dimanche, décembre 24, 2017

Prière de Noël du mécréant

Le mécréant, qui refuse les réalités surnaturelles, sait qu’il dépend d’une réalité transcendante.

Ô Marie, belle jeune femme de Galilée,
Qui a répondu à l’appel de la vie
Hors du cadre prescrit,
Piégée par ta grossesse
De père inconnu,
Qui a su par grand amour,
Et par débrouillardise,
Donner naissance au fils de Dieu,
Je te salue !

Ô bon Joseph, l’artisan charpentier
Au solide sens pratique et à l’esprit positif,
Amoureux de Marie sans espoir,
Qui a su jouer ton destin
En endossant la paternité manquante,
Et en conduisant Marie en Judée
Pour son accouchement clandestin,
Je te salue !

Ô fête de Noël, qui à l’occasion de l’anniversaire
D’un lointain agitateur de Palestine,
Réunit tous les hommes
Dans la joie du solstice d’hiver
Quand un monde en bout de course,
Est la promesse de naissance d’un monde nouveau
Qui se déploiera à mesure de la montée en puissance
Du soleil dans le ciel,
Je te salue !

Ô Jésus de Nazareth,
Prédicateur public,
Propagandiste de la logique d’amour
Qui a déstabilisé durablement la soldatesque romaine,
Et dont la revendication d’incarnation divine
A conduit au supplice de la crucifixion
Alors qu’aujourd’hui
L’incarnation de la transcendance qu’est la biosphère
Est crucifiée par les humains,
Je te salue !

vendredi, octobre 20, 2017

Comment peut-on être humaniste ?


  C’est une bonne question par ce qu’elle nous concerne : nous sommes humanistes !

  Nous sommes humanistes parce que nous sommes humains et voulons vivre en humains.

  Vivre en humains ce n’est pas faire la bête ; ce n’est pas faire aussi l’enfant.

  Faire la bête c’est ne vivre que par réaction à ses besoins. Il est bien naturel d’avoir des besoins – besoin de manger, besoin génital, besoin de croire, etc. Mais il est bête de borner son horizon à ses besoins.

  Il faut savoir que ce qu’on a appelé longtemps les passions – soif de domination, de possession, de gloire – sont aussi des besoins (ne fonctionnent-ils pas comme des besoins ?), mais des besoins artificiels. Les passions sont des enkystements inconscients de désirs mal vécus. Elles se révèlent à la conscience sous la forme d’une nécessité intérieure prioritaire d’obtenir un bien, nécessité immédiatement réitérée une fois le bien obtenu puisque cette nécessité ne se rapporte pas à un manque présent mais à une dette concernant le passé (donc insolvable). « La nécessité intérieure prioritaire d’obtenir un bien », voilà une bonne définition du besoin. Notons que l’activisme subséquent à la réitération incessante de la passion est la principale cause des ravages que provoquent les humains – décimation des populations par les violences et les guerres naguère, dévastation de la planète par les exactions marchandes aujourd’hui.

  D’ailleurs un minimum de réflexion sur les valeurs en fonctions desquels il est actuellement bien vu de faire ses choix (faire de l’argent, faire parler de soi, avoir du pouvoir) révèle la propension contemporaine à vivre bêtement.

  Mais vivre humainement c’est aussi ne pas faire l’enfant. Faire l’enfant  – ou plutôt continuer à faire l’enfant – c’est rester tributaire, dans sa vision du monde, d’une autorité incontestable sur le modèle de l’autorité parentale. C’est croire à un Dieu qui a décrété éternellement les valeurs en fonction desquelles on doit vivre. C’est aussi ne pas accéder à la réalité de sa situation humaine sur Terre – croire que l’on peut voler (les anges), croire aux arrière-mondes (au Paradis et à l’Enfer après la mort), etc. Bref c’est ne pas s’être décollé d’une pensée magique.

  La supériorité du monde infantile c’est l’adhésion en conscience à un système de valeurs – ce qui laisse quand même la possibilité future d’en douter. Alors que la bêtise n’a même pas la latitude d’adhérer à une valeur, puisque celle-ci émane d’une nécessité intérieure.

  La supériorité de la bêtise sur l’infantilisme c’est qu’elle n’a aucun dogmatisme des valeurs, puisque ne faisant que réagir à son besoin, elle n’en défend aucune, au fond. La bêtise ne saurait secréter des guerres de religion, alors que l’infantilisme, si !

  C’est pourquoi, historiquement, la bêtise a succédé à l’infantilisme dans la domination idéologique de la société. Au sortir de terribles guerres de religion en Occident les marchands ont pris le pas sur l’alliance du roi et des clercs au XVIII° siècle.

  Mais la bêtise garde une grande proximité avec l’infantilisme. L’enfance n’est-elle pas d’abord un état de besoins ? Le « bonheur » promu par la mercatocratie, bien qu’il se targue de technicité (celle des marchandises pourvoyeuses de bonheur) reste finalement tout aussi magique que le Paradis d’antan.

  En fin de compte vivre humainement est très simple : c’est se déprendre de son arrimage aux nécessités – naturelles, passionnelles – en les mettant en perspective du point de vue de sa liberté. Et la liberté de l’être humain c’est proprement la capacité de choisir ses valeurs finales, son Bien.

  Vivre humainement, c’est agir – soit prendre des initiatives de transformation de la réalité en fonction de ce Bien – et non plus seulement réagir.

  Vivre humainement – et non bêtement ou puérilement – c’est se savoir a priori en complicité, en solidarité, avec tout être humain, du fait de cette prise en charge commune des valeurs qui doivent donner sens à son existence.

  Vivre humainement c’est se sentir valorisé soi-même par les créations humaines qui s’imposent à tous comme élevant la valeur de l’humanité : une œuvre d’art, ou de raison (la gravitation), ou technique (la lunette astronomique), ou sociale (la démocratie), et nous pourrions dérouler longtemps les occurrences parce que ce dont nous parlons là, tout ce qui nous rend fiers, inséparablement fiers, d’être humains, c’est ce qu’on appelle la culture.

  Vivre humainement c’est donc donner la priorité à la culture (« la », c’est entendu, et non pas « sa » culture, qui est une toute autre réalité qui peut très bien être prise en otage par la bêtise ou l’infantilisme).

  Tout être humain qui a grandi, c’est-à-dire qui a dépassé la sujétion au monde parental, vit son existence comme une vocation à participer à la culture humaine. Il ne saurait se penser humaniste puisqu’il vit son existence humaine.

  On ne devient humaniste que lorsqu’on sent peser une puissance de relégation hors de l’existence humaine, vers le puéril ou la bêtise (et, on l'a montré ailleurs, l'idéologie qui tourne autour du transhumanisme est encore de la bêtise).

  C’est pourquoi il n’y avait pas d’humanisme dans l’Antiquité. D’abord les dieux des Anciens étaient plutôt humains : ils s’interrogeaient sur les choix de l’existence et avaient des désaccords entre eux. Ensuite les pensées grecques et latines étaient façonnées par les débats philosophiques qui, des platoniciens aux stoïciens et aux cyniques, prenaient clairement en charge la question du Bien.

  Par contre l’idée d’humanisme est apparue en Occident au XV° siècle justement pour répondre à l’infantilisation de la religion chrétienne, et elle a consisté, bien logiquement, en un retour à la pensée de l’Antiquité.

  Enfin, l’humanisme a bien dû resurgir au XX° siècle pour répondre à la bêtise du monde industrialo-marchand et à son contrecoup bestial qu’ont été les aventures fascistes.

  Et il y aura appel à l’humanisme tant qu’il n’y aura pas de véritable démocratie, c’est-à-dire tant que le pouvoir dans la société sera préempté par les tenants des passions humaines, ceux qui vivent pour s’enrichir, dominer, être célèbres….

  Car vivre humainement est populaire ! Le peuple n’est pas humaniste, il est humain.

  Tant de jeunes voulant s’engager pour les autres ; tant de travailleurs voulant être fiers de ce qu’ils font ; tant d’entrepreneurs voulant lancer une aventure collective qui apporte quelque chose d’irremplaçable ; tant d’individus en puissance de création dans des arts ; tant de bonnes volontés pour s’activer dans des associations d’intérêt collectif ; mais aussi tant d’artisans meurtris de voir leur œuvre noyée dans le flux des marchandises des centres commerciaux ; tant d’ouvriers incapables de se faire à l’idée que le nom de leur entreprise à la longue histoire devienne la propriété d’un fond d’investissement ; tant de consommateurs répugnant à jeter des objets pleins de merveilles de la science et du savoir-faire humain ; etc.

  Toute la politique des besogneux du pouvoir est d’organiser la société de façon à ce qu'elle contraigne le peuple à se maintenir le plus possible dans un rapport magique au monde (« Achetez tel produit et vous serez heureux ! ») – c’est la part de l’infantilisation – et de l’enserrer le plus strictement possible dans un système de besoins qui le tienne constamment en haleine – besoin de vie sociale normale => besoin de travailler pour un salaire suffisant (ou besoin d’un travail, n’importe lequel) => besoin d’être combatif dans la compétition => besoin de se protéger des ennemis, etc. – c’est la part de la bêtise. Ceci, dans une société qui nage comme jamais dans une abondance de biens, dont une part monstrueuse est d’ailleurs gaspillée.

  Nous savons ce que l’on a toujours voulu dans les milieux populaires lorsqu’on a pris le temps de rêver pour soi, lorsque son imaginaire n’était pas colonisé par les écrans qui prétendent constamment accaparer son horizon. Ce qu’on a toujours voulu c’est être riche. Être riche pour sortir de la tyrannie du besoin. « Quand je serai riche ! », disaient-ils, et leur yeux brillaient. Leurs yeux brillaient parce qu’ils se voyaient enfin vivre humainement, c’est-à-dire enfin participer à la culture humaine selon leurs talents propres, selon leurs aspirations propres. Monsieur Macron vous avez appelé de vos vœux que de jeunes français souhaitent devenir milliardaires. Non ! Pas milliardaires ! Non pas être constamment dans la compétition, dans le besoin ! Être riche, oui ! – de la vraie richesse, celle qui laisse libre de pouvoir consacrer son énergie à ce qui valorise l’humain.

