vendredi, octobre 20, 2017

Comment peut-on être humaniste ?


  C’est une bonne question par ce qu’elle nous concerne : nous sommes humanistes !

  Nous sommes humanistes parce que nous sommes humains et voulons vivre en humains.

  Vivre en humains ce n’est pas faire la bête ; ce n’est pas faire aussi l’enfant.

  Faire la bête c’est ne vivre que par réaction à ses besoins. Il est bien naturel d’avoir des besoins – besoin de manger, besoin génital, besoin de croire, etc. Mais il est bête de borner son horizon à ses besoins.

  Il faut savoir que ce qu’on a appelé longtemps les passions – soif de domination, de possession, de gloire – sont aussi des besoins (ne fonctionnent-ils pas comme des besoins ?), mais des besoins artificiels. Les passions sont des enkystements inconscients de désirs mal vécus. Elles se révèlent à la conscience sous la forme d’une nécessité intérieure prioritaire d’obtenir un bien, nécessité immédiatement réitérée une fois le bien obtenu puisque cette nécessité ne se rapporte pas à un manque présent mais à une dette concernant le passé (donc insolvable). « La nécessité intérieure prioritaire d’obtenir un bien », voilà une bonne définition du besoin. Notons que l’activisme subséquent à la réitération incessante de la passion est la principale cause des ravages que provoquent les humains – décimation des populations par les violences et les guerres naguère, dévastation de la planète par les exactions marchandes aujourd’hui.

  D’ailleurs un minimum de réflexion sur les valeurs en fonctions desquels il est actuellement bien vu de faire ses choix (faire de l’argent, faire parler de soi, avoir du pouvoir) révèle la propension contemporaine à vivre bêtement.

  Mais vivre humainement c’est aussi ne pas faire l’enfant. Faire l’enfant  – ou plutôt continuer à faire l’enfant – c’est rester tributaire, dans sa vision du monde, d’une autorité incontestable sur le modèle de l’autorité parentale. C’est croire à un Dieu qui a décrété éternellement les valeurs en fonction desquelles on doit vivre. C’est aussi ne pas accéder à la réalité de sa situation humaine sur Terre – croire que l’on peut voler (les anges), croire aux arrière-mondes (au Paradis et à l’Enfer après la mort), etc. Bref c’est ne pas s’être décollé d’une pensée magique.

  La supériorité du monde infantile c’est l’adhésion en conscience à un système de valeurs – ce qui laisse quand même la possibilité future d’en douter. Alors que la bêtise n’a même pas la latitude d’adhérer à une valeur, puisque celle-ci émane d’une nécessité intérieure.

  La supériorité de la bêtise sur l’infantilisme c’est qu’elle n’a aucun dogmatisme des valeurs, puisque ne faisant que réagir à son besoin, elle n’en défend aucune, au fond. La bêtise ne saurait secréter des guerres de religion, alors que l’infantilisme, si !

  C’est pourquoi, historiquement, la bêtise a succédé à l’infantilisme dans la domination idéologique de la société. Au sortir de terribles guerres de religion en Occident les marchands ont pris le pas sur l’alliance du roi et des clercs au XVIII° siècle.

  Mais la bêtise garde une grande proximité avec l’infantilisme. L’enfance n’est-elle pas d’abord un état de besoins ? Le « bonheur » promu par la mercatocratie, bien qu’il se targue de technicité (celle des marchandises pourvoyeuses de bonheur) reste finalement tout aussi magique que le Paradis d’antan.

  En fin de compte vivre humainement est très simple : c’est se déprendre de son arrimage aux nécessités – naturelles, passionnelles – en les mettant en perspective du point de vue de sa liberté. Et la liberté de l’être humain c’est proprement la capacité de choisir ses valeurs finales, son Bien.

  Vivre humainement, c’est agir – soit prendre des initiatives de transformation de la réalité en fonction de ce Bien – et non plus seulement réagir.

  Vivre humainement – et non bêtement ou puérilement – c’est se savoir a priori en complicité, en solidarité, avec tout être humain, du fait de cette prise en charge commune des valeurs qui doivent donner sens à son existence.

