nom. Il s'appelle Big Data. Et j'ai appris aussi que son entreprise est autrement plus vaste que l'attention aux désirs de ma petite personne. « L’exploitation de ces données massives [big data] dont disposent les entreprises et les pouvoirs publics sont porteuses d’applications nouvelles et de gains de compétitivité considérables » écrit Anne Lauvergeon dans son rapport sur les travaux de la commission « Innovation 2030 ». Autrement dit la croissance de Big Data est un projet prioritaire pour la logique marchande qui a aujourd'hui le pouvoir d'orienter l'avenir de l'humanité.
Big Data n'a donc pas fini de m'importuner. De nous importuner tous, faudrait-il peut-être écrire ? Mais justement tout est dans le peut-être. Car quoiqu'on en veuille, avant d'être un problème social la relation à Big Data est d'abord un problème personnel : ce sont de mes désirs dont il s’occupe, et c'est à moi personnellement qu'il s'adresse. Il me renvoie une image de consommateur sans pensée et sans souplesse, réduit à quelques désirs insistants, comme si j'étais bloqué sur des passions, voire même obsessionnel.
Et l’indélicatesse de Big Data est précisément en cela : son insistance à vouloir me faire croire qu'il me connaît alors qu'il me méconnaît.
Car Big Data se présente comme quelqu'un puisqu'il prétend tenir compte de ce que je suis. Or on n'est jamais sauf du regard qu'autrui porte sur nous. Comme l'écrivait le philosophe Alain : "Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable".
Big Data pourrait bien être un "big dark cloud" (gros nuage sombre) sur l'horizon de notre humanité à systématiquement la réduire à ce qu'il en mesure.
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