  Quelle est la différence entre le peuple et l’opinion publique ? Ce sont les mêmes individus. La différence est dans le regard que l’on porte sur eux. Du point de vue de l’opinion publique, ces mêmes individus dont il est question dans les paragraphes précédents sont alors cupides, racistes, obsédés par leur niveau de vie, leurs intérêts particuliers, ayant besoin d’augmenter leurs revenus, ayant besoin qu’on les divertisse, qu’on les fasse rire, qu’on résolve leurs problèmes. En somme n’ayant que des besoins.

  L’opinion publique est bête et infantile parce que le dominant veut que le dominé soit conforme au rapport de domination dont il a besoin pour nourrir sa passion. C’est pourquoi les simagrées de la veulerie de l’opinion publique occupent quasiment toute la scène.

  C’est parce que l’humanité populaire demeure souterraine que nous sommes humanistes.

vendredi, octobre 06, 2017

De l'émotion

  L'émotion est une modalité particulière du sentiment.

  Elle en est une modalité extraordinaire au sens où elle est une rupture dans la maîtrise de soi et de son rapport au monde. En effet l'émotion fait comme sortir le sentiment de ses gonds.

  Kant : “L'émotion agit comme une eau qui rompt la digue".

  Le propre du sentiment est d’être une sensibilité interne c’est-à-dire qui ne se source pas sur la relation au monde extérieur et s’oppose par là à la sensibilité externe (sensitivité) composée de nos 5 sens dispensateurs de sensations.
  Si la sensitivité se rapporte au corps, la sentimentalité (on dit aussi affectivité) se rapporte à l’esprit dont elle constitue d’ailleurs la forme d’activité la plus fondamentale : on peut cesser de raisonner, on peut cesser de réfléchir, on peut même cesser d’avoir des sensations (sommeil), mais on ne cesse jamais d’éprouver des sentiments. Tel est le fond de notre conscience d’exister que de toujours osciller, d’un sentiment à l’autre, selon la polarité du bien et du mal (ou de la joie et de la tristesse dixit Spinoza). Et c’est bien à partir du cours de cette vie affective intérieure que se motivent les choix par lesquels se concrétise notre liberté.
  L’émotion est un bouleversement en ce qu’elle fait déborder la sentimentalité de l’individu de son cours habituel. Comme le remarque également Kant, l’émotion « ne laisse pas le sujet parvenir à la réflexion. », elle sème le désordre dans l’ordonnancement ordinaire des facultés spirituelles. Pire, elle envahit le corps lui-même qui manifeste alors des symptômes incontrôlés souvent très contre-productifs à l’utilité présente de l’individu (paralysie motrice, mains moites, bégaiement, rougeurs, etc.)
  De plus, dans l’émotion l’individu se retrouve soustrait du monde commun ; ce que Sartre exprimait ainsi : « Toutes les émotions reviennent à constituer un monde magique en utilisant notre corps comme moyen d’incantation. »
  Comme tous les états de sensibilité, l’émotion signale une situation de passivité de l’individu humain. Mais dans le sentiment comme dans la sensation cette passivité est un complément heureux de l’activité de l’homme puisqu’elle lui apporte l’information qui lui est nécessaire pour donner sens à sa liberté.
  Au contraire, l’émotion manifeste un défaut de maîtrise à la fois de son esprit, de son corps et de sa relation au monde. Elle est une régression claire de la liberté humaine sur des comportements largement automatiques. On comprend que Kant ait classé l’émotion, avec la passion, comme « maladies de l’âme ».
  De ce point de vue l’émotion apparaît comme symétrique, du point de vue de l’âme, de la douleur du point de vue du corps. Comme la douleur est une excitation des terminaisons nerveuses d’une intensité telle qu’elle en arrive à paralyser les facultés de l’esprit, l’émotion est une stimulation de l’affectivité d’une telle intensité qu’elle en arrive à paralyser le corps.
  Faut-il alors fuir l’émotion comme on fuit la douleur ?

  Il y a une dimension essentielle de l’émotivité qui est trop souvent négligée : c’est son orientation vers autrui. L’expression émotive vise toujours autrui, et jamais l’impression de solitude n’est si prégnante que lorsqu’il n’y a personne pour faire écho à notre manifestation émotive.
  La vocation de l’émotion est d’être partagée, et il semble bien que c’est dans le partage qu’elle se surmonte. C’est dans la prise en compte par autrui de notre émotion que nous retrouvons l’accès au monde commun. Et cette résolution prend volontiers, lorsqu’on est en présence de l’autre, la dimension d’un mouvement physique vers lui (même si ce mouvement peut être agressif pour une émotion négative telle la colère)
  L’émotion considérée en elle-même est un comportement réactif qui a tous les caractères de la primarité : irruption soudaine, imprévisibilité, disproportion, caractère incontrôlable, abolition du monde commun. Comment ces caractères parfaitement régressifs se concilient-ils avec le souci d’autrui ?
  Le seul moyen de le comprendre est de faire l’hypothèse d’une empathie humaine fondamentale. Le mot « empathie », s’il ne redouble pas simplement le mot « sympathie », ne semble pouvoir prendre son sens propre que s’il désigne une connivence de sentiments entre les hommes plus générale, plus profonde, que les occurrences contingentes de la sympathie. Par son étymologie, empathie désigne le fait qu’on soit dans le même sentiment.
  Or il semble qu’il y a une empathie essentielle entre les humains qui puisse être déduite génétiquement. L’événement de la naissance est nécessairement celui d’un vécu émotionnel intense et commun à la mère et à son enfant, entre l’épreuve vitalement périlleuse de la parturition et les retrouvailles des deux corps désormais séparés lorsque la mère prend le nouveau-né contre son sein.    Il faut considérer l’expérience de cette communauté affective comme le pur modèle de l’empathie. Et si l’on prend garde que c’est cette empathie inaugurale qui ouvre l’accès au monde – le corps accueillant de la mère est le premier objet par lequel le nouveau-né entre positivement dans le monde – on comprend alors que notre monde est essentiellement humain et que l’empathie avec autrui en est un caractère constitutif (les philosophes, à la suite de Husserl, appellent d’un point de vue plus objectif – non psychologique – ce caractère l’intersubjectivité).
  Au fond toute émotion retrouve peu ou prou l’émotion primitive, celle du nouveau-né. C’est pourquoi elle tend à en reproduire la séquence en réactivant l’empathie d’alors, ce qui permet à l’ému de retrouver le monde commun des hommes.

  Donc l’émotion est un sentiment excessivement intense au point de faire perdre à l’individu sa maîtrise de soi, de produire des symptômes physiques anormaux et d’altérer son rapport au monde. Il trouve sa résolution dans le partage avec autrui, réactivant par là une empathie humaine fondamentale.

  Ne peut-on pas s'appuyer sur cette base de compréhension de l’émotion pour se poser de manière féconde la question : « Que faire de nos émotions aujourd’hui ? », « aujourd’hui », c’est-à-dire dans cette société de la modernité tardive – celle où l’on baigne dans un fleuve des biens marchands tout en parlant d’impasse écologique, d’emprise de l’intelligence artificielle, et d’avenir transhumaniste ?

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 Références :

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1970
Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions (1938), Livre de poche, 2000


lundi, juin 05, 2017

De quoi la post-vérité est-elle le nom ?


   La post-vérité peut-elle être une réalité du monde ?
 Sinon de quel état d’esprit l’avènement d’un tel mot est-il l’expression ?