  Vivre humainement c’est se sentir valorisé soi-même par les créations humaines qui s’imposent à tous comme élevant la valeur de l’humanité : une œuvre d’art, ou de raison (la gravitation), ou technique (la lunette astronomique), ou sociale (la démocratie), et nous pourrions dérouler longtemps les occurrences parce que ce dont nous parlons là, tout ce qui nous rend fiers, inséparablement fiers, d’être humains, c’est ce qu’on appelle la culture.

  Vivre humainement c’est donc donner la priorité à la culture (« la », c’est entendu, et non pas « sa » culture, qui est une toute autre réalité qui peut très bien être prise en otage par la bêtise ou l’infantilisme).

  Tout être humain qui a grandi, c’est-à-dire qui a dépassé la sujétion au monde parental, vit son existence comme une vocation à participer à la culture humaine. Il ne saurait se penser humaniste puisqu’il vit son existence humaine.

  On ne devient humaniste que lorsqu’on sent peser une puissance de relégation hors de l’existence humaine, vers le puéril ou la bêtise (et, on l'a montré ailleurs, l'idéologie qui tourne autour du transhumanisme est encore de la bêtise).

  C’est pourquoi il n’y avait pas d’humanisme dans l’Antiquité. D’abord les dieux des Anciens étaient plutôt humains : ils s’interrogeaient sur les choix de l’existence et avaient des désaccords entre eux. Ensuite les pensées grecques et latines étaient façonnées par les débats philosophiques qui, des platoniciens aux stoïciens et aux cyniques, prenaient clairement en charge la question du Bien.

  Par contre l’idée d’humanisme est apparue en Occident au XV° siècle justement pour répondre à l’infantilisation de la religion chrétienne, et elle a consisté, bien logiquement, en un retour à la pensée de l’Antiquité.

  Enfin, l’humanisme a bien dû resurgir au XX° siècle pour répondre à la bêtise du monde industrialo-marchand et à son contrecoup bestial qu’ont été les aventures fascistes.

  Et il y aura appel à l’humanisme tant qu’il n’y aura pas de véritable démocratie, c’est-à-dire tant que le pouvoir dans la société sera préempté par les tenants des passions humaines, ceux qui vivent pour s’enrichir, dominer, être célèbres….

  Car vivre humainement est populaire ! Le peuple n’est pas humaniste, il est humain.

  Tant de jeunes voulant s’engager pour les autres ; tant de travailleurs voulant être fiers de ce qu’ils font ; tant d’entrepreneurs voulant lancer une aventure collective qui apporte quelque chose d’irremplaçable ; tant d’individus en puissance de création dans des arts ; tant de bonnes volontés pour s’activer dans des associations d’intérêt collectif ; mais aussi tant d’artisans meurtris de voir leur œuvre noyée dans le flux des marchandises des centres commerciaux ; tant d’ouvriers incapables de se faire à l’idée que le nom de leur entreprise à la longue histoire devienne la propriété d’un fond d’investissement ; tant de consommateurs répugnant à jeter des objets pleins de merveilles de la science et du savoir-faire humain ; etc.

  Toute la politique des besogneux du pouvoir est d’organiser la société de façon à ce qu'elle contraigne le peuple à se maintenir le plus possible dans un rapport magique au monde (« Achetez tel produit et vous serez heureux ! ») – c’est la part de l’infantilisation – et de l’enserrer le plus strictement possible dans un système de besoins qui le tienne constamment en haleine – besoin de vie sociale normale => besoin de travailler pour un salaire suffisant (ou besoin d’un travail, n’importe lequel) => besoin d’être combatif dans la compétition => besoin de se protéger des ennemis, etc. – c’est la part de la bêtise. Ceci, dans une société qui nage comme jamais dans une abondance de biens, dont une part monstrueuse est d’ailleurs gaspillée.

