jeudi, décembre 09, 2021

Peut-on être enfermé et libre ?

 

immeubles

L’enfermement porte d’abord atteinte à notre capacité de déplacement.
Pourtant la capacité de se déplacer à son gré n’a-t-elle pas été la première conquête de liberté du tout jeune enfant – avancer par ses propres moyens et ne plus subir passivement le portage ?
Ne doit-on pas considérer la liberté de déplacement comme le fondement de la liberté humaine ?
C’est bien ainsi qu’on semble l’entendre lorsqu’on désigne les lieux d’enfermements institutionnels – les prisons – comme « lieux de privation de liberté » !
Mais alors comment comprendre que Soljenitsyne ait écrit (Le Premier Cercle – 1968) : « Quelqu’un que vous avez privé de tout n’est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau entièrement libre » ? Il faisait ici référence à son expérience de prisonnier du Goulag en Union Soviétique.
Cette affirmation ne place-t-elle pas la liberté humaine ailleurs que dans la dimension physique sur laquelle ont prise l’enfermement et les mauvais traitements ?
On peut clarifier le problème en l’exposant comme la confrontation entre deux affirmations :
a.   « L’enfermement me prive de ma liberté »
b.   « Je puis garder ma liberté même en étant enfermé »
Certes dans les deux cas je me réfère à « ma liberté ». Mais qui ne voit que « ma liberté » prend 2 significations différentes ? Et que dans le choix entre ces deux significations se joue ce en quoi je me reconnais comme être humain ?
Comment exprimer cette différence ?
L’enfermement modifie ma vie en mettant une limitation à ma mobilité physique. Je ne peux plus l’utiliser à ma guise.
En fait je ne peux jamais utiliser ma liberté de déplacement à ma guise, par limitation physiologique – je ne puis virevolter dans les airs comme l’hirondelle – et par contraintes sociales – je ne puis entrer chez autrui sans son consentement. Mais l’enfermement – salle de classe, lieu de travail, confinement sanitaire, etc. – la met sous une limitation supplémentaire très restrictive. Et je le ressens négativement comme une contrainte.
Dans le sens (a), mon sentiment de liberté est donc lié à une absence de contrainte.
Mais dans le sens (b) la limitation de mobilité existe tout autant, et elle est tout autant vécue comme une contrainte. Ainsi la liberté que j’invoque alors pouvoir garder est vécue comme compatible avec le sentiment de contrainte.
Comment puis-je accorder ce sentiment d’être contraint avec le sentiment d’être libre ?
Simplement parce que cette contrainte est pour moi un moyen pour atteindre un but que je juge valable. Je la comprends. Je la fais mienne. Je la choisis.
C’est cette même liberté qu’exerce le citoyen qui accepte la prescription de confinement de l’État pour juguler une pandémie, comme l’aspirant séducteur qui souffre des heures durant sur des équipements de musculation !
D’un côté (a), on invoque une liberté d’abord définie négativement – ne pas avoir de contrainte – qui coïncide avec la spontanéité : c’est pouvoir faire ce qu’il nous plaît.
De l’autre côté (b), on invoque une liberté définie positivement comme capacité de se donner un but et les moyens de l’atteindre, c’est une liberté qui implique la réflexion.
Donc à la question posée – peut-on être enfermé et libre ? – la réponse dépend de la signification qu’on donne au mot liberté :
– liberté comme spontanéité = NON
– liberté comme réflexion = OUI
Alors, il s’agit de savoir quelle forme de liberté on veut pour soi.
On connaît le motif qui pousse vers la liberté comme spontanéité : elle permet de sortir d’un sentiment négatif – le sentiment de contrainte – pour aller assurément vers un sentiment positif : la satisfaction de faire ce qu’il nous plaît.
Mais pourquoi alors choisirait-on la liberté comme réflexion ? Après tout elle nous engage dans une période, de durée souvent assez indéterminée, de contrainte pour une satisfaction remise à plus tard – celle d’avoir atteint son but – laquelle garde toujours un caractère aléatoire, car l’avenir n’est jamais totalement en notre maîtrise.
Remarquons la limite de ces arguments. Ils s’appuient sur le critère du sentiment. Or le sentiment est une valeur assez frustre. D’une part, elle ne nous décolle pas du présent ; d’autre part, elle nous réduit à un choix binaire entre le bon et le mauvais car les sentiments sont toujours, soit négatifs, soit positifs. Un comportement qui procède du sentiment vise toujours à rectifier le présent insatisfaisant (sentiment négatif) pour le rendre satisfaisant (sentiment positif). Cela ne va pas plus loin.
Et c’est bien là le problème !
Il faut admettre en effet que les comportements procédant du sentiment sont les plus prévisibles. On connaît trop bien le procédé qui consiste à faire peur à quelqu’un de façon à ce qu’il ne fasse plus obstacle à son intérêt. Et l’on sait que le développement de la publicité, en notre société marchande, s’est faite massivement en s’appuyant sur le sentiment – ce qui a conduit à privilégier le message par l’image, laquelle est directement en prise sur l’affectivité. Il s’agit en général d’associer le produit à vendre à la mise en scène d’une situation idéalement satisfaisante s’adressant à des individus-cibles dont on sait que, de ce point de vue, ils ont toutes chances d’être en situation insatisfaisante.
On comprend ainsi que la manipulation des sentiments soit la voie royale pour nourrir les pouvoirs sociaux.
Ce qui est logique, car alors notre comportement n’est qu’une réaction à un sentiment négatif. Autrement dit nous ne sommes pas la cause principale de notre comportement, mais seulement la « cause partielle » (Spinoza), la cause principale étant du côté de ceux qui ont produit le message de propagande. Car sans eux il n’y aurait pas eu ce comportement.
Il faut avoir la lucidité de reconnaître que nous sommes dans la même logique que le piégeage des animaux : c’est parce que le sentiment de satisfaction lui paraît à sa portée, du fait de l’odeur du fromage, que la souris se fait prendre dans la tapette.
On est amené ainsi à cette conclusion : la liberté comme spontanéité, celle qui se fonde sur la réaction aux sentiments négatifs, ne distingue pas essentiellement l’humanité de l’animalité.
Mais, rétorquerait un contradicteur avisé, cet amalgame est inacceptable, car la liberté de circulation, celle que vous dénigrez comme réaction à un sentiment de contrainte, est justement un des « Droits de l’homme » !
Oui, et c’est bien parce qu’elle un droit qu’elle n’est plus simplement la liberté de se déplacer à sa guise !
La différence ? C’est que penser en droit nous détache du présent pour nous engager sur l’avenir. Or, ce détachement est spécifiquement humain. Car le droit promeut la liberté de déplacement comme moyen pour un but humainement valable – et c’est bien ce qu’elle est pour l’exilé, mais aussi pour le nomade, l’explorateur, le marchand, l’ethnographe, etc. C’est pourquoi l’exercice de cette liberté peut être vécu comme contraignant – ainsi en est-il des exilés qui choisissent de quitter la terre de leurs ancêtres, et des États qui se font un devoir de les accueillir[1].
Ma foi, objectera notre contradicteur, l’animal peut tout aussi bien se déplacer pour des buts, par exemple pour trouver une proie.
Mais se détache-t-il véritablement du présent ?
Voilà mon chat qui se rapproche de la porte, il s’arrête, se tourne vers le canapé … tout indique qu’il hésite face à une velléité de sortir. Mais il ne saurait réfléchir. Il est simplement tiraillé entre deux comportements contradictoires dont on peut inférer qu’il se les représente par imagination. C’est le sens de la parabole de l’âne de Buridan : si un âne qui a très faim était posté exactement au milieu entre deux seaux d’avoine également attrayants (c’est une situation idéale qui ne peut exister), il se laisserait mourir de faim faute de pouvoir choisir l’un plutôt que l’autre, étant incapable de prendre le recul de la réflexion qui lui aurait permis d’aller manger n’importe où puisque l’essentiel est de continuer à vivre.
Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’il n’y a pas réflexion chez l’animal qui hésite ? Le fait qu’il ne possède pas le langage – le langage au sens humain du terme, c’est-à-dire une langue qui permet de se représenter le monde.
La maîtrise de la langue est la condition nécessaire et suffisante qui rend possible la réflexion. Ce qui se voit clairement dans l’évolution du petit enfant.
L’animal qui hésite reste captif du présent. Alors que l’homme qui hésite a, grâce au langage, la capacité de mettre entre parenthèses sa situation présente pour envisager mentalement les conséquences de chacune des possibilités, et évaluer laquelle l’amène vers l’avenir le plus conforme à son but final – c’est ce qui s’appelle réfléchir.
Cette idée est ainsi synthétisée par Simone Weil : « On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. (...) La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin. » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale. 1934)
Est-ce à dire que la liberté comme spontanéité doit être purement et simplement rejetée comme illusoire ?
Non, elle est au fondement de notre sens de la liberté.
C’est l’opposition vécue entre l’état de contrainte corporelle et son absence qui nous a révélé la liberté comme valeur. C’est d’abord la liberté dans sa dimension corporelle – l’accès à l’autonomie de déplacement – qui a donné sa valeur au processus de croissance du nouveau-né que nous fûmes.
De ce point de vue, il y a une continuité entre la liberté corporelle (acquisition de toutes ses facultés de mobilité) et liberté spirituelle (l’âge de raison vers 6 ans), la seconde se développant sur l’acquisition de la première, comme dépassement de ses limites eu égard aux exigences mentales du petit enfant s’étant approprié le langage.
En effet la maîtrise de la langue permet à l’enfant de se représenter le monde dans sa permanence, et lui-même comme sujet dans le monde. Le monde en sa permanence est le cadre ultime en lequel il se situe et grâce auquel il peut se détacher du présent pour investir l’avenir et s’intéresser au passé. Il peut ainsi poser ses propres buts, faire des projets : « L'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. » (Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946)
Ce n’est que parce qu’on a toujours déjà connu l’enfermement, celui de l’incapacité de mobilité du nouveau-né, qu’on a découvert, en devenant autonome en mobilité, le bonheur du goût de la liberté. Et c’est en vertu de ce goût de la liberté qu’on a dépassé la spontanéité pour devenir libre par la réflexion. La réflexion nous permet d’affirmer non seulement notre liberté dans l’espace, mais aussi dans le temps, en faisant des projets. Elle nous donne la possibilité de vivre librement un enfermement.
Rappelons-nous ! Lors du confinement du printemps 2020, on ne pouvait certes plus « courir les centres commerciaux », mais on s’est mis à réfléchir sur « le monde d’après ».
La liberté est toujours la faculté de choisir entre des comportements possibles.
Les « droits de l’homme et du citoyen » déclinent le principe que les sociétés doivent s’organiser de telle manière qu’elles laissent la plus grande ouverture au champ des possibles concernant les dimensions essentielles du comportement humain, et d’abord la mobilité.
Le droit de libre circulation, en limitant les contraintes sociales au déplacement[2], ouvre un espace de spontanéité. On peut d’ailleurs dire la même chose de tous les autres droits –  d’expression, d’opinion, de croyance, de réunion, etc.
Mais en tant que spontané, tout comportement peut aisément amener à des conséquences néfastes (être pris sous une avalanche en montagne). La réflexion sert donc à sélectionner à l’intérieur des possibles par spontanéité celui qui est le plus intéressant, non seulement parce qu’il ne mettra pas sa vie en danger, mais parce qu’il permettra d’avancer dans les buts qu’on donne à son existence.
On le voit clairement : ce n’est pas parce qu’on vit dans le cadre des libertés ouvertes par les droits humains – les libertés dites « démocratiques » – qu’on est humainement libre. Tout dépend de l’usage qu’on en fait.
Les libertés ne nous garantissent pas la liberté, elles nous en donne la responsabilité : car si on ne vit pas une vie humainement libre, c’est-à-dire en donnant un sens à sa vie et en s’efforçant d’avancer en ce sens, on ne pourra pas incriminer la société parce qu’elle nous aurait contraint.
Et ne faisons pas de cette responsabilité une prise de tête incessante. La réflexion n’exclut pas la spontanéité, elle s’en nourrit. L’existence humaine est un rythme en lequel les moments de sérieux, ceux où l’on s’occupe de ses projets, appellent des moments de légèreté en lesquels on s’ouvre à la spontanéité –  ce sont les cris et éparpillements des enfants investissant la cour de récréation après la classe. Car, nous l’avons appris d’expérience, pour donner un sens à son existence – ce qui est l’expression même de la liberté humaine – il faut savoir se ressourcer périodiquement en sa liberté enfantine.
 