Le mot « post-vérité », traduction de l’anglais « post-truth », a été consacré par le dictionnaire d’Oxford comme mot de l’année 2016, en précisant ainsi sa signification : « ce qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. »
Il faut remarquer qu’ainsi défini, il vaut essentiellement comme adjectif qualificatif – il qualifie la communication qui « modèle l’opinion publique ». Or ce modelage, même s’il passe souvent par l’image, se résout toujours finalement en discours. Ainsi « post-vérité » qualifie un certain type de discours. Et comme, également, ce modelage vise toujours à imposer une certaine organisation de la Cité (polis), « post-vérité » est un qualificatif qui concerne le domaine du discours politique.
Ainsi le dictionnaire d’Oxford a officialisé l’avènement d’une nouvelle tendance de la communication politique qu’on peut appeler « la politique post-vérité », qui se caractérise par la disqualification des faits objectifs dans l’entreprise de détermination de l’opinion publique.
Il est apparu en effet aux membres de la respectable institution linguistique britannique que les médias d’information n’avaient pu rendre compte adéquatement des surprenantes victoires, d’une part du « Brexit » au Royaume-Uni en juin 2016, d’autre part de Donald Trump aux États-Unis en novembre, que par l’usage de ce nouvel adjectif de « post-vérité ».
En effet, ce qui a été surprenant dans ces bouleversements politiques, c’est qu’ils ont été le produit d’un retournement de l’opinion publique qui n’était pas prévisible eu égard à la situation objective des sociétés concernées. Et la réduction de cette surprise a consisté pour les analystes politiques – et les médias qui les ont relayés – à reconnaître la mise en circulation massive de fausses informations, catégoriquement assénées, qui ne tenaient aucun compte des faits objectifs.
Mais, ainsi comprise, la « post-vérité » désigne-t-elle vraiment quelque chose de nouveau dans le champ des réalités sociales ?
La disqualification des faits objectifs était déjà une doctrine prédominante dans Athènes de la grande époque – celle de la seconde moitié du Vème siècle (avant J. C.). Elle était en effet au cœur de la doctrine des Sophistes. Écoutons l’un des plus fameux d’entre eux, Gorgias de Léontium : « Qu'un orateur [Sophiste] et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s'il faut discuter dans l'assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j'affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l'orateur sera préféré, s'il le veut. » (rapporté par Platon, Gorgias 456b-c).
D’autre part Machiavel a très bien établi dans Le Prince (1532) que la dévalorisation systématique des faits objectifs, sous les formes du mensonge et de l’illusion, est nécessairement un des principaux ressorts de l’asservissement des peuples par les hommes de pouvoir. Il aurait pu écrire lui-même que « les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». C’est d’ailleurs ce qu’ont toujours su et abondamment illustré les bonimenteurs de foire comme les arnaqueurs célèbres.
Dès lors il faut s’interroger sur la légitimité d’un nouveau mot – « post-vérité » – pour désigner ce qui est déjà fort bien connu sous une multitude de vocables qu’on aurait fort bien pu accoler aux performances orales d’un Nigel Farage ou d’un Donald Trump : boniments, bobards, baratin, balivernes, conneries, etc.
On peut faire l’hypothèse que cette légitimité serait liée à une conjoncture particulière de la civilisation occidentale. Les grandes démocraties modernes se sont en effet construites en s’appuyant sur la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle, laquelle, pour faire pièces à la superstition religieuse, avait mis au premier plan la raison et l’établissement de l’objectivité des faits. La fortune de la « post-vérité » marquerait une nouvelle rupture culturelle de la civilisation occidentale (désormais mondialisée) : l’évolution de cette civilisation impliquerait que, d’abord dans le champ fondamental de la politique, existe une tendance significative à la déconsidération de l’objectivité des faits dans la mesure où celle-ci, en tant que point d’ancrage de la conscience collective, serait un obstacle à une meilleure malléabilité souhaitée de l’opinion publique.
Et en effet le mot « post-vérité » exprime beaucoup plus que le simple discrédit des faits objectifs, c’est pourquoi il n’a pas la connotation péjorative des synonymes qu’on a évoqués (balivernes, etc.), lesquels renvoient tous à des visées subjectives peu estimables. Il ne considère pas la dépréciation de la réalité objective comme une exception  répréhensible sur fond d’une adhésion commune irrécusable à la valeur de vérité. Il fait de cette dépréciation une ligne de force de ce que sera l’avenir humain. C’est pourquoi il requiert d’être pris au sérieux.
Là est bien la justification du préfixe « post- » qui (comme le note bien dictionnaire d’Oxford) se retrouve de plus en plus accolé à des mots désignant des valeurs traditionnelles de la modernité (« post-national », « post-moderne », « post-humain », etc.) qui seraient sur le point d’être dépassées du fait des réquisits de la société marchande mondialisée. Tout se passe comme si ce préfixe était l’opérateur linguistique, dans une perspective nietzschéenne, d’une transmutation globale des valeurs.
Mais ce qui donne son sérieux à la notion de « post-vérité » la tue du même mouvement. Car si le « post- » désigne la réalité culturelle objective d’un dépassement de la valeur de vérité, il affirme donc la valeur d’une vérité de fait (celle du  dépassement). Il s’ensuit que la notion de « post-vérité » se contredit elle-même : s’il y a une « post-vérité », il n’y a pas de « post-vérité ». Elle est rigoureusement impensable.
Ce qui amène à une telle situation – un mot qui ne peut rien désigner de pensable promu « mot de l’année » par une institution linguistique des plus respectables – est une méconnaissance de la nature du langage.
Bien plus profondément que pour communiquer – « Passe-moi le sel ! » – les mots ont pour fonction de nous permettre de nous[1] retrouver comme habitant un même monde. Le petit enfant dès qu’il commence à parler ne cesse de questionner « Kècèça ? » (Qu’est-ce que c’est que ça ?), non pas parce qu’il a l’intention de communiquer sur un étau (là il me montre l’étau sur mon établi), mais pour surmonter les sensations qui n’appartiennent qu’à lui et entrer dans notre monde commun. Ce qui signifie que l’existence du monde objectif est consubstantielle au langage. En tant qu’il désigne, le langage ne peut que viser les réalités objectives. Il ne peut donc que se référer à la vérité comme valeur absolue : ou ce qu’il désigne peut être accepté par tous et c’est une assertion vraie, ou ce qu’il désigne ne peut pas être accepté par tous et c’est une assertion fausse.
Et il est des propositions qui ne peuvent être acceptées par personne, comme celles qui parlent de l’« ère de post-vérité », car elles sont contradictoires – l’ère de post-vérité est aussi impensable que l’angle d’un cercle. Elles sont inacceptables en ce qu’elles n’ont aucune signification et donc ne peuvent susciter aucune représentation viable dans l’esprit. Et si l’on peut divaguer sur l’ère de post-vérité, ce n’est qu’en vertu de la confusion avec laquelle on aborde la vérité : on la traite comme un objet du monde alors qu’elle est la condition de l’existence du monde.
Mais si le mot « post-vérité » ne désigne rien, il a cependant un sens puisque son énonciation engendre des effets. Et c’est un sens exclusivement exogène : ne pouvant être fondé sur sa compréhension, il ne peut être fondé que sur l’intention de celui qui le formule. La définition proposée par le dictionnaire d’Oxford nous oriente vers un sens idéologique[2] – il s’agirait d’inoculer dans la conscience collective l’idée qu’il faut se préparer à une échéance historique inéluctable qui serait que la référence aux faits objectifs, pour se former une opinion et faire ses choix, soit de plus en plus dépassée.
Il y a donc des individus de pouvoir aujourd’hui qui jugent à propos de « ringardiser » le monde commun pour avoir mieux la main sur l’opinion commune. Mais n’est-ce pas aller vers un appauvrissement du langage – moins de mots, moins de réflexion – voire vers sa désagrégation progressive ? N’est-ce pas s’orienter vers la pire ségrégation entre les hommes, celle qui les amènera à se confronter au nom des sensations en lesquelles chacun se retrouvera enfermé par déficit de capacités de les objectiver ?
L’idéologie de la « post-vérité » n’est-elle pas une idéologie de désespérés ?
 


 [1] Nous humains parlant la même langue certes, mais universellement, nous tous les humains. Car il y a des passerelles entre les langues, celles que réalisent les traductions, desquelles il résulte finalement une sorte de mise en réseau de toutes les langues. Ce qui fait que nous sommes tous habitants « du » monde, et donc, finalement, non étrangers les uns aux autres.
 [2] Au sens, d’origine marxiste, d’entreprise de pouvoir sur les consciences. Il y a en effet une autre sens, noble, du mot « idéologie », mis en évidence récemment par la parution d’écrits antérieurs du président Macron : l’idéologie comme investissement de l’avenir collectif par les idées, autrement dit par une conception déterminée du Bien Commun.

