jeudi, novembre 13, 2014

L'immortalité est-elle pour demain ?


À propos du film Transcendance de Wally Pfister (2014)

« Les hommes n’ont-ils pas toujours cherché à se donner des dieux ? »
Will Caster, personnage principal de Transcendance


Le thème du transhumanisme a décidément les faveurs du cinéma. On le retrouve dans le film « Transcendance » de Wally Pfister (2014), quoique toujours de manière clandestine, car comme dans Lucy (de Luc Besson), le mot est soigneusement évité.

Pourtant, on est dans la représentation d’un élément essentiel de l’idéologie transhumaniste, puisque Transcendance veut donner à voir ce moment crucial que le « prophète » du transhumanisme Ray Kurzweil nomme « Singularité » et qui consiste dans le transfert de toutes les informations contenues dans le cerveau d’un individu sur un support artificiel.

Pour les transhumanistes – du moins les plus radicaux – il s’agit là du moment décisif de l’accès de l’humanité à l’immortalité. Ils considèrent en effet que ce serait l’âme même de l’individu humain qui pourrait ainsi être indéfiniment sauvegardée : son uploading l’aurait définitivement découplée d’un corps fait de chair et de sang, et dont le caractère essentiel est d’être mortel. Ray Kurzweil se permet d’annoncer très précisément la faisabilité de cette opération pour 2045.
Le film
Transcendance nous montre effectivement le héros – Will Caster (Johnny Depp), brillant jeune chercheur en intelligence artificielle – au stade terminal d’un empoisonnement par une substance radioactive (suite à un attentat d’un groupe anti-technologie), le crâne bardé de capteurs, en train de se voir télécharger le contenu de son cerveau sur l’ordinateur surpuissant qu’il a contribué à mettre au point (et qui s’est déjà montré capable de simuler le cerveau d’un singe).

Ensuite Will Caster meurt de son empoisonnement, conformément aux lois de la biologie. Jusqu’à ce que, peu après, on le retrouve sur Skype… enfin c’est tout comme : un message laissé sur la sortie écran du puissant ordinateur « Y a-t-il quelqu’un ? », quelques ajustements techniques, puis on entend sa voix, et enfin on le voit apparaître sur l’écran, bien…, juste comme avant sa maladie. Un brin hiératique dans son phrasé et son attitude quand même. Et de fait, la plus grande partie du rôle de Johnny Depp dans ce film sera de parler ainsi de manière figée et en plan rapproché sur un écran.

C’est que cette image sur écran du héros du film prend désormais une valeur d’icône car elle représente une individualité totalement libérée par la déportation de son esprit hors de son corps charnel vers un environnement purement numérique. Will Caster s’apprête désormais à devenir le maître du monde, et même plus car, après 2 millénaires, il va rééditer la geste de Jésus : on le verra bien vite soigner instantanément les blessures, rendre la vue aux aveugles, s’incarner en d’autres personnes, etc. Comme son illustre prédécesseur, il affirme sa volonté de sauver le monde et s’en donne les moyens. Mais pour cela il ne prêche pas aux foules. Il se connecte à Internet.

Connecté à partir de l’ordinateur le plus puissant du monde, il fait fortune en quelques spéculations financières et, avec l’aide de sa femme restée corporellement vivante, il crée une cité autonome de technologies innovantes dans le désert. Il développe en particuliers des nanotechnologies qui lui permettent de réparer quasi instantanément les destructions matérielles aussi bien que les blessures physiques. Bien mieux encore, les nanotechnologies lui permettent de remédier aux dégâts écologiques en régénérant les écosystèmes : notre héros se trouve donc en capacité de restaurer la biosphère – la restitution du Jardin d’Eden d’avant la Chute en quelque sorte, mais, aussi bien, l’accomplissement de la prophétie millénariste du Royaume de Dieu sur terre ! Ainsi, à travers la croyance dans le pouvoir des nouvelles technologies, ce film réactive de bien vieux fantasmes naguère accrochés aux croyances religieuses.

Will Caster hybride également les employés de sa cité technologique, démultipliant leur intelligence et leur force physique, introduisant même, si nécessaire, son propre esprit dans leur cerveau. Par ailleurs, notre héros pixellisé acquiert la totale maîtrise d’Internet qu’il met au service de son projet de sauvetage de la planète.

C’est plus qu’il en faut pour alerter le FBI qui manigance une riposte, avec l’aide d’un des plus proches anciens collaborateurs de Will Caster. Un virus fatal pour son ordinateur hôte est inoculé à son épouse, avec le dessein de créer une situation où celle-ci soit mise en danger de mort afin qu’il télécharge son esprit pour la sauver. Cela tombe bien car notre messie numérique a résolu le problème de sa réincarnation, qu’il met immédiatement en œuvre afin de convaincre son épouse, qui s’est mise à douter, qu’il est bien toujours cet homme de bonne volonté avec qui elle voulait sauver le monde, qu’elle a naguère épousé.

La fin du film met ainsi en scène la mort du héros et de son épouse, terrassés par le virus, mais aussi l’effondrement généralisé de la civilisation technologique fondée sur le numérique, car le virus ne pouvait être efficace qu’en infectant toutes les nanoparticules que Will Caster avait diffusé de par le monde et qui avaient pris le contrôle de l’univers numérique – on peut penser qu’elles contiennent, chacune à leur manière, l’esprit du héros, selon une logique analogue à celle de Giordano Bruno quand il affirme que chaque monade exprime Dieu selon son point de vue.

Seules – c’est la scène finale – quelques nanoparticules, dans la cage de Faraday que notre héros avait installée dans son jardin, apparaissent avoir échappé au virus fatal, renfermant – c’est ce qu’on croit pouvoir supposer – l’esprit et le savoir de Will Caster et de son épouse…
L’idéologie
Transcendance est un film transhumaniste. On veut dire par là qu’il développe une histoire qui entérine les thèses essentielles du transhumanisme.

En cette histoire, en effet, le passage à la Singularité se réalise : le héros quitte son corps pour un système matériel en gardant son identité, il accède à l’immortalité, et l’on montre bien que son esprit est en capacité de phagocyter toute l’intelligence présente sur la planète. En outre, sont mises en valeur les nanotechnologies comme capables de réparer tous les ravages engendrés sur la planète et ses habitants par la civilisation technico-industrielle. En fait ce film pourrait tout-à-fait être une chronique des années 2045-2047 du côté de la Silicon Valley en Californie, dans la droite ligne des prophéties de Kurzweil.

Toutefois Transcendance a l’habileté – et l’intérêt – de proposer ces thèses de manière critique. Le scénario, en effet, problématise la légitimité du passage à la Singularité. Il donne ainsi la parole aux arguments les plus courants de l’opposition au transhumanisme.

Il n’en reste pas moins que le film met en scène la réussite de la Singularité, et sa prise de pouvoir sur le monde, tout en manifestant, après tous les doutes, que la finalité de ce pouvoir est bien de sauver l’humanité. Ce film vise à rendre crédible une utopie transhumaniste de type millénariste. Ce que manifestent les caractères christiques de son personnage principal.

Le titre du film indique que le passage à la Singularité instaure une transcendance de la technique – sous la forme d’un ordinateur surpuissant « singularisé ». Cela signifie que le sort de l’humanité est absolument dépendant de cette nouvelle forme de la technique.
La transcendance
L’ordinateur quantique « willcastérisé » est donc Dieu ! Et, bien sûr, Dieu peut régénérer qui il veut, quand il veut, comme il veut, et ainsi il peut rendre chaque humain immortel ! Le profil psychologique de Will Caster incite fortement à penser qu'il rendra immortels les « bons » et laissera mourir les « méchants ». Alléluia !

Que penser de cette nouvelle transcendance si l’on veut raison garder ?

Le superordinateur quantique qui hérite de l’esprit de Will Caster est, de manière d’ailleurs peu dissociable de ce dernier, le véritable héros du film. Or, qu’est-ce qu’un ordinateur sinon, tout comme le traditionnel boulier, une machine à traiter de l’information ? Et c’est une très ancienne machine puisque nous savons que le boulier existait déjà il y a 25 siècles.

Quel est le principe de telles machines ? Toute machine à traiter l’information est un système matériel en lequel on peut provoquer deux états définis d’unités matérielles analogues et en nombre, de manière à attribuer au système formé par ces deux états possibles la valeur d’un code de signaux. Ce code est le plus simple qui soit puisqu’il ne contient que deux signes que l’on figure par 0 et 1. Autrement dit, l’état d’une unité matérielle – la position d’une boule, la perforation d’une carte, l’orientation magnétique d’une particule d’oxyde de fer, la charge électrique d’un transistor ou d’une surface d’aluminium, et même l’état quantique d’une particule (pour l’ordinateur du film), etc. – est porteuse, dans le cadre de cette machine, d’une information élémentaire, ce qu’on appelle précisément un bit. La fonction de la machine est de permettre de composer à partir de la multiplicité des bits (liée au nombre d’unités matérielles activées) des informations plus complexes qu’elle puisse rendre perceptibles.

Un ordinateur est une machine à traiter l’information qui a la spécificité d’utiliser l’énergie électrique pour réaliser les « événements-bit », c’est-à-dire le changement d’état des unités matérielles. La souplesse d’utilisation de cette énergie permet l’activation d’unités matérielles très petites et très nombreuses, ce qui permet de traiter rapidement de grandes quantités d’informations et de manière très complexe.

L’idée de la télédéportation de l’esprit d’un individu humain sur un ordinateur se fonde sur la croyance que le cerveau peut être assimilé à une machine à traiter l’information électrique, donc à un ordinateur. C’est l’excitabilité électrique de ses différents composants – les neurones surtout – qui produit une information, laquelle est transportée électriquement par les nerfs – ce qu’on appelle l’influx nerveux.

Ainsi, le présupposé qui préside à la possibilité de la Singularité est matérialiste : il pose que la pensée d’un individu est produite de manière analogue au savoir présent dans un ordinateur : elle est l’effet d’un réseau d’innombrables éléments dont le statut électrique a une valeur informative. La différence est considérée comme étant essentiellement quantitative : les neurones du cerveau sont énormément plus complexes et plus nombreux que les éléments porteurs d’information (transistors, particules d’oxyde de fer, etc.) d’un ordinateur. C’est par cet écart quantitatif que l’on croit pouvoir rendre compte de toute la pensée humaine – tout son savoir, toute sa conscience, et donc sa conscience de soi – comme effet de l’activité électrique du réseau de neurones qui constituent le cerveau.

Mais qu’il soit possible de capter des informations à partir de décharges électriques produites par le cerveau ne prouve pas que le cerveau soit réductible à un ordinateur. Cela prouve simplement que ces décharges électriques – l’influx nerveux – sont porteuses d’informations : ce que l’on savait depuis que l’on connaît l’existence du système nerveux.

Ce qui est nouveau, par contre, et ce qui fascine, est la mainmise technique sur le processus qui permet de traiter le signal électrique émis par le cerveau au moyen d’un ordinateur de façon à ce qu’un individu puisse commander une machine – le déplacement d’un pointeur sur un écran d’ordinateur, le mouvement d’une main prothétique, etc. – par un acte purement mental. Mais comment obtient-on ce résultat ?

Non pas à partir d’une théorie correcte du fonctionnement du cerveau, mais seulement par mise en relation d’une cause avec son effet : « Pensez que vous voulez que le curseur sur l’écran se déplace vers la droite, et je vais programmer le signal électrique correspondant de façon à ce que le curseur se déplace sur la droite ! ». On n’est pas ici dans la théorie scientifique, mais dans la raison technique préscientifique. Celle-ci consiste à identifier des rapports de causalité afin de les détourner pour notre utilité – « Dites-moi si vous voulez une lame de hache ou une pointe de lance et je vous trouverai le morceau de pierre qui peut être taillé à cet effet ! »

Nous voulons dire qu’il n’y a ici aucune théorie de l’articulation de la pensée avec les états électriques dans le cerveau. La seule articulation que l’on connaisse, c’est celle qu’on met en œuvre dans l’ordinateur, dans toute machine à traiter l’information, dans toute machine, dans tout outil, dans tout artifice technique : la pensée humaine donne sens à des événements matériels, et les ordonne en fonction de ce sens afin de les rendre utiles aux hommes – un transistor chargé électriquement signifie 1, une boule déplacée signifie 10, un disque de pierre en rotation autour d’un axe signifie l’aiguisage des outils tranchants, deux perches de bois parallèles, réunies par des barreaux parallèles espacés régulièrement signifie le franchissement de distances verticales, etc. La pensée n’émerge pas du réseau des éléments, elle vient de l’homme qui veut en tirer parti pour calculer afin d’agir plus efficacement.