[1] On sait que ce n’est souvent pas le cas dans notre société libérale avancée désormais mondialisée. Alors même qu’elle revendique la mobilité comme une valeur maîtresse. C’est là un flagrant délit d’inhumanité, puisque tout est fait par ailleurs pour favoriser la circulation des biens marchands.

[2] Il y a aujourd’hui une régression dans l’exercice de ce droit. Car les contraintes sociales sont devenues extrêmement lourdes pour ceux qui n’ont pas de véhicules pour utiliser les infrastructures routières – c’est le cas tout particulièrement des enfants.

vendredi, novembre 05, 2021

Devenir de la vie privée



Rappelons-nous le début des années 2000.
Nous vivions dans une atmosphère de libération liée à l’accessibilité de l’informatique, et à l’apparition continuelle de nouveaux outils numériques. Cela signifiait un immense élargissement de nos possibilités de choix – choisir son matériel, son système d’exploitation, ses logiciels (souvent téléchargés gratuitement), choisir de « naviguer » où bon nous semble, de communiquer, de nous exprimer à l’échelle du monde sur Internet, etc.
Mais moins d’une décennie plus tard l’atmosphère avait bien changé. On était passé d’une culture informatique de la confiance à une culture informatique de la défiance.
N’importe qui peut savoir ce que vous faites sur votre ordinateur connecté si vous ne mettez pas des dispositifs de sécurité. Il faut toujours mettre à jour les logiciels pour combler des failles de sécurité qui n’arrêtent pas de s’ouvrir. Ce qui n’empêche pas que nous constatons de multiples traces d’utilisations non consenties d’informations nous concernant – comme la réception de publicités ciblées.
Finalement, l’impact le plus significatif de ce qu’on appelle la révolution numérique ne serait-il pas le recul, voire la perte de notre vie privée ?
Et pourtant nous participons à peu près tous activement au développement du numérique …
N’est-il pas temps de nous poser la question de la valeur de notre vie privée ?
 

Que perdrions-nous en perdant notre vie privée ?

Le mot « privé » vient du latin privare qui signifie originellement « séparer », « mettre à l’écart ».
Du coup le latin privus est ambivalent car il signifie à la fois, ce qui est propre à un individu, et le fait qu’il soit privé de quelque chose.
Ce qui amène à interpréter le qualificatif « privée » accolé à « vie » comme cette part de la vie qui n’appartient qu’à soi, et c’est là sa face positive, mais qui n’est telle que parce qu’elle est privée de quelque chose.
Privé de quoi ?
De la vie publique, celle où l’on est confronté à tous les profils humains qui composent une société, et avec lesquels on doit se mettre d’accord pour vivre ensemble.
L’opposition entre public et privé remonte à l’antiquité grecque et exprime fondamentalement une structuration de l’espace.
L’espace public est celui de la vie sociale et de la politique ; l’espace privé est celui de l’habitation et de ses dépendances (la maisonnée) qui permet de satisfaire aux besoins d’entretien et de reproduction de la vie.
L’espace public est ouvert, l’espace privé est fermé pour qu’il ne bénéficie qu’à ceux qui y habitent. C’est pourquoi on en contrôle souverainement l’accès. Il est donc a priori soustrait à l’intrusion des pouvoirs sociaux.
Ainsi la vie privée implique une partition contraignante de l’espace ouvert de la planète, contraignante parce qu’elle est une restriction de la liberté de déplacement.
Mais, du point de vue des Anciens (grecs et romains) – et c’est ce dont rend compte l’étymologie – en notre espace privé, on est en effet privé de l’expression de la liberté propre à l’homme qui se réalise dans l’espace public par l’action politique. Car, nous dit Aristote, « l’homme est un animal politique », c’est-à-dire qu’il réalise son humanité en s’investissant dans l’espace public (comme nous le faisons en ce moment). Ce que ce philosophe justifie par la capacité de langage propre à l’homme qui lui permet d’intervenir dans l’espace public, là « où l’on décide du bien et du juste ».
Ainsi la vie publique, en laquelle s’épanouit la parole humaine pour définir le bien commun en fonction duquel on est d’accord pour vivre ensemble, et donc pour se donner des règles communes, serait la véritable finalité de l’existence humaine.
La vie privée apparaît alors n’être que relative la vie publique : elle n’en est que le moyen nécessaire. Elle n’est pas une valeur en soi. Après tout, nos besoins vitaux ne nous apparentent-ils pas à l’animal ?
Pour mettre en perspective cette conception si clairement hiérarchisée de la partition vie publique/vie privée léguée par l’Antiquité, il faut se poser la question de son universalité : la retrouve-t-on toujours et partout ?
 

Cette structuration binaire fondamentale de l’espace vécu est-elle universelle ?

La partition spatiale selon l’opposition privé/public, établie par les Grecs et adoptée par les Latins, apparaît liée à l’histoire de l’Occident.
Mais ce que l’on peut constater, toujours et partout, c’est le besoin des humains de matérialiser un espace de confiance dont ils marquent et contrôlent la limite qui le circonscrit, par opposition à l’espace ouvert aventureux et risqué. Cela se retrouve même dans le camp provisoire du nomade ou chez nos campeurs estivaux.
Pour exprimer cette généralité, nous pouvons parler d’une loi anthropologique de partition de l’espace entre un « espace d’habitation », fermé, et un « espace aventureux », ouvert.
Il faut alors prendre en compte que, suivant les époques et les lieux, il y a de grandes variations dans la caractérisation de cette opposition entre deux espaces.
En extension, l’espace d’habitation peut être, comme aujourd’hui, ajusté à la cellule familiale, mais aussi se dilater jusqu’à la communauté, selon la définition qu’en donne l’allemand Tönnies (1887) : «  Tout ce qui est confiant, intime, vivant exclusivement ensemble est compris comme la vie en communauté ». Les microsociétés dites « premières » (comme en Amazonie), mais aussi les unités villageoises traditionnelles ont ce caractère d’espace communautaire d’habitation protégé.
Est frappante alors la relation inverse qui s’établit entre l’extension de l’espace d’habitation, et la valorisation de l’espace aventureux – plus le premier est élargi, plus on se défie du second. Pendant tout le Moyen Âge, et jusqu’au XVIII° siècle, en Occident, hors des limites du village, ou des fortifications du château, l’espace est considéré comme le réservoir de tous les dangers – bêtes féroces, bandits de grands chemins, soldatesque en transit, etc. D’ailleurs, c’est aussi l’espace des déclassés : mendiants et vagabonds, bandits de grands chemins, etc. Ce qui amène à noter que ces espaces privés élargis correspondent à des structurations sociales fortement hiérarchisées, avec une quasi impossibilité de mobilité sociale. Ce qui se comprend : l’espace aventureux est d’autant plus investi qu’il ouvre des possibles.
En contrepoint, là où l’espace d’habitation est réduit à la famille, même élargie (souvent aux 3 générations co-vivantes) – par exemple chez les Grecs et les Latins, mais aussi, avec l’époque moderne, la maison ou l’appartement bourgeois, l’espace extérieur devient espace public, avec possibilité de mobilité sociale et est, en cela, fort investi. C’est là que le maître de maison réalise l’essentiel de sa vie, c’est bien pourquoi la capacité à sortir de l’habitation, qui est alors, au sens propre, un domaine privé, devient une revendication de ceux qui lui étaient traditionnellement soumis, les femmes et les jeunes gens.
Or, cette espèce de loi de relation inverse, étonnamment, ne se vérifie pas pour notre époque moderne. Bien que l’espace d’habitation soit en général réduit à sa plus simple expression, celle de la cellule familiale basique, voire de la famille monoparentale, l’espace qui lui est extérieur est l’objet d’un investissement ambivalent. Certes il est toujours investi comme un espace public rendant possible une mobilité sociale, mais il est aussi vécu très négativement comme source de dangers pour sa vie privée.
Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui pour qu’on en vienne à se poser le problème de la sauvegarde de sa vie privée ?
 