vendredi, mai 05, 2017

Longanimité de la politique

Au lendemain du 23 avril , nous sommes, comme Gérard Filloche, navrés d’avoir « supporté » – et plutôt dans le sens passif du terme – « les deux candidats de gauche les plus bêtes du monde ». Hamon et Mélenchon n’ont pas été capables d’être conséquents, alors qu’il était clair dès fin janvier pour tous – sauf pour eux ? – qu’en candidature solo aucun ne passerait, alors que réunis, ils avaient toutes les chances de faire accéder une gauche de réelle rupture avec la loi du marché au pouvoir (lire aussi Cher Benoît, cher Jean-Luc de Philippe Torreton).
Nous sommes aujourd’hui, avant le second tour, contraints d’entendre l’espace public résonner des impostures verbales que madame Le Pen déverse dans les esprits, et qui consistent à travestir systématiquement la réalité de façon à alimenter la peur. Nous voterons donc résolument Macron, non pas que nous ayons la moindre illusion sur sa vision irénique de l’expansion du marché grâce à la « nouvelle économie », mais parce qu’il faut absolument préserver l’espace citoyen de débat démocratique.
Car, si désolant que puisse paraître cet épisode électoral, si déroutantes soient les avanies que l’investissement dans la politique nous fait subir depuis quelques temps, il ne faut surtout pas renoncer : une présidence Le Pen, avec ses pouvoirs exorbitants constitutionnellement possibles, alors que ladite dame se pose comme volonté « au nom du peuple », ne manquerait pas de réduire par les grands moyens l’espace politique vivant.
En fait on ne peut pas démissionner de la politique. Démissionner de la politique serait démissionner de notre humanité. Si cela a pu advenir dans l’histoire, ce ne fût toujours que par parenthèses, en des épisodes laissant de lourdes traînées de violence et de sang derrière eux. Nous ne pouvons pas démissionner de la politique parce que c’est lorsque nous pensons et visons collectivement un Bien Commun que nous vivons le plus humainement.
C’est pourquoi il ne faut pas envisager une présidence Macron comme un moindre mal, mais viser, à travers une présidence Macron, et en toute indépendance de son programme, une reviviscence de la politique. Car l’existence d’un espace politique vivant porte toujours en lui l’espoir d’un avenir comme authentique épanouissement dans la politique. Et cet espoir est le meilleur antidote à la menace que l’ombre épaisse de l’extrême-droite retombe sur la société au prochain coup – lors de la prochaine échéance électorale importante.
Ce qui se peut exprimer ainsi : misons sur la longanimité de la politique. Le beau mot « longanimité » – qui par son étymologie associe les notions de patience et d’âme – apparaît dépareillé en un monde où domine la logique du courtermisme. Il désigne en effet la capacité de patience, d’endurance dans l'affirmation de ce qu'on est, qui permet finalement de surmonter ce qui nous malmène. La longanimité de la politique, cela signifie que, si malmenée que soit la politique aujourd’hui – par les calculs partisans des uns, par les mensonges répétés des autres, par la prévalence de l’émotionnel dans l’espace public – il faut se placer dans la perspective de sa reviviscence à venir.
La longanimité de la politique, c’est ce qui nous motive à continuer à être des citoyens actifs qui font vivre un espace politique ouvert – dénoncer les injustices, les mensonges, les manipulations, s’informer et prendre position sur les choix techniques importants, mettre les discours techniques du pouvoir dans la perspective des intérêts humains, en somme toujours discuter de ce qui conditionne le bien commun. Jusqu’à ce que le ressac de la conscience collective permette, quelque jour, le réinvestissement collectif du Bien Commun pour une réelle maîtrise populaire de l’orientation de la société.
Car si, comme on l’a vu, des candidats de gauche délaissent ainsi l’intérêt public au profit de leurs calculs partisans, si environ un tiers des citoyens sont susceptibles de choisir les impostures Le Pen au prétexte qu’à part le Front National « on a déjà tout essayé », c’est bien que la conscience collective est dans de basses eaux, là où le champ des possibles lui apparaît fort pauvre, ce qui est exactement l’indice d’un abaissement des valeurs d’humanité – celles qui amènent à agir au-delà des comportements réactifs et bêtes. Et c’est là le résultat des dernières décennies de laminage intensif des consciences par les puissances dominantes – les intérêts marchands transnationaux – qui s’efforcent de formater les individus en adéquation au statut rêvé, parce que parfaitement apolitique, de travailleurs/consommateurs.
On n’aura rien compris à la misère présente de la politique, si l’on ne reconnaît pas la contradiction entre le statut de citoyen et le statut de travailleur/consommateur tel que le pouvoir marchand l’induit à travers la pression incessante de sa propagande. La seule voie pour une société apaisée, comme pour une population où les individus redonnent du sens à leur vie et du même coup réinvestissent positivement l’avenir, c’est qu’en chacun de nous le citoyen domine l’homme qui travaille et qui consomme – ce qui veut dire que la politique reprenne la main sur l’économie.
La longanimité de la politique c’est la confiance que le temps de cette réappropriation collective viendra, et qu’il faut s’impliquer dans l’espace public dans cette perspective. En ce temps-là, il sera évident pour les forces progressistes (il s’agit du progrès vers plus de justice entre humains et plus de respect de la biosphère) qu’elles fassent alliance pour accéder au pouvoir, et les vociférations de l’extrême-droite seront reléguées à la marge comme divagations.
Car qu’est-ce que la politique, sinon l’art d’amener librement les volontés à se coordonner pour que les activités de chacun s’encadrent dans une vision collective du Bien Commun ? L’édifice du Droit positif constitue ce cadre avec, comme clé de voûte, la si bien nommée Constitution. Faire de la politique de manière efficace, c’est être capable de réaliser des consensus – c’est-à-dire être intéressé à rassembler au mieux et au plus large les gens en dégageant une perspective d’avenir commune. Et chacun sait que pour ce faire il faut sortir des impulsions émotionnelles qui enferment dans les particularismes, et faire valoir la raison qui élabore à partir de la reconnaissance des faits objectifs. Parce qu’elle est la même pour tous, la raison permet alors la discussion et l’accord durable.

mercredi, avril 19, 2017

Quand viendra le temps des effondrements ...

 Exercice de regret anticipé



  Quand viendra le temps des effondrements sociaux et écologiques, on regrettera que J.-L. Mélenchon, dans la semaine précédent le 23 avril 2017, n’ait pas proposé un accord à B. Hamon pour qu’il renonce à sa candidature en sa faveur.

  Je sais que l’on peut juger que c’est un leurre de croire que la solution puisse sortir de cette démocratie de disette – un bulletin dans une urne par-ci, par-là, dans une foire-spectacle de courses de chevaux.

  Mais quand même ! C’était une possibilité logique, et il n’y en avait pas d’autres en vue.

  Il eut fallu que ce soit Mélenchon qui fasse l’offre parce que Hamon était en position de faiblesse telle qu’il ne pouvait prendre l’initiative d’offrir.

  Mais Mélenchon était en position d’être généreux tout en s’assurant la victoire à la présidentielle.

  Il aurait pu, par exemple, offrir le poste de premier ministre à Hamon, accepter de différer ses projets de Constituante, transiger pour une politique étrangère plus prudente (en particulier par rapport à l’Europe), pour un programme essentiellement centré sur la remédiation des situations intolérables d’injustice sociale, et la mise en œuvre résolue d'une transition écologique.

  Car le peuple français eut à coup sûr choisi largement avec eux un programme qui ouvre enfin l’avenir, et qui devenait un non sens à rester divisé entre deux candidats.

  Mais voilà ! Cette possibilité étant restée inexploitée, les egos lui faisant trop d’ombre, assez vite la poursuite du despotisme des marchés a entraîné des ruptures en chaîne – que ce soit d’abord dans les liens écologiques ou dans les liens sociaux, peu importe, l’effondrement de l’un entraînant de toutes façons l’effondrement de l’autre.

  Il nous reste maintenant à vivre ces effondrements jusqu’à ce que le dernier riche ronge le dernier os du dernier plus pauvre... avant de mourir lui-même en prenant conscience de l’immense gouffre sur lequel il avait construit sa richesse.

dimanche, avril 09, 2017

Cauchemar démocratique


- Quel est le pire en démocratie ?

- Que les citoyens doivent choisir, pour la fonction publique suprême, entre deux candidats qui sont poursuivis pour des faits avérés de détournement de fonds publics.

samedi, mars 18, 2017

À propos d’une élection présidentielle ballottée par les émotions


Pourquoi un Grec du IVème siècle (avant J. C.), lecteur de Platon, jetterait un regard blasé sur les mésaventures électorales de nos démocraties.



    « Du jamais vu, !… Cette élection ne ressemble à aucune autre !…Tout peut arriver !… » Les commentateurs politiques s’étonnent des rebondissements de la campagne pour l’élection présidentielle française (non sans gourmandise pour tout ce bon grain à moudre), comme ils ont eu du mal à se remettre de l’accession de Trump à la présidence des États-Unis, ou du choix du Brexit par les Britanniques.

    Qu’arrive-t-il aux grandes démocraties du monde moderne qui échappe ainsi à l’analyse des spécialistes avertis des mœurs politiques ?

    L’explication communément avancée est celle d’une coupure entre le vécu de la masse de la population et les élites qui se pensent dépositaires du bien commun. Les électeurs voudraient ainsi rappeler lesdites élites « qui vivent dans un autre monde », par des choix électoraux jugés fort peu rationnels, à la conscience de leur difficulté à vivre dans le monde tel qu’il est et devient.

    Cette explication doit être suspectée car elle semble trop commode. Derrière l’acte de contrition à moindre frais – « On ne fait pas assez attention à ce que vivent les gens » – l’essentiel est préservé : chacun reste à sa place, et ce sont bien toujours les mêmes qui gardent le monopole des bons choix politiques. N’y a-t-il pas là reconduction d’une tonalité paternaliste des rapports sociaux (comme l’appel à un nouveau despotisme éclairé) : les électeurs considérés comme des enfants qui font des bêtises pour attirer l’attention de parents qui les négligent ?

    Mais, à bien examiner la situation politique la coupure entre les milieux populaires et les élites n’est pas si évidente. Si l’on va au-delà du critère de la répartition des biens (qui est effectivement brutalement inégale), il apparaît que la population n’est pas si passive que cela et que les élites sont largement dépourvues de sagesse politique.

    Il y a une importante expression politique populaire sur le Web, et d’ailleurs pas uniquement sur les réseaux sociaux de masse. Il y a un constant retour de la population concernant les expressions des candidats dans l’actuelle campagne électorale – se rendre ou non à un meeting, réagir à une proposition sur Internet, etc… et même produire des bruits de casseroles.

    Il y a surtout d’innombrables initiatives locales, proprement politiques, de citoyens qui ne se contentent pas d’attendre la prochaine possibilité de voter, mais s’occupent dès à présent de s’organiser de façon à créer un peu plus de bien commun.

    Quant à la lucidité politique actuelle des élites, le principal parti de droite vient de nous laisser voir, à propos des rebondissements concernant la situation juridique de leur candidat, des responsables politiques changeant publiquement deux fois de position pour ou contre sa candidature en moins de 48 heures. Pour ce qui est de la gauche, tout indique que, pour des questions d’intérêts particuliers contingents, l’on écarte délibérément la possibilité de se mettre d’accord pour appliquer un programme qui aurait pourtant toutes chances d’avoir un soutien populaire majoritaire.

    Ne faut-il pas admettre que le vent mauvais qui souffle sur notre système politique ne relève pas seulement d’un égoïsme mal contenu des élites, mais, plus profondément de la manière dont on agit politiquement en général ? Comme si, dans la culture politique elle-même, dans la manière dont chacun assume sa citoyenneté, quelque chose s’était dégradé ?

* * *

    L’État français est formellement une République démocratique.

    Il est une république en tant qu’il est organisé selon le principe de la priorité donnée à la « chose publique » (res publica), soit faire prévaloir le Bien public sur l’intérêt particulier (c’est le legs de nos ancêtres qui ont rejeté la monarchie héréditaire appuyée sur les intérêts nobiliaires et cléricaux).

    Notre république est démocratique parce que la légitimité du pouvoir politique repose sur le choix de l’ensemble des citoyens.

    On peut affirmer que la République démocratique est le meilleur type d’État concevable. D’abord parce que c’est l’État républicain qui prend le plus clairement en charge le but essentiel de toute vie sociale : réaliser du bien commun. Ensuite parce la démocratie permet à chaque citoyen de faire valoir le meilleur de sa liberté proprement humaine : l’action politique c’est-à-dire le fait de s’impliquer dans la définition du Bien et du Juste dans la société et de la meilleure manière de s’en approcher.

