vendredi, mai 07, 2021

L’humanité piégée et la leçon de Tocqueville

 

 
 
 Nous convions à porter attention à cette simple phrase écrite il y a près de 2 siècles par Alexis de Tocqueville :
« Je tremble, je le confesse, qu'ils [les citoyens] ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu'ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser. »
De la démocratie en Amérique, tome II, 3ème partie, chapitre 21 – 1840
C’est bien de nous qu’il parle ! C’est bien notre situation présente que de nous voir sur une trajectoire historique ne pouvant mener qu’à une cascade de catastrophes et de nous sentir dans l’incapacité de reprendre en main cette destinée pour la redresser ! Ce « nous » devant être pris au sens le plus large, celui d’une société désormais mondialisée sous les lois du marché – celui d’une humanité qui se retrouve comme piégée.
Mais, au-delà des sentiments d’étonnement, voire d’admiration, pour la prescience de notre multi-arrière-grand-père, il est important d’apercevoir la manière dont il nous interpelle.
Car il n’est pas du tout question de réchauffement climatique ou de crise écologique. Il est question de jouissances présentes, d’investissement de l’avenir, de lâcheté et d’énergique effort.
Tocqueville nous parle d’une opposition entre le bien – le fait d’investir l’avenir pour le bien commun – et le mal – continuer à courir après les éphémères et individualistes « jouissances présentes ». Il « tremble » de voir l’humanité sur une trajectoire où l’on choisirait plutôt son plaisir à court terme que le bien à long terme.
Ce qu’il vise est donc bien un problème moral de comportement !
On le sait, le mot « moral » est aujourd’hui mal aimé. Mais le rejet du mot n’empêche pas la présence de la chose ! L’espace public regorge aujourd’hui de jugements sur ce qu’il est mal de ne pas faire, sur ce qu’il serait bien de ne plus faire, sur ce qu’on a devoir de faire de toute urgence, pour freiner le changement climatique, pour préserver l’avenir de l’humanité.
C’est pour cela que la citation de Tocqueville est saisissante : elle nous renvoie, du fond de notre histoire, le caractère fondamentalement moral de la crise actuelle de l’humanité.
Et il nous faut bien en entendre la leçon. Car ce n’est pas le risque que l’on se détourne du bien pour choisir le mal qui fait trembler Tocqueville. Il appréhende précisément que nous voyions le bien, que nous voulions le bien, mais que nous n’ayons pas le courage de changer nos principes de comportement pour nous engager vers le bien.
Effectivement ! Nous nous abreuvons de discours sur le bien, sur la manière d’aller vers le bien ; nous sommes capables de composer de très intéressants échéanciers du bien – 2040 : fin du moteur thermique ; 2050 : neutralité carbone ; 2100 : pas plus de 1,5°C d’augmentation de la température sur la planète,… mais nous savons que nous ne les respecterons pas. Pourquoi ? N’avons-nous pas toutes les connaissances, toutes les capacités techniques, et le désir bien sûr, pour cette reprise en main de notre destinée ?
Que nous manque-t-il, sinon le courage?
Ainsi, il doit être clair que le fond de notre problème est moral, que le choix de notre comportement se pose précisément dans les termes exposés par Tocqueville : la lâcheté des satisfactions à court terme ou le courage des décisions à long terme pour le bien commun.
Ce qui illustre le caractère moral de ce choix est le fait que la lâcheté est loin d’être le comportement général. Il y a aussi beaucoup de courage dans la société ! On le voit clairement du côté des citoyens – les conclusions de la « Convention citoyenne sur le climat » en France en sont une illustration. Mais on trouve aussi d’innombrables initiatives généreuses, voire admirables, de citoyens, tout particulièrement dans les jeunes générations, pour créer des brèches qui ouvrent l’avenir.
Pourtant, tout cela ne saurait être décisif pour déclencher ce « soudain et énergique effort » dont la nécessité était anticipée par Tocqueville. Car c’est bien la lâcheté qui prédomine ! La lâcheté courtermiste[1] est encore largement promue comme le comportement « normal », et l’engagement pour l’avenir est encore souvent jugé comme perturbateur.
Nombreux sont ceux qui, surtout s’ils ont une estrade qui porte leur voix dans l’espace public, fleurissent leurs discours de belles paroles sur la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité et, descendus de leur estrade, persistent dans la routine de leurs comportements courtemistes. Et, bien sûr, plus on a une position de pouvoir élevée dans la société, plus sa responsabilité morale est importante. Si la situation actuelle est aussi critique, c’est parce que les grands postes de pouvoir sont occupés le plus souvent par de grands lâches. Cela se voit du côté des affairistes de l’économie, ceux qui bornent leur horizon à l’attente de l’évolution du cours de leurs actions (boursières) ou celle de leurs parts de marché – comme leurs pousse-au-jouir. Cela se voit du côté des politiques lorsque ceux-ci, pour mieux assurer leurs arrières (et leur carrière), édulcorent, stérilisent parfois, en catimini, les réformes nécessaires grandiloquemment annoncées aux citoyens.
Mais les grands lâches n’existent que par ceux qui leur permettent d’exister.
Cette lâcheté semble avoir atteint son acmé dans les phénomènes de post-vérité – le fait de vouloir imposer la réalité conforme à ses sentiments en niant la réalité objective[2] – dont certains des protagonistes sont quand même parvenus à se faire élire comme responsables politiques présidant aux destinées de millions d’individus. En effet la « vérité alternative » (telles les affirmations conspirationnistes concernant les élections américaines ou la pandémie au Brésil) est le subterfuge ultime pour imposer la réalité selon son sentiment puisqu’elle résout radicalement le problème de l’avenir commun en sortant ses adeptes du monde commun (celui que désignent les mots du langage en ce que leur signification renvoie à la sédimentation de l’expérience commune).
On sait très bien que les grandes lâchetés seront vouées aux gémonies par ceux qui en éprouveront les malheureuses conséquences. Comme seront reconnues et louées les initiatives courageuses. Mais, afin de pouvoir dénoncer de manière appropriée la lâcheté ambiante, il convient d’en relever un motif particulier présent dans le texte de Tocqueville. Car cette citation montre que dès les premières décennies du XIXème siècle les éléments de cette crise morale de la société industrielle de consommation, en laquelle la lâcheté du court terme pouvait occulter la vision de l’avenir, se mettaient déjà en place. Autrement dit, cette problématique morale a un profond enracinement dans notre histoire. Elle peut donc être aussi une grille de lecture de notre histoire sociale des deux derniers siècles. Pour le moins on peut alors en tirer l’idée que, non sans mal, non sans violences, c’est finalement la logique courtermiste de la lâcheté qui a prévalu. C’est pourquoi la société, aujourd’hui mondialisée, se retrouve sans avenir, piégée.
Finalement, la mise en perspective de Tocqueville nous révèle que l’élision de l’avenir que signifie la culture courtermiste des jouissances individuelles, est tout autant une élision de notre passé.
Le courtermisme est en somme la perte du sens de son existence comme partie prenante de l’aventure humaine.
Aussi, pour renouer avec notre moralité historique, et donc pour récupérer notre puissance de choisir notre avenir commun, n’est-il pas prioritaire de nous retourner vers notre histoire passée pour en comprendre les choix faits, et les possibles délaissés ?

 

 
 

[1]  Voir notre article Approche du courtermisme

[2] Voir notre article De quoi la post-vérité est-elle le nom ?