mardi, août 11, 2020

Chroniques déconfinées 7 - Retour à l’anormal ?


–   L’interlocuteur (début juillet 2020) : Après cette période éprouvante de plus de quatre mois pendant laquelle on n’a parlé que des méfaits d’un virus, on n’a vécu que par rapport à sa menace, on aspire à retrouver une vie normale. Je pense que cette aspiration générale est bien légitime !
–   L’anti-somnambulique (a-s) : Oui, je suis tout-à-fait d’accord avec toi. Les gens ont grand besoin de pouvoir se retrouver normalement, se toucher quand ils le désirent, parler de tout et de rien, enfin renouer avec une spontanéité dans leurs relations aux autres qui est essentielle au charme de la vie ! Cependant, il ne faut pas se cacher que le vœu de « retour à la normale », que l’on se répète aujourd’hui, peut être entendu de deux manières tout-à-fait antithétiques. Ce peut être aussi un « retour à l’anormal » avec un l apostrophe !
–    Ahah ! Ton jeu de mot est ici d’un goût douteux !
–   (a-s) : Ce n’est pas simplement un jeu de mot. Il faut bien admettre qu’il y a une ambivalence fondamentale dans cette visée de retrouver une vie normale. Il y a le fait, comme nous en parlions, de retrouver une vie sociale variée, charnelle, polymorphe, en laquelle reviennent les retrouvailles, les regroupements, les séductions, les sorties, les fêtes, les manifestations culturelles collectives, etc. Mais il y a aussi la perspective des rames de métro bondées, des queues aux caisses, des départs en vacances à 5 km/h dans des bouchons interminables, des foules trop denses qui mortifient des lieux touristiques magnifiques, des horizons grisâtres par des atmosphères trop polluées qui laissent un goût acre dans la bouche, des poubelles débordantes, des enfilades de poids lourds scarifiant les paysages, le bruit des moteurs et le silence des bêtes, etc. C’est cela le retour à l’anormalité – l apostrophe ! Tout ce que je viens d’évoquer n’est qu’une petite part des méfaits engendrés par la compétition marchande exacerbée par les valeurs du néo-libéralisme. Or, quand on écoute celles et ceux qui prennent publiquement la parole en faveur d’un retour à « la normalité », c’est bien le plus souvent cette anormalité-là qu’ils ont en vue.
–   Il me semblait qu’on pouvait envisager le vie normale dans son unité : une vie sociale dynamique, mais qui peut engendrer des nuisances  auxquelles on essaie de remédier.
–   (a-s) : Et y remédie-t-on, à toutes ces nuisances ?
–   Heu ..!?
–   (a-s) : La réponse est non ! Elles sont repérées depuis des décennies, et pourtant elles empirent de manière flagrante au point de provoquer de plus en plus souvent des situations de crise aiguë. Trouves-tu cela normal ?
–   Heu … non !
–   (a-s) : Tu vois, on est bien dans l’anormalité – l apostrophe !
–   J’ai un peu de mal à voir où tu veux en venir. Comment mettre à part cette anormalité ? N’est-elle pas partie prenante  de notre vie normale ?
–   (a-s) : J’accepte ton interrogation. Elle est liée à la nature de la notion de norme. Le normal est ce qui est conforme à la norme. La norme est un concept amphibologique. C’est-à-dire qu’il change de sens selon le niveau de réalité sur lequel il porte.
Du point de vue de l’idéologie dominante, il est normal, en période de fort trafic (ce qui arrive régulièrement), que les automobilistes s’agglutinent en certains points et se retrouvent à rouler pendant une heure à 5 km/h dans une atmosphère hyper polluée, mais avec tout le confort intérieur, dans un véhicule inventé précisément pour se déplacer aisément beaucoup plus vite que par la marche à pied. C’est là « la rançon du progrès » selon l’expression consacrée : il faut prendre son mal en patience pour profiter du bien que constitue l’usage de cet objet techniquement si libérateur (en un sens qu’il faudrait préciser), performant et raffiné qu’est l’automobile contemporaine. Telle est la normalité qui donne sa cohérence à la société contemporaine.
Mais si l’on pense l’homme dans son universalité, alors le sens de la norme s’inverse. Prenons un homme de l’Antiquité, un homme du Moyen Âge, ou même un des témoins de l’invention de l’automobile à la fin du XIXème siècle, que penseraient-ils de la place de l’automobile – ce moyen de déplacement souple et rapide dont ils avaient peut-être rêvé – dans notre société ? Ils la trouveraient parfaitement aberrante. Et ils jugeraient anormal qu’une société accepte comme normal qu’un objet technique soit devenu envahissant au point d’ankyloser l’espace et de rendre l’air toxique.