On voit bien que la seule transcendance qui vaille ici, c’est celle de l’esprit sur la matière : c’est l’esprit qui identifie un phénomène électrique spécifique dans le cerveau, qui le relie à une intention consciente, et qui réalise cette intention consciente par programmation d’un ordinateur. Et il est vrai que le tétraplégique pourra grâce à cette capacité technique diriger son fauteuil roulant automobile par la pensée. Et cela peut lui être un gain précieux d’autonomie. Mais si l’on essaie de considérer ces savoir-faire au-delà de tels intérêts thérapeutiques spécifiques, qu’apprivoisent-elles – les nouvelles technologies – véritablement de la pensée ? Se rend-on compte de la pauvreté de l’activité consciente dont on peut tirer ici des effets ? La pensée n’est-elle pas bien autre chose que ces items de volitions sur lesquels il faut la figer pour obtenir l’activité cérébrale utilisable ?
La désincarnation
Mais qu’en est-il de la pensée de l’artisan dans sa confrontation à son matériau ? De la pensée du perchiste réalisant son saut ? De la pensée du saxophoniste qui improvise avec son orchestre ? De la pensée qui donne son style propre à la gestuelle d’un individu (comme sa démarche) ? Etc.

Car dans l’ambition technologique reconnue sous le vocable « Singularité », il s’agit bien de télédéporter toute la pensée qui constitue une personne humaine singulière. Il s’agit donc de réaliser, à partir de toutes les informations constituant la pensée d’un individu, un répondant virtuel de son réseau neuronal avec tous les événements électriques qu’il rend possibles, à l’intérieur d’un ordinateur.

Or, ce dont on prend conscience, c’est que la pensée humaine est nécessairement tributaire d’un corps situé dans le temps et dans l’espace. La pensée d’un individu est toujours la pensée d’un certain point de vue sur le monde, c’est donc une pensée essentiellement incarnée.

Mais les transhumanistes de la Singularité sont fâchés avec leur corps. Ils lui reprochent son caractère souffrant, son vieillissement, ses effluences obligées, etc. ; et ils semblent en méconnaître l’expressivité infinie, la grâce, l’intelligence propre – voir H. Focillon : Éloge de la main, et, bien sûr, la joie de vivre qui lui est immanente – sourire, caresser, chanter, danser, etc.

Si bien que le problème technique fondamental de la Singularité est bien celui de réaliser une « désincarnation » de l’homme. Mais cela est-il possible si la pensée humaine est aussi intimement liée à un corps ? Cela est en tous cas concevable si l’on modélise le corps comme un système matériel qui transforme des entrants en sortants, soit des informations en expressions. Comme on le voit dans le film Transcendance, le superordinateur de la Singularité à pour entrants l’ensemble de la planète à travers des capteurs disséminés partout à travers le monde (sur des supports nanométriques), et pour sortants la voix hiératique du Will Caster numérisé, et ses multiples initiatives de transformation technique de la planète.

Le sens de la Singularité est alors le passage de la multiplicité des points de vue singuliers et lacunaires des individus humains incarnés au point de vue non lacunaire, total, de Will Caster numérisé et mondialement connecté. L’ordinateur willcastérisé apparaît bien prendre le rôle que Leibniz assignait à Dieu, celui d’être l’intégrale (au sens mathématique) de tous les points de vue possibles. Autrement dit, la Singularité ne prétend pas simplement répliquer la pensée de l’individu qui a été numérisé, elle prétend la porter à son acmé. Elle prétend en faire un esprit divin. Elle prétend créer un Dieu. C’est ce qui justifie la majuscule à « Singularité », comme le titre du film auquel nous nous référons.

Mais revenons au problème technique fondamental de la réalisation de la Singularité. Comment numériser intégralement un esprit humain tout en faisant abstraction de son adhérence à un corps, c’est-à-dire en éliminant tout ce qui le déporte vers un point de vue particulier ? Pour répondre à cette question, ne faut-il pas avoir une théorie claire et distincte de l’articulation de la pensée aux modifications matérielles – électriques et chimiques – du cerveau ? Ne faut-il pas avoir une idée claire du rapport de l’âme (au sens premier : ce qui donne vie) au corps ? Ne faut-il pas avoir une idée claire du rapport de l’esprit et de la matière ?

Or, cette idée, qui l’a ? Qui peut l’avoir ? De Lucrèce au théories contemporaines de l’émergence, en passant par Descartes, depuis toujours la pensée se heurte aux mêmes apories concernant le rapport de l’esprit et de la matière : elle incapable de déduire l’esprit de la matière sans, au préalable, subrepticement, spiritualiser la matière ou matérialiser l’esprit. Voir à ce propos ma critique de Jacques Monod. Et on voit bien que le concept d’émergence est une façon de nommer le problème et non de le résoudre.

* * *

Transcendance est un film intéressant dans son effort de mettre en scène la Singularité prônée par les transhumanistes radicaux afin de la rendre crédible.

Il a le mérite de ne pas évacuer les objections majeures qui rendent la Singularité légitimement problématique – le problème de la conservation de l’identité de l’individu, celui de la conservation de son humanité, le problème du pouvoir démesuré de la technique qu’elle implique.

Il surmonte ces objections par un moralisme naïf : il suffirait que la Singularité soit appliquée à un bon américain pour que l’illimité pouvoir technique centralisé qui en découlerait serve au salut de l’humanité.

Surtout, il semble procéder d’une foi scientiste inébranlable : on serait bientôt capable de numériser entièrement l’esprit de l’individu et d’avoir l’ordinateur requis pour le virtualiser. Ce qui est une manière de prendre au sérieux les prophéties de Kurzweil et de quelques autres.

Mais ces prophéties sont essentiellement basées sur l’extrapolation des courbes qui expriment les progrès quantitatifs des nouvelles technologies – miniaturisation des machines, capacité des mémoires, puissance des processeurs, etc.

Nous avons simplement montré l’existence de verrous qui rendent ces extrapolations bien vaines.

Ce qui signifie que l’éventualité que le pouvoir technologique, par une augmentation accélérée de sa puissance, se retourne en son contraire et en vienne à être capable de sauver l’humanité est irréaliste.

Le règne d'une humanité d'hommes bons et immortels sur une planète régénérée est pour demain exactement dans le même sens que, dans la croyance chrétienne, la venue du Royaume de Dieu sur terre est pour demain depuis deux millénaires. Il s'agit d'un imaginaire régressif – car tous ses éléments sont tirés de la période d'innocence de la prime enfance – qui peut rendre supportable les intolérables traitements que les humains se font les uns aux autres et à leur environnement.

 Le pouvoir technologique, s’il continue à augmenter ses impacts sur les hommes et leur environnement, continuera sans doute à enfoncer l’humanité dans des problèmes de plus en plus difficilement solubles.

Ce n’est pas de plus de puissance technique dont nous avons besoin, mais d’un usage plus sage de celle-ci.

 Car, s’il se peut que les hommes aient « toujours cherché à se donner des dieux » (Will Caster), ils peuvent aussi vouloir – enfin – devenir adultes.

lundi, novembre 03, 2014

Mourir pour des idées en société occidentale de culture du bien-être en 2014


Rémi Fraisse est mort pour des idées justes, à 21 ans, le 26 octobre 2014, sur le chantier de construction du barrage de Sivens, Tarn, France.


Rémi  Fraisse, à Sivens, avant le drame

Thierry Carcenac, le président du conseil général du Tarn maître d’ouvrage du barrage de Sivens, a déclaré le 27/10/2014 : "Mourir pour des idées, c'est une chose, mais c'est quand même relativement stupide et bête. »

D’abord, Rémi Fraisse n’a pas du tout choisi de mourir pour des idées, il a simplement choisi, comme beaucoup de jeunes aujourd’hui, de prendre des risques pour faire valoir des idées qu’il croit justes. Il s’est trouvé dans une conjonction de circonstances telles qu’il a été le point d’impact d’un tir de grenade par un gendarme mobile et qu’il en est mort.

Laissons de côté la responsabilité du gendarme qui a tiré – à savoir s’il a ciblé ou non délibérément la victime de son tir. Remarquons seulement que ce gendarme a certainement plusieurs jeunes ayant le profil « Rémi Fraisse » parmi ses proches, et qu’il se retrouve désormais à porter le poids de son acte sur le chantier de ce barrage dans la nuit du 25-26 octobre 2014, dans ses relations avec eux.

Une circonstance qui a joué lourdement dans la mort du jeune homme est l’usage de grenades offensives par les forces de l’ordre. Sans aucun doute Rémi Fraisse, comme la plupart des jeunes engagés dans la confrontation avec les gendarmes mobiles, ignorait la possibilité d’emploi de ces armes de guerre par les hommes en uniformes qui leur faisaient face. Il est donc mort aussi d’une mauvaise évaluation des risques. Sous-évaluation bien naturelle si l’on a conscience qu’il s’agit de jeunes qui tentent de défendre le milieu naturel d’un pays auquel ils sont attachés, et qui sont à des années lumières de la logique des techniques de guerre.

Il y a d’ailleurs une analogie entre la situation de Rémi Fraisse ce 26 octobre 2014 au Testet, et celle de Vital Michalon, tué également par l’explosion d’une grenade offensive lancée par les forces de police, le 31 juillet 1977, sur le site de construction du surgénérateur nucléaire de Creys-Malville. L’un comme l’autre était spécialiste des dommages impliqués par le projet technique en construction. Rémi Fraisse avait fait des études d’écologie et savait à quoi s’en tenir de la richesse et de la vulnérabilité des écosystèmes. Vital Michalon était un jeune professeur de sciences physiques et savait à quoi s’en tenir de la nocivité très particulière de la radioactivité artificielle. L’un comme l’autre est arrivé sans armes pour manifester pacifiquement ; l’un comme l’autre a été amené à prendre des risques pour défendre une cause dont il voyait clairement la justesse [1] ; l’un comme l’autre a sous-évalué les risques, ne pouvant concevoir qu’on oppose à sa revendication des armes de guerre.

C’est d’ailleurs un aveu de cette disproportion de la dangerosité des moyens policiers que le Ministre de l’intérieur ait ordonné, le 29 octobre, que ne soient plus utilisées de telles armes par les unités de maintien de l’ordre.

Il n’est pas « stupide et bête » de prendre des risques pour des idées que l’on sait justes. Et même parfois, il n’est ni stupide, ni bête, mais de la plus élevée responsabilité, de choisir une mort quasi certaine pour des idées que l’on sait justes. Tel résistant français qui s’est fait attraper par la Gestapo entre 1942 et 1944, et qui a accepté de mourir pour ne pas livrer son réseau – ou simplement les gens qui l’avaient caché – , a certainement fait beaucoup pour qu’un Thierry Carcenac puisse être démocratiquement élu président socialiste du conseil général du Tarn.

Mais, objectera-t-on, n’est-il pas présomptueux d’être assuré que les idées pour lesquelles on prend des risques sont justes ? Ce qui signifie ici « justes de toutes façons » ou « universellement justes ».

Pour savoir si mes idées sont justes il y a un critère fort simple qui est mis à jour par la question : « Mes idées visent-elles l’intérêt de tout homme, ou seulement l’intérêt d’un groupe particulier au détriment de celui des autres ? » Si elles visent l’intérêt de tout homme, elles sont justes. C’est ce qu’on peut appeler « le critère d’universalité ».

Une manière de préciser ce critère est de se demander si ses idées sont intéressantes pour l’homme d’un certain point de vue, ou à tous points de vue.

Préserver la zone humide du Testet et l’écosystème avec les 93 espèces vulnérables qu’elle abrite est intéressant à tous points de vue – la préservation de la biodiversité, sa reviviscence même est d’un intérêt humain aussi bien pour la diversité des ressources, le beauté des paysages et la joie de vivre ; elle favorise les liens sociaux (pas de barrières, pas de zones que l’on s’est approprié et qui sont interdites), elle ne crée pas de risques nouveaux et potentiellement catastrophiques (le barrage qui cède, ou que l’on fait sauter), etc.

Détruire l’écosystème afin d’instrumentaliser l’espace pour disposer des ressources hydrauliques nécessaires à la monoculture intensive du maïs n’est intéressant que du point de vue de la filière de l’agriculture industrielle et de la consommation de masse. Et tout le monde n’est pas partie prenante dans la filière de l’agriculture industrielle, et ceux qui le sont ne le sont que du point de vue de leur vie professionnelle – ce qui est loin d’être toute leur vie. Par ailleurs, si un grand nombre de gens participent peu ou prou à la consommation de masse, c’est souvent à leur corps défendant, à l’écart de ce qu’ils considèrent comme les meilleures expressions d’eux-mêmes.

Une autre manière de décliner le critère d’universalité est la projection dans l’avenir : ce que je juge aujourd’hui bien pourra-t-il l’être indéfiniment dans l’avenir ?