  Nous savons ce que l’on a toujours voulu dans les milieux populaires lorsqu’on a pris le temps de rêver pour soi, lorsque son imaginaire n’était pas colonisé par les écrans qui prétendent constamment accaparer son horizon. Ce qu’on a toujours voulu c’est être riche. Être riche pour sortir de la tyrannie du besoin. « Quand je serai riche ! », disaient-ils, et leur yeux brillaient. Leurs yeux brillaient parce qu’ils se voyaient enfin vivre humainement, c’est-à-dire enfin participer à la culture humaine selon leurs talents propres, selon leurs aspirations propres. Monsieur Macron vous avez appelé de vos vœux que de jeunes français souhaitent devenir milliardaires. Non ! Pas milliardaires ! Non pas être constamment dans la compétition, dans le besoin ! Être riche, oui ! – de la vraie richesse, celle qui laisse libre de pouvoir consacrer son énergie à ce qui valorise l’humain.

  Quelle est la différence entre le peuple et l’opinion publique ? Ce sont les mêmes individus. La différence est dans le regard que l’on porte sur eux. Du point de vue de l’opinion publique, ces mêmes individus dont il est question dans les paragraphes précédents sont alors cupides, racistes, obsédés par leur niveau de vie, leurs intérêts particuliers, ayant besoin d’augmenter leurs revenus, ayant besoin qu’on les divertisse, qu’on les fasse rire, qu’on résolve leurs problèmes. En somme n’ayant que des besoins.

  L’opinion publique est bête et infantile parce que le dominant veut que le dominé soit conforme au rapport de domination dont il a besoin pour nourrir sa passion. C’est pourquoi les simagrées de la veulerie de l’opinion publique occupent quasiment toute la scène.

  C’est parce que l’humanité populaire demeure souterraine que nous sommes humanistes.

vendredi, octobre 06, 2017

De l'émotion

  L'émotion est une modalité particulière du sentiment.

  Elle en est une modalité extraordinaire au sens où elle est une rupture dans la maîtrise de soi et de son rapport au monde. En effet l'émotion fait comme sortir le sentiment de ses gonds.

  Kant : “L'émotion agit comme une eau qui rompt la digue".

  Le propre du sentiment est d’être une sensibilité interne c’est-à-dire qui ne se source pas sur la relation au monde extérieur et s’oppose par là à la sensibilité externe (sensitivité) composée de nos 5 sens dispensateurs de sensations.
  Si la sensitivité se rapporte au corps, la sentimentalité (on dit aussi affectivité) se rapporte à l’esprit dont elle constitue d’ailleurs la forme d’activité la plus fondamentale : on peut cesser de raisonner, on peut cesser de réfléchir, on peut même cesser d’avoir des sensations (sommeil), mais on ne cesse jamais d’éprouver des sentiments. Tel est le fond de notre conscience d’exister que de toujours osciller, d’un sentiment à l’autre, selon la polarité du bien et du mal (ou de la joie et de la tristesse dixit Spinoza). Et c’est bien à partir du cours de cette vie affective intérieure que se motivent les choix par lesquels se concrétise notre liberté.
  L’émotion est un bouleversement en ce qu’elle fait déborder la sentimentalité de l’individu de son cours habituel. Comme le remarque également Kant, l’émotion « ne laisse pas le sujet parvenir à la réflexion. », elle sème le désordre dans l’ordonnancement ordinaire des facultés spirituelles. Pire, elle envahit le corps lui-même qui manifeste alors des symptômes incontrôlés souvent très contre-productifs à l’utilité présente de l’individu (paralysie motrice, mains moites, bégaiement, rougeurs, etc.)
  De plus, dans l’émotion l’individu se retrouve soustrait du monde commun ; ce que Sartre exprimait ainsi : « Toutes les émotions reviennent à constituer un monde magique en utilisant notre corps comme moyen d’incantation. »
  Comme tous les états de sensibilité, l’émotion signale une situation de passivité de l’individu humain. Mais dans le sentiment comme dans la sensation cette passivité est un complément heureux de l’activité de l’homme puisqu’elle lui apporte l’information qui lui est nécessaire pour donner sens à sa liberté.
  Au contraire, l’émotion manifeste un défaut de maîtrise à la fois de son esprit, de son corps et de sa relation au monde. Elle est une régression claire de la liberté humaine sur des comportements largement automatiques. On comprend que Kant ait classé l’émotion, avec la passion, comme « maladies de l’âme ».
  De ce point de vue l’émotion apparaît comme symétrique, du point de vue de l’âme, de la douleur du point de vue du corps. Comme la douleur est une excitation des terminaisons nerveuses d’une intensité telle qu’elle en arrive à paralyser les facultés de l’esprit, l’émotion est une stimulation de l’affectivité d’une telle intensité qu’elle en arrive à paralyser le corps.
  Faut-il alors fuir l’émotion comme on fuit la douleur ?