En quoi notre vie privée serait-elle menacée ?

Par rapport à ce que nous avons déjà vu, il faut d’abord s’interroger, qu’elle est cette vie privée qui serait menacée ? A-t-elle quelque chose de commun avec la vie privée des grecs ?
Oui, en ce qu’elle correspond à l’unité d’habitation familiale.
Mais l’exigence de l’entretien et de la reproduction de la vie ne se posent plus du tout de la même manière. Elle est considérablement allégée dans notre société qui crée toujours plus de robots techniques pour accomplir les tâches quotidiennes, tout en mettant à disposition une abondance de biens nécessaires à la vie.
Dès lors que les besoins vitaux sont aisément assurés, n’est-il pas inévitable que, sa fonction fondamentale étant beaucoup moins impérieuse, la vie privée perde de sa sacralité ?
Au fond, comme l’avaient montré les Grecs, le domaine privé est d’abord le domaine de la nécessité, alors que le domaine public est celui de la liberté. À partir du moment où la pression de la nécessité diminue, il est normal que l’espace privé se restreigne et devienne beaucoup plus poreux à l’espace public.
C’est ainsi que, depuis quelques décennies, le quidam n’a eu aucun scrupule à ménager des entrées de l’espace public dans son espace privé – la radio, la télévision, le téléphone, le minitel, Internet, et maintenant le smartphone, soit la connexion permanente à l’espace public grâce à un terminal portable.
La régression actuelle de la vie privée n’est-elle pas le signe d’une libération de l’humanité (au moins en partie) de son asservissement immémorial aux nécessités naturelles ?
N’est-ce pas ce qu’illustre d’ailleurs le mouvement de libération des femmes qui auparavant étaient assignées dans l’espace privé ?
À ce stade on entend l’objection : c’est précisément Internet qui est en cause parce qu’il collecte des tas de données sur nous, que nous réservons à notre domaine privé, sans notre consentement, et dont il est fait un usage intéressé qui nous échappe, etc.
Notre participation au monde numérique ne menace-t-elle pas l’existence même de notre vie privée ? 
 

Le monde numérique menace-t-il l’existence de la vie privée ?

Le monde numérique, en lequel nous sommes fortement sollicités à nous inclure, n’est-il pas la manifestation d’un pouvoir qui ambitionne de prendre un contrôle total sur notre personne, même dans sa vie privée, autrement dit un pouvoir totalitaire ?
Mais il ne faut pas avoir la mémoire courte. Il faut se rappeler qu’à l’origine le monde numérique n’a été en aucun cas un projet de pouvoir totalitaire venant d’une caste dominante.
Le développement de la technologie informatique comme une multiplicité d’ordinateurs personnels connectés en un réseau global est né d’initiatives d’individus qui n’avaient ni capitaux, ni visée affairiste, ni positions de pouvoir, mais le savoir, la compétence intellectuelle et la curiosité d’explorer des voies techniques inédites et qu’ils jugeaient libératrices. C’est ainsi que, de naissance, Internet est un réseau de communication décentralisé, et qu’il s’est manifesté, pendant ses premières années, comme société alternative de solidarité et de partage, dans une organisation parfaitement sauve de pouvoirs dominant.
Or, cette technique de communication numérisée en réseau a une capacité remarquable : elle abolit l’espace ! Sur un terminal connecté vous communiquez aussi bien pour séduire un(e) éventuel(le) partenaire sexuel(le), que pour participer à un débat politique, acheter ou vendre quelque bien, et ceci où que soient géographiquement les interlocuteurs. Et vous communiquez dans l’immédiateté : ils sont là, en présence numérique. Autrement dit, vous êtes dans un espace qui annule la structuration à laquelle depuis toujours vous vous référiez en opposant espace privé et espace public.
Du point de vue des pionniers de l’informatique, cette disparition de la séparation vie publique/vie privée a été vécue comme une libération. C’est comme si la fameuse frontière qui a toujours circonscrit l’espace privée, s’était tout-à-coup dissoute, et que l’on pouvait à son gré, simplement en choisissant à qui on s’adresse, établir une communication soit en intimité, soit ouverte à tous, sans qu’il soit question de frontière à franchir.
Mais il a fallu assez vite, dès le début du millénaire, déchanter. On ne parle pas à quelqu’un sur Internet comme on parle sur la terrasse d’un bar, où l’on peut évaluer le contexte de l’émission vocale et si besoin baisser la voix, mettre sa main en cache, pour dire quelque chose de très personnel. Nous échappent totalement les canaux par lesquels transitent nos messages. On a pris conscience que n’importe quel tiers, par un agencement technique adéquat, pouvait avoir accès, et de multiples manières, au message et aux conditions de son émission, et même au contenu de l’ordinateur avec lequel on l’émet.
C’est ainsi qu’est arrivé le temps des mots de passe, des cookies, des pare-feu, des virus et antivirus, des mises à jour de sécurité, etc. On avait une frontière bien visible à surveiller. On en a aujourd’hui une multitude, avec, pour les surveiller, des outils que d’autres nous accordent et sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise technique.
Désormais, chacun de ceux qui possèdent un terminal de connexion à Internet sait qu’il est profilé dans de multiples bases de données qui s’alimentent de ses passages sur le réseau, sans qu’il puisse les contrôler. Mieux ! La récolte systématique et aussi poussée que possible de données personnelles sur Internet, est promue comme la bonne pratique dans les écoles enseignant « les nouvelles technologies ». Et la généralisation récente des smartphones toujours connectés a surmultiplié la moisson abondant les bases de données.
Cette numérisation de la vie de chacun ne se source pas uniquement sur Internet puisque des caméras, voire des drones, sont placés en surveillance – et le plus souvent par les autorités publiques – de manière de plus en plus dense, avec la possibilité d’identification des individus par reconnaissance faciale.
Or, la loi protège la vie privée – art. 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies : « Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée », reprise par l’article 9 du Code civil français. Ainsi, le droit est constamment bafoué, et même par ceux qui sont en charge de le faire respecter. En fait, il est clair que la rapide numérisation de la société, et les pratiques qu’elle a promues, ont rendu la loi inapplicable : comment chaque citoyen pourrait-il « gratuitement, sur simple demande avoir accès à l’intégralité des informations le concernant sous une forme accessible » ( CNIL) de la part de Google, ou de toute autre organisme qui le fiche ?
Donc, oui ! Le monde numérique menace gravement l’existence de notre vie privée, au sens où, en ce monde, il n’y a plus la possibilité de tracer une frontière contrôlable pour préserver tout ce que, en notre vie, nous voulons garder hors de tout regard extérieur à notre sphère personnelle.
Même les règles de droit gravées dans le marbre des textes les plus sacrés de notre civilisation, ne peuvent nous protéger de ces intrusions.
Mais, avons-nous fait ce qu’il fallait quand il le fallait pour que le droit prévale ? N’avons-nous pas fermé les yeux sur la vulnérabilité intrinsèque à la vie numérique, tout accaparés que nous étions à profiter des facilités de communication que nous offrait ce nouveau monde ?
D’ailleurs, même du point de vue de la sécurité, le bilan n’est peut-être pas si négatif. Le monde numérique, en quelques clics, met à disposition des informations qui permettent d’anticiper d’éventuels dangers pour soi ou ses proches, et lorsque ces proches se trouvent éloignés spatialement, il permet de s’assurer de leur bonne situation, d’une manière générale il facilite le repérage, par les autorités d’agissements d’individus malveillants pour la sécurité publique.
Où serait précisément le mal, si le bilan est positif entre la menace sécuritaire qu’implique l’aspiration de nos données privées – on en a l’idée en particulier avec les mésaventures, voire les drames, de certains qui se trouvent trop à découvert sur les réseaux sociaux – et le gain global de sécurité personnelle et collective qu’amène le monde numérisé ?
Mais, justement, la sécurité peut-elle être un but en soi ? La visée d’une existence humaine peut-elle être réduite au contentement de survivre, même douillettement ?
 