Or, l’agriculture industrielle a un avenir qui apparaît de plus en plus limité, puisqu’elle appauvrit finalement les ressources (en particulier la fécondité du sol) tout en consommant énormément d’énergie et en désertifiant les paysages. Même le gouvernement actuel de la France préconise – verbalement – une conversion de cette agriculture vers d’autres formes plus respectueuses des ressources. Par contre, il y a toutes chances que les descendants des occupants de la ZAD du Testet se transmettent l’épisode, et soient indéfiniment fiers de l’action d’empêchement de réalisation de ce barrage menée par leurs ancêtres.

Pour dire les choses de manière encore plus limpide :

– le choix fait par Thierry Carcenac de promouvoir, malgré l’opposition populaire, la construction d’un barrage, est indubitablement « stupide et bête », car ce barrage était, au mieux, sans avenir au-delà de quelques décennies (du point de vue de ses buts) après avoir provoqué un saccage de l’environnement naturel, et au pire – ce qui s’est produit – sa construction conflictuelle pouvait provoquer un drame. Comme est « stupide et bête » en général un pouvoir social – la mercatocratie – qui promeut du bien-être à court-terme (des céréales et de la viande en abondance) en endommageant la biosphère au détriment des ressources à long terme.

– Rémi Fraisse, par contre, après ses études de gestion et de protection de la nature s’orientait vers un choix plein d’avenir, c’est-à-dire une activité enrichissante pour l’environnement naturel et bénéfique pour toute la collectivité. Mais la construction de cet avenir passait par la préservation des écosystèmes encore riches de biodiversité. C’est pourquoi, il était tout-à-fait raisonnable qu’il prit des risques pour défendre la zone humide du Testet.

Ce 26 octobre, l’avenir de Rémi Fraisse s’est trouvé sacrifié pour que celui des autres soit possible. Ils étaient déjà bien plus nombreux qu’on ne le laisse voir ceux qui veulent regarder au-delà des danses du ventre de la société de consommation, pour imposer d’avoir un avenir. Ils seront désormais encore beaucoup plus nombreux.

 [1] La mort de Vital Michalon n’a pas empêché la construction du surgénérateur de Creys-Malville. Mais celui-ci a été un échec. Loin d’être le prototype d’une nouvelle filière nucléaire de grande rentabilité, comme l’avaient annoncé ses promoteurs, il a connu pannes sur pannes et a été un gouffre d’argent public, jusqu’à être définitivement arrêté en 1998. Il est en phase de démantèlement. Mais celui-ci est inachevable du fait de l’énorme quantité de plutonium radioactif extrêmement dangereux – plusieurs tonnes – entreposée dans le réacteur. Le site du Creys-Malville restera un plaie indéfiniment menaçante, pour les générations à venir, dans l'espace ouest-européen.

vendredi, septembre 05, 2014

Le transhumanisme peut-il faire rêver ?

À propos du film Lucy de Luc Besson

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Les principaux ingrédients de l’idéologie transhumaniste sont bien présents dans Lucy – le film de Luc Besson sorti en l’été 2014 :
    – la condition humaine est jugée trop déficiente pour qu’on s’en contente,
    – cette déficience est présentée comme une donnée objective incontestable, puisqu’elle est même chiffrée : les humains n’utiliseraient que 10 % des capacités de leur cerveau,
    – le remède est apporté par la science, comme sur un plateau, sous forme d’une molécule synthétique capable de démultiplier les facultés psychiques à proportion de la quantité diffusée dans l’organisme,
    – la dématérialisation, l’ubiquité, l’immortalité et le savoir absolu sont accessibles par la prise de cette substance psychotonique extraordinaire en quantité suffisante – on est alors dans l’activité cérébrale à 100 %,
    – ce savoir absolu est déportable sur un support numérique,
    – Le changement radical de l’être naguère humain (justifiant le préfixe trans- de transhumanisme) est symbolisé par une scène de rencontre de deux index (cf. La création d’Adam, par Michel-Ange, Chapelle Sixtine à Rome) afin de faire comprendre que le posthumain ainsi obtenu est comme un état divin qui nous appelle, nous, pauvres humains déficients.

Certes, ainsi mis en scène, ces éléments du transhumanisme prennent une forme caricaturale. Quelle pauvreté que cette représentation de la pensée humaine comme performance mesurée proportionnellement à la quantité de petits cristaux bleus ingérés – forme sous laquelle est présentée la fameuse substance bonifiante – par l’organisme !

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est de mettre en place le récit efficace pour une adhésion imaginaire à la perspective transhumaniste. Il s’agit de faire rêver sur l’idée d’aller au-delà de l’humain, il s’agit de faire rêver sur l’idée transhumaniste. La construction du film est, à cet égard, éloquente. Elle est toute entière fondée sur la dichotomie entre les pauvres humains – souvent montrés éclaboussés de sang – toujours en échec dans leurs menées pour le pouvoir et la richesse, et l’héroïne – Lucy – toujours plus puissante, plus irrésistible, à mesure qu’elle augmente ses doses de petits cristaux bleus, jusqu’à atteindre une omnipotence quasi divine. Une seconde dichotomie se greffe sur la première qui oppose aux mauvais impuissants que sont les trafiquants de drogue, le bon impuissant qu’est l’universitaire qui enseigne la théorie de la déficience quantifiable de l’homme, et qui bénéficiera finalement du savoir absolu de l’héroïne posthumanisée, sous forme de clé usb – et par là son droit d’entrée, et de faire entrer, dans la posthumanité.

Mais le film est-il efficace ? Certes, il ne lésine pas sur les effets spéciaux pour nous faire participer, très souvent en vision subjective (comme si c’était nous), aux pouvoirs surhumains de Lucy. Mais qui peut se laisser prendre ? L’écran de la salle de cinéma se révèle fonctionner tout comme l’écran tactile familier du spectateur : la volonté de l’héroïne nous fait zapper à travers les apparitions et disparitions, à travers les milliards d’années et les régions les plus reculées de l’univers, sur l’écran de cinéma, avec la même aisance par laquelle notre doigt fait se succéder les vues sur notre smartphone. L’héroïne Lucy (Scarlett Johansson), à laquelle nous devons nous identifier, a un fort goût de réchauffé, comme le retour d’une héroïne de jeu vidéo – une Lara Croft devenue immanquablement omnipotente.

Mais les écrans tactiles et les jeux vidéos ne sont pas nos rêves, ils sont notre réalité. Et c’est une réalité plutôt triste. Et ceci pour deux raisons :
     – Elle représente, la plupart du temps, soit le temps du travail, soit celui du divertissement. Or ces deux formes d’activités, par nature, manquent de sens. Parce que, en société marchande, le travail est presque totalement enchaîné à une nécessité factice qui prend comme en otage notre énergie et notre temps. Parce que dans le divertissement nous nous détournons du souci de faire de notre vie quelque chose de bien.
    – Notre interaction accaparante avec les appareils numériques – souvent en permanence connectés – à écran, nous absente a priori de la présence des autres. Or, c’est de la présence vivante d’autrui que dépendent les expériences les plus précieuses de la vie.

Rien de plus banal dans notre environnement technicisé contemporain que ces réalités extraordinaires affichées sur écran par traitement informatique. Non, Lucy est une fiction qui ne fait pas rêver, justement parce qu’elle nous reconduit largement dans notre réalité prosaïque. Or le rêve c’est l’imaginaire par lequel, emportés sur les ailes du désir, nous nous évadons de la réalité prosaïque.

Mais peut-il en être autrement dans une fiction portant sur le transhumanisme ? Celle-ci, en effet, prétend nous embarquer au-delà de l’expérience humaine possible. Par exemple Lucy, vers la fin du film, sort de l’ici-et-maintenant : elle ne peut plus être référée à notre espace et notre temps. Notre imaginaire ne peut tout simplement pas partager les expériences d’un tel être : elles ne peuvent le faire rêver. C’est pourquoi la fiction ne peut fonctionner. Le spectateur ne peut s’évader imaginairement de la salle pour vivre les aventures de l’héroïne. Il reste conscient d’être face à un écran – un de plus – qui lui montre des images extravagantes.

C’est parce qu’il est un être fini – susceptible d’inquiétude, de souffrance, d’échec, et mortel – que l’homme est un être désirant et rêveur. Le transhumanisme est l’idéologie qui annonce la suppression de sa finitude. C’est une idéologie qui porte donc en elle la suppression du rêve. Et cela se manifeste déjà dans le visionnage d’une fiction qui veut mettre en scène le posthumain.

Nul ne rêvera jamais de transhumanisme. Nul ne se rêvera jamais en posthumain. Mais nul ne se rêvera jamais immortel non plus. Tout simplement parce que notre imaginaire, si fantaisiste qu’il puisse être, est toujours dérivé de notre expérience possible.

Mais, répondra-t-on, tout le monde ne rêve-t-il pas d’être immortel ? On confond ici l’investissement et le rêve. Notre désir peut investir l’immortalité, mais comment l’imaginer autrement que sur la base de notre condition de mortel ? Quelle pensée d’être immortel pouvons-nous former alors si ce n’est l’idée d’une existence délivrée de la peur du vieillissement et de la mort ? Mais comment se représenter un telle existence ? À quel âge ne plus vieillir ? Qu’est-ce que vivre une existence qui ne s’inscrit plus dans la chair, en laquelle le temps glisse sur le corps comme l’eau sur les plumes du canard ? Si l’on essaie de décrire l’immortalité, comme le transhumanisme ou le posthumain, on rentre d’emblée dans l’irreprésentable. Comment se représenter la « Singularité », cet état annoncé très prochain par des transhumanistes, en lequel notre conscience deviendrait mieux appropriée à être déportée sur des machines ?

Le transhumanisme est à ajouter, après bien d’autres conséquences d’inventions techniques contemporaines, aux réalités qui, selon Gunther Anders, manifestent le « décalage prométhéen » de l’homme contemporain : cet écart grandissant entre son action technique et sa pensée. Un effet de ce décalage est l’irreprésentabilité des conséquences. On la retrouve, entre autres, avec l’arme atomique, avec l’industrie de l’énergie nucléaire, et même aussi avec l’usage des pesticides systémiques.

 On ne peut rêver de transhumanisme tout simplement parce que, en tant que tel, il est irreprésentable. Tout au plus peut-on se représenter un technologisation toujours plus poussée de nos existences dans le prolongement de ce que l’on vit aujourd’hui. Et les uns et les autres investiront plus ou moins cette perspective. Mais on n’est alors pas du tout dans le changement radical de la condition de l’homme prédit par le préfixe trans– de transhumanisme.

La leçon de tout ceci est que le transhumanisme est un objet de pensée tout-à-fait singulier. Il est un investissement dans un avenir qui ne peut pas être décrit. Il est donc un idéal qui ne peut être une utopie. Une utopie c’est la description d’un état idéalisé de l’humanité dans les termes de son expérience possible, autrement dit, c’est la description d’un monde possible. Le transhumanisme ne renvoie à aucun monde possible.

Si bien que, ne se référant à aucune réalité descriptible, ne parlant d’aucun monde possible, le mot « transhumanisme » est un mot qui ne nous dit rien. Il est ce que nous avons appelé un « mot-signal » : il déclenche un comportement, et d’abord un sentiment dont le comportement sera la réaction. Selon les promoteurs du transhumanisme, ce sentiment se veut d’espoir : le progrès technoscientifique pourra résoudre tous nos problèmes. Mais, de fait, il est souvent un sentiment d’appréhension : quels dégâts le progrès technoscientifique va-t-il encore provoquer ? Pourquoi ? Parce que les gens ne pouvant se représenter le transhumanisme sont naturellement enclin à le questionner, et donc à le réfléchir. Si bien que le transhumanisme, parce qu’il ne peut pas être autre chose qu’un signal, pourrait assez vite se révéler un signal contre-productif.

C’est peut-être pourquoi Lucy, le film de Besson, se garde bien de parler de transhumanisme, alors même qu’il en promeut sans réserve l’idéal dans sa tentative de le mettre en scène. Mais cela ne change rien au fond : le transhumanisme ne nous fera jamais rêver.

mercredi, août 27, 2014

Sur une dégradation signalétique du langage


 C'est bien parce que la langue est l’œuvre humaine la plus précieuse qu'il importe de prendre garde de ce que les hommes en font. Or, il semble bien que la conjonction des innovations technologiques dans le domaine de l'informatique et de la communication avec les intérêts marchands contribue de manière assez systématique à la dégrader en codes de signaux.