  Il y a une dimension essentielle de l’émotivité qui est trop souvent négligée : c’est son orientation vers autrui. L’expression émotive vise toujours autrui, et jamais l’impression de solitude n’est si prégnante que lorsqu’il n’y a personne pour faire écho à notre manifestation émotive.
  La vocation de l’émotion est d’être partagée, et il semble bien que c’est dans le partage qu’elle se surmonte. C’est dans la prise en compte par autrui de notre émotion que nous retrouvons l’accès au monde commun. Et cette résolution prend volontiers, lorsqu’on est en présence de l’autre, la dimension d’un mouvement physique vers lui (même si ce mouvement peut être agressif pour une émotion négative telle la colère)
  L’émotion considérée en elle-même est un comportement réactif qui a tous les caractères de la primarité : irruption soudaine, imprévisibilité, disproportion, caractère incontrôlable, abolition du monde commun. Comment ces caractères parfaitement régressifs se concilient-ils avec le souci d’autrui ?
  Le seul moyen de le comprendre est de faire l’hypothèse d’une empathie humaine fondamentale. Le mot « empathie », s’il ne redouble pas simplement le mot « sympathie », ne semble pouvoir prendre son sens propre que s’il désigne une connivence de sentiments entre les hommes plus générale, plus profonde, que les occurrences contingentes de la sympathie. Par son étymologie, empathie désigne le fait qu’on soit dans le même sentiment.
  Or il semble qu’il y a une empathie essentielle entre les humains qui puisse être déduite génétiquement. L’événement de la naissance est nécessairement celui d’un vécu émotionnel intense et commun à la mère et à son enfant, entre l’épreuve vitalement périlleuse de la parturition et les retrouvailles des deux corps désormais séparés lorsque la mère prend le nouveau-né contre son sein.    Il faut considérer l’expérience de cette communauté affective comme le pur modèle de l’empathie. Et si l’on prend garde que c’est cette empathie inaugurale qui ouvre l’accès au monde – le corps accueillant de la mère est le premier objet par lequel le nouveau-né entre positivement dans le monde – on comprend alors que notre monde est essentiellement humain et que l’empathie avec autrui en est un caractère constitutif (les philosophes, à la suite de Husserl, appellent d’un point de vue plus objectif – non psychologique – ce caractère l’intersubjectivité).
  Au fond toute émotion retrouve peu ou prou l’émotion primitive, celle du nouveau-né. C’est pourquoi elle tend à en reproduire la séquence en réactivant l’empathie d’alors, ce qui permet à l’ému de retrouver le monde commun des hommes.

  Donc l’émotion est un sentiment excessivement intense au point de faire perdre à l’individu sa maîtrise de soi, de produire des symptômes physiques anormaux et d’altérer son rapport au monde. Il trouve sa résolution dans le partage avec autrui, réactivant par là une empathie humaine fondamentale.

  Ne peut-on pas s'appuyer sur cette base de compréhension de l’émotion pour se poser de manière féconde la question : « Que faire de nos émotions aujourd’hui ? », « aujourd’hui », c’est-à-dire dans cette société de la modernité tardive – celle où l’on baigne dans un fleuve des biens marchands tout en parlant d’impasse écologique, d’emprise de l’intelligence artificielle, et d’avenir transhumaniste ?

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 Références :

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1970
Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions (1938), Livre de poche, 2000