    Or le libéralisme économique débridé – non aux freins à l’enrichissement particulier liés aux exigences du bien commun – qui s’est imposé depuis les années quatre-vingt a fait prévaloir un individualisme hédoniste pour lequel le Bien est essentiellement individuel et se formule comme « réussir sa vie », cela consistant dans l’accumulation maximale de sensations positives.

    Cette idée du Bien n’a absolument rien à voir avec le Bien public : elle n’a pas été débattue ! Elle s’est développé souterrainement, à coup de propagande s’adressant aux désirs individuels, grâce à des médias bénéficiant de nouveaux moyens techniques les rendant toujours plus intrusifs. Elle a impacté les individus d’abord au niveau des imaginaires sociaux (fascination pour les signes de richesse, rétivité aux règles collectives contraignantes, etc.) alors même que subsistait (et subsiste encore) dans l’espace public le discours sur le Bien public hérité des luttes de nos ancêtres (dont la plus récente, celle de la libération du nazisme concrétisée par le programme du Conseil National de la Résistance) par lequel se justifient nos institutions politiques.

    C’est pourquoi on peut rapporter l’état dégradé du champ politique à une lutte entre la culture contemporaine du bonheur individuel et l’esprit de nos institutions. C’est ce qu’illustre de manière limpide les affaires Fillon et Le Pen mettant en scène le problème de la compatibilité de candidatures à la fonction publique suprême avec le fait d’être l’objet de poursuites judiciaires. Si nous étions situés hors de cet individualisme échevelé (par exemple il y a 30 ans), il n’y aurait eu aucun problème. L’incompatibilité aurait été évidente !

    Nous sommes comme dans un épisode de rupture d’une « tectonique des plaques » culturelles – la plaque culturelle de l’individualisme marchand s’enfonçant sous la plaque culturelle républicaine. Cette allégorie permet de comprendre combien les mouvements culturels dont le champ politique est aujourd’hui affecté sont profonds.

    La bonne manière de les évaluer est peut-être de revenir aux mésaventures de la démocratie athénienne – il y a 25 siècles – dont Platon s’est fait l’écho en mettant en scène le combat de Socrate contre les Sophistes.

    À la fin du Vème siècle avant J.-C. les Sophistes avaient acquis un rôle politique considérable à Athènes. Ils s’affirmaient en effet spécialistes de la rhétorique, entendue alors comme l’art de bien parler de façon à emporter l’adhésion populaire, tout particulièrement dans les assemblées constitutives de la démocratie athénienne.

    Comme nos contemporains promoteurs du bonheur par la consommation, les Sophistes étaient sensualistes : ils faisaient de la sensibilité le critère ultime du bien et du mal.

    Ils assumaient la conséquence logique de ce sensualisme comme l’explique Protagoras, le principal fondateur de la sophistique, « chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, mais qu’un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là » (cité par Platon, Théétète). Autrement dit, il n’y a pas de monde commun. Chacun vit dans son propre monde et il n’y a que des opinions relatives à chacun. Il n’y a pas de vérité universelle. Or cette thèse est redoutable car, comme Platon l’a montré dans le dialogue cité ci-dessus, elle est contradictoire et destructrice de la valeur même du langage. On examine cette conséquence et ses implications sociales dans notre essai « Misère de l’homme mesure ». Or, cette thèse est de plus en plus communément reprise de nos jours, et explicitement assumée par des leaders d’opinion qui inventent pour cela les notions de « post-vérité » ou de « faits alternatifs ».

    Examinons simplement la conséquence politique.

    L’être humain est un « animal politique » disait Aristote, c’est-à-dire fait pour vivre en société. Cela implique que les hommes parviennent à un minimum d’accord sur la manière de vivre ensemble. Qu’arrive-t-il si, dans ce débat nécessaire, il n’y a plus la référence à la vérité ? Le Sophiste (Protagoras) répond : « Il y a des opinions meilleures que les autres mais non pas plus vraies »; et la sagesse du Sophiste (le grec sophia = sagesse) consiste à « changer la face des objets, les faisant apparaître et être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais » (cité dans Théétète)

    Mais n’est-ce pas là, on ne peut plus clairement définie il y a 25 siècles, la fonction exacte que s’assignent les communicants qui proposent de nos jours leur service aux leaders politiques ? Ils prétendent, par exemple, nous faire juger des individus poursuivis pour détournement de fonds publics comme des personnalités désirables pour occuper la magistrature suprême de l’État. Au fond, ils sont les nouveaux Sophistes de notre époque.

    Car il y a un sophisme – au sens littéral du terme : une tromperie sur le raisonnement – dans la substitution du « meilleur » au « bon ». Le « bon » apparaît problématique parce que toujours partagé entre opinions discordantes ; le « meilleur », par contre, apparaît beaucoup moins ambitieux, plus concret, aisément à notre portée. Mais il n’y a de meilleur que si l’on possède préalablement une idée de ce qui est bon ou bien. Or cette idée du bien doit s’imposer à la fois au Sophiste et aux individus qui composent son public puisque le premier veut l’apporter aux autres. Elle doit donc avoir une valeur objective. Il faut donc que ce bien soit établi par un discours vrai. Or, il ne saurait y avoir de discours vrai sur le bien pour le Sophiste. Donc le meilleur auquel il veut faire adhérer autrui ne peut être que le meilleur selon son opinion. Et l’opinion de chacun – c’est la thèse initiale des Sophistes – dépend de sa sensibilité, en particulier de ses désirs.

    Donc l’enseignement du Sophiste, en promouvant une apparence meilleure des choses, ne fait qu’enrôler la conscience d’autrui dans une vision du monde conforme à ses désirs, au service de ses désirs. La sophistique, c’est l’instrumentalisation d’autrui au profit de ceux qui ont une certaine mainmise sur la parole et, plus largement, sur les moyens de communication.

    Ne serions-nous pas, aujourd’hui, dans un monde profondément « sophistiqué » ? Platon a pris soin de nous éclairer crûment sur ce « bien » éminemment égocentré qui sous-tend la « sagesse » des Sophistes en faisant ainsi parler l’un d’eux, Calliclès (dans Gorgias) : « … pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu'à ces passions, quelque fortes qu'elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent. » ? Un tel discours n’est-il pas éclairant pour comprendre bon nombre d’« affaires » impliquant notre personnel politique ?

    Il faut noter en particulier l’usage ci-dessus du mot « passion » qui signifie chez les Grecs un désir excessif qui, parce qu’il trouble l’harmonie de la nature, ne peut qu’apporter du malheur. En ce sens, le « passionné » subordonnant tout à sa passion, adopte des comportements déraisonnables. Ainsi, dans sa course à la Présidence, le passionné de pouvoir invoquera le Bien commun simplement comme moyen rhétorique pour accroître sa popularité ; alors qu’une candidature raisonnable à la Présidence procéderait d’une personnalité jugée la mieux à même de présider à la mise en œuvre d’un Bien commun défini collectivement. Le politique passionné de pouvoir se repère aisément : il est capable d’utiliser tous les moyens pour poursuivre son but – nuire à ses amis politiques, vilipender l’institution judiciaire qui demande des comptes de ses comportements litigieux, renier sa parole antérieure, dresser une partie de la population contre une autre, etc. Le résultat ne peut en être en effet que du malheur commun – soit l’opposé du Bien commun.

    On peut penser qu’une motivation essentielle de la vocation philosophique de Platon a été la prise de conscience du malheur collectif dont est porteuse l’idéologie sophistique, et que cette prise de conscience s’est opérée précisément en 399 avant J.-C. lorsque la démocratie grecque, sous l’emprise des Sophistes, a condamné à mort et exécuté Socrate, « l’homme le plus juste de son époque » (Platon).

    En vérité, l’œuvre de Platon et son héritage – non seulement ses successeurs à l’Académie, mais aussi Aristote et l’aristotélisme[1] – ont durablement mis un coup d’arrêt au pouvoir des Sophistes et à la vision du monde étriquée sur laquelle ils s’appuyaient. C’est seulement depuis ces dernières décennies que la doctrine sophistique a retrouvé une certaine faveur intellectuelle.

    Tout comme la sophistique comme pratique du pouvoir a gagné dernièrement une nouvelle emprise sur la vie sociale. Nous savons que c’est la rhétorique – l’art de persuader – qui était le moyen de cette emprise chez les grecs. Contrairement à l’art de convaincre qui s’appuie sur la raison d’autrui, l’art de persuader actionne essentiellement des leviers émotionnels. Dans l’Antiquité, la rhétorique s’exerçait essentiellement par le langage et dans les endroits publics réservés à cet effet. Aujourd’hui, grâce aux moyens techniques disponibles, le message rhétorique peut atteindre une grande partie de la population – celle qui possède une terminal Internet portable – toujours et partout. D’autre part, du fait de la facilité de sa reproduction technique, l’image (animée ou non) est devenue le type de contenu prédominant utilisé par la rhétorique. Or, l’image – et surtout si elle est animée – a un impact émotionnel autrement plus direct et intense que le discours. Tout simplement parce que l’image court-circuite le langage, lequel active ces mêmes domaines cérébraux qui sont le siège de la pensée humaine (qui est la capacité de toujours pouvoir prendre du recul).

    La nouvelle sophistique, finalement celle du pouvoir marchand et des ses affidés politiques , bénéficie donc d’une nouvelle rhétorique donc l’impact, à la fois en extension et en intension, est prodigieusement démultiplié par rapport à la rhétorique des Anciens.