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« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici
Hanna Arendt, La crise de la culture, 1961


Comment se sortir de l’idée, si massivement promue de nos jours, que le sens de la vie humaine est la réussite individuelle et qu’en conséquence la vie sociale est essentiellement compétition ? On peut toujours lui opposer l’idée que l’humain se réalise dans la solidarité et la coopération. Mais c’est alors valeur contre valeur ; car aussi intéressants que soient les arguments pour la solidarité humaine, ils ne sont jamais décisifs face à un parti pris individualiste. Pourtant, il y a un fait qui devrait disqualifier sans appel cet individualisme contemporain, c’est le fait du langage ou, plus précisément, l’existence des langues. Nul ne peut sous-estimer l’ampleur de la coopération collective qui préside à l’existence d’une langue !

On polémique ainsi pour ou contre la légitimité de l’enrichissement personnel, les bienfaits ou méfaits de la société marchande mondialisée, etc., en se promenant dans sa langue comme un poisson dans l’eau sans prendre garde du profond accord entre les interlocuteurs qu’elle présuppose.

Cette méconnaissance de la valeur d’une langue mérite d’être interrogée car elle contribue à restreindre la possibilité de confiance de l’homme en l’humanité. Ce qui facilite la tâche des forces sociales qui poussent à un détachement des individus de leur culture héritée afin de les rendre plus adéquats aux exigences du développement du marché appuyé sur les innovations techniques.

Le langage est-il naturel à l’homme ?
Le mode usuel de déconsidération des langues est l’affirmation que le langage est naturel à l’homme. Comme nécessité naturelle il devient un donné neutre, ce qui permet d’occulter le mérite des hommes. Et il y a des arguments pour cela. Le langage n’est-il pas universellement présent en notre espèce ? Le petit de l’homme n’est-il pas le seul à s’orienter spontanément vers son acquisition lors de son développement ?

Pourtant on ne peut pas se contenter de cette affirmation ! Les langues sont diverses. Elles naissent, vivent, et meurent. Et derrière tout cela, il y a bien des myriades d’initiatives humaines. Si l’on y réfléchit, chaque proposition lancée par une voix humaine est un choix sur l’avenir de la langue. Et si les langues sont si variées, c’est parce ces initiatives vocales sont prises dans des histoires, des histoires de groupes humains. Les langues sont bien de part en part culturelles. Elles sont des œuvres exprimant la liberté humaine. Les œuvres les plus précieuses, sans doute. Car ce qui singularise la langue comme œuvre, c’est qu’y contribuent tous les membres du groupe social au long des multiples générations. La langue est la plus belle œuvre humaine, parce que c’est la seule qui soit une œuvre collective sans restriction.

S’il peut y avoir une impression de naturalité du langage, c’est sans doute par la propension du théoricien à occulter la vie réelle des langues derrière l’idée de « faculté de langage ». Mais cette faculté de langage n’est qu’une abstraction opérée à partir de l’efflorescence des langues. Ces constantes universelles que l’on retrouve ne sont que le tribut des nécessités naturelles sur lesquelles s’appuie le développement d’une langue – le babillage n’est que l’essai des syllabes, les labiales sont les premières consonnes physiquement accessibles, etc.; mais ce qui permet l’accès à la langue d’un enfant, c’est toujours le guidage et l’apprentissage délibérés de l’adulte. L’enfant sauvage ne parle pas.

D’autre part, la propriété de « plasticité neuronale » du cerveau – le fait que des expériences répétées dans un certain domaine modifie le cerveau en multipliant les connexions servant à les gérer – produit l’effet d’une inscription physiologique d’une activité culturellement acquise. Par usage accumulé du langage notre cerveau a effectivement développé des aires vouées à sa maîtrise. Le cerveau de l’homme de parole n’est pas tout-à-fait le même que celui d’avant la parole. De même le cerveau de l’homme de l’écrit a évolué par rapport à celui de l’homme des cultures exclusivement orales.

Il reste que l’espèce humaine n’est dotée d’aucun organe approprié à la parole. Elle a la structure squelettique appropriée à la marche. Elle a la polyvalence fonctionnelle des mains appropriée à son aptitude technique. Mais pour se donner la parole, l’homme a dû détourner des attributs physiologiques qui ont une fonction naturelle vitale par ailleurs : les cordes vocales qui signalent les situations d’alerte (le cri), le souffle qui oxygène l’organisme, l’appareil buccal qui ingère les aliments. Et il n’est même pas le seul à avoir cette capacité de détournement, comme le montrent, entre autres, les perroquets qui se plaisent à imiter la parole humaine. D’ailleurs la langue peut emprunter d’autres voies que le son et l’ouïe pour se manifester, comme la graphie et la vue (l’écriture), le geste et la vue (langage des sourds-muets), la sculpture sur papier et le toucher (le braille).

Parler une langue n’est pas naturel aux hommes. Cela est leur choix. L’espèce humaine est cette espèce de mammifères qui a eu l’insigne audace de se lancer dans l’aventure du langage. Est-elle la seule ? Il le semble bien, mais pour en décider, il faut avoir une claire idée de ce qui distingue le langage d’autres systèmes de signes en usage dans le monde vivant.
Les animaux parlent-ils ?
Les animaux peuvent avoir des systèmes de signes très élaborés. Surtout ceux qui ont une vie sociale fortement intégrée. Les abeilles, par exemple, communiquent précisément la situation d’un champ de fleurs par les caractéristiques d’une sorte de danse qu’elles exécutent à l’entrée de la ruche. Les cétacés communiquent par des sons et des ultrasons qui relèvent de systèmes de signes très affinés par leurs différences de fréquences, de durée, d’intensité, de ligne mélodique même, etc. Les singes verts donnent l’alerte grâce à des cris différenciés selon la nature du danger : « chirp » pour un lion, « uh » pour la hyène ou l’homme.

Les animaux utilisent leur système de signes pour réagir à une situation donnée qui peut les affecter ou qui a une importance pour le groupe. En ce qui concerne les mammifères supérieurs, il peut y avoir, entre le stimulus et la réaction, place pour une médiation d’ordre spirituel – un raisonnement. Peut-être le singe vert est-il capable de mettre entre parenthèses sa peur et de déduire de ses impressions visuelles qu’il s’agit plutôt d’une hyène que d’un lion, comme il est capable de choisir le bâton suffisamment long pour ramener à portée de sa main la banane jetée par l’enfant un peu court hors de sa cage ?

Ainsi la différence essentielle entre l’homme et l’animal n’est peut-être pas, comme les philosophes le disent volontiers depuis Aristote, dans l’usage de la raison (il y a tant de manifestations de la raison dans la nature, en dehors de l’esprit humain !). Il est peut-être plutôt dans le sens que prend chez l’un et l’autre l’usage d’un système de signes.

Le sens des systèmes de signes animaux est la meilleure insertion dans un milieu déterminé (son biotope) en lequel l’espèce est appelée à vivre. L’usage des signes s’inscrit dans les comportements-réponses par lesquelles le groupe interagit avec son biotope de façon à ce qu’il prospère et se reproduise au mieux car c’est là le Souverain Bien que lui assigne la biosphère. Chaque signe émis appelle donc un comportement déterminé de la part du récepteur. On appelle « signal », ce type de signes qui appelle clairement un comportement-réponse déterminé à l’intérieur d’un groupe social. Il faut appeler « codes de signaux », nous dit Émile Benvéniste (Problèmes de linguistique générale, I, chap. 5), de tels systèmes de communication dont sont dotés les animaux, et par lesquels ils peuvent mieux tirer parti de leur biotope.

Il n’y a donc pas, à proprement parler, de langage dans le monde animal. Car une langue met en œuvre des unités signifiantes – les mots – qui sont bien différentes des signaux.
Crée-t-on une langue pour communiquer ?
Maurice Pradines exprimait ainsi cette spécificité des mots du langage :
« “J'ai faim” non seulement n'a aucun rapport avec les gestes expressifs par où les affections de ce genre trouvent si facilement à se faire connaître d'une manière étonnamment précise, mais à certains égards il en est le démenti. Car il signifie moins : J'ai ma faim, que : j'ai ta faim, du moins celle dont tu as fait l'expérience, en tout cas embryonnaire. Mieux, il signifie : J'ai leur faim, j'ai la faim universelle. (…) Ce n'est pas de sa faim seulement que prétend mourir un homme qui dit mourir de faim. C'est de la faim de tous, de ce fléau général qu'est “la faim” » (Traité de psychologie générale, II, 1, 1946).

Chaque humain peut communiquer toute souffrance, en particulier la faim, par des signaux déterminés par sa conformation naturelle, et qui lui sont d'ailleurs commun avec d'autres mammifères : tels sont le cri, l'attitude d'imploration, etc. Pourquoi alors employer l'expression verbale ? Parce que celle-ci métamorphose ce qui ne relève que de mon expérience – ma détresse physique et morale – en un universel, c'est-à-dire ce qui relève de l'expérience de tous. En disant « j'ai faim » je ne suis plus enfermé dans ma souffrance. Je suis de plein pied avec tous les humains, dans une expérience qui a sens pour toute existence humaine. Je place mon expérience dans la réalité du monde.

C’est pourquoi la parole a une signification d’une toute autre portée que le cri, ou tout autre signal, puisque les mots utilisés, en tant qu’ils sont définis, renvoient à l’infinité des situations concernées par leur définition. C’est en cela que le langage est symbolique – sa signification est inépuisable. L’acte de langage ne fait pas que communiquer sur une situation particulière afin d’engendrer la réponse comportementale appropriée. Il n’est pas réductible au modèle stimulus/réponse. Sauf mésusage – qui, nous le verrons, est possible – chaque acte de langage est une « proposition », c’est-à-dire, comme l’indique l’étymologie, une prise de position sur le monde. C’est bien le langage qui concrétise la formule de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » (Essais, III, 2)

En effet, contrairement aux espèces animales qui occupent un biotope, l’homme habite le monde. Car il n’est pas dans la même situation biologique que l’animal. Il n’a pas de milieu propre. Autrement dit, il n’a pas de biotope assigné par la biosphère. Il se retrouve sur cette planète, d’emblée, en déficit de comportements-réponses naturellement prédéfinis (par instinct) pour s’adapter à son environnement naturel. L’homme est l’espèce nue au sens propre et au sens figuré : non seulement elle dépourvue d’un enveloppe corporelle protectrice comme les autres espèces, mais aussi elle ne sait où se mettre. Elle est naturellement l’espèce vulnérable par excellence : « La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux mêmes  … L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter; nu, sans défense, l'association est son bouclier. » (Sénèque, Des Bienfaits, IV, 18)

L’universalité des mots de la langue concrétise cette association dont les hommes ont besoin pour que leur espèce soit viable. Elle leur permet de reconnaître la valeur des choses nommées. Par là elle leur donne le monde habitable, c’est-à-dire un systèmes de choses sensées par rapport auxquelles ils peuvent orienter leur comportement. Comme l’écrivait Hanna. Arendt : « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici.» (La crise de la culture, 1961)

Ce que donne une langue au peuple qui la parle, bien plus profondément qu’une capacité souple de communication, c’est d’abord un monde habitable.

C’est à cet aune qu’il faut comprendre la soif de nommer de l’enfant de 3-4 ans : il désire ardemment dépasser la communication signalétique pour habiter le monde commun des hommes. C’est également de cette valeur de la langue que procède le bavardage qui, bien que n’ayant à peu près aucun intérêt informatif, permet de concrétiser son appartenance au monde. Et il y a tant d’autres investissements dans le langage où les hommes font vivre le monde au bouts des mots, avec réalisme (la connaissance), pour partager une émotion esthétique (chant, littérature), ou pour simplement en jouer (jeux de mots, humour, etc.).

Nous disons bien le monde et non un monde – qui serait relatif à la langue utilisée – car au-delà de la spécificité du découpage sémantique de chaque langue c’est bien le même monde commun des hommes qui est toujours visé. C’est bien pourquoi la valeur de vérité est essentielle au langage quelle que soit la langue mise en œuvre – la vérité du discours, c’est son exigence immanente de parler du monde ; c’est pourquoi aussi toutes les langues se retrouvent dans les énoncés scientifiques ; c’est pourquoi enfin la traduction d’une langue à l’autre est possible et fonctionne avec un niveau de perte de significations somme toutes secondaire.

En réalité, la pluralité des langues est un des grands atouts de l’humanité. Loin de cloisonner les peuples, elle leur donne la possibilité de multiplier les points de vue sur le monde et de faire varier la hiérarchie de valeurs en fonction de laquelle il peut être ordonné. Il faut peut-être penser l’épisode biblique de Babel non plus comme une malédiction mais comme un événement heureux et prometteur. Il faut respecter les langues minoritaires, les patois locaux, ce sont des trésors trop méconnus de savoirs sur le monde. Qu’il y ait des langues qui dominent, c’est bien naturel. Mais qu’on se préserve de la langue universelle, que ce soit l’anglais ou même l’esperanto !

