lundi, février 15, 2021

Chroniques démasquées 8 – Du pouvoir de confiner

 

–   L’interlocuteur : Comment vas-tu ? Il semble que l’on se préoccupe beaucoup, en ce début 2021, de notre santé psychique. J’espère que tu n’es pas trop affecté par cette frustration collective liée à l’apparition de variants du coronavirus qui renvoie à une échéance indéterminée le retour à une vie normale !
–   L’anti-somnambulique (a-s) : Je te rassure, je vais bien. D’autant que je ne crois pas du tout à la perspective d’un « retour à une vie normale ». Te rappelles-tu de notre entretien de l’été dernier sur la signification de cette « normalité » à laquelle on voudrait que nous aspirions ?
–   Oui, selon toi, il ne peut s’agir que d’un retour à « l’anormal » (l apostrophe) !
–   (a-s) : C’est cela. Récapitulons l’idée. Dans le monde dit « normal », c’est l’économie qui est l’enjeu principal. Mais il s’agit d’une économie bien particulière et d’histoire récente, c’est l’économie de la valeur d’échange, celle qui a pour finalité de faire de l’argent. Or, l’argent n’est pas un bien en soi : il ne permet pas de survivre dans un contexte de désolation. Il est un moyen d’échange des biens. Mais il est valorisé, en cette économie, d’abord comme un moyen de pouvoir. Dès lors, faire de l’argent est l’enjeu d’une compétition pour le pouvoir, ce qui amène paradoxalement à le traiter comme un bien en soi. Cela se manifeste par un activisme économique – toujours plus produire et faire consommer pour ponctionner toujours plus d’argent. Cet activisme s’évalue au niveau d’un État par son « produit intérieur brut » (PIB), soit le chiffre monétaire qui additionne toutes les valeurs d’échange résultant des activités économiques. La situation « normale » est donc que le PIB croisse année après année. En cette logique il est plus normal de faire systématiquement des dégâts et de s’activer à les réparer – produire des déchets et les gérer, polluer puis dépolluer, créer de l’injustice puis distribuer des aides, etc. – que d’adopter des principes de comportement socialement bénéfiques et durables. Nous savons où cela mène : la dévastation de l’environnement naturel, la pollution de l’air qu’on respire et des aliments qu’on mange, les camps de concentration à élevage intensif d’animaux, les gaspillages monstrueux, les déchets de plus en plus présents, le réchauffement climatique incontrôlé, et surtout – ce qui colle le plus à notre être et est le moins dit – le désespoir des humains. Voilà, à grands traits brossée, « l’anormalité » (l apostrophe) vers laquelle nous sommes censés vouloir revenir !
–    Oui, c’est bien cela que j’avais compris … mais  « le désespoir des humains » : tu n’as pas l’impression de forcer le trait ?
–   (a-s) : Non, c’est le mot juste. L’individu humain, pour vivre, a besoin d’espoir. Pour une raison simple : il n’a pas cette perspective d’épanouissement dans la vie qui est d’emblée donnée aux autres espèces par leur constitution physiologique et instinctuelle en conformité avec un biotope déterminé. Il doit se donner lui-même les conditions  en lesquelles son existence pourra prendre sens. Il doit réfléchir le bien en fonction duquel il fera ses choix. Or, cette réflexion l’amène inévitablement à se convaincre que son bien passe par la détermination d’un bien commun avec les autres humains avec qui il fait société. Où vois-tu le bien commun dans l’organisation de la société selon l’économie de la valeur d’échange ?
–   Avec la manière dont tu l’as décrite, je ne le vois pas trop, effectivement … mais il me semble que tu méconnais un autre aspect de la vie sociale : la sécurité sociale, les services publics, etc. ?