La voie totalitaire

Nous savons que la venue du monde numérisé a abouti à donner un nouveau dynamisme aux échanges marchands, et a donc conforté la mercatocratie (le pouvoir du marché). Or, la finalité de l’existence humaine promue par l’idéologie marchande tient dans la formule « réussir sa vie ». Et cela signifie se donner les moyens, mieux que les autres, de satisfaire ses désirs, et donc de maximiser ses situations de bien-être liées à la consommation de biens marchands, et donc d’être gagnant dans la compétition pour l’enrichissement.
De ce point vue, le monde numérisé connecté en un réseau mondial se présente comme un formidable outil pour réussir sa vie : facilitation d’accès aux biens qu’on désire acheter ou vendre, comparatifs de prix, spéculation aisée sur les valeurs boursières et surtout sur les monnaies numériques, revenus acquis par les clics sur les pages aguicheuses que l’on a mis en ligne, etc. Ce n’est pas un hasard si des fortunes mirobolantes se sont construites, ces dernières décennies, par l’exploitation du monde numérique.
Or, il faut avoir conscience que ces désirs liés à la consommation se vivent généralement sur le mode du besoin, c’est-à-dire comme des nécessités : on dit qu’on a besoin d’un nouveau smartphone, de changer son véhicule, etc. !
Pourquoi a-t-on besoin, par exemple, d’un véhicule surdimensionné pour faire individuellement de simples trajets interurbains sur des voies en parfait état ? Parce que l’imaginaire par lequel on investit cet objet est la réponse par réaction à une interpellation venant de la société – la publicité et les influenceurs de tout acabit finissant par créer un effet de mode – qui signifie à l’individu que c’est son identité qui est en jeu dans l’acquisition de ce bien. Alors, de ce point de vue, il n’a pas le choix. Il ne peut pas envisager de ne pas se reconnaître, de ne pas être reconnu, dans sa valeur propre, parce qu’il ne conduit pas le bon véhicule.
Et c’est bien parce que ces désirs sont vécus comme des besoins, que sont si nombreux les individus qui acceptent de consacrer la majeure partie de leur temps de vie en veille, comme l’essentiel de leur énergie vitale, à des activités qui ne les concernent que très peu, ou pas du tout, pour de l’argent.
On présente la société industrialo-marchande de consommation, comme la société du triomphe du désir et du plaisir. En réalité nous vivons dans une société essentiellement besogneuse, une société de nécessiteux.
Cela, Hannah Arendt l’avait déjà reconnu dès 1958 dans Condition de l’homme moderne : « On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. »
Or, dès cet ouvrage, la philosophe avait pointé un délitement de la vie privée de « l’homme moderne ». Elle montrait en effet que cet avènement de la société du travail et de la consommation impliquait une dégénérescence de l’espace public.
Rappelons que l’espace public avait été reconnu par les Anciens comme le lieu où prenait sens l’existence humaine, en ce que le citoyen y exerçait sa liberté la plus humaine, celle de s’investir pour le bien commun de la société. Mais l’espace « public » de la société moderne ne se préoccupe plus de l’avenir comme perspective de la réalisation d’un bien commun. Puisqu’il est absorbé par l’extension et l’intensification des flux marchands et l’enrichissement qu’ils génèrent – ce qu’on appelle la « croissance » (du PIB).
Ainsi, ce qui caractérise la condition de l’homme moderne, nous explique Arendt, c’est que la formulation de ses besoins et la gestion de leur satisfaction ne sont plus l’apanage de la sphère privée, mais sont devenus l’affaire essentielle de la société. Ce qui se voit clairement lorsqu’on vous fait comprendre, sur Internet, que, plus vous donnerez accès à votre vie personnelle, plus on sera à même de proposer la réponse adéquate à vos besoins, et même de les anticiper.
La société de travail et de consommation, c’est l’obsolescence de la vie privée par son absorption dans la vie sociale à la main des véritables maîtres, les majors de l’économie, qui sont en position d’orienter les besoins en fonction des biens qu’ils ont intérêt à mettre sur le marché. Pas de besoin de SUV sans une décision de concevoir et promouvoir des véhicules offrant une plus grande marge de bénéfices, pas de besoin de PMA sans une offre distillée dans les cabinets médicaux, etc.
Mais alors, la société, au lieu de nous ouvrir la plénitude de l’avenir dans la visée du bien commun (ce qu’était l’espace public des Anciens), nous arrime au présent, puisque c’est toujours au présent qu’on a besoin. Et l’investissement de l’avenir ne va pas plus loin que l’attente du bien qui apportera la satisfaction, laquelle attente doit être la plus courte possible : nous savons que le commerce sur Internet ne cesse d’en réduire le délai. Au-delà, le seul avenir qui est pris en considération est celui de l’anticipation, par les grands affairistes et les politiques qui leur sont liés, des besoins et des productions à venir – ce qui projette à une ou deux décennies.
C’est pour cela que la société moderne est intrinsèquement courtermiste, et donc incapable de maîtriser les conséquences écologiques de ses activités.
Hannah Arendt incriminait la société de consommation à une époque en laquelle on ne soupçonnait même pas la possibilité d’un monde numérique. Mais ce dernier étant advenu, on se rend compte qu’il a pleinement accompli la tendance qu’avait décelée Arendt, d’une disparition de la vie privée. En effet le monde numérique, en abolissant l’espace, élimine le seul pouvoir qu’ont les individus pour instituer leur domaine privé : circonscrire leur espace d’habitation et en contrôler souverainement la limite.
Certes, l’espace d’habitation est bien toujours là, mais le pouvoir social exerce une pression intense – particulièrement voyante dans l’extension de la polyvalence du smartphone – pour que de plus en plus d’actes de la vie courante se fassent par écran connecté interposé, c’est-à-dire dans le monde numérique.
Or là est la voie du totalitarisme, c’est-à-dire d’un système de pouvoir tendant à la totalité. Car, nous projetant ainsi dans un monde en lequel chacun peut lui être totalement transparent, le pouvoir mercatocratique se donne effectivement les moyens de contrôler la totalité de la société, mais aussi la totalité de la vie de ceux qui la composent, et donc de maîtriser les choix de comportements de chacun.
Il faut envisager que le « tous-connectés-toujours-et-partout » vers lequel est emmenée la société aujourd’hui nous avoisine dangereusement du totalitarisme.
Mais n’est-ce pas en ce contexte que la résistance au nom de la défense de sa vie privée prend son sens ? 
 

Le sens de la résistance au nom de la vie privée

Chacun de nous sait, intuitivement, que son existence ne peut se limiter au courtermisme en lequel voudrait l’enfermer la société de consommation. Une vie humaine ne peut se satisfaire de l’accumulation de petites attentes et de petites satisfactions.
Que lui manque-t-il que la société moderne soit incapable de lui apporter ?
Il est temps de rappeler que la vie privée est l’espace qui prend en charge les nécessités de la vie. Or, il apparaît ici qu’il faut étendre ce domaine de la nécessité au-delà des simples besoins à court terme. Car il y a une nécessité proprement humaine et qui est à long terme, c’est la nécessité de donner un sens à sa vie ! Alors que les autres espèces ont une finalité assignée par la biosphère, l’humain seul doit choisir ce qu’il fait de sa vie.
C’est pourquoi chacun a une part de lui-même qui revendique la perspective d’un bien comme un idéal humain en fonction duquel se feront ses choix de vie. Et l’on sait qu’au niveau social cette finalité s’appelle le bien commun. Or, il y a une priorité du bien commun sur le bien personnel, car une vie sociale pacifiée est la condition nécessaire pour faire valoir son propre bien. Et la pensée du bien commun implique que l’on se place dans la filiation du passé – en fonction de quel bien commun les sociétés antérieures se sont-elles situées ? – et que l’on investisse l’avenir dans sa plénitude – dans quelle direction penser l’avenir de l’aventure humaine ? – ce qui n’est que vivre dans une temporalité humaine.
Par contre, c’est le propre du courtermisme de la société de travail et de consommation d’évacuer cette dimension humaine. Son seul horizon, c’est de pourvoir aux besoins présents quitte à ce qu’ils soient provoqués en fonction d’intérêts marchands. Or cette temporalité déterminée par les besoins et leur satisfaction est assurément la temporalité de l’animalité.
Laisserait-on penser que notre élite affairiste vivrait et voudrait nous faire vivre animalement ? L’expérience nous apprend, en tous cas, qu’elle est incapable de prendre en charge l’avenir puisque, malgré les alertes répétées, elle a mis l’humanité dans une crise, à la fois écologique et sociale, qui, tant qu’elle a le pouvoir, ne trouve aucune issue.
Pourquoi l’envahissement rampant de notre vie par les antennes de la société de consommation, afin qu’elle lui devienne totalement transparente, est-il vécu comme une menace, malgré tous ses avantages ? N’est-ce pas parce que nous sentons que c’est notre droit à nous projeter dans l’avenir, à donner un sens à notre vie, à exercer notre liberté humaine, qui est ici en cause ?
Car c’est bien d’un domaine privé dont nous avons besoin pour cultiver cette liberté ! Dans le cadre familial l’enfant essaie de comprendre les choix de ses proches (ce qu’illustre le questionnement du petit enfant à ses parents), dans son intimité personnelle il enrichit par son imaginaire le monde de possibles qu’il peut ensuite mettre à l’épreuve déjà par le jeu, et ensuite dans la réalité, soit en essayant, soit en se confrontant à l’opinion d’autrui.
L’exercice de notre liberté humaine est l’affaire la plus importante de notre existence. Avant d’être transplantée dans le grand air d’un espace public de débats, où elle s’épanouira, la liberté doit se cultiver de manière protégée, comme en serre. Et cette serre ne peut-être qu’un domaine de vie hors d’atteinte des menées d’une mercatocratie qui révèle aujourd’hui ses tendances totalitaires.
Il faut donc nous réserver un espace de vie privée ! Il faut savoir prendre le temps de lever la tête de nos écrans (merci quand même de m’avoir lu jusqu’au bout :). Non pas par peur d’un envahissement qui s’emparerait de je ne sais quel trésor sis en notre ego. Mais parce que c’est la voie pour que nous reprenions la main sur le bien commun, et donc la condition pour nous redonner un avenir.