–   Bien sûr, c’est le point de vue de l’homme universel qui doit prévaloir !
–   (a-s) : Tu as tout-à-fait raison. Mais sache que parler ainsi, c’est s’affirmer humaniste. C’est reconnaître que ce qui nous fait humain, quelles que soient les conditions particulières de chacun, est une valeur absolue qu’il nous faut cultiver. Le diagnostic qu’on en tire est que la société contemporaine contrevient à la valeur universelle de l’homme. Elle produit massivement de l’inhumanité. C’est en cela qu’elle est anormale.
–   Mais quand même, pour nous qui sommes humanistes, le retour à la normalité garde tout son sens. C’est, comme tu l’as dit tout à l’heure, le retour à la capacité de vivre des relations humaines diverses et variées et par la présence vivante d’autrui. Par contre la pandémie, en nécessitant un confinement généralisé, a amené à un mode de relation tout-à-fait anormal en lequel tout ce qui présuppose une rencontre collective – l’enseignement, le travail collaboratif, les réunions diverses – ne peut se faire que par écran interposé via des logiciels de téléconférence.
–   (a-s) : Oui, c’est très juste. Mais il faut avoir conscience que tu portes ce jugement du point de vue de la valeur de l‘homme universel. Je veux dire : c’est toujours et partout que la valeur de l’humanité peut s’exprimer dans la relation directe à autrui, plutôt que dans la relation à son image, fut-elle animée et sonorisée sur un écran. Il convient ici de rappeler la thèse du philosophe Lévinas : seule la rencontre avec autrui en présence nous rend pleinement responsables de la valeur que nous donnons à cette rencontre. Une illustration en négatif nous en est donnée sur les réseaux sociaux numériques où prennent une importance inédite les fausses identités, les fake news, les stigmatisations de meute, et les procédures de défiance.
–   Si je te suis bien, il s’agit de promouvoir une bonne normalité par rapport à une normalité trompeuse, immanente à notre société, mais qui est, d’un point de vue humain, une anormalité.
–   (a-s) : Oui tu me suis bien. Mais il ne faut pas se contenter de cela. Car le fait est que nous pouvons très facilement être abusés par les jugements de normalité émanant des pouvoirs sociaux. En effet, ce qui caractérise le jugement d’opinion sur ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, c’est qu’il n’a pas besoin de formuler explicitement la norme en fonction de laquelle il juge dans la mesure où celle-ci se donne comme allant de soi parce que se fondant sur l’expérience partagée. Par exemple, on va nous dire que, bien sûr, il est normal que se développe le télétravail car cela va dans le sens du progrès par la numérisation de la société. Or, chacun le sait, le développement du numérique a démultiplié prodigieusement les possibilités de communication humaine et apporté mille facilitations dans la vie quotidienne ; retourneriez-vous dans le monde du début des années 90 ?
–   Et si je répondais : «  Oui, très volontiers ! »
–   (a-s) : On te riposterait : « Êtes-vous prêt à renoncer à votre smartphone, à votre ordinateur, à votre confortable voiture hybride pour un modèle des années 80, etc. ? »
–   Heu … !?
–   (a-s) : Oui, il n’est pas facile de répondre. On est obligé d’en passer par la philosophie, c’est-à-dire par la confrontation de visions du monde et des valeurs en fonction desquelles elles se configurent. On pourrait par exemple opposer à la multiplication indéfinie des possibilités de relations humaines, la qualité à la fois sensible, affective, et morale de relations humaines dûment choisies. Et si l’on insistait sur la supériorité d’une vision qualitative de la relation humaine, on finirait pas s’entendre objecter : « Chacun sa vision des choses. Il n’y a pas de vérité absolue. La mienne a cet avantage de me permettre une bonne emprise sur ma vie sociale ». C’est le relativisme. Il est l’argument ultime censé clore le débat : toutes les visions du monde se valent car elles sont relatives à chacun, alors autant prendre la plus avantageuse ! Il n’y a donc plus une unique vérité sur laquelle tout le monde pourrait se mettre d’accord. Le relativisme peut être amené par diverses figures ; la figure des sophistes de l’Antiquité : « L’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras) ; la figure de Nietzsche considérant qu’il n’y a de vérité que celle qui permet d’affirmer sa volonté de puissance ; la figure du constructivisme contemporain qui affirme que « toute prétendue réalité est la construction de ceux qui croient l’avoir découverte, et étudiée » (P. Watzlawick).
–   Que répondre ? D’autant que cela semble assez vrai. Comment contester qu’il y ait une part de soi , de ses désirs, de son histoire personnelle, de son héritage culturel, dans les idées qu’on se forme sur le monde ?