Mais si l’on observe l’évolution des usages du langage aujourd’hui, en particulier sous les réquisits d’innovations techniques de grand effet sur la vie sociale, le véritable danger actuel ne serait-il pas la propension au « parler pour ne rien dire » ?
Peut-on parler pour ne rien dire ?
Comment peut-on parler pour ne rien dire ? En négligeant le monde. C’est-à-dire en délaissant le lien des mots avec le monde.

Comment cela est-il possible ? En déconsidérant la capacité des mots à désigner une réalité commune. C’est ce qu’ont fait les Sophistes, il y a quelques vingt-cinq siècles, en affirmant que « l’homme est la mesure de toutes choses », autrement dit que chacun à sa propre vérité, ce qui annihile le monde commun dont rendrait compte le langage.

Nous avons montré dans notre texte Misère de l’homme-mesure l’inanité, déjà dénoncée par Socrate, de la doctrine sophiste. Mais nous avons aussi reconnu qu’elle se trouvait répondre pleinement aux intérêts de ceux qui, aujourd’hui, s’activent à soumettre le monde à la logique de la valeur marchande. Car dans la société du marché mondialisé, il ne s’agit pas tant de se confronter à la réalité du monde – laquelle, cela finit par se savoir, est particulièrement accablante pour le système de pouvoir qui la gouverne –, il s’agit bien plutôt d’arrimer le désir de chacun aux mirages de la marchandise.

Or, si la parole ne vise plus à dire le monde commun, à quoi peut-elle servir ? Les Sophistes avaient la réponse : à déclencher chez autrui le comportement souhaité par l’orateur. Or une parole dont la vocation est de déclencher un comportement déterminé du récepteur devient un signal. Et un signal ne parle plus du monde commun des hommes. Ainsi, Platon fait dire à Gorgias : « Qu'un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s'il faut discuter dans l'assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j'affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l'orateur sera préféré, s'il le veut. » (Gorgias, 456b-c). Le Sophiste n’a donc aucun égard à la réalité du monde – ici : savoir qui a les compétences de médecin – ne visant que l’effet de la parole sur le comportement d’autrui – « être élu comme médecin ».

Ne reconnaît-on pas ici la manière de fonctionner de ce domaine d’activité, aujourd’hui proliférant, de la « communication » ? Après tout, les « communicants » ne font rien d’autres que de tenter d’imposer des signaux dans la vie sociale, et une de leurs grandes affaires est de transformer les mots de la langue en signaux.

Reconnaissons d’abord qu’il est dans le fonctionnement normal d’une langue que la plupart des propositions émises appellent un comportement-réponse déterminé. C’est ce que les linguistes appellent la fonction pragmatique du discours – « J’ai invité Paul ce soir », il faut donc préparer pour une assiette de plus. Mais cette fonction ne s’ajoute que secondairement à la dimension essentielle du discours qui est d’être symbolique – de nous dire quelque chose sur le monde. Nous voyons bien, dans l’exemple précédent, que le comportement-réponse, chez le récepteur, s’étaie sur la représentation de la venue de Paul. Au repas familial pluriquotidien « Passe-moi le sel ! » devient quasiment un signal ; « quasiment » parce que la proposition offre, au moins potentiellement, à représenter (un repas se partage). Le pur signal linguistique advient lorsqu’on peut se contenter du mot seul. On dira alors « Sel ! » comme on peut dire « Stop ! », « Un, deux trois, partez ! », « En joue, feu ! », « Au secours ! », etc.

On ne parlera de signalétisation des mots qu’à partir du moment où toute représentation est court-circuitée par l’effet pragmatique du discours. On dira alors que la perception du signe déclenche le comportement. On comprend qu’alors la langue est comme dégradée en un rapport mécanique de cause à effet. Mais, comme les exemples cités ci-dessus nous le font pressentir, cette signalétisation peut être légitime. C’est le cas des circonstances où il est prioritaire de communiquer le plus efficacement possible sur le bon comportement. C’est pourquoi chaque langue comporte une part nécessaire de mots signalétisés.

Mais il est remarquable que le volume des discours de propagande a fortement augmenté depuis près d’un siècle avec l’apparition des médias de masse (radio, télévision, etc.) Or, on retrouve dans la propagande l’ambition sophiste d’un discours qui serait au service de son intérêt particulier en déterminant le comportement du récepteur. C’est bien pourquoi les usages du langage, aujourd’hui, penchent bien plus lourdement que par le passé du côté de la signalétisation (il faut tenir compte, dans ce bilan, du progrès de l’individualisme : on vit beaucoup plus en relation avec des objets, et beaucoup moins avec autrui). Pour le chef de publicité, le véritable accomplissement est atteint lorsque le nom de la marque est devenu un marqueur social, c’est-à-dire un signal de rapports sociaux déterminés par un certain type de valorisation de celui qui s’affiche avec l’objet de marque : jeunesse dynamique pour une boisson gazeuse, sportif classe pour un vêtement, etc. L’animateur d’un meeting préélectoral tient son public à partir du moment où il déclenche à volonté les vivats en prononçant le nom du candidat à promouvoir, et les « Houhou ! » en prononçant le nom de son adversaire.

Depuis deux décennies, avec la généralisation du traitement numérique du langage, ce phénomène de signalétisation trouve de nouvelles opportunités pour s’étendre. En effet, il est très aisé de conjuguer l’automatisation des processus que permet l’informatique avec le caractère mécanique du fonctionnement du signal.

Les mots-clés de nos textes numériques sont des mots devenus signaux : ils signalent que le texte doit être rattaché à un thème déterminé. Jusque-là rien de gênant : les mots-clés sont un peu les héritiers numériques des index des livres imprimés qui étaient déjà des signaux. Mais quand ces mots-signaux sont accessibles sur le réseau mondial – ce qui est le plus souvent le cas – ils sont la pâture de robots, tels les moteurs de recherche, lesquels démultiplient leur valeur de signal. C’est bien pourquoi Internet est devenu aujourd’hui un réseau de mots-signaux : entrer sur Internet consiste essentiellement à entrer des mots signaux … et à recevoir des pages qui ont été reliées à ces mots signaux.

Tout cela est très pratique, puisque l’on peut obtenir quasi instantanément des documents pertinents pour sa recherche. Mais l’affaire s’est compliquée à partir du moment où le système marchand s’est massivement investi sur Internet. En particulier en monnayant la publicité sur les pages visitées, il a induit une compétition au nombre de visites – nombre de clics d’entrée – sur chaque page. Il en est découlé le développement de techniques de référencement – comment faire pour que les moteurs de recherche mettent en avant vos pages – qui ont renforcé le rôle de signal des mots. Pour être bien référencé, il s’agit non seulement de mettre les mots-clés intéressants, mais de faire passer de tels mots – pas forcément directement lisibles d’ailleurs – dans les titres, les présentations, au début des textes, etc. Les mots « intéressants » en tel contexte sont les mots qui génèrent les plus nombreux clics, parce que la promotion des pages dans les moteurs de recherche est fonction du nombre de visites.

Les mots sur Internet deviennent ainsi des signaux comme à double-fond. Ils signalent un thème, et en cela reconduisent dans la langue symbolique (qui dit quelque chose du monde) comme le ferait un index. Mais ils signalent aussi en tant qu’« attracteurs de clics ». Ils renvoient alors chacun à un nombre déterminé de clics qui les discrimine et les constitue en un code de signaux en lequel est totalement évacuée leur signification symbolique originelle. Or, en tant que tels, ce sont des signaux prioritaires puisqu’ils conditionnent la rencontre de la page mise en ligne avec son lectorat. De plus ces signaux sont déterminés automatiquement par les robots qui font sans cesse le tour d’Internet pour comptabiliser leur visibilité. Dès lors, le sujet du discours sur Internet – aujourd’hui tout un chacun – se trouve entraîné dans une logique inédite : il ne s’agit plus de promouvoir les mots qu’il juge intéressants pour ce qu’il veut dire, mais de rattacher coûte que coûte ce qu’il veut dire à des mots-signaux qui ont une cote (en clics) avantageuse sur la Toile. Mettre les mots qui déclenchent les clics – ou les achats, ou les votes, ce sont des équivalents – c’est là une logique d’usage de la langue promue par les Sophistes et qui était, jusqu’à récemment, le propre des annonceurs publicitaires et des communicants. On voit l’effet boule de neige d’une telle logique : plus un mot est cliqué, plus il cliquable, etc. Il se crée ainsi des trajets démesurément privilégiés et un Réseau globalement très déséquilibré et aussi fort volatil puisque, par effet de mode, des mots-signaux deviennent du jour au lendemain follement prisés en fonction de facteurs parfaitement circonstanciels, tel un événement d’actualité.

On peut donc parler d’une aliénation de la langue par signalétisation dans son usage sur Internet. Rappelons que ce n’est pas Internet en tant que tel qui est en cause, mais le fait que le système marchand ait pu en faire un champ de compétition généralisée. Le réseau mondial favorise cette mise en compétition parce que – revers de son universelle capacité de communication – il fait perdre de vue le récepteur. Ne sachant pas qui est son récepteur, ce que sont ses intérêts, pour que la communication se fasse on a effectivement besoin de signaux qui réalisent un minimum de reconnaissance. Le langage est perverti à partir du moment où l’on fait des mots-signaux un enjeu de pouvoir (ce pouvoir étant jugé au nombre de pages vues). Les textes numérisés sur le réseau mondial permettent aisément de donner une objectivité mesurable à ce pouvoir. Dès lors peut s’installer une compétition généralisée faisant de la Toile une immense arène sophistique, en laquelle chaque internaute est requis de se faire apprenti sophiste.

Cela signifie que les mots les plus affichés sur Internet sont des mots dégradés en ce qu’ils ne disent rien du monde parce qu’ils ne servent qu’à établir un rapport de pouvoir.

Pensons en particulier au mot-signal « J’aime » (en anglais « Like ») ou son jumeau « Partager » (« Share ») désormais quasiment omniprésents sur les pages Internet. Ces mots commandent de juger une page en invitant (ou non par défaut) ses « amis » (c’est le terme employé) à la consulter. Si l’on clique pour réaliser cette invitation, on engendre un processus de renforcement quasi automatique : comment ne pas aimer et faire aimer ce que notre ami aime et nous fait aimer ? Le choix positif sur la page a ainsi vocation à être rediffusé de la même manière par chacun des destinataires, et ainsi de suite, se renforçant à chaque fois du nombre de visites sur la page concernée – on sait, mathématiquement, que si chacun transmettait à tous ses correspondants, il suffirait de cinq niveaux de transmission pour toucher l’humanité entière ! C’est ainsi que se concrétise sur la Toile un phénomène d’engouement collectif aussi rapide qu’éphémère qu’on appelle un buzz. Après tout, cela pourrait paraître plutôt sympathique !

Mais, finalement, n’est-ce pas une logique assez proche de celle qui préside au choix, dans une fourmilière, du chemin qu’emprunteront les fourmis pour accéder à une source de nourriture ? Chaque fourmi laisse des phéromones sur le chemin qui sont le signal qui engage les autres à l’emprunter lesquelles reconduisent le même processus, ce qui renforce asymptotiquement l’attrait du trajet le plus emprunté parce que le plus intéressant, jusqu’à ce que les fourmis n’empruntent qu’un seul trajet. Les clics sur les « j’aime » ou sur les invites à « partager » ne sont-ils pas un peu comme ces phéromones ? Cette manière de communiquer par signalisation sur impulsion émotive (car il suffit de cliquer, il n’y a aucun argument à former) n’est-elle pas emblématique d’une dégradation signalétique du langage ? Si elle devait se généraliser, ne rapprocherait-elle pas le réseau mondial de la fourmilière ? Avec cette différence que c’est finalement l’instinct qui commande le comportement des fourmis, alors que les comportements des individus connectés peuvent être délibérément planifiés par des hommes – il y a des techniques précises et enseignées pour créer un buzz.

* * *

Parler, c’est essentiellement dire quelque chose ! Il est bon de rappeler cette vérité toute simple. Car c’est bien pour ce « quelque chose », finalement la position d’un monde commun habitable, que les hommes se sont si pleinement accordés pour se donner une langue. Car le monde, et donc la langue qui le donne, sont les biens les plus précieux que les hommes se soient donnés.

Il faut le rappeler contre les développements récents de la pensée du langage qui tendent à dévaluer la dimension référentielle du discours (le « quelque chose ») – et partant, sa valeur de vérité – au profit de sa dimension pragmatique (l’effet qu’il a sur les comportements). Cette dévaluation ouvre tout grand la porte à l’usage sophistique du discours : parler pour faire réagir, plutôt que parler pour s’occuper ensemble des problèmes du monde. C’est ce que l’on constate avec le poids toujours croissant que prennent, dans la société, les discours de propagande.