lundi, octobre 11, 2021

L’industrie nucléaire, la contamination sans retour, et la mer

 
Plutonium 239

Il faut réagir aux discours lénifiants qui, aujourd’hui, présentent l’industrie nucléaire comme une solution raisonnable à la contradiction entre le nécessaire abandon des ressources énergétiques carbonées, et la voracité énergétique de l’économie de marché.
Comme préalable, rappelons que l’économie de marché est une économie de gaspillages tous azimuts, car, par sa finalité propre – l’enrichissement pécuniaire – ce qui lui importe n’est pas le bon usage des meilleurs biens, mais l’extension et l’intensification des flux marchands. C’est pour cela qu’elle ne perdure que par un activisme sans répit qui aliène les vies humaines et ravage la biosphère.
Mais quand on parle de l’industrie de l’énergie nucléaire, de quoi parle-t-on ?
Michel Serres écrivait en 1974 que « toute l'utilité du savoir, à peu près, est canalisée vers la mort. » C’était à l’époque où se mettait en place l’industrie nucléaire française. Or cette industrie est fille de la mort puisqu’elle est dérivée de la mise au point et de la construction de la bombe atomique. D’ailleurs le principal sous-produit des « centrales atomiques » (on a abandonné, depuis, l’adjectif « atomique » parce qu’il faisait trop penser à la bombe), le plutonium, sert à fabriquer les bombes. Mais, dans sa généralité, la citation de Serres souligne le lien étroit entre les grandes avancées scientifiques et la course aux armements : les premières avancées de la mécanique ont servi à mieux ajuster le tir au boulet de canon, les premières fusées ont projeté des charges explosives sur des populations du camp ennemi, etc.
Qu’est-ce qu’un réacteur nucléaire sinon une bombe atomique extrêmement ralentie – du moins tant qu’on contrôle (voir Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima) ?
Il y a la même réaction en chaîne de matériaux lourds, avec la même production de chaleur ; mais cette chaleur, au lieu qu’elle surgisse en un instant en grillant tout alentour, se dissipe dans le temps de telle sorte qu’elle peut être convertie en électricité.
Et, à la sortie, il y a les mêmes saloperies.
La principale est le plutonium 239, très toxique par son émission continue de rayons α. Dès lors qu’il est présent dans l’organisme, même en quantité infime (quelques microgrammes), il peut être mortel. D’autant plus que sa longévité est considérable : il faut 24 000 ans pour que sa radioactivité diminue de moitié. C’est donc une substance qu’il faut strictement confiner, non pas seulement hors des humains, mais hors de la biosphère, pour qu’elle ne la dévaste pas en s’insérant dans les chaînes alimentaires, pendant au moins 200 000 ans !
Or, on en est déjà aujourd’hui à devoir gérer plusieurs milliers de tonnes de ce déchet produit par l’industrie nucléaire.
Ajoutons que ce confinement est très délicat à réaliser : il doit être disséminé puisque la masse critique du plutonium 239 est de 10 kg – un bloc de 10 kg suffit pour que se déclenche spontanément la réaction en chaîne, c’est-à-dire pour que ça explose. Comme c’est un matériau extrêmement dense, un simple cube de 10 cm de côté serait déjà une bombe atomique.
200 000 ans est une échelle de temps parfaitement inhumaine : il est impossible à l’être humain de se projeter en une telle temporalité (il y a 200 000 ans nous n’existions même pas en tant qu’homo sapiens), par exemple pour assurer un suivi des règles de confinement du plutonium 239.
L’industrie nucléaire génère donc une contamination de la planète irrémédiable.
Ainsi, il est fort possible, surtout si l’humanité persiste dans son industrie nucléaire, que la biosphère succombe au surcroît de radioactivité générée par l’espèce humaine.
Enfin, ce n’est pas toute la biosphère qui est vulnérable, mais seulement sa partie terrestre.
En effet, jusqu’au 16 juillet 1945 (date de la première explosion nucléaire près d'Alamogordo au Nouveau-Mexique), la menace radioactive était du côté du passé de l’humanité. Puisque la vie terrestre n’a pu se développer, il y a environ 500 millions d’années, qu'après une forte décroissance de l’intense radioactivité native de notre planète (elle a environ 4,5 milliards d’années), et après que la vie se soit cantonnée, pendant plus de 3 milliards d’années, dans l’élément marin qui la mettait à l’abri des radiations les plus contraires à la logique du vivant : les rayons α [1].
N'est-il pas significatif que l'évolution ait instauré une non réciprocité dans la prédation pour le nourrissage entre les espèces terrestres et les espèces marines ? Car s'il y a bon nombre d'espèces terrestres qui viennent prélever des vivants marins (comme les oiseaux pêcheurs), il n'y a aucun vivant marin qui prélève une nourriture terrestre (les oiseaux volants ont un avantage de vélocité, mais ne gobent pas les insectes !). Comme si l'évolution avait intégré, sur le temps long de l'histoire de la biosphère, le danger radioactif particulier venant du milieu aérobie pour la vie marine.

Donc longue vie au cœlacanthe ! Cette espèce de poisson, vieille de plus de 400 millions d’années, est considérée comme celle qui s’est orientée vers la sortie du milieu marin pour évoluer vers les premiers reptiles terrestres dont nous sommes issus. Car la biosphère devra peut-être encore compter sur lui pour que la vie réinvestisse l’espace terrestre – dans combien de centaines de milliers, voire de millions d’années ? – après que la contamination radioactive d'origine humaine aura décru.
Cette question, avant de vous quitter : vous aussi, vous avez des enfants ?
 

[1] Voir un exposé plus détaillé de ce passé radioactif dans nos articles Considérations sur la radioactivité et l'homme (2011), et Radioactivité et expérience humaine (2004).

lundi, juin 21, 2021

Que faire du complotisme ?

 
Il ne faut pas hésiter à reconnaître le complotisme comme une force politique, autrement dit une de ces idéologies, comme le sont d’autres doctrines en « -isme » (le libéralisme, le socialisme, etc.) qui veut s’imposer dans l’espace public pour déterminer le devenir de la société.
Mais, il faut avoir aussi conscience que le complotisme est une idéologie très à part.
Il est la seule idéologie qui ne se diffuse pas par la voie des canaux reconnus d’information, mais en dehors, par la rumeur.
Il se présente non pas sous la forme d’une théorie politique mais comme un récit sur la société existante ; ce récit rend compte des problèmes sociaux par l’action intentionnelle et secrète d’un groupe restreint d’individus toujours pris dans les sphères privilégiées de la société.
L’idéologie complotiste est la plus simple qui puisse être : elle met à jour l’agent malfaisant – c’est le complot – en nommant le groupe d’individus incriminés, et a pour seul programme qu’ils soient débusqués et mis hors d’état de nuire. Loin de vouloir dresser le tableau d’une société à venir prometteuse, le complotisme borne son horizon à vouloir sauver le présent.
Le récit complotiste peut être vrai ou faux. Mais même faux, il peut avoir un grand impact historique. C’est la rumeur d’un complot pour affamer le peuple de Paris qui a mis en mouvement la foule qui a pris d’assaut la Bastille le 14 juillet 1789.
Or il est patent que la société, devenue aujourd’hui quasiment mondiale, est confrontée – surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 – à une recrudescence du complotisme.
Quel type de savoir attendre des récits complotistes ? Que pouvons-nous en faire pour mieux contrôler notre destin collectif ?
 
