Rappelons-nous le début des années 2000.
Nous vivions dans une atmosphère de libération liée à
l’accessibilité de l’informatique, et à l’apparition continuelle de
nouveaux outils numériques. Cela signifiait un immense élargissement de
nos possibilités de choix – choisir son matériel, son système
d’exploitation, ses logiciels (souvent téléchargés gratuitement),
choisir de « naviguer » où bon nous semble, de communiquer, de nous
exprimer à l’échelle du monde sur Internet, etc.
Mais moins d’une décennie plus tard l’atmosphère avait bien changé.
On était passé d’une culture informatique de la confiance à une culture
informatique de la défiance.
N’importe qui peut savoir ce que vous faites sur votre ordinateur
connecté si vous ne mettez pas des dispositifs de sécurité. Il faut
toujours mettre à jour les logiciels pour combler des failles de
sécurité qui n’arrêtent pas de s’ouvrir. Ce qui n’empêche pas que nous
constatons de multiples traces d’utilisations non consenties
d’informations nous concernant – comme la réception de publicités
ciblées.
Finalement, l’impact le plus significatif de ce qu’on appelle la
révolution numérique ne serait-il pas le recul, voire la perte de notre
vie privée ?
Et pourtant nous participons à peu près tous activement au
développement du numérique …
N’est-il pas temps de nous poser la question de la valeur de notre
vie privée ?
Que perdrions-nous en perdant notre vie privée ?
Le mot « privé » vient du latin privare qui signifie originellement
« séparer », « mettre à l’écart ».
Du coup le latin privus est ambivalent car il signifie à la fois, ce
qui est propre à un individu, et le fait qu’il soit privé de quelque
chose.
Ce qui amène à interpréter le qualificatif « privée » accolé à « vie
» comme cette part de la vie qui n’appartient qu’à soi, et c’est là sa
face positive, mais qui n’est telle que parce qu’elle est privée de
quelque chose.
Privé de quoi ?
De la vie publique, celle où l’on est confronté à tous les profils
humains qui composent une société, et avec lesquels on doit se mettre
d’accord pour vivre ensemble.
L’opposition entre public et privé remonte à l’antiquité grecque et
exprime fondamentalement une structuration de l’espace.
L’espace public est celui de la vie sociale et de la politique ;
l’espace privé est celui de l’habitation et de ses dépendances (la
maisonnée) qui permet de satisfaire aux besoins d’entretien et de
reproduction de la vie.
L’espace public est ouvert, l’espace privé est fermé pour qu’il ne
bénéficie qu’à ceux qui y habitent. C’est pourquoi on en contrôle
souverainement l’accès. Il est donc a priori soustrait à l’intrusion
des pouvoirs sociaux.
Ainsi la vie privée implique une partition contraignante de l’espace
ouvert de la planète, contraignante parce qu’elle est une restriction
de la liberté de déplacement.
Mais, du point de vue des Anciens (grecs et romains) – et c’est ce
dont rend compte l’étymologie – en notre espace privé, on est en effet
privé de l’expression de la liberté propre à l’homme qui se réalise
dans l’espace public par l’action politique. Car, nous dit Aristote, «
l’homme est un animal politique », c’est-à-dire qu’il réalise son
humanité en s’investissant dans l’espace public (comme nous le faisons
en ce moment). Ce que ce philosophe justifie par la capacité de langage
propre à l’homme qui lui permet d’intervenir dans l’espace public, là «
où l’on décide du bien et du juste ».
Ainsi la vie publique, en laquelle s’épanouit la parole humaine pour
définir le bien commun en fonction duquel on est d’accord pour vivre
ensemble, et donc pour se donner des règles communes, serait la
véritable finalité de l’existence humaine.
La vie privée apparaît alors n’être que relative la vie publique :
elle n’en est que le moyen nécessaire. Elle n’est pas une valeur en
soi. Après tout, nos besoins vitaux ne nous apparentent-ils pas à
l’animal ?
Pour mettre en perspective cette conception si clairement
hiérarchisée de la partition vie publique/vie privée léguée par
l’Antiquité, il faut se poser la question de son universalité : la
retrouve-t-on toujours et partout ?
Cette structuration binaire fondamentale de l’espace vécu est-elle
universelle ?
La partition spatiale selon l’opposition privé/public, établie par
les Grecs et adoptée par les Latins, apparaît liée à l’histoire de
l’Occident.