Il faut le rappeler surtout face au défi que pose à l’humanité – à notre humanité – la conjonction des intérêts marchands avec la numérisation des textes et leur diffusion quasi instantanée sur un réseau mondial. Dans ce réseau, où circule désormais l’immense majorité des informations, elle a amené au premier plan des mots qui ne disent plus rien mais ne font que signaler les positions d’une compétition implacable pour la visibilité des pages. Elle favorise ainsi la dégradation d’une partie de la langue en codes de signaux tout entier voués à cette compétition qui n’est autre que celle des intérêts particuliers promus par ce monde contemporain du règne de la marchandise.

jeudi, juin 05, 2014

De l’amoralité du robot

 Quand l'institution militaire investit des millions de dollars pour la recherche visant à donner un sens moral aux robots, cela signifie qu'elle prévoit de lâcher des robots qui prendront de façon autonome la décision de tuer ... pour le Bien, évidemment ! Mais un robot moral est-il concevable ?
 


Le site de la très vénérable revue américaine The Atlantic, publiait le 14 mai un article intitulé The Military Wants To Teach Robots Right From Wrong (L’armée veut enseigner aux robots la distinction du Bien et du Mal) qui annonçait que « le gouvernement américain dépense des millions pour le développement de machines qui comprennent les conséquences morales. »

Que l’armée la plus puissante du monde ait un tel projet porte à sourire, avec quand même une pointe de commisération pour le contribuable américain qui le finance, tant il paraît stupide.

La moralité, en effet, c’est se donner des règles de comportement en fonction d’une conception du bien et du mal.

Se donner des règles de comportement, c’est choisir de ne pas suivre, en certaines circonstances, ses impulsions spontanées, c’est donc évaluer plusieurs comportements possibles et se contraindre à choisir celui qui est conforme à sa conception du bien. C’est donc s’obliger.

Il est contradictoire avec la nature de cette créature artificielle qu’est le robot qu’elle possède une conception du bien, connaisse la différence entre comportement spontané et comportement contraint, soit capable de se donner des règles et s’obliger à les suivre. Tout robot reste un système mécanique automobile, doté de capteurs externes et internes, et programmé pour prendre en compte certains types d’événements et y réagir d’une certaine façon. Le robot est par nature hors de l’obligation morale. Il est amoral.

Le robot, le vivant et l’humain

Il est vrai qu’à un certain niveau de finesse de son montage et de richesse de sa programmation, le robot peut engendrer, du point de vue de l’observateur extérieur, un effet de finalité comme s’il poursuivait un but, et partant, un effet de conscience comme s’il choisissait son mouvement, voire un effet d’apprentissage comme s’il accumulait de l’expérience.

Le fin mot de l’affaire est de reconnaître que, si complexe soit le chemin logique qui mène des signaux matériels venant des capteurs à la détermination du comportement (boucles de rétroaction, opérations itératives, etc.), le comportement du robot est toujours réactif. Le robot ne fait toujours que réagir au système capteurs/programme.

Par nature un comportement réactif est nécessaire – étant données les conditions initiales, il ne pouvait pas être autre qu’il a été, même si cette détermination intègre, par le programme, l’aléatoire (en telles conditions, il pourra faire aléatoirement ceci ou cela, …). Le comportement du robot est donc toujours, de droit, prévisible (éventuellement comme aléatoire) ; bien qu’il puisse se trouver qu’en pratique la complexité du programme et la multiplicité des capteurs rendent cette prédiction impossible à réaliser.

Il s’ensuit que le robot n’a pas de conscience. Pourquoi faire une hypothèse si coûteuse – et invérifiable – alors que l’on sait très bien que le comportement réactif n’a pas besoin de conscience ? Avez-vous besoin de conscience pour déclencher votre activité gastrique, ou pour abaisser vos paupières lorsqu’un projectile se dirige rapidement vers vous ?

Et le robot n’est pas libre, tout comme nous ne sommes pas libres quand nous ne faisons que réagir. Il y a un lien étroit entre conscience et liberté, bien mis en évidence par Bergson, dans La conscience et la vie (in "L'énergie spirituelle"). C’est d’ailleurs aussi pourquoi Bergson accorde la conscience à tout le monde vivant. Car ce qui caractérise l’individu vivant, c’est qu’il ne se contente pas de réagir : il a une capacité de choisir. Certes, le monde vivant non humain peut être considéré comme essentiellement réactif en ce sens que sa finalité est dictée par la biosphère. Elle consiste pour chaque espèce à s’insérer dans son biotope et s’y épanouir en se mettant dans la meilleure situation pour se reproduire et ainsi se perpétuer. Mais ce qui fait que chaque individu est vivant, c’est qu’il a sa manière bien à lui de poser sa finalité dans son milieu qui signe une liberté positive : une liberté de choix. Voilà pourquoi les animaux de même espèce ne constituent pas les exemplaires indifférenciés d’une série. Ils sont différents, ils ont, peut-on dire, leur personnalité – ce qui se voit très bien dans les animaux domestiques. Dans la salle de stockage d’une usine de production de robots, ceux-ci sont bien tous rigoureusement identiques, et leur notice d’emploi indique bien qu’ils relèvent des mêmes spécifications et annoncent les mêmes performances. C’est pourquoi aussi, contrairement au robot, le comportement de tout individu vivant est, de droit, imprévisible.

Les animaux choisissent. Mais ils ne conçoivent pas de bien et de mal. Ils ne font que poursuivre, chacun à leur manière propre, le bien prescrit par la biosphère. C’est pourquoi les animaux, comme tous les êtres vivants non humains, n’ont pas de moralité.

Ainsi les robots peuvent avoir des comportements imprévisibles et présenter des effets de finalité, mais ils n’ont jamais ni liberté, ni conscience, et a fortiori ne sont pas moraux.
Les êtres vivants sont toujours imprévisibles parce qu’ils ont une dimension de liberté. Mais ce n’est qu’une liberté de choix pour réaliser une finalité d’origine extrinsèque. Les humains ont non seulement la liberté de choisir leur comportement, mais ils ont la liberté de se donner un bien en dehors des prescriptions de la biosphère. Il sont moraux en ce qu’ils sont capables de se donner des règles et de s’obliger en fonction de ce bien.

Grandeur et limite de la moralité

Mais ce n’est pas assez dire que de définir la moralité comme obligation relative au bien.
Car le mot « bien » n’exprime que l’idée de valeur finale en général – un but qui n’est pas moyen pour un but plus élevé. Et comme l’homme peut le concevoir hors des prescriptions naturelles, il y a plusieurs valeurs finales possibles, lesquelles peuvent être contradictoires. Le respect d’autrui peut être une valeur finale, mais la justice peut l’être aussi et chacun sait qu’elle est pourvue d’un glaive qui parfois emprisonne et même trucide.

Le bien dont relève la moralité a ceci de particulier qu’il s’impose dans l’intime de la conscience de l’individu comme dans l’ensemble des humains. Il est à la fois une affaire personnelle et universelle. Une tradition de pensée, surtout promue par les britanniques Hume (1711-1776), Bentham (1748-1832) et Stuart Mill (1806-1873), en a déduit que la moralité est le moyen que les hommes se donnent collectivement pour atteindre le bien commun. Et si la moralité s’impose d’emblée à la conscience des individus, c’est en fonction d’une sensibilité spontanée de tout individu humain au bien commun. Et pour ces auteurs le bien commun ne peut être que le bonheur collectif.

Pourtant cette conception ne cadre pas toujours avec l’expérience morale. N’eut-il pas été, de ce point de vue, moral que les premiers médecins qui, en 1982, se sont rendu compte de la dangerosité du sida comme pandémie mortelle et sans remède efficace, éliminent systématiquement les malades contaminés qui s’adressaient à eux en les empoisonnant sous couvert de médication ?

Pourquoi cette hypothèse choque-t-elle ? Parce qu’on trompe et sacrifie délibérément des êtres humains qui donnent leur confiance. Mais cela est rendu possible par une conception de la morale fondée sur la seule considération des conséquences. Or, Kant remarquait (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785) que l’obligation morale se donne toujours comme « impératif catégorique » – c’est-à-dire comme une exigence de suivre la règle sans conditions. Alors qu’entrer dans la considération des conséquences rend toujours la règle morale conditionnelle. Par exemple, cela la conditionne à un calcul des dommages/bénéfices qui n’est pas toujours évident. Mais, nous montre Kant, on ne calcule pas dans le choix moral. Au point que tel résistant pris par les nazis a été capable de mourir sous la torture pour ne pas dénoncer les gens qui l’avaient hébergé.

C’est pourquoi Kant soutient que la moralité n’a pas tant à voir avec le contenu de l’acte (et donc avec ses conséquences) qu’avec sa forme. Être moral c’est agir de manière telle qu’on ne traite jamais l’être humain, aussi bien en autrui qu’en soi-même, simplement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin. Le bien qui fonde ce principe est le respect de la personne humaine qui en tant qu’être raisonnable est valeur absolue.[1]
Ce principe amène les règles qui proscrivent, entre autres, le crime, la violence arbitraire, le mensonge, etc. Ainsi pour Kant il est toujours immoral de mentir, même si, s’adressant à un criminel, le mensonge permet de l’empêcher de commettre son crime.

Mais la conception kantienne du bien moral fait aussi problème. Par exemple, le médecin arrivant sur les lieux d’une catastrophe, face aux nombreux blessés qui exigent des soins immédiats, ne doit-il pas choisir de qui il va s’occuper en premier ? Et le mieux n’est-il pas de choisir du point de vue des conséquences ? Par exemple, sacrifier la personne âgée pour sauver la jeune femme ? Mais il n’est pas quitte de son sens moral : comment pourra-t-il oublier ce regard implorant de celui qu’il n’a pas secouru ? Non seulement, il aura eu le courage de se précipiter sur les lieux du drame pour secourir au mieux, mais il gardera le tourment moral de ces personnes – ces valeurs absolues – qu’il a dû sacrifier.

Cette dernière remarque confirme que c’est bien l’interprétation kantienne de la morale qui rend adéquatement compte de notre expérience morale. Mais il faut alors reconnaître que la moralité humaine, par l’inflexibilité de son exigence, est quelquefois bien encombrante. C’est bien pourquoi la politique doit transiger avec la moralité : quand on a en charge le bien collectif, il faut régulièrement sacrifier des innocents.

Peut-être faut-il accepter que l’humain s’oblige selon la loi morale alors même que celle-ci peut entrer en contradiction avec les exigences du bien collectif ? Peut-être est-ce là une autre dimension de la finitude humaine ? Peut-être est-ce une des tâches les plus sensées pour une existence humaine que de contribuer à réunir les conditions qui minimisent la possibilité de contradiction entre la loi morale et le bien public ?[2]

Mais il semblerait que c’est dans une toute autre direction que l’on s’oriente de nos jours, du moins dans les sphères des technologies de pointe de l’armée américaine.

Possibilité d’un effet artificiel de moralité

Le projet serait de faire progresser l’autonomie des robots jusqu’à leur donner la capacité de choix moraux. Comme le dit Ronald Arkin cité dans l’article de The Atlantic : « … je suis convaincu qu'ils [les robots] peuvent agir de manière plus morale que les soldats humains en sont capables. »

Ce n’est pas un hasard que ce soient les militaires qui œuvrent à cette ouverture puisque l’armée est l’institution qui a vocation à gérer les situations catastrophiques, c’est-à-dire en lesquelles sont collectivement mises en jeu les vies humaines. C’est surtout en ces situations qu’apparaissent les dilemmes moraux entre la valeur absolue de la vie humaine et l’intérêt collectif.

Il faut souligner la position morale singulière du soldat en opération de guerre. Il est, par fonction, régulièrement confronté au dilemme moral. Dès qu’il se trouve en situation de tuer un ennemi qu’il identifie comme être humain singulier, il doit choisir d’éliminer un être qu’il reconnaît comme valeur absolue – autrement dit, enfreindre la loi morale – pour accomplir sa mission réputée nécessaire au bien commun. D’une telle situation, peut-être ne sort-on jamais indemne ? C’est un problème auquel est toujours confronté tout commandement militaire, peu reconnu, mais lancinant et très délicat à gérer. Par exemple, pour l’efficacité du soldat on est amené à tolérer des discours simplistes de violence, l’usage de l’alcool et de drogues, tout cela étant des ferments de problèmes sociaux par la suite. Cela implique aussi la gestion des séquelles psychopathologiques chez les soldats. N’est-ce pas d’abord de ce problème moral du soldat que se délivrerait l’institution militaire si elle réussissait à faire prendre en charge les opérations violentes par des soldats-robots « moraux » ?