    En notre République démocratique, nous sommes des citoyens libres certes, mais, si nous n’y prenons garde, sans cesse sollicités à réagir à des provocations émotionnelles. On pourrait décliner les diverses émotions plus volontiers provoquées par la rhétorique contemporaine selon les comportements réactionnels que l’on veut obtenir. Ce serait un sujet d’étude de psychologie sociale fort éclairant sur notre condition collective présente. Mais, du point de vue de notre situation politique, il convient de mettre prioritairement en évidence, l’importance qu’a prise l’utilisation du levier émotionnel de la peur. Car il semble bien, pour des raisons liées à l’histoire de l’espèce humaine[2], que la peur soit l’émotion la plus efficace pour obtenir la réaction de soumission à un pouvoir social. La peur est sans doute l’émotion la plus régressive, c’est-à-dire celle qui nous tient le plus éloignés de l’exigence de rationalité des comportements. C’est pourquoi l’on voit les hommes politiques en difficulté (du fait de leurs comportements moralement ou légalement contestables) actionner avec ardeur ce levier rhétorique de la peur pour « apparaître et être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais ». Mais la peur ainsi artificiellement induite a toujours des effets néfastes à long terme sur la vie sociale. Car elle alimente des imaginaires de défiance envers ceux qui diffèrent de soi, faisant de ces différences des barrières, alors qu’une société s’épanouit lorsqu’elles deviennent des motifs d’ouverture.

    C’est pourquoi l’utilisation assez systématique de la rhétorique de la peur par les dirigeants politiques français depuis une décennie a créé le terreau en lequel s’épanouissent les thèses d’extrême-droite qui toujours, finalement, visent à « purifier » la société de ses différences – ce qui est le plus sûr moyen, nos ascendants l’avaient appris, de tuer la vie sociale.

 * * *

    « Facilité » est sans doute le maître-mot qui a amené ce désordre que nous constatons dans la politique institutionnelle.

    La facilité est impliquée dans l’inféodation de l’organisation sociale aux intérêts marchands. Tant de facilités ont été introduites dans la vie quotidienne de chacun par les nouveaux produits mis sur le marché ces dernières décennies !

    Facilité aussi d’un certain pouvoir politique : ne suffit-il pas d’avoir le verbe haut et de l’argent, et de payer (les bons communicants, les bons organisateurs d’événements, et même souvent payer (en faveurs) les bonnes personnes d’influence), pour voir augmenter sa cote de popularité et avancer sur les marches du pouvoir ?

    Facilité enfin de la réaction émotionnelle à la rhétorique du pouvoir : il est si facile de réagir ! D’autant que cela nous maintient au chaud dans l’unanimité d’un sous-groupe social de réaction sur la situation particulière duquel le message rhétorique était conçu pour avoir prise. Car dans la réaction émotionnelle on est toujours d’emblée d’accord. Même si cet accord est fondé sur des identifiants fort confus (« les honnêtes gens », « nos valeurs », etc.) ou sur des différences caricaturées (« les étrangers », « les quartiers », etc.) Car, effectivement, si on commence à en discuter l’unanimité s’évapore.

    Il est si facile d’être dans la réaction. Mais on ne va nulle part ! Car on n’a pas un comportement libre mais déterminé parce qui nous fait réagir. Ceux qui ont du pouvoir réagissent au diktat de leur passions (être toujours plus riche, toujours plus dominer, être encore plus en vue). Ceux qui leur sont soumis réagissent à leur rhétorique destinée à entretenir cette soumission. Et ce type de comportement social – c’est la leçon de Platon – amène à abandonner l’idée même de vérité partageable par tous, tout en multipliant les ferments de violence.

    Il faut écouter la petite voix intérieure qui nous avertit que toute cette agitation réactive dans le monde politique institutionnel, pleine de rebondissements, de vitupérations, de flatteries, d’emphase, de promesses et de reniements, est largement vaine. Pourquoi ? Parce qu’elle est sans horizon d’avenir . La modalité temporelle du comportement réactif, ce n’est pas l’avenir, c’est le passé immédiat.

    En réalité la politique de la réaction n’est pas encore la politique, elle n’en est que l’apparence – mais n’est-ce pas le propre du monde de la sophistique de n’être qu’un jeu d’apparences (voir ci-dessus : « changer la face des objets, les faisant apparaître et être bons… ») ?

    La véritable action est la construction d’un avenir commun vers une société bonne. Et elle ne peut s’appuyer que sur les deux jambes de notre humanité : l’existence d’un monde commun, c’est-à-dire d’une vérité reconnaissable par tout homme, et la liberté proprement humaine de choisir ses fins. Ce n’est certes pas chose facile : on ne peut progresser ensemble vers la vérité qui éclaire sur le Bien et le Juste qu’en surmontant chacun les exigences de ses désirs et passions. Mais là est la plus belle source de satisfaction humaine que nous pouvons espérer.

    Et notre part de confiance en la politique, c’est de savoir qu’ils sont beaucoup plus nombreux que les médias ne le laissent soupçonner, les citoyens qui s’occupent de créer, de là où ils sont, de l’avenir au Bien commun.
 

 [1]  Par exemple Aristote se méfiait énormément de la passion de cupidité qui pouvait se répandre dans la société du fait d’une trop grande licence laissée à l’activité marchande. C’est pourquoi il préconisait un idéal d’autarcie économique et l’interdiction du prêt à intérêt.
 [2] Nous les examinons dans notre livre Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?   ALEAS, 2011.

mardi, février 28, 2017

Mélenchon, le candidat à la présidentielle pour qui il était trop tard.

Suite à une entrevue avec B. Hamon le 24 février, J-L Mélenchon a proposé un curieux argument pour justifier son choix de maintenir sa candidature sans même essayer de négocier une candidature commune. « Il est trop tard ! » a-t-il affirmé.


   Mais Jean-Luc, on a toujours le temps ! On n’a même que ça ! Exister, n’est-ce pas essentiellement cela : avoir du temps ?

   La restriction, et elle est importante, c’est le temps qu’il faut incontournablement affecter à l’entretien de sa vie (dormir, manger, etc.). Mais, avec le niveau de moyens techniques en lequel vous et moi vivons en contexte de culture occidentale, reconnaissez que ce temps est considérablement réduit.

   Contrairement à nos arrière-grands-parents qui rêvaient d’être un jour riches pour cesser de trimer à gagner le pain de leur vie afin de faire des choses qui aient humainement du sens, nous sommes riches ! Nous pouvons passer la plus grande part de notre temps à faire valoir notre liberté dans le monde.

   Et vous le faites fort bien en consacrant l’essentiel de votre activité libre à l’action politique. Hannah Arendt avait raison de considérer que le domaine politique est celui où la liberté humaine peut se faire valoir pleinement parce c’est le seul où nous sommes requis de nous mettre d’accord sur les valeurs finales –  sur le Bien et le Juste –  en fonction desquelles nous voulons vivre ensemble.

   Et vous ne le faites pas à moitié puisque vous vous présentez à l’élection présidentielle. Et ce faisant vous proposez un programme qui intéresse beaucoup parce qu’il veut rompre avec le conservatisme marchand dévastateur de la vie sociale et de la biosphère en réformant profondément l’organisation de la société et les principes des rapports de l’homme à son environnement.

   Je dois vous le dire, Jean-Luc, une grande partie de la population, qui persiste à croire en la valeur de l’humanité et en son avenir, souhaite que vous accédiez au pouvoir.

   Mais pour cela il faut que vous vous accordiez avec Benoît Hamon sur un programme commun derrière une candidature commune.

   Car vous savez très bien que sur votre seul nom vous ne serez pas élu. Vous stagnez en 5ème position à 10% des intentions de vote, distancé par Hamon, et vous ne retrouvez pas cette fois l’élan qui vous avait porté, un temps, lors de la campagne présidentielle de 2012.

   Cela devrait être faisable car les buts finaux – le Bien et le Juste de la société que vous voulez promouvoir, Hamon et vous, à travers vos programmes respectifs, sont convergents. Les quelques points de désaccord devraient être aplanis en quelques jours dans une négociation entre hommes/femmes politiques de bonne volonté soucieux de l’intérêt public.

   Vous dites : « Oui, mais mon concurrent de gauche n’est pas tout-à-fait comme il faut ! ». Mais, vous le savez, personne n’est réductible à une nature, et ce sont les relations humaines positives qui font les bonnes évolutions de chacun.

   De plus, Hamon a clairement montré qu’il place la légitimité de sa candidature non pas dans sa carte du parti socialiste, mais dans la forte proportion de suffrages populaires que lui a valu sa participation à la primaire à gauche. N’avez-vous pas compris que vous devez aussi vous considérer comme bénéficiaire des voix qui se sont portées sur lui, exactement dans la mesure, qui est grande, des dispositions qui sont communes à son programme et au vôtre ?

   Mais vous dites que vous n’avez plus le temps de négocier avec lui.

   Qu’allez-vous faire de mieux pendant ce temps qui nous sépare de l’élection ? Faire campagne en laissant croire à un sursaut qui vous ferait gagner les 15% supplémentaires qui vous qualifieraient, alors que vous savez que c’est impossible … pour laisser vos électeurs au soir du 23 avril choisir entre le candidat de droite le moins pire ?

   Vous le savez Jean-Luc, le peuple – oui, toute cette population qui ne veut pas se laisser enfermer dans l’« opinion publique » parce qu’elle prétend être sujet de son histoire – le peuple donc, lui, n’a vraiment pas le temps !

   Le peuple ne veut vraiment pas attendre encore 5 ans à reculer, de plus en plus le dos au mur, devant les saccages de l’avance du marché, à la fois dans son environnement naturel et dans sa vie sociale.

   Jean-Luc, pourquoi vous êtes-vous engagé jusque-là, pourquoi avez vous pris tout ce soin à rédiger et à faire connaître un programme qui puisse donner forme à un nouvel espoir populaire, pour le laisser choir dans le ruisseau à 58 jours de l’échéance en laquelle vous vous êtes inscrit ?

   Ne vous rendez-vous pas compte que vous êtes comptable de l’espoir que vous avez suscité ?