Mais ce que l’on peut constater, toujours et partout, c’est le
besoin des humains de matérialiser un espace de confiance dont ils
marquent et contrôlent la limite qui le circonscrit, par opposition à
l’espace ouvert aventureux et risqué. Cela se retrouve même dans le
camp provisoire du nomade ou chez nos campeurs estivaux.
Pour exprimer cette généralité, nous pouvons parler d’une loi
anthropologique de partition de l’espace entre un « espace d’habitation
», fermé, et un « espace aventureux », ouvert.
Il faut alors prendre en compte que, suivant les époques et les
lieux, il y a de grandes variations dans la caractérisation de cette
opposition entre deux espaces.
En extension, l’espace d’habitation peut être, comme aujourd’hui,
ajusté à la cellule familiale, mais aussi se dilater jusqu’à la
communauté, selon la définition qu’en donne l’allemand Tönnies (1887) :
« Tout ce qui est confiant, intime, vivant exclusivement ensemble
est compris comme la vie en communauté ». Les microsociétés dites «
premières » (comme en Amazonie), mais aussi les unités villageoises
traditionnelles ont ce caractère d’espace communautaire d’habitation
protégé.
Est frappante alors la relation inverse qui s’établit entre
l’extension de l’espace d’habitation, et la valorisation de l’espace
aventureux – plus le premier est élargi, plus on se défie du second.
Pendant tout le Moyen Âge, et jusqu’au XVIII° siècle, en Occident,
hors des limites du village, ou des fortifications du château, l’espace
est considéré comme le réservoir de tous les dangers – bêtes féroces,
bandits de grands chemins, soldatesque en transit, etc. D’ailleurs,
c’est aussi l’espace des déclassés : mendiants et vagabonds, bandits de
grands chemins, etc. Ce qui amène à noter que ces espaces privés
élargis correspondent à des structurations sociales fortement
hiérarchisées, avec une quasi impossibilité de mobilité sociale. Ce qui
se comprend : l’espace aventureux est d’autant plus investi qu’il ouvre
des possibles.
En contrepoint, là où l’espace d’habitation est réduit à la famille,
même élargie (souvent aux 3 générations co-vivantes) – par exemple chez
les Grecs et les Latins, mais aussi, avec l’époque moderne, la maison
ou l’appartement bourgeois, l’espace extérieur devient espace public,
avec possibilité de mobilité sociale et est, en cela, fort investi.
C’est là que le maître de maison réalise l’essentiel de sa vie, c’est
bien pourquoi la capacité à sortir de l’habitation, qui est alors, au
sens propre, un domaine privé, devient une revendication de ceux qui
lui étaient traditionnellement soumis, les femmes et les jeunes gens.
Or, cette espèce de loi de relation inverse, étonnamment, ne se
vérifie pas pour notre époque moderne. Bien que l’espace d’habitation
soit en général réduit à sa plus simple expression, celle de la cellule
familiale basique, voire de la famille monoparentale, l’espace qui lui
est extérieur est l’objet d’un investissement ambivalent. Certes il est
toujours investi comme un espace public rendant possible une mobilité
sociale, mais il est aussi vécu très négativement comme source de
dangers pour sa vie privée.
Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui pour qu’on en vienne à se poser
le problème de la sauvegarde de sa vie privée ?
En quoi notre vie privée serait-elle menacée ?
Par rapport à ce que nous avons déjà vu, il faut d’abord
s’interroger, qu’elle est cette vie privée qui serait menacée ?
A-t-elle quelque chose de commun avec la vie privée des grecs ?
Oui, en ce qu’elle correspond à l’unité d’habitation familiale.
Mais l’exigence de l’entretien et de la reproduction de la vie ne se
posent plus du tout de la même manière. Elle est considérablement
allégée dans notre société qui crée toujours plus de robots techniques
pour accomplir les tâches quotidiennes, tout en mettant à disposition
une abondance de biens nécessaires à la vie.
Dès lors que les besoins vitaux sont aisément assurés, n’est-il pas
inévitable que, sa fonction fondamentale étant beaucoup moins
impérieuse, la vie privée perde de sa sacralité ?
Au fond, comme l’avaient montré les Grecs, le domaine privé est
d’abord le domaine de la nécessité, alors que le domaine public est
celui de la liberté. À partir du moment où la pression de la nécessité
diminue, il est normal que l’espace privé se restreigne et devienne
beaucoup plus poreux à l’espace public.
C’est ainsi que, depuis quelques décennies, le quidam n’a eu aucun
scrupule à ménager des entrées de l’espace public dans son espace privé
– la radio, la télévision, le téléphone, le minitel, Internet, et
maintenant le smartphone, soit la connexion permanente à l’espace
public grâce à un terminal portable.
La régression actuelle de la vie privée n’est-elle pas le signe
d’une libération de l’humanité (au moins en partie) de son
asservissement immémorial aux nécessités naturelles ?
N’est-ce pas ce qu’illustre d’ailleurs le mouvement de libération
des femmes qui auparavant étaient assignées dans l’espace privé ?
À ce stade on entend l’objection : c’est précisément Internet qui
est en cause parce qu’il collecte des tas de données sur nous, que nous
réservons à notre domaine privé, sans notre consentement, et dont il
est fait un usage intéressé qui nous échappe, etc.
Notre participation au monde numérique ne menace-t-elle pas
l’existence même de notre vie privée ?
Le monde numérique menace-t-il l’existence de la vie privée ?
Le monde numérique, en lequel nous sommes fortement sollicités à
nous inclure, n’est-il pas la manifestation d’un pouvoir qui ambitionne
de prendre un contrôle total sur notre personne, même dans sa vie
privée, autrement dit un pouvoir totalitaire ?
Mais il ne faut pas avoir la mémoire courte. Il faut se rappeler
qu’à l’origine le monde numérique n’a été en aucun cas un projet de
pouvoir totalitaire venant d’une caste dominante.
Le développement de la technologie informatique comme une
multiplicité d’ordinateurs personnels connectés en un réseau global est
né d’initiatives d’individus qui n’avaient ni capitaux, ni visée
affairiste, ni positions de pouvoir, mais le savoir, la compétence
intellectuelle et la curiosité d’explorer des voies techniques inédites
et qu’ils jugeaient libératrices. C’est ainsi que, de naissance,
Internet est un réseau de communication décentralisé, et qu’il s’est
manifesté, pendant ses premières années, comme société alternative de
solidarité et de partage, dans une organisation parfaitement sauve de
pouvoirs dominant.
Or, cette technique de communication numérisée en réseau a une
capacité remarquable : elle abolit l’espace ! Sur un terminal connecté
vous communiquez aussi bien pour séduire un(e) éventuel(le) partenaire
sexuel(le), que pour participer à un débat politique, acheter ou vendre
quelque bien, et ceci où que soient géographiquement les
interlocuteurs. Et vous communiquez dans l’immédiateté : ils sont là,
en présence numérique. Autrement dit, vous êtes dans un espace qui
annule la structuration à laquelle depuis toujours vous vous référiez
en opposant espace privé et espace public.
Du point de vue des pionniers de l’informatique, cette disparition
de la séparation vie publique/vie privée a été vécue comme une
libération. C’est comme si la fameuse frontière qui a toujours
circonscrit l’espace privée, s’était tout-à-coup dissoute, et que l’on
pouvait à son gré, simplement en choisissant à qui on s’adresse,
établir une communication soit en intimité, soit ouverte à tous, sans
qu’il soit question de frontière à franchir.
Mais il a fallu assez vite, dès le début du millénaire, déchanter.
On ne parle pas à quelqu’un sur Internet comme on parle sur la terrasse
d’un bar, où l’on peut évaluer le contexte de l’émission vocale et si
besoin baisser la voix, mettre sa main en cache, pour dire quelque
chose de très personnel. Nous échappent totalement les canaux par
lesquels transitent nos messages. On a pris conscience que n’importe
quel tiers, par un agencement technique adéquat, pouvait avoir accès,
et de multiples manières, au message et aux conditions de son émission,
et même au contenu de l’ordinateur avec lequel on l’émet.
C’est ainsi qu’est arrivé le temps des mots de passe, des cookies,
des pare-feu, des virus et antivirus, des mises à jour de sécurité,
etc. On avait une frontière bien visible à surveiller. On en a
aujourd’hui une multitude, avec, pour les surveiller, des outils que
d’autres nous accordent et sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise
technique.
Désormais, chacun de ceux qui possèdent un terminal de connexion à
Internet sait qu’il est profilé dans de multiples bases de données qui
s’alimentent de ses passages sur le réseau, sans qu’il puisse les
contrôler. Mieux ! La récolte systématique et aussi poussée que
possible de données personnelles sur Internet, est promue comme la
bonne pratique dans les écoles enseignant « les nouvelles technologies
». Et la généralisation récente des smartphones toujours connectés a
surmultiplié la moisson abondant les bases de données.