Comme le complotisme repose entièrement sur un récit factuel – il informe sur l’existence d’un complot – la question de la vérité du récit est la première question que l’on se pose. Est-ce vrai ou faux ?
Or, les vérités factuelles ne sont établies que si les faits affirmés sont partageables par tous (concernant les faits historiques, on recoupe les témoignages de ceux qui les ont partagés). Mais alors comment établir la vérité du récit complotiste, puisqu’un complot, par nature, n’est pas partageable par tous, mais par un tout petit nombre (les comploteurs) ?
Et d’ailleurs comment sont informés les diffuseurs du récit complotiste, puisque dès que la connaissance d’un complot sort un tant soit peu du cercle des comploteurs, le complot est compromis ?
Prenons la mouvance QAnon, qui s’est fait mondialement connaître lors de l’invasion du Capitole aux États-Unis, dont le récit porte sur l’existence d’une conjuration de pédophiles satanistes liés au Parti Démocrate visant à contrôler le monde. D’où vient le récit ? D’un pseudo « Q » publiant sur un réseau social parfaitement anonymisé (d’où « QAnon »). Comment Q acquiert-il ses informations. On ne le saura jamais. On ne peut même pas lui poser la question. Et, effectivement, si on pouvait le savoir, il n’y aurait plus complot, on pourrait être, au mieux, devant quelques justiciables du droit commun, passablement dérangés d’avoir trop joué au « maître du monde » sur leur console de jeu. Le mouvement QAnon s’effondrerait.
On peut prendre n’importe quel autre récit complotiste, on se trouvera toujours devant un mystère quant à l’articulation entre les comploteurs et les complotistes. D’ailleurs le mystère s’étend au groupe des comploteurs, lequel est toujours impossible à cerner. Qui connaît un pédophile sataniste lié au Parti Démocrate ? Qui peut donner la liste des entreprises pharmaceutiques appartenant à « Big Pharma » auquel on impute un complot pour imposer mondialement la vaccination obligatoire ? On voit bien qu’en ces nominations le souci n’a pas été d’identifier les personnes responsables, mais de trouver le mot approprié à déclencher la diabolisation.
Pour autant, il n’est pas question de nier l’existence de complots. Les complots ont toujours été un des facteurs importants de l’histoire humaine. Et il est certain qu’aujourd’hui même des complots se trament.
Mais, en vérité, on ne peut parler des complots qu’au passé. Parce qu’on ne peut connaître les complots qu’après-coup, lorsqu’ils n’existent plus, soit parce qu’ils ont échoué ou ont été éventés, soit parce qu’ils ont réussi. Si l’on veut parler d’un complot au présent alors on ne peut utiliser que le conditionnel : « il pourrait y avoir un accord secret de grands groupes pharmaceutiques pour inciter les Etats à rendre la vaccination contre la covid obligatoire ».
S’il n’est pas délirant, c’est-à-dire s’il reste cohérent et compatible avec l’expérience commune, le récit complotiste au présent n’est jamais, ou vrai, ou faux, il est, par nature, indécidable.
Dès lors se pose la question : comment comprendre que les discours complotistes soient aussi clivants, suscitant l’adhésion dogmatique chez les uns, et la condamnation stigmatisante chez les autres ?
Tout simplement parce qu’on adhère au savoir complotiste comme à une croyance. Une croyance est toujours un savoir qui est insuffisamment fondé objectivement, et qu’on valide sans réserve pour des motifs subjectifs.
Quels sont alors les motifs subjectifs des adeptes des thèses complotistes ?
Une croyance peut avoir deux types de motifs subjectifs. Elle rassure par son contenu (pensons à la croyance en Dieu) ; elle délivre de sa responsabilité par reconnaissance d’une autorité irrécusable de celui qui l’énonce (pensons au sermon du prêtre).
Ce qui singularise la croyance complotiste est la totale absence du motif de la parole d’autorité puisque nul ne peut connaître l’énonciateur-source du récit complotiste, et que le transmetteur n’a, pour se faire accréditer, que des « il paraît que … », « j’ai vu sur Internet une vidéo qui dit que … », etc. Ce qui nous rappelle que le complotisme est une rumeur et que la rumeur se diffuse sans besoin d’une autorité énonciatrice.
Autrement dit, toute l’adhésion à la thèse complotiste réside en un attachement affectif au contenu du récit. La question est alors : quel est le sentiment négatif suffisamment puissant et collectivement partagé dont la thèse complotiste est le soulagement ?
Il faut noter d’abord que ce sentiment est nécessairement malvenu dans la normalité ambiante, puisqu’il ne trouve sa voie d’expression que dans les canaux hétérodoxes de la rumeur. D’autre part, le fait qu’il se résolve en une croyance d’ordre politique indique que ce malaise est lié au vécu social.
Il y a donc un mal-être propre à nos sociétés contemporaines qui ne peut pas se dire normalement dans l’espace public, car incompatible avec l’idéal humain courant du « travailleur-consommateur-branché » (c’est-à-dire qui « s’éclate » avec les possibilités des nouvelles technologies) et qui rend les populations accueillantes aux récits complotistes.
L’individu trouve dans le complotisme le bénéfice d’un débouché social à l’expression de son malaise social. Grâce au récit complotiste, il n’est plus seul enfermé dans ses idées tristes et incommunicables, mais partage un même mal identifié qu’il n’a plus à subir puisqu’il est partie prenante d’une force collective en capacité de le combattre.
On se rend compte, à ce stade, combien il est hors sujet d’incriminer l’importance prise par les réseaux sociaux pour rendre compte de la recrudescence des thèses complotistes.
Certes, Internet et son exploitation en réseau social permet une diffusion très rapide et quasiment universelle d’un récit complotiste. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans la capacité d’accueillir ce type de récit par les populations. De toutes façons, il y a tant de pluie d’informations qui se déversent ainsi par Internet et qui se perdent dans les égouts de l’histoire sans avoir mouillé grand monde ! Et la diffusion de la rumeur s’était déjà avérée rudement rapide et efficace bien avant qu’apparaissent Internet et les autres moyens de communication modernes. D’ailleurs, la communication de personne à personne, se reconnaissant en présence, est beaucoup plus prégnante que la communication anonyme, ou par pseudo, sur les réseaux sociaux, laquelle se caractérise plutôt par l’établissement de relations volatiles. Finalement, s’il est vrai qu’avec les réseaux sociaux la diffusion du récit complotiste est plus rapide et plus large, la communauté qu’il crée est moins stable. Il n’y a donc pas là une explication décisive.
Il s’agit donc de comprendre pourquoi, depuis le tournant du XXIème siècle, il y a un mal-être social dans les sociétés occidentalisées qui rend les populations accueillantes au complotisme.
Malgré la concomitance, l’explication par la peur des attentats islamistes n’est pas la bonne. Tout simplement parce cette peur n’a rien à voir avec un malaise diffus, sa cause étant clairement assignée.
Il faut plutôt regarder du côté de l’idée que la vie sociale de notre modernité tardive manque de sens. Mais qu’est-ce à dire précisément ?
Une vie humaine qui a du sens est une vie qui s’est donné un bien, qui est tout autant un idéal de figure humaine à réaliser, en fonction duquel elle fait ses choix.
Or, quel que soit son bien – fondateur d’une famille heureuse, champion en quelque sport, sage écouté, moine en extase mystique, etc. – n’en demeure pas moins qu’il n’y a de bien personnel qui vaille que dans le cadre d’une société organisée en fonction de la préservation d’un bien commun, de telle sorte que les comportements d’autrui ne puissent pas être une menace constante dans la poursuite de mon bien.
Autrement dit, nous avons d’abord besoin qu’un bien commun soit promu dans la société pour que notre vie aie un sens.
Or où en est-on en cette troisième décennie du XXIème siècle ?
Chacun fait quotidiennement l’expérience de comportements de négligence, voire de piétinement délibéré du bien commun par des individus ayant souvent de grandes responsabilités sociales et qui sont tolérés, voire encouragés par les autorités légales des États.
Mille illustrations peuvent être apportées, comme la prolifération des emballages plastiques inutiles et à jeter, le traitement purement instrumental du salarié lorsqu’il est jeté comme un mouchoir usagé, la déforestation systématique pour la monoculture, l’autorisation de pesticides systémiques destructeurs de la faune, l’accumulation de matières radioactives indéfiniment meurtrières sans solution durable de confinement, la persistance de l’investissement dans les énergies fossiles alors que le réchauffement climatique s’emballe, …
Chacun peut alimenter la liste selon sa sensibilité propre. Mais rappelons l’entame des années 90. Le bloc soviétique venait de se disloquer. Le péril d’une guerre nucléaire s’effaçait. On voyait la démocratie comme le modèle universel de la bonne organisation sociale. Il ne restait plus qu’à renforcer la production industrielle pour que l’abondance de biens permette de résorber la faim dans le monde et plus généralement les situations trop criantes d’injustice. Il y avait donc alors la perspective d’un bien commun où la justice se conjuguerait avec l’abondance dans le cadre de sociétés s’organisant démocratiquement.
Certes il y avait la conscience des problèmes écologiques liés à la production industrielle massive. Mais on se sentait capable de les gérer raisonnablement. Ne s’était-on pas donné internationalement les règles pour juguler la menace du DDT et réparer la couche d’ozone dans les années précédentes ? Les éléments se mettaient en place pour relever le redoutable défi du réchauffement climatique. En 1989 à La Haye la quasi totalité des pays décidaient d’initier des négociations pour une convention internationale afin d’enrayer le changement climatique…
Oui ! Nous avons aujourd’hui perdu cette perspective de bien commun.
D’ailleurs, il semble bien qu’on puisse identifier une séquence historique précise qui a été un élément décisif pour cette perte. Et c’est celle d’un complot !
En cette même année 1989 s’initie secrètement aux États-Unis une campagne climato-sceptique financée à coup de millions de dollars par des industriels nord-américains du charbon et du pétrole par l’intermédiaire d’associations idéologiques conservatrices – les noms et circonstances ont pu être suffisamment documentés par des enquêtes rétrospectives. Il s’agit d’insinuer le doute dans le consensus scientifique sur le réchauffement climatique en imposant des articles climato-sceptiques dans la presse, et d’abord dans les revues scientifiques (quelques scientifiques conservateurs sont enrôlés pour cela), jusqu’à imposer dans les opinions publiques la présence de la thèse du « climato-scepticisme » afin qu’on en tire l’impression que le réchauffement climatique, n’étant qu’une thèse parmi d’autres, est discutable (on reproduit la même tactique employée 20 ans plus tôt au profit des cigarettiers pour discréditer l'information sur la toxicité de la cigarette). Dès lors il devient possible d’appâter vers le climato-scepticisme qui peut apparaître comme la thèse la plus agréable à entendre. C’est ainsi que l’opinion publique se divise, que des politiciens conservateurs états-uniens se convertissent au climato-scepticisme, et que, finalement, au début des années 2000, les États-Unis, puis le Canada – alors les deux pays les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre – se désengagent de la Convention internationale de Kyoto (1997) qui avait fixé des règles d’une décroissance mondiale des émissions carbonées.
Tel fut cet épisode décisif suite auquel les populations sont devenues orphelines du bien commun. Et sans bien commun, l’existence de chacun est minée par un vide intérieur qui est celui de son manque de sens.
Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’adhérer à un récit complotiste, c’est renouer avec le bien commun. Car le bien commun devient alors évident comme démasquage du complot. Dès lors, en tant qu’il exprime cette soif de bien commun profondément humaine, il est vain d’incriminer le tenant d’une thèse complotiste.
Par contre, il faut dénoncer les manipulateurs populistes qui diffusent la thèse complotiste en y mettant une pression émotionnelle intense et systématique qui paralyse l’esprit critique, selon les recettes psychologiques éprouvées de la propagande, car ils ont une idée de carriérisme personnel derrière la tête. Quoiqu’il soit à la portée de tous d’en débusquer les procédés.
Mais la limite la plus grave de cette réponse simpliste au manque de bien commun est dans les comportements d’injustice et de violence qu’elle peut secréter. Car, comme on l’a vu, le caractère nécessairement flou du mot qui désigne les comploteurs laisse ouverte la porte aux fantasmes concernant des groupes sociaux dont les petites différences focalisent nos sentiments négatifs en les transformant en haine ciblée. Bref, derrière ces dénonciations imprécises de comploteurs peut aisément se cacher un phénomène de chasse au bouc émissaire.
Au fond, le récit complotiste est une manière facile, trop facile, de rétablir le bien commun. Il simplifie outrageusement l’étiologie du problème social.
Il n’y aura de restauration d’une perspective de bien commun qui vaille que de nous tous, nous qui souffrons de son absence, nous qui, si nous avons l’idée de lever la tête de nos smartphones avant qu’il ne soit trop tard, n’aurons de cesse de la rétablir collectivement, jusqu’au point où seront délégitimés les individus de pouvoir dont les discours peuvent en être fleuris, mais qui, dans leurs actes, négligent ou même se moquent du bien commun, se faisant ainsi les fossoyeurs de l’avenir.
Pour retrouver cette confiance en notre devenir collectif, il est nécessaire de tirer toutes les leçons de ce complot des années 90 qui a été décisif pour défaire le sens de nos existences en faisant accroire le climato-scepticisme.
Finalement, la recrudescence actuelle du complotisme, en se manifestant comme symptôme d’un manque général de perspective de bien commun, révèle bien l’existence d’un complot. Mais ce n’est pas celui qu’on croit.