–   (a-s) : Oui, il y a encore en France quelques restes de la société de bien commun qui avait été programmée en 1944 par le Conseil National de la Résistance. Mais, reconnais-le, ce bien commun est profondément mité par l’intrusion des intérêts privés. Pense à la colère populaire manifestée par le mouvement des « gilets jaunes », à la succession de manifestations d’incurie des administrations dans la gestion sanitaire de la pandémie. D’ailleurs, on nous répète à l’envi que ce bien commun n’a pas d’avenir, qu’il est un fardeau qui entrave l’économie. On veut nous faire accepter que le véritable bien commun passe par le bien particulier des principaux affairistes, ces fameux « premiers de cordée » (Macron) qui accumulent des revenus à ce point pharamineux qu’ils feraient honte dans quelque monde où le véritable bien commun aurait été réhabilité. Que le bien commun n’ait, aujourd’hui, plus d ‘avenir, on le constate par l’incapacité de cette société mercatocratique  – « le marché d’abord ! » – à prendre du recul par rapport à son culte de la valeur d’échange afin de rectifier la trajectoire qui mène l’humanité à des catastrophes écologiques – et déjà climatiques et sanitaires – qui menacent sa survie même. Or, comme nous l’avons dit, ne plus avoir de perspective de bien commun, c’est ne plus avoir de perspective de bien tout court, c’est donc ne plus pouvoir donner sens à sa vie. Voilà pourquoi les gens sont dans le désespoir !
–   Ça en n’a pas trop l’air. Moi je vois les gens tout occupés à prévoir leurs prochains achats, les « séries » à visionner, leurs prochaines vacances, la prochaine étape du grandissement de leur progéniture, etc.
–   (a-s) : C’est là l’accaparement par le court terme, d’ailleurs bien favorisé par le maillage intrusif de notre quotidien par le système marchand. Ne vois-tu pas à quel point la programmation de ton smartphone s’efforce, en collant littéralement ton attention sur le court terme, de t’enfermer dans cette vision sans horizon de l’avenir ?
–   C’est très juste !
–   (a-s) : Et pourtant le désespoir est là quand même, en deçà de ces accaparements, mais comme en tâche de fond. Il n’a pas bonne presse en notre société où l’on est en quelque sorte sommé d’afficher une vie réussie. Mais le désespoir pointe à nos consciences quand il s’agit de lever le regard vers l’horizon, par exemple parce qu’il nous faut répondre aux interrogations des enfants sur la vie à laquelle il faut qu’ils se préparent …
–   Il est vrai qu’on note le fort usage de la médication psychotrope – anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères – dans les pays occidentaux, et tout particulièrement en France. Cela souligne le symptôme d’une vie sociale toxique !
–   (a-s) : Effectivement. Mais cela ne la guérira pas. Le seul sens qu’on peut donner à son existence, dans une société désespérante, c’est la révolte !
–   N’est-ce pas dangereux de dire cela ?
–   (a-s) : Il ne s’agit pas de comportements destructeurs par réaction à son mal-être. Il s’agit de conformer son comportement à l’impérieuse nécessité, toutes affaires cessantes, d’imposer dans la société le souci du bien commun. C’est d’ailleurs dans cette attitude que s’affirme une frange non négligeable des jeunes générations.
–   Je ne sais pas … n’est-il pas évitable d’aller vers des confrontations ? Il me semble qu’il y a quand même une prise de conscience, au niveau des pouvoirs publics, des enjeux écologiques qui conditionnent l’avenir.
–   (a-s) : Ce n’est plus de prise de conscience dont on a besoin maintenant – cela fait plus d’un demi-siècle que l’on prend conscience ! On a besoin de mesures immédiates, fortes et déterminées qui redressent la trajectoire.
–   Il faut quand même tenir compte de ce qui est socialement possible …
–   (a-s) : Tu as bien raison de parler du « possible » ! En janvier 2020, il n’était, du point de vue des finances publiques, pas possible de différer une réforme consistant en une baisse générale des droits à la retraite ; deux mois plus tard, c’est l’ensemble de l’économie du pays qui était quasiment à l’arrêt avec perfusion financière généralisée de la part de l’État – le fameux « Quoi qu’il en coûte ! » – pour sauvegarder les entreprises et l’emploi. Le champ des possibles s’était donc fantastiquement élargi !