Nous avons vu que le robot, parce qu’il n’est pas conscient, ne peut pas être moral. Il ne faut donc attendre qu’un effet de moralité de sa part, réalisé par une construction adéquate. Cela ne peut vouloir dire autre chose que, de la part du constructeur, la sélection de marqueurs « moraux » (par exemple la plainte d’un individu humain identifié comme appartenant aux « bons ») auxquels correspondent dans la machine les capteurs adéquats et la programmation de la réaction selon des règles qui expriment la vision du bien du cahier des charges (c’est-à-dire du commandement de l’armée américaine) : en gros secourir les bons et neutraliser les méchants.

On comprend que l’effet de moralité obtenu du robot ne peut concerner que les conséquences de ses choix d’action sur le bien collectif tel que l’ont programmé ceux qui l’ont conçu. On ne peut donc faire prendre en charge par le robot que la morale au sens – très insuffisant – des choix en fonction du bien commun, selon la conception de la tradition de pensée anglo-saxonne. Le robot peut effectivement être ultra performant dans le calcul rapide des dommages/bénéfices des conséquences de son action. Le robot, ayant fait son calcul quasi instantanément exécute son job sans se laisser dériver par des conflits intérieurs ("Mais cet enfant implorant ?", "Mais mon ami en difficulté ?", "Qu’est-ce que je supprime en le tuant lui ?", etc.) De ce point de vue Ronald Arkin peut effectivement affirmer que les robots seront moralement bien meilleurs que les hommes.

En ce qui concerne le robot-soldat, dont l’aptitude « morale » le conduirait également à éliminer les ennemis du bien tel qu’on a programmé qu’il les reconnaîtrait, il faudrait alors que les capacités de captages des informations pertinentes et la programmation soient extrêmement fines ; car tout indique que la sensibilité d’un être humain aux paramètres pertinents d’une situation où sa vie est en jeu est inégalable. Gare aux tués par erreur pour les circonstances ambiguës ! Or les contextes catastrophiques sont bien ceux où les repères habituels sont bouleversés. Quand on lit l’article de The Atlantic on a la nette impression que certains ne seraient pas gênés de faire endosser la responsabilité de la bavure au robot ! Et le traduiraient-ils en conseil de guerre ? Il faut compter aussi avec les pannes, les bugs, et les hackers qui seraient fortement motivés à introduire dans le robot une application clandestine permettant d’en prendre un certain contrôle.

Bref, pousser l’autonomie du robot jusqu’à un effet de choix moraux semble bien audacieux. Peut-être ne sera-ce jamais plus qu’un fantasme scientiste supplémentaire ? Quoiqu’il en soit de cette faisabilité, la mise en avant, aujourd’hui, du « robot moral » est significative. Elle se produit dans le prolongement de la relative réussite des drones militaires. Un drone est directement piloté à distance par un humain qui est ainsi responsable des actions qu’il fait exécuter. Mais cette scission entre deux lieux avec le champ restreint de connaissance du théâtre des opérations qu’il implique pour le décideur est perturbant. Pourquoi ne pas réunir la capacité et la décision (et donc le choix moral) dans le drone devenu moralement autonome ? N’y aurait-il pas un gain d’efficacité ? On vient de voir combien cela est douteux. Le bénéfice essentiel du robot décidant de manière autonome de secourir ou de tuer ne serait-il pas, pour un pouvoir comme le pouvoir militaire, de se délester d’une certaine part de sa responsabilité morale quant à la vie et la mort des autres, et en particulier d’amoindrir sa confrontation à cette difficile limite du pouvoir humain qui est celle de ces tourmentants dilemmes moraux que nous avons évoqués plus haut : « C’est le robot qui a décidé. Et il a été programmé pour faire le meilleur choix ! » ?

Mais n’y a-t-il pas d’autres motivations qui surdétermineraient cette promotion du robot « moral » ?[3]

Fantasme démiurgique

En effet on sent dans les déclarations qui sont faites sur la faisabilité de robots « moraux » une composante affective de fascination pour le pouvoir de la science qui serait capable de créer des êtres qui auraient cet attribut qu’on juge le plus élevé chez l’homme : le sens du bien et du mal.

C’est la plus récente édition d’un bien vieux fantasme, puisqu’il date de l’avènement de l’époque moderne, quand les hommes se sont sentis capables de mettre la nature à la question – ce qu’on a appelé « la science expérimentale » – pour lui faire avouer ses procédés cachés. Les hommes se sont alors sentis posséder des pouvoirs qu’ils n’auraient jamais osé envisager auparavant : percer du regard la voûte céleste pour entrer dans le secret des astres, faire du vide, créer des machines automotrices, etc. Étant capables de mettre à jour les secrets de fabrication de la nature, ils ont eut tôt fait de s’imaginer comme des dieux : c’est le fantasme démiurgique.

Et l’expression la plus achevée de ce fantasme démiurgique a dès lors été de recréer artificiellement la plus perfectionnée des créatures naturelles : l’homme. On le voit dès le début du XVIIIe siècle avec la mode des automates. Vers 1740, le français Vaucanson se taille un grand succès dans toute l’Europe en montrant les automates qu’il a créé, tel le « Joueur de flûte et de tambourin ». La littérature de science-fiction témoigne de l’insistance de ce fantasme en le prenant comme thème majeur (Asimov, Dick, etc.) La recherche pour réaliser l’être humain artificiel – l’androïde – est un fil rouge d’une continuité remarquable dans l’histoire de la technoscience depuis les automates de Vaucanson jusqu’au robots contemporains bourrés d’électronique et d’informatique et capables d’effectuer des tâches anthropomorphiques de services.

On envisage aujourd'hui de franchir l’étape ultime qui serait l’autonomie de décision du robot rendue possible par sa capacité de prendre en compte les valeurs morales. Mais, avant de s’ébahir sur les audaces technoscientifiques, il faut avoir conscience que le simple emploi du mot « robot » dans un titre de presse est un activateur de fantasmes sur la science et la technique.

La mise en évidence du fantasme démiurgique permet de souligner la racine irrationnelle de l’investissement dans le projet de rendre les robots « moraux ». Cela permet de mieux éclairer la thèse que nous avons établie au départ. Les robots ne seront jamais moraux au sens humain du terme, tout au plus pourront-ils produire un effet de moralité, mais qui ne dédouanera pas de leur responsabilité morale ceux qui les ont construits et ceux qui les mettent en œuvre.

Mais, plus généralement, le fantasme démiurgique met en évidence une dimension passionnelle à l’adhésion commune à l’idéologie du progrès technoscientifique rédempteur qui oriente si massivement les énergies humaines dans le monde actuel. Elle permet de mieux comprendre cette option de fuite en avant dans les solutions techniques, sourde aux objections raisonnables, qui caractérise la situation contemporaine de l’homme.
 


[1] Kant, séparant radicalement les humains des autres vivants, ne pensait pas que l’on puisse ressentir une obligation morale vis-à-vis d’animaux. Mais nous savons que ce sens moral existe ; il est particulièrement patent envers les animaux avec lesquels nous avons développé des liens affectifs et qui nous font confiance.

[2]  Une des pistes serait de réduire les risques de situations catastrophiques, c’est-à-dire les guerres et autres affrontements violents collectifs, mais aussi  les risques technologiques (par exemple à Fukushima, comme à Tchernobyl auparavant, on a dû masquer le risque aux « pompiers » auxquels on a demandé d’intervenir suite à l’explosion d’un réacteur, alors qu’on savait qu’on les envoyait au sacrifice). Une autre piste serait de revoir la forme du pouvoir politique : plus le pouvoir est centralisé, plus les individus sont utilisés comme des masses de manœuvre et donc susceptibles d’être sacrifiés.

[3]  Dans la promotion de robots « moraux », il y a une détermination qui mérite aussi d’être évoquée. Elle est de nature idéologique. Il s’agit de promouvoir l’investissement anthropomorphique sur les objets techniques. « Investissement anthropomorphique » ? S’attacher à eux comme si c’étaient des humains. L’expansion de la logique marchande de plus en plus profondément dans le tissu social est en effet destructrice de liens de solidarité et de confiance avec autrui. Un manque s’est donc créé. Il s’agit de faire croire que le robot quasiment comme nous – sous-entendu ici : « moral » – pourrait le combler.

vendredi, mai 30, 2014

Le complexe d’Alexandre et l’avenir de la planète

Alexandre le Grand vint rendre visite au philosophe cynique Diogène à Corinthe et lui dit : « Demande-moi ce que tu désires le plus ! », Diogène répondit : « Écarte-toi de mon soleil ! »



Nous sommes en Grèce au IVème siècle avant J.-C. ; Alexandre le Grand est alors l’homme qui a le plus de pouvoir au monde. On le voit pourtant se prendre comme une claque lors de sa rencontre avec le philosophe cynique Diogène, homme vivant dans la rue, plus précisément dans un tonneau, et ne possédant rien d’autre qu’un manteau, une besace et un bâton.

Comment un pouvoir qui, relativement à l’époque, est déjà d’ampleur mondiale, peut-il être ainsi mis en échec par un simple individu démuni ? Que peut nous apprendre cette scénette sur le pouvoir et ses limites ?

« Demande-moi ce que tu désires le plus ! »

Le pouvoir caractérise une position sociale qui permet de déterminer les comportements d’autrui. Le pouvoir permet de satisfaire les trois passions principales qui, régulièrement, grèvent les rapports sociaux : la gloire, la richesse et la domination. Ces passions entraînent inévitablement les individus dans une interminable compétition. La position de pouvoir acquise par un individu marque son niveau de gain dans cette compétition. À l’époque de notre scénette, l’empereur Alexandre de Macédoine est le grand gagnant de cette compétition.
Pourquoi va-t-il se confronter à un va-nu-pieds philosophe qui est justement celui qui a renoncé à toute compétition et n’a donc aucun pouvoir ?
Parce que Diogène, s’il n’a aucun pouvoir, a quand même une grande influence sociale, qu’il a acquise, en dehors de toute compétition, par sa manière de vivre dans la cité et par sa parole. On comprend que ce type d’impact sur la vie sociale ne puisse être nommé « pouvoir » sans amener à une grande confusion. On peut lui réserver le terme de « puissance ». Diogène a une puissance sociale.
La logique du pouvoir, c’est de l’emporter dans l’accès à des biens rares qui sont poursuivis par d’autres (être le premier, avoir plus d’argent, etc.). Cela implique toujours de soustraire des biens aux autres.
La logique de la puissance, c’est de dispenser à autrui un bien que possède seul celui qui est puissant. La puissance n’enlève rien à autrui, au contraire elle permet toujours de donner.
Diogène apporte sa vision du monde et sa lucidité critique sur la société de son époque à ses congénères. Et Alexandre est attiré par Diogène comme le papillon de nuit est attiré par la lumière.
Pourquoi ? Parce qu’il sait que son pouvoir immense est quelque part impuissant. Le pouvoir est en effet toujours une emprise sur le comportement d’autrui par défaut. En effet, le soumis au pouvoir est toujours le vaincu, celui qui n’a pas gagné dans la compétition pour la gloire, la richesse ou la domination. C’est pourquoi le pouvoir est toujours précaire, instable : les soumis n’oublient pas ce qu’ils ont convoité, ont appris de leur échec, et attendent l’occasion favorable. Cette précarité du pouvoir est d’ailleurs proportionnelle a son importance. Plus on est en vue, plus on attise les convoitises, plus on multiplie les rivaux. Alexandre allant voir Diogène dans Corinthe a besoin d’être accompagné par sa garde personnelle.

Mais l’on est soumis à un pouvoir qu’autant que l’on s’implique dans les valeurs qu’il promeut. Il est aussi possible que l’on se désintéresse de ces passions communes que sont la gloire, la richesse et la domination ; il est possible que la compétition pour le pouvoir indiffère. Ceux qui adoptent une telle attitude restent hors de prise du pouvoir (sauf menées de pure violence de celui-ci ; mais un pouvoir qui ne peut s’exercer que par la violence est un pouvoir en échec : il ne dure pas) : ils sont proprement « insoumis ». Hé bien, justement, le philosophe cynique, comme Diogène, est exemplairement l’un d’eux. Par son existence il montre que le pouvoir est aussi totalement dépendant de l’adhésion des individus aux valeurs qui motivent l’état de compétition dont il procède.

Pourquoi Alexandre vient-il interpeller Diogène ? Parce qu’il a besoin d’une adhésion positive à ce qu’il est. Comme il a entendu parler de Diogène par sa réputation, sans doute envie-t-il la puissance de cet homme sans pouvoir. Alexandre voudrait bien aussi éprouver un sentiment de puissance !