vendredi, mai 07, 2021

L’humanité piégée et la leçon de Tocqueville

 

 
 
 Nous convions à porter attention à cette simple phrase écrite il y a près de 2 siècles par Alexis de Tocqueville :
« Je tremble, je le confesse, qu'ils [les citoyens] ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu'ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser. »
De la démocratie en Amérique, tome II, 3ème partie, chapitre 21 – 1840
C’est bien de nous qu’il parle ! C’est bien notre situation présente que de nous voir sur une trajectoire historique ne pouvant mener qu’à une cascade de catastrophes et de nous sentir dans l’incapacité de reprendre en main cette destinée pour la redresser ! Ce « nous » devant être pris au sens le plus large, celui d’une société désormais mondialisée sous les lois du marché – celui d’une humanité qui se retrouve comme piégée.
Mais, au-delà des sentiments d’étonnement, voire d’admiration, pour la prescience de notre multi-arrière-grand-père, il est important d’apercevoir la manière dont il nous interpelle.
Car il n’est pas du tout question de réchauffement climatique ou de crise écologique. Il est question de jouissances présentes, d’investissement de l’avenir, de lâcheté et d’énergique effort.
Tocqueville nous parle d’une opposition entre le bien – le fait d’investir l’avenir pour le bien commun – et le mal – continuer à courir après les éphémères et individualistes « jouissances présentes ». Il « tremble » de voir l’humanité sur une trajectoire où l’on choisirait plutôt son plaisir à court terme que le bien à long terme.
Ce qu’il vise est donc bien un problème moral de comportement !
On le sait, le mot « moral » est aujourd’hui mal aimé. Mais le rejet du mot n’empêche pas la présence de la chose ! L’espace public regorge aujourd’hui de jugements sur ce qu’il est mal de ne pas faire, sur ce qu’il serait bien de ne plus faire, sur ce qu’on a devoir de faire de toute urgence, pour freiner le changement climatique, pour préserver l’avenir de l’humanité.
C’est pour cela que la citation de Tocqueville est saisissante : elle nous renvoie, du fond de notre histoire, le caractère fondamentalement moral de la crise actuelle de l’humanité.
Et il nous faut bien en entendre la leçon. Car ce n’est pas le risque que l’on se détourne du bien pour choisir le mal qui fait trembler Tocqueville. Il appréhende précisément que nous voyions le bien, que nous voulions le bien, mais que nous n’ayons pas le courage de changer nos principes de comportement pour nous engager vers le bien.
Effectivement ! Nous nous abreuvons de discours sur le bien, sur la manière d’aller vers le bien ; nous sommes capables de composer de très intéressants échéanciers du bien – 2040 : fin du moteur thermique ; 2050 : neutralité carbone ; 2100 : pas plus de 1,5°C d’augmentation de la température sur la planète,… mais nous savons que nous ne les respecterons pas. Pourquoi ? N’avons-nous pas toutes les connaissances, toutes les capacités techniques, et le désir bien sûr, pour cette reprise en main de notre destinée ?
Que nous manque-t-il, sinon le courage?
Ainsi, il doit être clair que le fond de notre problème est moral, que le choix de notre comportement se pose précisément dans les termes exposés par Tocqueville : la lâcheté des satisfactions à court terme ou le courage des décisions à long terme pour le bien commun.
Ce qui illustre le caractère moral de ce choix est le fait que la lâcheté est loin d’être le comportement général. Il y a aussi beaucoup de courage dans la société ! On le voit clairement du côté des citoyens – les conclusions de la « Convention citoyenne sur le climat » en France en sont une illustration. Mais on trouve aussi d’innombrables initiatives généreuses, voire admirables, de citoyens, tout particulièrement dans les jeunes générations, pour créer des brèches qui ouvrent l’avenir.
Pourtant, tout cela ne saurait être décisif pour déclencher ce « soudain et énergique effort » dont la nécessité était anticipée par Tocqueville. Car c’est bien la lâcheté qui prédomine ! La lâcheté courtermiste[1] est encore largement promue comme le comportement « normal », et l’engagement pour l’avenir est encore souvent jugé comme perturbateur.
Nombreux sont ceux qui, surtout s’ils ont une estrade qui porte leur voix dans l’espace public, fleurissent leurs discours de belles paroles sur la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité et, descendus de leur estrade, persistent dans la routine de leurs comportements courtemistes. Et, bien sûr, plus on a une position de pouvoir élevée dans la société, plus sa responsabilité morale est importante. Si la situation actuelle est aussi critique, c’est parce que les grands postes de pouvoir sont occupés le plus souvent par de grands lâches. Cela se voit du côté des affairistes de l’économie, ceux qui bornent leur horizon à l’attente de l’évolution du cours de leurs actions (boursières) ou celle de leurs parts de marché – comme leurs pousse-au-jouir. Cela se voit du côté des politiques lorsque ceux-ci, pour mieux assurer leurs arrières (et leur carrière), édulcorent, stérilisent parfois, en catimini, les réformes nécessaires grandiloquemment annoncées aux citoyens.
Mais les grands lâches n’existent que par ceux qui leur permettent d’exister.
Cette lâcheté semble avoir atteint son acmé dans les phénomènes de post-vérité – le fait de vouloir imposer la réalité conforme à ses sentiments en niant la réalité objective[2] – dont certains des protagonistes sont quand même parvenus à se faire élire comme responsables politiques présidant aux destinées de millions d’individus. En effet la « vérité alternative » (telles les affirmations conspirationnistes concernant les élections américaines ou la pandémie au Brésil) est le subterfuge ultime pour imposer la réalité selon son sentiment puisqu’elle résout radicalement le problème de l’avenir commun en sortant ses adeptes du monde commun (celui que désignent les mots du langage en ce que leur signification renvoie à la sédimentation de l’expérience commune).
On sait très bien que les grandes lâchetés seront vouées aux gémonies par ceux qui en éprouveront les malheureuses conséquences. Comme seront reconnues et louées les initiatives courageuses. Mais, afin de pouvoir dénoncer de manière appropriée la lâcheté ambiante, il convient d’en relever un motif particulier présent dans le texte de Tocqueville. Car cette citation montre que dès les premières décennies du XIXème siècle les éléments de cette crise morale de la société industrielle de consommation, en laquelle la lâcheté du court terme pouvait occulter la vision de l’avenir, se mettaient déjà en place. Autrement dit, cette problématique morale a un profond enracinement dans notre histoire. Elle peut donc être aussi une grille de lecture de notre histoire sociale des deux derniers siècles. Pour le moins on peut alors en tirer l’idée que, non sans mal, non sans violences, c’est finalement la logique courtermiste de la lâcheté qui a prévalu. C’est pourquoi la société, aujourd’hui mondialisée, se retrouve sans avenir, piégée.
Finalement, la mise en perspective de Tocqueville nous révèle que l’élision de l’avenir que signifie la culture courtermiste des jouissances individuelles, est tout autant une élision de notre passé.
Le courtermisme est en somme la perte du sens de son existence comme partie prenante de l’aventure humaine.
Aussi, pour renouer avec notre moralité historique, et donc pour récupérer notre puissance de choisir notre avenir commun, n’est-il pas prioritaire de nous retourner vers notre histoire passée pour en comprendre les choix faits, et les possibles délaissés ?

 

 
 

[1]  Voir notre article Approche du courtermisme

[2] Voir notre article De quoi la post-vérité est-elle le nom ?

samedi, avril 24, 2021

Petite histoire de la fin de l’histoire

 