   Jean-Luc, le peuple a tellement soif de retrouver confiance en son avenir ! Comment pourra-t-il oublier ce jour où vous avez jugé qu’il était trop tard pour que vous vous donniez les moyens d’accéder au pouvoir ?

samedi, février 25, 2017

Sur les discours de deux candidats de gauche au programme similaire, au soir du premier tour

Il s'agit d'un petit exercice de politique fiction.

Deux candidats de gauche se sont bien installés dans le groupe des principaux candidats à la prochaine présidentielle française de 20XY avec des intentions de vote de plus de 10%, les mettant en 4ème et 5ème place dans les sondages.
Appelons-les M. H et M. M.

M. H et M. M proposent des programmes similaires qui répondent assez bien aux rêves de société bonne d'une majorité de la population en préconisant de manière déterminée des mesures pour réaliser plus de justice sociale et réformer profondément les pratiques économiques désastreuses pour l'environnement.
Ce qui l'atteste c'est le franc succès électoral de M. H lors des primaires de son parti alors qu'il était quasiment inconnu du grand public avant de présenter son programme dans les médias.

Bref, on peut dire que, dans cette campagne, M. H et M. M représentent l'ouverture d'une nouvelle possibilité de confiance dans l'avenir pour une population largement déboussolée par l'accumulation des signes négatifs concernant la dégradation de la situation sociale et l'accélération des déséquilibres écologiques.

Mais M. H et M. M restent limités dans les intentions de vote.
D'abord parce qu'ils sont deux à porter un programme similaire.
Ensuite parce que ce type de programme est durement critiqué par les candidats qui sont à leur droite qui opposent leur réalisme à ces programmes de rêve qui, selon eux, ne peuvent que se transformer en cauchemar.

Il est clair que si nos deux candidats continuent à se concurrencer sur cette offre politique porteuse d'espoirs populaires, elle sera éliminée au soir du premier tour.

Dans notre fiction M. H et M. M, restés prioritairement occupés de petits détails justifiant leur rivalité, malgré quelques mises en scène de discussion surtout faites pour entretenir leur popularité, ne concluent finalement pas de pacte pour unifier leurs programmes et l'appliquer de concert afin de le rendre plus crédible.

Et, évidemment au soir du premier tour ils terminent assez proches, mais aux 4ème et 5ème places, bien loin du niveau des deux candidats restés en lice. C'en est fini d'un projet de réforme en profondeur de la société qui redonne confiance en l'avenir.
Et peu après 20 heures, fidèles à leur pratique de rivalité, ils se précipitent à qui sera le premier pour s'adresser aux électeurs.
Mais peu importe ! Leurs discours seront en effet assez semblables :
Après avoir remercié chaleureusement ses électeurs, et exprimé son empathie pour leur déception, le candidat regrette profondément que son concurrent de gauche n'ait pas accepté le pacte qu'il lui proposait pour soutenir un même programme derrière une seule candidature, ce qui a finalement causé l'échec. Il enchaîne avec des paroles d'espoir en expliquant que les résultats le mettent en bonne situation pour reconstruire une nouvelle gauche unie qui sera certainement gagnante la prochaine fois. Et il termine en demandant à ses électeurs de voter pour le candidat de centre-droit, M. Mac (ou de de la droite dure, M. Fil, selon le qualifié) pour faire barrage à la candidate d'extrême-droite, Mme LeP.
Et c'est M. Mac (ou M. Fil) qui sera élu président au second tour.

Allez ! Retournez à votre travail, et à vos consommations, concitoyens ... et aussi aux mauvais signes sur la dégradation de la situation sociale et l'accélération des déséquilibres écologiques.

Quant à nos deux compères qui avaient si bien su soulever l'espoir populaire, ils continuent à rivaliser avec conviction pour reconstruire une nouvelle gauche unie.
Comme si leur but essentiel n'avait cessé d'être : je serai le gagnant dans cette compétition à gauche.

J'ai parlé de fiction politique. Mais peut-être ne s'agissait-il que d'un mauvais rêve ?...

jeudi, janvier 12, 2017

Du reniement du don d’asile



   Le don d’asile est le fait d’apporter refuge et protection à autrui lorsque celui-ci est dans un état de dénuement tel que sa sécurité vitale est en jeu.

   Dans l’ensemble des cultures le don d’asile est considéré comme un devoir – en quelque sorte un prolongement du devoir d’assistance à personne en danger. La seule restriction semble bien être lorsque la personne qui a besoin d’asile est identifiée comme un ennemi dans un pays en guerre.

   Aujourd’hui en France, on fait comparaître en justice des citoyens qui ont donné asile à des exilés en dérive sur les routes de France, dans un dénuement complet, quelquefois enfants, quelquefois malades ou blessés.

   Le délit motivant les poursuites est l’« aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière »

   On peut être choqué – on est choqué – par la faiblesse de cet argument juridique qu’on prétend opposer au devoir d’asile.

   Du point de vue simplement humain comment mettre en balance le devoir de don d’asile et une disposition légale parfaitement contingente ? Rousseau dans son Discours sur l’inégalité (1755) ne discernait-il pas la racine universelle du devoir de secourir autrui dans la pitié naturelle : « la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir … » ?

   Du point de vue de la responsabilité, comment mettre en balance la nécessité dans laquelle se sont trouvés des individus de s’arracher à leur terre natale, et ce faisant de tout perdre – même le nom qui leur permettait une reconnaissance sociale – pour aller vers quelque lieu où ils pourraient se redonner un avenir, et le formalisme juridique de l’État français totalement inaccessible à ces gens, ignorant la langue et la culture française, dans l’état d’urgence où ils vivent ?

   Du point de vue simplement juridique, l’article L622-1 du Code pénal stipule : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros. » Il y a bien une exception à cet état délictueux « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci. » (622-4), mais cette notion de « contrepartie » est tellement vague qu’elle vaut comme menace pour toute personne qui secoure un immigré en errance en France : le Ministère public n’a pas hésité à arguer d’un « bénéfice militant » pour requérir contre un donneur d’asile. Or cette loi est clairement illégitime du point de vue des textes fondamentaux régissant notre droit. Rappelons que la devise « liberté, égalité, fraternité » est inscrite dans notre Constitution. Et la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne, qui engage la France (elle l’a signé en 2000), affirme en son Préambule que l'Union « assure la libre circulation des personnes ».

   On voit la logique qui guide l’État français en ces poursuites ; elle s’exprime en un discours qui semble pétri de bon sens : « Il faut bien réguler ces masses de migrants qui confluent vers notre pays, la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, ces donneurs d’asile mettent en risque nos ressortissants en pouvant favoriser, en période d’attentats islamistes aveugles, l’introduction de loups dans la bergerie, et de toutes façons leur générosité est bien naïve car pratiquement ils contribuent à créer un appel d’air qui rendra encore plus aigu le problème des migrants. » Sauf que ce discours se trouve complètement ruiné lorsque l’on rencontre des étrangers exilés en état d’extrême vulnérabilité, qui portent dans leur regard le vécu d’expériences ineffablement difficiles, et dont le destin est suspendu à un signe d’accueil – à votre signe d’accueil.

   La vérité est que ces personnes sont nos semblables, ce qui veut dire qu’en leur rencontre nous nous reconnaissons nous-mêmes en tant que nous pourrions éprouver les sentiments dont ils font signes. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Ce qu’il faut préciser, c’est que notre empathie envers l’exilé n’est pas une faiblesse –  complaisance à notre sentimentalité – car elle a un fort fondement objectif. En réalité nous sommes tous des exilés. Nous sommes tous passés par la détresse d’une attente vitale d’un signe d’accueil. Car telle est la condition du nouveau-né humain entre le moment de son expulsion de la matrice maternelle et celui de son accueil contre le corps de la mère.

   Il faut alors comprendre qu’il n’a été possible de concevoir la pénalisation du don d’asile que par un déni radical de sa condition d’exilé. Pour ce déni, le psychanalyste parlerait d’une « forclusion » en ce que, dans le vocabulaire donnant leur monde aux fonctionnaires d’État promouvant cette pénalisation, il n’y a aucun mot qui pourrait la signifier. Si l’on reprend les propositions écrites plus haut sur la logique de la pénalisation, on s’aperçoit qu’elles font constamment signe de l’appartenance par l’usage de cette fameuse première personne du pluriel, « nous », « nos ». Car, en effet, le bon sens apparent de ces propositions vient de cette évidence de l’appartenance qui procède d’une dichotomie du monde entre « nous », qui appartenons au bon groupe (ou au groupe des bons), et les autres, les « étrangers », les « migrants », fauteurs de troubles potentiels[1].

   Bien sûr, ce « nous » s’abreuve d’un symbolisme prolifique : nous, les blancs, les chrétiens, les dépositaires de l’idéal des Droits de l’homme, les contributeurs pour l’humanité d’une culture sans pareil, etc. Mais si l’on gratte un peu on s’aperçoit que ce « nous » pimpant est illusoire. On pourrait le faire pour chacun des caractères cités ci-dessus. Mais pensons simplement à ce que tous les exilés des totalitarismes du XXème siècle, les Castoriadis, Grothendieck, Ionesco, Picasso, Cioran, etc. ont apporté à la culture française ! Car quoiqu’on veuille, la vérité de l’humanité n’est pas l’appartenance, mais l’errance, c’est-à-dire que les humains n’ont jamais de place définitivement assignée dans le monde, et restent toujours en instance de se déplacer – et l’invention technique est aussi une manière de se déplacer en déplaçant son rapport au monde. C’est parce qu’elle est errante que l’espèce humaine est historique. C’est pourquoi le monde de l’appartenance développe toujours le sentiment négateur de l’histoire : la nostalgie. La logique de l’appartenance est proprement réactionnaire, et c’est pour cela qu’elle devient si volontiers le terreau des fascismes.

   Dès lors on comprend mieux l’indignation que peut précipiter en chacun la pénalisation du don d’asile. Elle révèle un conflit des valeurs qui se joue aujourd’hui dans nos sociétés occidentalisées (c’est-à-dire plutôt riches et pacifiées, donc attrayantes pour ceux qui ont perdu leur terre natale).