–   (a-s) : Il n’y a rien à répondre. Et pour une raison très simple : le relativisme tue le débat. Car le sens du débat est justement de surmonter la part subjective de ses idées pour s’approcher de la vérité. Si cette vérité n’existe pas, le débat n’est plus que le moyen, pour les ambitieux, d’affirmer « leur volonté de puissance », comme dirait Nietzsche. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Tous les actes de langage qui se réfèrent à la vérité deviennent incongrus. Tu viens de me dire du relativisme : « cela me semble assez vrai ». Mais cette proposition n’a aucun sens dans le cadre d’une doctrine qui nie que la vérité existe ! Or la référence à la vérité est constitutive du langage humain, elle est ce qu’on appelle sa fonction de désignation. Soit la proposition « À chacun sa vérité ! » Elle désigne une certaine réalité – les individus humains – auxquels elle associe un certain attribut – possession d’une vérité singulière. Donc la fonction désignatrice de la phrase apporte une vérité universelle sur l’humain. Ce qui contredit son contenu. Ainsi le relativisme disqualifie toutes les propositions de langage qui désignent. Il n’y a plus de monde commun dont on puisse parler. Il ne reste plus que les expressions vocales qui expriment ou suscitent les émotions qui puissent encore valoir. Ce qui correspond plus ou moins à l’extension de la communication animale.
–   Cela me laisse assez perplexe. Je trouvais plutôt subversif qu’on remette en cause qu’il y ait une vérité absolue. Cela me semblait un sain principe pour se prémunir contre tous les endoctrinements, aussi bien religieux que politiques !…
–   (a-s) : Remettre en cause la vérité pour se prémunir du dogmatisme et du fanatisme ? C’est comme couper la tête pour soigner le mal de tête ! Non, ce n’est pas la vérité qui est en cause dans ces formes de maladies de l’âme, c’est plutôt la croyance, c’est-à-dire la légitimité d’affirmer lorsque la raison est en défaut. J’ai abordé ce problème dans Pour une diététique de la croyance.
Pour en finir avec le relativisme, il faut admettre qu’il est inhumain puisqu’il disqualifie ce qui est le propre de l’homme : la parole. D’ailleurs ne les voyons-nous pas, tous ces ambitieux qui prétendent faire carrière, se déliant de tout souci de vérité ? Ce sont eux les tenants de la post-vérité, des fake news, bullshits, infox, et autres (c’est fou ce que le vocabulaire s’est enrichi en ce domaine ces derniers temps) ! Ce sont toujours des agents particulièrement actifs dans ce qui précipite l’humanité vers les effondrements qui feront la Terre inhumaine, c’est-à-dire inhabitable par l’homme.
–   Nous réfléchissions à la normalité à venir …
–   (a-s) : Oui, en effet ! L’enjeu de cette controverse philosophique était de mettre à jour les valeurs qui fondent implicitement les jugements de normalité. Notre point d’aboutissement est l’idée que la logique sociale mercatocratique – organiser la société pour accroître indéfiniment les flux marchands – doit finalement abandonner la valeur de vérité pour maintenir la normalité des comportements qu’elle promeut. C’est ce qui permet de comprendre que la vérité comme valeur sociale fondamentale soit si régulièrement remise en cause aujourd’hui. Cela nous amène à diagnostiquer l’inhumanité profonde de la société mercatocratique.
–   J’adhère à ta conclusion, mais j’ai quand même une réticence …
–   (a-s) : Je t’écoute.
–   Pourquoi s’être attardé sur cette notion de « normalité » qui est ambiguë, peu rigoureuse ? Après tout, il s’agit de savoir quelles vont être les bonnes règles de comportement pour la société qui vient. Ne serait-il pas plus simple de s’en tenir à des règles clairement énoncées, acceptables par tous, et dont l’application est contrôlée par l‘autorité de l’Etat – c’est-à-dire des lois ? Dans une société transparente à elle-même, et qui veut fonctionner efficacement, n’est-ce pas la loi démocratiquement établie qui doit permettre de juger des bons et mauvais comportements sociaux ?
–   (a-s) : Mais comment sera établie la loi ?
–   Hé bien, comme je viens de le dire, démocratiquement. Elle doit refléter l’opinion de l’ensemble des citoyens, ou, tout au moins, de la majorité.
–   (a-s) : Et comment se cristallise cette opinion des citoyens ?
–   De bien des manières je pense : les croyances héritées, les propagandes, les expériences, les débats, etc.
–   (a-s) : Il me semble que tu oublies un facteur : les jugements de normalité.
–   Selon moi, ils sont l’expression de l’opinion, et donc le résultat des facteurs que j’ai cité plus haut.