Cette numérisation de la vie de chacun ne se source pas uniquement
sur Internet puisque des caméras, voire des drones, sont placés en
surveillance – et le plus souvent par les autorités publiques – de
manière de plus en plus dense, avec la possibilité d’identification des
individus par reconnaissance faciale.
Or, la loi protège la vie privée – art. 12 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme des Nations unies : « Nul ne sera
l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée », reprise par
l’article 9 du Code civil français. Ainsi, le droit est constamment
bafoué, et même par ceux qui sont en charge de le faire respecter. En
fait, il est clair que la rapide numérisation de la société, et les
pratiques qu’elle a promues, ont rendu la loi inapplicable : comment
chaque citoyen pourrait-il « gratuitement, sur simple demande avoir
accès à l’intégralité des informations le concernant sous une forme
accessible » ( CNIL) de la part de Google, ou de toute autre organisme
qui le fiche ?
Donc, oui ! Le monde numérique menace gravement l’existence de notre
vie privée, au sens où, en ce monde, il n’y a plus la possibilité de
tracer une frontière contrôlable pour préserver tout ce que, en notre
vie, nous voulons garder hors de tout regard extérieur à notre sphère
personnelle.
Même les règles de droit gravées dans le marbre des textes les plus
sacrés de notre civilisation, ne peuvent nous protéger de ces
intrusions.
Mais, avons-nous fait ce qu’il fallait quand il le fallait pour que
le droit prévale ? N’avons-nous pas fermé les yeux sur la vulnérabilité
intrinsèque à la vie numérique, tout accaparés que nous étions à
profiter des facilités de communication que nous offrait ce nouveau
monde ?
D’ailleurs, même du point de vue de la sécurité, le bilan n’est
peut-être pas si négatif. Le monde numérique, en quelques clics, met à
disposition des informations qui permettent d’anticiper d’éventuels
dangers pour soi ou ses proches, et lorsque ces proches se trouvent
éloignés spatialement, il permet de s’assurer de leur bonne situation,
d’une manière générale il facilite le repérage, par les autorités
d’agissements d’individus malveillants pour la sécurité publique.
Où serait précisément le mal, si le bilan est positif entre la
menace sécuritaire qu’implique l’aspiration de nos données privées – on
en a l’idée en particulier avec les mésaventures, voire les drames, de
certains qui se trouvent trop à découvert sur les réseaux sociaux – et
le gain global de sécurité personnelle et collective qu’amène le monde
numérisé ?
Mais, justement, la sécurité peut-elle être un but en soi ? La visée
d’une existence humaine peut-elle être réduite au contentement de
survivre, même douillettement ?
La voie totalitaire
Nous savons que la venue du monde numérisé a abouti à donner un
nouveau dynamisme aux échanges marchands, et a donc conforté la
mercatocratie (le pouvoir du marché). Or, la finalité de l’existence
humaine promue par l’idéologie marchande tient dans la formule «
réussir sa vie ». Et cela signifie se donner les moyens, mieux que les
autres, de satisfaire ses désirs, et donc de maximiser ses situations
de bien-être liées à la consommation de biens marchands, et donc d’être
gagnant dans la compétition pour l’enrichissement.
De ce point vue, le monde numérisé connecté en un réseau mondial se
présente comme un formidable outil pour réussir sa vie : facilitation
d’accès aux biens qu’on désire acheter ou vendre, comparatifs de prix,
spéculation aisée sur les valeurs boursières et surtout sur les
monnaies numériques, revenus acquis par les clics sur les pages
aguicheuses que l’on a mis en ligne, etc. Ce n’est pas un hasard si des
fortunes mirobolantes se sont construites, ces dernières décennies, par
l’exploitation du monde numérique.
Or, il faut avoir conscience que ces désirs liés à la consommation
se vivent généralement sur le mode du besoin, c’est-à-dire comme des
nécessités : on dit qu’on a besoin d’un nouveau smartphone, de changer son véhicule, etc. !
Pourquoi a-t-on besoin, par exemple, d’un véhicule surdimensionné
pour faire individuellement de simples trajets interurbains sur des
voies en parfait état ? Parce que l’imaginaire par lequel on investit
cet objet est la réponse par réaction à une interpellation venant de la
société – la publicité et les influenceurs de tout acabit finissant par
créer un effet de mode – qui signifie à l’individu que c’est son
identité qui est en jeu dans l’acquisition de ce bien. Alors, de ce
point de vue, il n’a pas le choix. Il ne peut pas envisager de ne pas
se reconnaître, de ne pas être reconnu, dans sa valeur propre, parce
qu’il ne conduit pas le bon véhicule.