   Il y a d’un côté l’humanisme, qui considère que tout être humain a une valeur absolue fondée sur sa liberté propre qui est une liberté d’inconfort dans le monde car il ne sait pas d’emblée où se mettre, mais qui peut s’appuyer sur la raison pour choisir son lieu et donc en quoi consiste son bien. L’humanisme a été pensé dès l’Antiquité avec Socrate (Qu’est-ce que le bien ?), les Cyniques (le cosmopolitisme) et les Stoïciens (l’homme participe de la Raison universelle). L’humanisme a été revivifié à la Renaissance à partir de la critique du diktat du dogme chrétien (Pic de la Mirandole, Montaigne, Bruno). Il s’est épanoui au XVIIIème siècle avec la reconnaissance politique de la valeur de l’homme libre et rationnel par la Déclaration d'indépendance des États-Unis (1776) et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen par l’Assemblée constituante française de 1789. Nos institutions politiques contemporaines sont héritières de cet humanisme, entre autres par la devise de la République française « Liberté, égalité, fraternité », par la Déclaration universelle des droits de l'Homme de l’ONU (1948) et par la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne (2000).

   Dans ce cadre la libre circulation des exilés et le don d’asile des citoyens à leur égard devraient aller de soi.

   Seulement, il y a de l’autre côté l’insistance de ce « nous » à être reconnu comme valeur d’un monde dichotomisé. Nous avons vu que l’identification de ce « nous » était fort problématique. Mais il faut aussi éclairer cette valeur dont il serait porteur et pour laquelle il faudrait le défendre contre les menaces extérieures.

   Or il est impossible de soutenir que ce sont les valeurs de la République – les Droits de l’homme, la trilogie « liberté, égalité, fraternité » – ou même la culture française dans son rayonnement universel, qui justifieraient les dispositions de pénalisation du don d’asile puisque justement elles sont alors mises en défaut. On ne peut pas dire non plus que c’est la sécurité physique de ce « nous » qui serait mise en péril par le don d’asile, car c’est justement la raison d’être des forces de police d’assurer la sécurité de tous dans le cadre du respect des droits et libertés de chacun garantis par la République[2].

   Il faut avoir les idées claires sur les comportements dangereux des étrangers qui viennent sur notre territoire. Ce sont des gens qui ont les comportements humains qui sont requis par les conditions qui leur sont faites. S’il ne sont pas accueillis, s’ils sont regroupés de force dans des espaces confinés, s’ils sont harcelés par la police, s’ils sont constamment confrontés à l'indifférence ou au mépris, bref s’ils se sentent en environnement humain hostile, il est inévitable qu’il s’efforcent de se retrouver selon des affinités communautaires, et qu’à partir de là ils développent de l’hostilité par rapport à un milieu social dont ils se sentent rejetés. Et si parmi eux se trouve un endoctriné qui leur fournit une idéologie « prêt-à-penser » qui prône la violence contre les mécréants, alors certains peuvent y être sensibles.

   Le mot d’ordre des autorités devrait être « Facilitez le travail des forces de l’ordre, soyez accueillants envers les exilés ! »

   On n’en est pas du tout là. Au contraire, on nous alarme contre la présence – et même contre la simple possibilité de présence – d’exilés. On pénalise les comportements d’accueil sous prétexte que nous serions menacés dans « notre » civilisation, « notre » culture, « notre » manière de vivre, « notre » liberté. C’est là que s’opère le basculement des valeurs fondées sur la réalité universelle de la condition humaine – l’humanisme – aux valeurs illusoires d’appartenance. Prenons la valeur « notre liberté » dont on peut dire qu’elle intègre toutes les autres. À quelles expériences partagées renvoie-t-elle que pourrait menacer l’accueil de quelques exilés[3] ici et là ?

   Personne ne peut prendre au sérieux qu’une telle cohabitation pourrait un tant soit peu restreindre la laïcité – qui n’est que la cohabitation de la pluralité des visions du monde dans l’espace public sous l’autorité bienveillante et neutre de l’État[4] – la liberté de se déplacer, de se vêtir etc. Si l’on interroge les habitants des communes qui ont accueillis des exilés, ils répondent toujours que, loin de limiter leurs possibilités, ils les ont augmentées en stimulant la vie sociale.

   Il faut dénoncer dans l’usage du levier de la peur par l’État pour détourner de l’accueil des exilés l’amalgame qui est fait avec les populations autochtones de souche immigrée des quartiers déclassés de nos cités qui ont des comportements hostiles voire violents envers les autres habitants, quand ils n’entrent pas en rébellion ouverte (comme en 2005). Faut-il rappeler que ces populations ont subi des décennies durant des comportements assez généralisés de ségrégation ? Ils restent que les exilés d’aujourd’hui sont dans une histoire totalement hétérogène, et que, outre leurs meurtrissures d’exilés, leur dénuement, leur errance, il est douloureusement injuste de leur faire porter le poids de cette hostilité.

   Mais tout cela, nos dirigeants politiques et magistrats qui pénalisent le don d’asile le savent fort bien (ou au moins savent-ils qu’ils ne veulent pas le savoir). Quel est donc leur intérêt à vouloir que la population autochtone ne réponde pas à la détresse des exilés ?

   Pour le comprendre il faut en revenir à « notre liberté » laquelle, dans les sociétés occidentalisées inondées de biens marchands, signifie « liberté-d’accéder-aux-biens marchands-et-de-composer-son-bonheur-par-leur-consommation ». Par exemple la liberté de circuler est fondamentalement indexée à la production des biens marchands – mobilité du travail – et à leur consommation – pour se rendre sur les zones commerciales mais aussi pour accéder aux biens sur sites : lieux touristiques, parcs de loisir, etc. Ce qui signifie que l’essence de notre liberté est la capacité d’accéder à un certain niveau de bien-être par le moyen des consommations et en se soumettant à la contrainte qu’une part de notre énergie vitale soit dédiée à un travail rémunérateur.

   Cette conception de « notre liberté » implique une vision du monde strictement individualiste : le monde est l’instrument de mon épanouissement personnel (pensé comme maximisation de sensations positives)

   C’est la vision du monde incessamment diffusée par les vecteurs idéologiques du pouvoir marchand – les publicités qui envahissent l’espace public certes, mais aussi tous les médias de masse qui, la plupart du temps par images animées (télévision, Internet), abreuvent leurs spectateurs de modèles de réussites de personnalités qui auraient atteint un niveau enviable de bien-être.

   On appelle volontiers cette vision du monde le libéralisme. Et le mot « libéralisme » est effectivement une déclinaison  du mot « liberté ». Mais cette déclinaison particularise la liberté selon deux caractères essentiels :
   - C’est une liberté qui est entièrement dépendante de la liberté d’écoulement des flux marchands. Il faut entendre par là tout ce qui favorise la production, la circulation, l’appropriation et la destruction des biens marchands. C’est pourquoi la liberté du libéralisme c’est d’abord la liberté de circulation des biens marchands. Et lorsque des personnes humaines ne sont pas utiles à l’activation des flux marchands, comme les exilés qui n’ont rien, elles peuvent être empêchées de circuler librement si elles sont considérées comme un obstacle. Ne s’aperçoit-on pas à quel point le libéralisme consacre de l’énergie aux négociations pour lever les obstacles culturels à la circulation des marchandises, et comme il est prompt à fermer les frontières aux humains qui pourraient gêner la fluidité de la circulation des marchandises ?
   - C’est une liberté qui isole. Car les types de biens en lesquels elle se déploie valent d’abord pour soi et s’acquièrent par l’argent. Or l’argent, moyen universel d’acquisition de biens en régime marchand, est nécessairement le bien le plus convoité et le plus rare. Il met impitoyablement les gens en compétition. C’est pourquoi le libéralisme tend inexorablement à détruire les solidarités humaines.

   Pourquoi aujourd’hui, en France, pays des Droits de l’homme et de la devise « Liberté, égalité, fraternité » traîne-t-on dans les tribunaux des citoyens qui ont donné asile à des exilés totalement démunis ?

   La solidarité envers l’exilé venu de très loin au-delà des mers et des montagnes a plus de sens que toute autre, car l’écart culturel est tel qu’elle ne peut faire fond que sur le cœur de l’humanité des hommes.

   Se pourrait-il que le pire cauchemar du libéralisme marchand soit que se renouent ainsi des solidarités humaines ?

         


 [1] Il convient de distinguer l’« appartenance » de l’« habitation ». L’habitation est le fait de délimiter un espace sécurisé, en particulier pour le repos et la reproduction, entre deux sorties dans le monde aventureux. Habiter, c’est aussi toujours ravauder son habitation, et c’est savoir qu’elle se place entre deux déménagements (de séquence plus ou moins longue entre le nomadisme et la demeure familiale héritée des ancêtres). L’habitation, contrairement à l’appartenance, implique donc la reconnaissance que l’homme n’a pas de place assignée, qu’il est errant. Elle est la dichotomisation du monde légitime car reconnue comme artificielle et provisoire.
 [2] Ce qu’ont très bien compris les autorités allemandes dans leur gestion des suites des agressions sexistes de Cologne dans la nuit du Nouvel An 2016.
 [3] Car le nombre d’exilés se rendant sur le territoire français reste infime eu égard à la population totale. L’effet de masse n’apparaît qu’à partir du moment où l’on installe des verrous à leur libre circulation.
 [4] Il faudrait quand même bien s’apercevoir que la principale entorse au principe de laïcité aujourd’hui est l'omniprésence dans l’espace public de la vision du monde consumériste : le bonheur comme sommation de bien-être par l’achat de biens marchands. Tout comme pour une religion, il s’agit d’une vision du monde fondée sur une croyance et portée par une iconographie édifiante.