–   (a-s) : Examinons les choses de plus près. En 2017, il a été révélé que le favori à l’élection présidentielle détournait depuis de nombreuses années de l’argent public en faisant rémunérer sa femme pour un emploi non exercé d’assistante parlementaire. Il s’agit d’un comportement illégal, cela ne fait pas débat. Mais le débat s'est amplement développé entre ceux qui trouvaient ce comportement anormal – la majorité –  et ceux qui trouvaient cela normal. On s’aperçoit en ce cas que le jugement de normalité ne recoupe ni le jugement juridique (les époux Fillon ont été condamnés), ni le jugement politique (des gens de droite ont trouvé ce comportement anormal, des gens de gauche ont été très compréhensifs). Pourquoi ? Parce que le jugement de normalité est profondément enraciné dans le vécu des individus et parce qu’il s’impose à eux spontanément. Ces deux caractères ne peuvent se comprendre que si l’on admet que le jugement de normalité exprime directement la vision du monde de l’individu et la configuration de valeurs qui la sous-tend. Notre esprit a besoin d’une vision du monde pour nous orienter dans la vie aussi impérieusement que notre organisme a besoin d’air pour fonctionner. C’est sur cette vision du monde que s’appuie notre sens de la normalité. Cette vision du monde n’est la plupart du temps pas l’aboutissement d’une élaboration philosophique explicitement réfléchie, mais elle est au moins comme l’intégrale de l’ensemble du vécu de l’individu, ce qui inclut, au-delà des événements particuliers de la vie, son éducation, les bains idéologiques auxquels il a été soumis, et surtout l’expérience des jugements de normalité des personnes auxquelles il a été affectivement lié .
–   Si je te comprends bien, c’est la norme immanente à sa vision du monde, malgré son caractère non explicite et son apparent manque de rigueur, qui est  décisive pour les multiples jugements de normalité que l’on porte au long de sa vie. Elle est bien plus importante que les règles – les maximes de comportement, les lois – auxquelles on se réfère explicitement.
–   (a-s) : Exactement ! D’ailleurs ces règles explicites ne sont acceptables par tout un chacun que si elles s’accordent avec son sens de la normalité. Les lois trop largement jugées anormales sont un problème récurrent très sensible du droit positif. Pensons, comme exemple actuel, au projet de loi sur la PMA.
–   Cela me fait penser à une autre demande d’éclaircissement. Tu parles souvent pour la mettre en valeur de la décence ordinaire qui désigne un ensemble de règles pas toujours très explicites, liées à la conscience populaire, et pourtant en deçà des lois. Quel est le rapport de la décence ordinaire à la norme telle qu’on en a parlé ?
–   (a-s) : La norme est universelle, la décence ordinaire est spécifique à un groupe social, les classes populaires. La norme peut prendre des formes contradictoires, ce qui est normal chez les uns peut être anormal chez les autres, alors que la décence ordinaire est homogène. En réalité la décence ordinaire est une émanation d’une normalité partagée qui serait la manière la plus pertinente de cerner ce qu’est le peuple. Le peuple serait l’ensemble des individus dont la vision du monde exclut qu’on puisse trouver le sens de sa vie dans la compétition sociale. La décence ordinaire serait alors l’ensemble de règles spontanément partagées par la classe populaire du fait de sa conscience de l’anormalité d’une vie consacrée à la compétition. Ces règles sont d’ailleurs facilement explicitables, par exemple : il faut toujours rendre quand on nous a donné.
–   Finalement, quel est le débouché pratique de cette réflexion sur la normalité ?
–   (a-s) : Poses-toi la question : l’épisode du confinement généralisé a-t-il changé quelque chose du point de vue du sens de la normalité ?
–   Il me semble que la réponse est : oui ! Ne serait-ce qu’au niveau de notre rapport à l’environnement, de nombreux phénomènes qui semblaient auparavant normaux, apparaissent désormais anormaux : les bouchons réguliers sur les voies routières, le voile gris de pollution, le bruit de fond des moteurs, etc.
–   (a-s) : Si l’on y réfléchissait plus soigneusement la liste serait bien plus longue et concernerait également notre rapport au temps, à notre activité dans la société, et à autrui. Et qu’est-ce qui peut se passer dans une société lorsque les comportements impliqués par son organisation apparaissent de plus en plus anormaux ?
–   Peut-être devient-elle mûre pour changer en profondeur ?
–   (a-s) : Oui, c’est bien cela ! L’élargissement du cercle de l’anormalité – l apostrophe – dans une société est le sûr symptôme qu’elle est en voie de changer profondément au sens où elle ne peut que se réorganiser sur la base d’autres valeurs.

C’est pourquoi il faut partager nos constats d’anormalité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire