Elle en est une modalité extraordinaire au sens où elle est une rupture dans la maîtrise de soi et de son rapport au monde. En effet l'émotion fait comme sortir le sentiment de ses gonds.
Kant : “L'émotion agit comme une eau qui rompt la digue".
Le propre du sentiment est d’être une sensibilité interne c’est-à-dire qui ne se source pas sur la relation au monde extérieur et s’oppose par là à la sensibilité externe (sensitivité) composée de nos 5 sens dispensateurs de sensations.
Si la sensitivité se rapporte au corps, la sentimentalité (on dit aussi affectivité) se rapporte à l’esprit dont elle constitue d’ailleurs la forme d’activité la plus fondamentale : on peut cesser de raisonner, on peut cesser de réfléchir, on peut même cesser d’avoir des sensations (sommeil), mais on ne cesse jamais d’éprouver des sentiments. Tel est le fond de notre conscience d’exister que de toujours osciller, d’un sentiment à l’autre, selon la polarité du bien et du mal (ou de la joie et de la tristesse dixit Spinoza). Et c’est bien à partir du cours de cette vie affective intérieure que se motivent les choix par lesquels se concrétise notre liberté.
L’émotion est un bouleversement en ce qu’elle fait déborder la sentimentalité de l’individu de son cours habituel. Comme le remarque également Kant, l’émotion « ne laisse pas le sujet parvenir à la réflexion. », elle sème le désordre dans l’ordonnancement ordinaire des facultés spirituelles. Pire, elle envahit le corps lui-même qui manifeste alors des symptômes incontrôlés souvent très contre-productifs à l’utilité présente de l’individu (paralysie motrice, mains moites, bégaiement, rougeurs, etc.)
De plus, dans l’émotion l’individu se retrouve soustrait du monde commun ; ce que Sartre exprimait ainsi : « Toutes les émotions reviennent à constituer un monde magique en utilisant notre corps comme moyen d’incantation. »
Comme tous les états de sensibilité, l’émotion signale une situation de passivité de l’individu humain. Mais dans le sentiment comme dans la sensation cette passivité est un complément heureux de l’activité de l’homme puisqu’elle lui apporte l’information qui lui est nécessaire pour donner sens à sa liberté.
Au contraire, l’émotion manifeste un défaut de maîtrise à la fois de son esprit, de son corps et de sa relation au monde. Elle est une régression claire de la liberté humaine sur des comportements largement automatiques. On comprend que Kant ait classé l’émotion, avec la passion, comme « maladies de l’âme ».
De ce point de vue l’émotion apparaît comme symétrique, du point de vue de l’âme, de la douleur du point de vue du corps. Comme la douleur est une excitation des terminaisons nerveuses d’une intensité telle qu’elle en arrive à paralyser les facultés de l’esprit, l’émotion est une stimulation de l’affectivité d’une telle intensité qu’elle en arrive à paralyser le corps.
Faut-il alors fuir l’émotion comme on fuit la douleur ?
Il y a une dimension essentielle de l’émotivité qui est trop souvent négligée : c’est son orientation vers autrui. L’expression émotive vise toujours autrui, et jamais l’impression de solitude n’est si prégnante que lorsqu’il n’y a personne pour faire écho à notre manifestation émotive.
La vocation de l’émotion est d’être partagée, et il semble bien que c’est dans le partage qu’elle se surmonte. C’est dans la prise en compte par autrui de notre émotion que nous retrouvons l’accès au monde commun. Et cette résolution prend volontiers, lorsqu’on est en présence de l’autre, la dimension d’un mouvement physique vers lui (même si ce mouvement peut être agressif pour une émotion négative telle la colère)
L’émotion considérée en elle-même est un comportement réactif qui a tous les caractères de la primarité : irruption soudaine, imprévisibilité, disproportion, caractère incontrôlable, abolition du monde commun. Comment ces caractères parfaitement régressifs se concilient-ils avec le souci d’autrui ?
Le seul moyen de le comprendre est de faire l’hypothèse d’une empathie humaine fondamentale. Le mot « empathie », s’il ne redouble pas simplement le mot « sympathie », ne semble pouvoir prendre son sens propre que s’il désigne une connivence de sentiments entre les hommes plus générale, plus profonde, que les occurrences contingentes de la sympathie. Par son étymologie, empathie désigne le fait qu’on soit dans le même sentiment.
Or il semble qu’il y a une empathie essentielle entre les humains qui puisse être déduite génétiquement. L’événement de la naissance est nécessairement celui d’un vécu émotionnel intense et commun à la mère et à son enfant, entre l’épreuve vitalement périlleuse de la parturition et les retrouvailles des deux corps désormais séparés lorsque la mère prend le nouveau-né contre son sein. Il faut considérer l’expérience de cette communauté affective comme le pur modèle de l’empathie. Et si l’on prend garde que c’est cette empathie inaugurale qui ouvre l’accès au monde – le corps accueillant de la mère est le premier objet par lequel le nouveau-né entre positivement dans le monde – on comprend alors que notre monde est essentiellement humain et que l’empathie avec autrui en est un caractère constitutif (les philosophes, à la suite de Husserl, appellent d’un point de vue plus objectif – non psychologique – ce caractère l’intersubjectivité).
Au fond toute émotion retrouve peu ou prou l’émotion primitive, celle du nouveau-né. C’est pourquoi elle tend à en reproduire la séquence en réactivant l’empathie d’alors, ce qui permet à l’ému de retrouver le monde commun des hommes.
Donc l’émotion est un sentiment excessivement intense au point de faire perdre à l’individu sa maîtrise de soi, de produire des symptômes physiques anormaux et d’altérer son rapport au monde. Il trouve sa résolution dans le partage avec autrui, réactivant par là une empathie humaine fondamentale.
Ne peut-on pas s'appuyer sur cette base de compréhension de l’émotion pour se poser de manière féconde la question : « Que faire de nos émotions aujourd’hui ? », « aujourd’hui », c’est-à-dire dans cette société de la modernité tardive – celle où l’on baigne dans un fleuve des biens marchands tout en parlant d’impasse écologique, d’emprise de l’intelligence artificielle, et d’avenir transhumaniste ?
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Références :
Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1970Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions (1938), Livre de poche, 2000
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