lundi, décembre 30, 2019

D’une singularité du temps présent


On pressent pour les décennies à venir des événements décisifs quant à la suite de l’aventure humaine sur Terre.
Le grand promoteur du messianisme transhumaniste, Ray Kurzweil, a nommé « Singularité » le moment unique dans l’histoire, par lui prophétisé, où le ci-devant individu humain accédera à l’immortalité par le transfert de toutes les informations contenues dans son cerveau sur un support numérique artificiel (dont il annonce la faisabilité en 2045).
Nous avons montré ailleurs[1] que l’on ne peut pas prendre autrement que comme fadaise cette prédiction d’un trop monomaniaque calculateur qui a perdu de vue la profondeur de l’existence humaine.
Il n’en demeure pas moins que, comme le chantait Brassens, « nous vivons un temps bien singulier ! ».
Car cette singularité peut être vue ailleurs et de manière concrète, dans la saisissante rencontre entre l’existence de l’occidental né dans la période des 30 glorieuses (de l’après-guerre aux années 70) et l’histoire de l’humanité.
Au couchant de notre vie nous vivons le couchant de l’humanité. Tout comme au midi de notre vie nous avons connu le soleil d’une société d’abondance et de paix.
La singularité est en ceci que nous sommes les individus humains qui, dans le temps même où ils sont en situation de devoir faire leur adieu à l’humanité, voient l’humanité en situation de faire son adieu à la biosphère.
Que l’on reçoive cette singularité comme un constat, et non comme un jugement catastrophiste. Elle est le constat d’un état d’esprit commun qui est la juste mesure de l’irresponsabilité ambiante.
L’humanité s’est-elle jamais montrée aussi irresponsable quant à son avenir qu’aujourd’hui ?

samedi, décembre 14, 2019

99



« Il y a bien plus dans l’échange que les choses échangées »

Cl. Levi-Strauss, 1949.
S’il fallait trouver le nombre à associer à la modernité très tardive, celle où les ombres s’allongent démesurément  pour signaler son couchant, ne serait-ce pas 99 ?
0,99 €, un centime de moins que 1,00 €, c’est négligeable. Mais peut-être cela veut-il dire beaucoup.
Cela veut dire d’abord que les chercheurs en marketing ont établi statistiquement que, les conditions étant égales par ailleurs, on vendait plus de jeans à 21.99 € qu’à 22 €. Pas beaucoup plus : de l’ordre de 5 %. Mais cela peut ne pas être négligeable pour le chiffre d’affaire lorsque les prix en 99 sont systématisés.
Les marketeurs appellent le « prix 99 », le « prix psychologique ». Ils expriment par là qu’ils appliquent des lois psychologiques : – d’une part le consommateur donne la plus grande importance au chiffre avant la virgule (avec le prix 99, il baisse d’une unité), – d’autre part le 99 qui suit la virgule donne l’impression d’un effort du marchand pour vendre moins cher.
L’intéressant est de savoir que cette « psychologie » du 99 est clairement connue depuis au moins un siècle – avec les travaux de la psychologie behavioriste. Comment se fait-il alors que le prix 99 ne se soit généralisé qu’à partir des années 2000 ?
Examinons l’hypothèse que le prix 99 contrevienne à la civilité des rapports humains dans les échanges marchands.
En effet, le « prix psychologique » est celui qui relève d’une psychologie déterministe, dont le behaviorisme a été la forme la plus simpliste, et dont une grande part des neurosciences développe aujourd’hui une forme élaborée. Cette psychologie ne veut voir que les rapports nécessaires entre phénomènes physiques affectant (stimuli, excitations électriques de neurones) et comportements. Or l’individu humain ne relève de cette psychologie que dans la mesure où il ne fait que réagir. C’est-à-dire dans ses comportements les moins humains. Ce sont ceux en lesquels opèrent des mécanismes instinctifs ou compulsifs qui court-circuitent sa faculté proprement humaine de penser ce qui l’affecte en fonction d’une conscience de soi-même et de ses buts finaux. C’est bien pourquoi le philosophe Canguilhem a pu écrire en 1956, sous l’intitulé La psychologie comme sciences des réactions et du comportement : « Qu’est-ce qui pousse ou incline les psychologues à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition de traiter l’homme comme un instrument ? »
Proposer à la vente un article en prix 99 à une personne avec laquelle on a des relations habituelles de civilité dans le cadre de l’habitation dans un même quartier ou dans une même commune serait reçu comme irrespectueux car impliquant que l’acheteur est manipulable sans vergogne.
Autrement dit la sagesse populaire – ce qu’Orwell appelait la décence ordinaire – a résisté pendant plusieurs décennies au « prix psychologique » par souci de préservation de la qualité des relations humaines.
On comprend que si le prix 99 est parvenu à s’imposer quasiment partout dans les pays dits « développés », c’est en relation proportionnelle avec l’anonymisation des échanges marchands. On sait que cette anonymisation s’est faite en attirant la quasi totalité des échanges marchands populaires en de nouveaux lieux de consommation où acheteurs et vendeurs ne sont pas censés se reconnaître : hypermarchés et supermarchés, centres commerciaux, et commerces Internet.
Au point que le prix 99 semble être devenu une norme universelle de fixation des prix. Même dans les commerces locaux on se sent de moins en moins gêné d’afficher le 99, puisque « de toutes façons, ça se fait partout ! ».
Ajoutons à cela la pratique, qui semble également se normaliser, d’écrire le 99 après la virgule en caractères les plus petits possibles, et nous nous retrouvons dans une pratique d’échanges sociaux – les échanges marchands – sans doute la plus habituelle qui soit, qui est désormais, structurellement, une relation d’irrespect, autrement dit de mépris.
Il y a en ce mot « mépris » une étonnante rencontre de la langue (et le savoir de la langue est le concentré de l’expérience la plus large des populations). Étymologiquement le « mépris » fut d’abord un «prix inférieur à la valeur réelle». Et précisément le prix 99 est mépris (-prix) aussi en ce qu’il veut se faire croire réellement inférieur au prix réel.
C’est pour cela que l’on peut prendre le 99, partout affiché de façon incontinente, comme le nombre emblématique du mépris social généralisé contemporain. Celui qui caractérise le rapport des « élites » (les grands affairistes et ceux qui partagent leur table) aux autres – à ceux qui leur paraissent les gens de peu. À chacun de discerner ce mépris en ses multiples déclinaisons, comme la communication politique et commerciale, la gestion des biens publics, le traitement des droits citoyens et des lois,  etc.
Peut-on supporter longtemps des relations de la vie quotidienne impliquant le mépris ? On a vu récemment comment « les gens de peu » savent répondre à cette question.