Et c’est bien parce que ces désirs sont vécus comme des besoins, que
sont si nombreux les individus qui acceptent de consacrer la majeure
partie de leur temps de vie en veille, comme l’essentiel de leur
énergie vitale, à des activités qui ne les concernent que très peu, ou
pas du tout, pour de l’argent.
On présente la société industrialo-marchande de consommation, comme
la société du triomphe du désir et du plaisir. En réalité nous vivons
dans une société essentiellement besogneuse, une société de nécessiteux.
Cela, Hannah Arendt l’avait déjà reconnu dès 1958 dans
Condition de l’homme moderne : «
On dit souvent que nous vivons dans une société de
consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la
consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à
l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire
que nous vivons dans une société de travailleurs. »
Or, dès cet ouvrage, la philosophe avait pointé un délitement de la
vie privée de « l’homme moderne ». Elle montrait en effet que cet
avènement de la société du travail et de la consommation impliquait une
dégénérescence de l’espace public.
Rappelons que l’espace public avait été reconnu par les Anciens
comme le lieu où prenait sens l’existence humaine, en ce que le citoyen
y exerçait sa liberté la plus humaine, celle de s’investir pour le bien
commun de la société. Mais l’espace « public » de la société moderne ne
se préoccupe plus de l’avenir comme perspective de la réalisation
d’un bien commun. Puisqu’il est absorbé par l’extension et
l’intensification des flux marchands et l’enrichissement qu’ils
génèrent – ce qu’on appelle la « croissance » (du PIB).
Ainsi, ce qui caractérise la condition de l’homme moderne, nous
explique Arendt, c’est que la formulation de ses besoins et la gestion
de leur satisfaction ne sont plus l’apanage de la sphère privée, mais
sont devenus l’affaire essentielle de la société. Ce qui se voit
clairement lorsqu’on vous fait comprendre, sur Internet, que, plus vous
donnerez accès à votre vie personnelle, plus on sera à même de proposer
la réponse adéquate à vos besoins, et même de les anticiper.
La société de travail et de consommation, c’est l’obsolescence de la
vie privée par son absorption dans la vie sociale à la main des
véritables maîtres, les majors de l’économie, qui sont en position
d’orienter les besoins en fonction des biens qu’ils ont intérêt à
mettre sur le marché. Pas de besoin de SUV sans une décision de
concevoir et promouvoir des véhicules offrant une plus grande marge de
bénéfices, pas de besoin de PMA sans une offre distillée dans les
cabinets médicaux, etc.
Mais alors, la société, au lieu de nous ouvrir la plénitude de l’avenir
dans la visée du bien commun (ce qu’était l’espace public des Anciens),
nous arrime au présent, puisque c’est toujours au présent qu’on a
besoin. Et l’investissement de l’avenir ne va pas plus loin que
l’attente du bien qui apportera la satisfaction, laquelle attente doit
être la plus courte possible : nous savons que le commerce sur Internet
ne cesse d’en réduire le délai. Au-delà, le seul avenir qui est pris en
considération est celui de l’anticipation, par les grands
affairistes et les politiques qui leur sont liés, des besoins et des
productions à venir – ce qui projette à une ou deux décennies.
C’est pour cela que la société moderne est intrinsèquement
courtermiste, et donc incapable de maîtriser les conséquences
écologiques de ses activités.
Hannah Arendt incriminait la société de consommation à une époque en
laquelle on ne soupçonnait même pas la possibilité d’un monde
numérique. Mais ce dernier étant advenu, on se rend compte qu’il a
pleinement accompli la tendance qu’avait décelée Arendt, d’une
disparition de la vie privée. En effet le monde numérique, en
abolissant l’espace, élimine le seul pouvoir qu’ont les individus pour
instituer leur domaine privé : circonscrire leur espace d’habitation et
en contrôler souverainement la limite.
Certes, l’espace d’habitation est bien toujours là, mais le pouvoir
social exerce une pression intense – particulièrement voyante dans
l’extension de la polyvalence du smartphone – pour que de plus en plus
d’actes de la vie courante se fassent par écran connecté interposé,
c’est-à-dire dans le monde numérique.
Or là est la voie du totalitarisme, c’est-à-dire d’un système de
pouvoir tendant à la totalité. Car, nous projetant ainsi dans un monde
en lequel chacun peut lui être totalement transparent, le pouvoir
mercatocratique se donne effectivement les moyens de contrôler la
totalité de la société, mais aussi la totalité de la vie de ceux qui la
composent, et donc de maîtriser les choix de comportements de chacun.