Être puissant c’est être en capacité de donner ce que soit seul on peut donner. Parce qu’il est celui qui a le plus de pouvoir, Alexandre est celui qui, du point de vue des biens liés aux passions humaines, peut le plus donner. D’où son injonction à Diogène : « Demande-moi ce que tu désires le plus ! »

« Écarte-toi de mon soleil ! »

Alexandre le Grand fait ainsi une offre de don à Diogène le Cynique.
Mais comme il n’a de notion de ce qui est bien que dans le cadre de la course au pouvoir à laquelle il a voué sa vie, il n’envisage de donner que des biens qui consacrent la richesse, la gloire et la domination. Il s’attend donc à ce que Diogène lui demande une rente à vie, une jolie propriété avec jardin où il pourrait recevoir ses disciples, une place de pouvoir dans l’administration de l’empire (ministre de la culture ?…), un accès à son parc de « favorites », etc.
Il se sentirait ainsi justifié de sa course au pouvoir, et des violences qui l’accompagnent : « Tu vois, c’est seulement parce que j’ai acquis ce pouvoir que je puis te protéger, toi, philosophe ! ». Mieux même, il serait conforté dans ses valeurs en arrimant, par son don, le philosophe à l’une ou l’autre des passions de pouvoir (gloire, richesse ou domination). Diogène ne serait plus un insoumis.

Non seulement l’offre à Diogène ne coûte quasiment rien à Alexandre, mais elle le délivre, un temps, de son impuissance – car on sait que les passions nous mènent et ne nous laissent jamais contents. Elle confirme le sens qu’il donne à sa vie. Elle parfait son pouvoir en transformant un contestataire en affidé.
D’ailleurs, l’offre de don d’Alexandre n’est peut-être qu’une manière habile de quitter le domaine de la compétition pour y revenir de manière encore plus gagnante.

Debout, avec ses attributs vestimentaires d’empereur, surplombant le philosophe couché n’ayant que sa couverture, Alexandre est parfaitement à l’aise. Mais il ne l’est que dans la mesure où il est persuadé que les valeurs qu’il met en offre, concrétisées par ces biens qu’il a consacré sa vie à poursuivre et qui font la supériorité sociale d’un homme, sont des valeurs qui doivent s’imposer à tous : des valeurs objectives.

Or, à partir du moment où Diogène répond « Écarte-toi de mon soleil ! », elles ne le sont plus !

Là est précisément le cuisant de la claque que constitue la répartie de Diogène.

Alexandre le Grand apprend tout à la fois qu’il est faux que l’homme à ses pieds ne puisse être qu’en attente de ses bienfaits, qu’il est même faux qu’il puisse être en attente tout court, que bien au contraire il avait tout ce qu’il lui faut jusqu’au moment où la silhouette impériale est venu faire ombre sur lui, et qu’il n’est en ce moment pour cet homme rien d’autre qu’un obstacle aux rayons solaires.

Le système de valeur qui donne sens à la vie de l’empereur est ainsi discrédité. C’est la clef de voûte de l’arc de triomphe impérial qui chancelle.

« Écarte-toi de mon soleil ! » C’est la formule de l’échec de l’idéologie. L’idéologie est le système de valeurs qui émane des pouvoirs dominants dans la société et qui requiert d’être partagé par tous pour que ces pouvoirs durent et prospèrent. C’est pourquoi les pouvoirs sociaux – nous parlons bien de pouvoir et non de puissance – toujours ont recours à des mises en scène qui frappent l’imagination, que ce soit sous forme de récits ou d’images (animées ou non), pour magnifier les valeurs idéologiques (pensons, comme exemple, à l’histoire régulièrement resservie, du gagnant au Loto).

La lumière du soleil est ici d’abord le bien qui échappe à la logique de la compétition parce qu’il est, par nature, également disponible pour tous. La lumière du soleil est hors de prise de l’idéologie.[1]


Il y a donc 24 siècles, en 4 mots, Diogène le Cynique pulvérisait l’idéologie. Le mystère est qu’elle puisse être encore si efficace aujourd’hui. Les humains semblent embarqués dans les mêmes valeurs passionnelles – quoique la cupidité (« faire du fric ») ait désormais pris la préséance sur la domination – engendrant la même course généralisée au pouvoir. Alors même qu’il est avéré que cette logique passionnelle mène désormais tout droit dans le mur de désastres écologiques majeurs.


Le complexe d’Alexandre

La réponse est que nous sommes peut-être, en une part de nous-mêmes, tous des Alexandre.

Nous sommes tous des Alexandre d’abord parce que nous participons tous des passions de gloire de richesse et de domination, qui sont des passions qui s’enracinent dans des désirs infantiles communs – on peut les considérer comme étant déterminés phylogénétiquement : l’enfant devait s’imposer au milieu d’une fratrie qui était souvent nombreuse.

D’autre part, l’idéologie a pu survivre à la critique Cynique parce qu’elle bénéficie d’une racine profonde dans le psychisme humain. C’est la propension à croire. Cette propension est naturellement présente chez l’enfant qui, dès l’acquisition du langage, a besoin de trouver un sens à sa vie et quête la réponse à travers ses questions à ses proches (« Pourquoi … ? », « Est-ce que c’est bien ? », etc.). Il adhère aux réponses qui lui sont proposées – religieuses ou autres – par confiance envers ceux qui le lui délivrent. Il s’agit donc d’une adhésion par croyance, et non par raison. Ainsi le premier système de valeurs de tout être humain n’est pas réfléchi rationnellement : il relève de la croyance. Or, tout pouvoir sait qu’il peut d’autant mieux se faire accepter qu’il suscite l’imaginaire de la relation de l’enfant aux parents, en particulier au père. C’est en favorisant cette attitude régressive qu’il peut faire accepter sa bonne parole sur les valeurs en court-circuitant l’esprit critique, c’est-à-dire par croyance. Ainsi tout pouvoir s’impose d’autant plus facilement par son idéologie qu’il réactive à son endroit les désirs infantiles vis-à-vis des parents.

Bien qu’il soit l’homme du plus grand pouvoir, Alexandre fait l’enfant par son adhésion aveugle à l’idéologie dont il hérite de sa culture : bien qu’il soit attiré par la puissance de Diogène, il ne peut concevoir d’autres valeurs que celles de la société guerrière qui l’a vu naître. Par contre Diogène est adulte parce qu’il exprime la puissance sociale que lui donne sa faculté proprement humaine de réfléchir sur les valeurs finales qui doivent orienter la vie de la cité. Aristote enseignait, à la même époque, que « l’homme est un animal politique » parce qu’il doit réfléchir collectivement en quoi consiste « le bien et le juste » (Politique I, 1). Ce qui signifie que la politique sous l’emprise de l’idéologie – qui est la politique comme course au pouvoir – n’est pas encore véritablement la politique puisqu’elle ne réfléchit pas les valeurs finales de la vie collective. Elle n’est qu’une singerie plus sophistiquée des luttes pour la domination dans les sociétés animales.

Mais l’être humain est complexe. Il peut être sur des positions régressives et passionnelles en certaines circonstances et, en d’autres, sur des positions raisonnables. Tout le problème est de savoir pourquoi, alors qu’ils possèdent les outils intellectuels de critique de la croyance (ne serait-ce que par la généralisation de l’enseignement public), les hommes concrétisent si souvent les valeurs issues de l’idéologie, surtout lorsqu’il s’agit des choix importants de leur vie.

On peut faire l’hypothèse qu’opère ici un phénomène bien particulier, une sorte de croyance sur la croyance en l’idéologie, comme une « méta-idéologie ». Car il y a un déterminisme social qui incline au consensus sur les valeurs fondamentales de notre société. En effet, comme le laissaient pressentir les citations d’Aristote plus haut, on peut poser qu’une société, au sens d’unité politique, se définit essentiellement par la référence à un système de valeurs fondamentales, celui qui, justement, est pris en charge par l’idéologie. Or, tout homme a besoin de se sentir appartenir à une société – ce qu’on appelle aussi son désir de sociabilité. Lorsqu’il y a une décision collective a prendre, il est donc important pour lui de retrouver ce consensus fondamental par lequel il fait société. C’est ainsi que la croyance en l’idéologie a tendance à se doubler d’une croyance que les autres membres de la société doivent croire aussi en l’idéologie : telle est cette méta-idéologie qui renforce l’emprise de l’idéologie.

Ainsi lorsqu’il s’agit de prendre une décision collective, par exemple, pour une commune, d’accepter ou non la proposition d’implantation d’une unité de production industrielle, on peut être assuré qu’aujourd’hui la plupart des membres du conseil municipal possèdent les arguments justifiant l’opposition au projet : paysage enlaidi, cortège d’équipements écocidaires, travail épuisant, répétitif et déshumanisé, accentuation des pressions humaines sur la biosphère à la fois du côté de la prédation (matières premières) et du côté des rejets des déchets (objets consommés), etc. Pourtant tout le monde actualisera les thèses dont il pense qu’elles font consensus et se pliera aux arguments idéologiques bien connus de la croissance (autrement dit des revenus supplémentaires pour la commune) et des emplois. Tout se passe comme si chacun devait s’obliger à reconnaître que « L’entreprise X nous apporte ce que nous désirons le plus ! » de peur se s’exclure socialement. Et s’il existait un Diogène contemporain pour répondre : « Écarte-toi de mon paysage ! », il serait vite rendu inaudible par les vociférations de ses concitoyens.

Mais l’important pour nous est de savoir que ces Diogène potentiellement existent et peuvent être nombreux, très nombreux, comme on le voit en certaines luttes, montrant que le monopole de l’idéologie sur la vie politique est destructible, et qu’une vie politique authentiquement humaine peut se développer.
En effet, d’une part l’histoire de la pensée apporte à l’homme contemporain tous les outils critiques pour démonter les idéologies. D’autre part les déterminismes sociaux ne sont pas une fatalité. On sait que l’homme est l’être vivant qui peut toujours s’extraire des déterminismes qui dirigent spontanément ses comportements : il est par exemple le seul vivant qui peut jeûner ou faire vœu de chasteté.

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En psychologie un « complexe » est un nœud de désirs à forte valeur affective, s’enracinant dans l’enfance, partiellement ou totalement inconscients, et qui conditionnent le comportement d'un individu. On peut parler de « complexe d’Alexandre » pour rendre compte de la propension générale à adhérer de manière aveugle aux valeurs de l’idéologie, celles qui poussent à rechercher la gloire, la richesse et la domination, et qui, pour cela, engendrent une compétition pour le pouvoir qui met collectivement les hommes dans l’excès et la destruction.

Le complexe d’Alexandre met en jeu des désirs régressifs comme nos passions communes pour la rivalité et le pouvoir, notre propension à croire en un système de valeur émanant d’un pouvoir établi et notre désir de socialité.

Mais prendre connaissance du complexe d’Alexandre, n’est-ce pas déjà ne plus être simplement pris en lui ?2]

 


[1] L’idée que le bonheur réside dans la recherche des biens qui échappent à l’idéologie (c’est-à-dire qui sont naturellement disponibles également pour tous) est déjà indiquée par ce précepte partagé par l’ensemble des penseurs de l’Antiquité qu’« il faut vivre en conformité avec la nature ». Ce principe éthique est précisé par une condamnation des comportements d’excès, ce que les Grecs appellent ubris. L’ubris renvoie aux passions, elle en est la manifestation objective. Ces comportements, qui bousculent l’ordre de la nature, ne peuvent qu’engendrer du malheur. Or, à partir de son règne, l’empereur Alexandre est considéré par les penseurs comme emblématique de ces comportements excessifs qui génèrent derrière eux un cortège de malheurs. Que penseraient nos ancêtres grecs de nos sociétés marchandes en lesquelles l’excès est devenu comme la norme ?

[2] On peut concevoir une société organisée selon des valeurs un peu plus réalistes que les passions qui sécrètent la rivalité. Une telle société permettrait d’avoir confiance en l’avenir ; elle aménagerait la possibilité pour chacun de satisfactions plus humaines (voir à ce propos la distinction travail/œuvre). Elle pourrait organiser divers types de jeux de compétition (à l’instar du « Monopoly ») permettant aux plus accrochés à la gloire, la richesse ou la domination, de satisfaire leur addiction à la compétition pour le pouvoir, sans dommages pour leurs congénères et l’environnement (d’une manière générale le sport et tous les jeux agonistiques, jouent déjà ce rôle). Certes, l’homme restant ce qu’il est, l’attrait pour gloire, richesse et domination n’aurait pas disparu en chacun. Mais n’étant pas valorisées socialement, les satisfactions correspondantes (par exemple pour l’auteur d’une œuvre à succès) n’adviendraient que par surcroît et se dispenseraient d’un affichage public supplémentaire redondant et incontinent, tel qu’on le pratique aujourd’hui pour des besoins idéologiques.