–   C’est bien vrai, et c’est très étonnant !
–   (a-s) : Cet étonnement doit amener à réfléchir sur la notion de « pouvoir ». Avoir du pouvoir c’est toujours être en situation de diminuer le champ des comportements possibles d’autrui. Il y a des pouvoirs légitimes, ainsi en est-il du pouvoir du parent sur l’enfant, du médecin sur le patient, etc. L’homme est « un animal politique » disait Aristote, c’est-à-dire fait pour vivre en société. Or, cela implique de se donner des règles qui visent à faire prévaloir le bien commun sur la poursuite de biens particuliers : il y a donc un pouvoir social légitime qui est celui de faire respecter ces règles (les lois). Il se trouve que, dans l’histoire, cette forme légitime du pouvoir social a souvent servi de couverture à une conjuration de privilégiés pour entretenir et conforter leurs privilèges en limitant les possibles de ceux dont l’activité alimentait ces privilèges. C’est précisément la définition de la relation de servitude. Le pouvoir asservissant peut limiter les possibles par la force ou par une emprise sur les consciences. En fait, c’est toujours l’un et l’autre avec une prédominance. Le pouvoir asservissant qu’est la mercatocratie – le pouvoir des affairistes de la circulation des marchandises – a fortement développé l’emprise sur les consciences. C’est pourquoi il peut s’accommoder, dans une certaine mesure, avec les droits de l’homme et la forme démocratique.
–   Mais alors, le confinement … ?
–   (a-s) : Le confinement du printemps 2020 en France a consisté en ceci : les privilégiés qui maîtrisent le pouvoir politique ont dû renoncer à l’asservissement pour renouer avec le motif légitime du pouvoir : le bien commun. Pourquoi ? Tout simplement parce que s’abattait sur la société une menace vitale immédiate face à laquelle ils n’étaient plus privilégiés.
• C’est pour cela que l’ensemble de la population a accepté la réduction drastique de sa liberté de déplacement, et s’est presque unanimement positionnée dans une attitude de solidarité.
• C’est pour cela que le pouvoir qui, depuis, a largement rétabli le fonctionnement asservissant de la vie sociale, s’efforce aujourd’hui de ne plus reconfiner, tant que la reprise d’une flambée de l’épidémie n’est pas avérée, et ceci malgré les préconisations préventives des scientifiques.
• C’est pour cela que l’ensemble de la population garde un souvenir heureux du premier confinement
–   Là, il me semble que tu te prononces un peu vite ! On entend plutôt que les gens ont souffert de ce confinement, et redoutent de le retrouver.
–   (a-s) : Ceci, c’est ce qui émane du bain médiatique. Mais il ne faut pas le confondre avec ce qui s’entend si on écoute la voix populaire. N’as-tu pas été étonné par l’écart entre la manière dont les médias dominants parlent du confinement du printemps 2020, et ce que t’en disent tes proches ?
–   Oui, c’est vrai, on en parle souvent entre amis comme si on le regrettait, avec une sorte de nostalgie, tout en reconnaissant que c’était difficile.
–   (a-s) : Oui, c’est cela. On le comprend très bien puisque c’était un temps de retrouvailles du bien commun – rappelons-nous les applaudissements, le soir, aux fenêtres, et l’abnégation des travailleurs les plus humbles pour assurer les besoins de tous. Ce réchauffement des relations humaines dans le souci du bien commun était porteur d’espoir : l’avenir semblait se rouvrir. Tous ces sentiments, c’était simplement notre manière de vivre en ne se sentant plus objets de rapports de servitude.
–   Oui, mais cet espoir semble bien oublié. Qui parle encore du « monde d’après » ?
–   (a-s) : Ce type d’espoir ne s’oublie pas. C’est comme un germe : il attend le réchauffement prochain pour se déployer.