Il y a trente ans entrait dans les titres des gazettes l’idée de « La fin de l’histoire » inspirée par un penseur américain, Francis Fukuyama, qui écrivait, à propos des effondrements en chaîne des démocraties populaires d’Europe de l’Est : « Il se peut que […] ce ne soit pas juste la fin de la guerre froide, mais la fin de l’histoire en tant que telle : le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » (La fin de l’histoire ? – 1989).
S’en souvient-on ? Il s’agissait d’une fin heureuse ! L’ensemble du bloc soviétique se disloquait sous les revendications populaires qui impulsaient la mise en place d’une organisation démocratique des sociétés. Se laissait voir un avenir sans histoires en lequel la course aux armements serait remplacée par la saine émulation commerciale dans le cadre de libertés individuelles garanties à tous. On attendait avec confiance une abondance de biens qui généraliserait les situations de bien-être, alors cantonnées dans certaines classes privilégiées, en particulier du monde occidental.
D’ailleurs, depuis son apparition dans la philosophie de Hegel, au début du XIXème siècle, « la fin de l’histoire » a toujours été une idée heureuse. Car l’histoire était constitutivement considérée comme malheureuse : « L'histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches. » affirmait le philosophe allemand. Il considérait que le déchaînement des passions, la violence, sont consubstantielles à l’histoire parce qu’ils sont la manière dont se réalise l’Esprit, au moyen des contradictions du réel, pour devenir pleinement conscient de lui-même, c’est-à-dire Savoir absolu, ce qui signifie la fin de l’histoire.
Marx se placera dans le même logique hégélienne d’une histoire malheureuse pour une fin heureuse, en opérant simplement une substitution des protagonistes. L’histoire est tragique parce qu’elle est la chronique d’une perpétuelle lutte entre classes sociales. Et « la fin de l’histoire » n’est plus l’accomplissement de l’Esprit dans le Savoir absolu, mais l’accomplissement de l’humanité dans le communisme, lequel serait réalisé par la prise de pouvoir terminale de la classe sociale la plus dépossédée : le prolétariat généré par l’industrie.
Mais que peut signifier, simplement examinée pour elle-même, cette idée de la fin de l’histoire ?
Dans les conceptions qu’on vient d’évoquer la fin de l’histoire est assimilée à l’accès de l’humanité à un état de bonheur. Et le moins que l’on puisse dire sur cet état de bonheur est qu’il présuppose une vie sociale sans histoires. Mais, explique Kant, sans les passions humaines égoïstes qui font le sel de l’histoire, les humains seraient cantonnés « dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage[1] » (Idée d’une histoire universelle, proposition 4)
Outre qu’elle illustre bien l’inanité du bonheur d’une vie sans histoires, cette citation est intéressante en ce qu’elle induit l’idée que l’humanité aurait ce caractère spécifique d’être historique en opposition aux autres espèces vivantes.
Qu’est-ce que cela signifie sinon que l’avenir de l’espèce humaine est une aventure ouverte, alors que celui des autres espèces vivantes est fermé ? En effet, on ne peut clairement prévoir l’avenir humain, on oscille toujours entre plusieurs possibilités, et on est d’ailleurs régulièrement surpris de voir advenir des possibilités que l’on n’avait même pas envisagées – relisez la science-fiction des années 50 : qui anticipait l’advenue d’un réseau de communication mondial digitalisé ? Par opposition, les autres vivants sont prévisibles : on les voit répéter imperturbablement les mêmes séquences de comportements liées aux cycles naturels (hors changements climatiques ou géologiques majeurs qui les impactent de manière catastrophique).
Ne suffit-il pas de mobiliser la notion de liberté pour rendre compte de cette opposition ? Les humains seraient libres de choisir leur avenir, et non les autres espèces vivantes – la liberté étant la capacité de se représenter plusieurs possibilités et d’en choisir une. L’humanité serait la seule espèce historique, parce que la seule libre.
En fait cette explication est trompeuse, parce qu’elle escamote la différence fondamentale entre la machine – tout particulièrement la machine-robot autonome – et l’individu vivant.
Le comportement du robot n’est que la résultante de sa composition et de sa programmation ; il est donc toujours, de droit, prévisible (éventuellement comme aléatoire) ; bien qu’il puisse se trouver qu’en pratique la complexité du programme et la multiplicité des capteurs qui le composent rendent cette prédiction impossible à réaliser.
Nous sommes habituellement très capables de reconnaître spontanément un individu vivant parmi des machines-robots. Il y a en effet toujours deux facteurs qui se combinent pour nous faire saisir un être comme vivant dans notre champ perceptif. D’une part un mouvement qui comporte une part d’imprévisibilité parce qu’il ne saurait être le résultat de forces extérieures, et qui doit donc être imputé à une force intérieure. D’autre part la reconnaissance que ce mouvement est orienté vers un but – par exemple se nourrir – et donc la présence d’une finalité : il s’agit d’un être qui se meut en fonction des circonstances pour quelque chose. Or, nous n’avons qu’une seule expérience directe de la finalité : c’est celle que nous sommes. C’est pourquoi percevoir un être vivant, c’est mettre en jeu sa propre vitalité, c’est le « comprendre » (étymologiquement « saisir avec soi »), autrement dit, implicitement, le créditer d’une conscience et d’une liberté – on ne comprend pas le comportement du robot, on l’explique.
Mais alors comment accorder cette liberté de l’individu vivant avec son absence d’histoire ?
Il est remarquable que tout individu vivant a, finalement, une vocation qui est en réalité une vocation d’espèce : celle de contribuer à faire prospérer au mieux son espèce dans le biotope déterminé auquel elle est adaptée (il faut nécessairement un plan d’eau au crocodile et des étendues herbeuses au bovin). Or, il doit être clair que cette vocation ne saurait avoir été librement choisie. Elle est inscrite dans le patrimoine génétique de l’espèce et se décline par ses attributs physiques et son équipement instinctuel. Elle est donc déterminée de l’extérieur par ce système de tous les êtres vivants de la planète qu’est la biosphère. Elle assigne l’espèce à des comportements déterminés dans un biotope déterminé. Dès lors la liberté de l’individu ne se manifeste qu’au niveau des moyens pour réaliser cette vocation, là ou l’instinct en laisse la latitude, parce qu’il est des occurrences où il est vitalement profitable d’être en mesure de tirer parti de certaines conditions singulières de l’environnement. Ainsi l’oiseau qui fait son nid choisira l’arbre, l’emplacement, et les végétaux appropriés dans son environnement présent, alors que la forme du nid, et le type d’emplacement, seront instinctivement déterminés.
La liberté de l’espèce humaine est d’une toute autre portée. Nous savons que l’humain n’a pas de biotope assigné. Certes, il occupe volontiers les régions tempérées, mais il est aussi capable de faire sa vie dans les contrées désertiques, ou près des pôles où les neiges sont permanentes, voire dans un submersible ou dans une station spatiale. Surtout l’anthropologie historique nous apprend que les groupes humains n’ont jamais cessé de se déplacer sur la surface du globe. Or, la signification de cette errance spatiale est claire : l’humain n’a pas de biotope parce qu’il n’a pas de vocation biosphérique prédéterminée. C’est en fonction du sens qu’il donne à sa vie – autrement dit de sa conception du bien – qu’il choisit où se mettre sur Terre. Or, l’humain est essentiellement social, c’est-à-dire qu’il ne peut réaliser ses buts derniers sans le concours d’autrui. C’est pourquoi la quête de son bien ne peut se faire sans passer par la position d’un bien commun à la société en fonction duquel chacun détermine la valeur qu’il veut donner à sa vie. Ainsi, seule parmi les espèces vivantes, l’espèce humaine a la liberté de choisir ses valeurs finales.
L’être humain est ce vivant dont la liberté opère un saut qualitatif par rapport aux autres vivants tel qu’elle lui permet de surmonter ses déterminants biologiques. Il est celui qui pourra faire une grève de la faim, même jusqu’à la mort, pour le bien par lequel il donne sens à sa vie.
Les espèces vivantes ont la liberté des moyens, mais elles n’ont pas d’histoire parce qu’elles restent enfermées dans les fins que la biosphère leur a assignées.
L’espèce humaine seule a, non seulement la liberté des moyens, mais aussi celle de ses fins – elle choisit le sens qu’elle donne a son existence – c’est pour cela qu’elle est l’unique espèce historique.
Cela est certes un avantage insigne. Cela la rend indéfiniment adaptable puisque, comme corollaire à cette liberté des fins, elle a la polyvalence corporelle et l’inventivité technique lui permettant de créer les « biotechnotopes » les plus inédits dans les lieux les plus improbables. Elle peut ainsi investir le plus largement l’espace terrestre sans commune mesure avec les autres espèces.
Mais elle peut aussi poser des fins contre la logique biosphérique, comme on le voit dans une grève de la faim, ou dans le vœu de chasteté du clerc catholique. Or, elle peut également le faire au niveau de fins collectives, niveau en lequel l’impact peut être autrement plus important. Ainsi, puisque l’on sait que toute liberté implique une responsabilité (il faut répondre des conséquences de ses choix), l’espèce humaine est responsable de ce qu’elle fait de la biosphère – cette responsabilité valant, bien entendu, au niveau d’une génération, auprès de ceux qui lui succèdent sur cette planète et vivront dans les conséquences de ces choix.
Or, la conscience de cette responsabilité doit nécessairement amener les humains à prendre en compte le fait que leur existence est entièrement suspendue à la vitalité de la biosphère dont elle est une des expressions les plus performantes (on peut faire l’hypothèse que cette vitalité consiste en ce que la biosphère vise le plus grand plein de vie sur la planète en diversifiant au mieux les formes de vie et en les confortant par une multiplicité de relations systémiques – intégration, complémentarité, prédation, parasitisme, etc.).
Il s’ensuit que cette responsabilité ne peut être assumée que si les choix de finalités collectives sont conformes à l’impératif catégorique suivant : « Prononces-toi toujours pour un bien commun tel que les générations qui auront à juger de ses conséquences sur l’état de la biosphère ne soient pas amenées à condamner ton choix. »
Alors, il faut reconnaître qu’aujourd’hui sévit le règne de l’irresponsabilité. Pour être précis, nos descendants sont et seront habilités à condamner les générations qui les ont précédées, depuis près de deux siècles – ce qui correspond aux débuts de l’industrialisation – pour irresponsabilité.
On le sait, du fait de cette irresponsabilité, aujourd’hui, la vitalité de la planète se dégrade de façon accélérée[2]. Il y a la terrifiante hécatombe silencieuse des espèces animales et végétales, mais aussi la multiplication des situations catastrophiques symptômes de cette dégradation (inondations, et feux de forêt dévastateurs, pandémies, explosion de centrales nucléaires, etc.), au point qu’on en vient à envisager un prochain effondrement.
Que pense-t-on par ce mot ? Il faut plutôt parler de l’« Effondrement » (avec majuscule), au sens du titre originel du livre de Jared Diamond, Collapse (2005). Il s’agit tout simplement de la perspective de la disparition de la société – et, aujourd’hui, nous sommes dans une société mondialisée – par une succession inexorable de catastrophes qui ne laisse qu’un champ de ruines.
Une catastrophe, c’est quand on ne peut plus rien pour arrêter les dommages. L’Effondrement, c’est quand on ne peut plus rien pour arrêter une suite de catastrophes qui amène à une destruction de la culture humaine dont on ne peut voir le terme. L’Effondrement, c’est la cessation de la liberté humaine de choisir ses fins. C’est la fermeture de l’avenir. C’est donc la fin de l’histoire
Nous voyons clairement devant nous l’éventualité de la fin de l’histoire. Il ne s’agit pas, en ce contexte, d’une utopie, ni même d’une dystopie. Elle est simplement inscrite dans les chaînes de causalité présentes comme possibilité d’avenir. Et ce n’est pas une éventualité heureuse.
Chérissons notre histoire humaine et faisons en sorte qu’elle continue !
 

[1] À l’époque, 1784, il ne s’agit que d’élevage extensif.

[2]  Voir notre « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? » – 2010, ALÉAS.