Il faut envisager que le « tous-connectés-toujours-et-partout » vers
lequel est emmenée la société aujourd’hui nous avoisine dangereusement
du totalitarisme.
Mais n’est-ce pas en ce contexte que la résistance au nom de la
défense de sa vie privée prend son sens ?
Le sens de la résistance au nom de la vie privée
Chacun de nous sait, intuitivement, que son existence ne peut se
limiter au courtermisme en lequel voudrait l’enfermer la société de
consommation. Une vie humaine ne peut se satisfaire de l’accumulation
de petites attentes et de petites satisfactions.
Que lui manque-t-il que la société moderne soit incapable de lui
apporter ?
Il est temps de rappeler que la vie privée est l’espace qui prend en
charge les nécessités de la vie. Or, il apparaît ici qu’il faut étendre
ce domaine de la nécessité au-delà des simples besoins à court terme.
Car il y a une nécessité proprement humaine et qui est à long terme,
c’est la nécessité de donner un sens à sa vie ! Alors que les autres
espèces ont une finalité assignée par la biosphère, l’humain seul doit
choisir ce qu’il fait de sa vie.
C’est pourquoi chacun a une part de lui-même qui revendique la
perspective d’un bien comme un idéal humain en fonction duquel se
feront ses choix de vie. Et l’on sait qu’au niveau social cette
finalité s’appelle le bien commun. Or, il y a une priorité du bien
commun sur le bien personnel, car une vie sociale pacifiée est la
condition nécessaire pour faire valoir son propre bien. Et la pensée du
bien commun implique que l’on se place dans la filiation du passé – en
fonction de quel bien commun les sociétés antérieures se sont-elles
situées ? – et que l’on investisse l’avenir dans sa plénitude – dans
quelle direction penser l’avenir de l’aventure humaine ? – ce qui n’est
que vivre dans une temporalité humaine.
Par contre, c’est le propre du courtermisme de la société de travail
et de consommation d’évacuer cette dimension humaine. Son seul horizon,
c’est de pourvoir aux besoins présents quitte à ce qu’ils soient
provoqués en fonction d’intérêts marchands. Or cette temporalité
déterminée par les besoins et leur satisfaction est assurément la
temporalité de l’animalité.
Laisserait-on penser que notre élite affairiste vivrait et voudrait
nous faire vivre animalement ? L’expérience nous apprend, en tous cas,
qu’elle est incapable de prendre en charge l’avenir puisque, malgré les
alertes répétées, elle a mis l’humanité dans une crise, à la fois
écologique et sociale, qui, tant qu’elle a le pouvoir, ne trouve aucune
issue.
Pourquoi l’envahissement rampant de notre vie par les antennes de la
société de consommation, afin qu’elle lui devienne totalement
transparente, est-il vécu comme une menace, malgré tous ses avantages ?
N’est-ce pas parce que nous sentons que c’est notre droit à nous
projeter dans l’avenir, à donner un sens à notre vie, à exercer notre
liberté humaine, qui est ici en cause ?
Car c’est bien d’un domaine privé dont nous avons besoin pour
cultiver cette liberté ! Dans le cadre familial l’enfant essaie de
comprendre les choix de ses proches (ce qu’illustre le questionnement
du petit enfant à ses parents), dans son intimité personnelle il
enrichit par son imaginaire le monde de possibles qu’il peut ensuite
mettre à l’épreuve déjà par le jeu, et ensuite dans la réalité, soit en
essayant, soit en se confrontant à l’opinion d’autrui.
L’exercice de notre liberté humaine est l’affaire la plus importante
de notre existence. Avant d’être transplantée dans le grand air d’un
espace public de débats, où elle s’épanouira, la liberté doit se
cultiver de manière protégée, comme en serre. Et cette serre ne
peut-être qu’un domaine de vie hors d’atteinte des menées d’une
mercatocratie qui révèle aujourd’hui ses tendances totalitaires.
Il faut donc nous réserver un espace de vie privée ! Il faut savoir prendre le temps de lever la tête de nos écrans (merci quand même de m’avoir lu jusqu’au bout :). Non pas par peur d’un envahissement qui s’emparerait de je ne sais quel trésor sis en notre ego. Mais parce que c’est la voie pour que nous reprenions la main sur le bien commun, et donc la condition pour nous redonner un avenir.