jeudi, décembre 09, 2021

Peut-on être enfermé et libre ?

 

immeubles

L’enfermement porte d’abord atteinte à notre capacité de déplacement.
Pourtant la capacité de se déplacer à son gré n’a-t-elle pas été la première conquête de liberté du tout jeune enfant – avancer par ses propres moyens et ne plus subir passivement le portage ?
Ne doit-on pas considérer la liberté de déplacement comme le fondement de la liberté humaine ?
C’est bien ainsi qu’on semble l’entendre lorsqu’on désigne les lieux d’enfermements institutionnels – les prisons – comme « lieux de privation de liberté » !
Mais alors comment comprendre que Soljenitsyne ait écrit (Le Premier Cercle – 1968) : « Quelqu’un que vous avez privé de tout n’est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau entièrement libre » ? Il faisait ici référence à son expérience de prisonnier du Goulag en Union Soviétique.
Cette affirmation ne place-t-elle pas la liberté humaine ailleurs que dans la dimension physique sur laquelle ont prise l’enfermement et les mauvais traitements ?
On peut clarifier le problème en l’exposant comme la confrontation entre deux affirmations :
a.   « L’enfermement me prive de ma liberté »
b.   « Je puis garder ma liberté même en étant enfermé »
Certes dans les deux cas je me réfère à « ma liberté ». Mais qui ne voit que « ma liberté » prend 2 significations différentes ? Et que dans le choix entre ces deux significations se joue ce en quoi je me reconnais comme être humain ?
Comment exprimer cette différence ?
L’enfermement modifie ma vie en mettant une limitation à ma mobilité physique. Je ne peux plus l’utiliser à ma guise.
En fait je ne peux jamais utiliser ma liberté de déplacement à ma guise, par limitation physiologique – je ne puis virevolter dans les airs comme l’hirondelle – et par contraintes sociales – je ne puis entrer chez autrui sans son consentement. Mais l’enfermement – salle de classe, lieu de travail, confinement sanitaire, etc. – la met sous une limitation supplémentaire très restrictive. Et je le ressens négativement comme une contrainte.
Dans le sens (a), mon sentiment de liberté est donc lié à une absence de contrainte.
Mais dans le sens (b) la limitation de mobilité existe tout autant, et elle est tout autant vécue comme une contrainte. Ainsi la liberté que j’invoque alors pouvoir garder est vécue comme compatible avec le sentiment de contrainte.
Comment puis-je accorder ce sentiment d’être contraint avec le sentiment d’être libre ?
Simplement parce que cette contrainte est pour moi un moyen pour atteindre un but que je juge valable. Je la comprends. Je la fais mienne. Je la choisis.
C’est cette même liberté qu’exerce le citoyen qui accepte la prescription de confinement de l’État pour juguler une pandémie, comme l’aspirant séducteur qui souffre des heures durant sur des équipements de musculation !
D’un côté (a), on invoque une liberté d’abord définie négativement – ne pas avoir de contrainte – qui coïncide avec la spontanéité : c’est pouvoir faire ce qu’il nous plaît.
De l’autre côté (b), on invoque une liberté définie positivement comme capacité de se donner un but et les moyens de l’atteindre, c’est une liberté qui implique la réflexion.
Donc à la question posée – peut-on être enfermé et libre ? – la réponse dépend de la signification qu’on donne au mot liberté :
– liberté comme spontanéité = NON
– liberté comme réflexion = OUI
Alors, il s’agit de savoir quelle forme de liberté on veut pour soi.
On connaît le motif qui pousse vers la liberté comme spontanéité : elle permet de sortir d’un sentiment négatif – le sentiment de contrainte – pour aller assurément vers un sentiment positif : la satisfaction de faire ce qu’il nous plaît.
Mais pourquoi alors choisirait-on la liberté comme réflexion ? Après tout elle nous engage dans une période, de durée souvent assez indéterminée, de contrainte pour une satisfaction remise à plus tard – celle d’avoir atteint son but – laquelle garde toujours un caractère aléatoire, car l’avenir n’est jamais totalement en notre maîtrise.
Remarquons la limite de ces arguments. Ils s’appuient sur le critère du sentiment. Or le sentiment est une valeur assez frustre. D’une part, elle ne nous décolle pas du présent ; d’autre part, elle nous réduit à un choix binaire entre le bon et le mauvais car les sentiments sont toujours, soit négatifs, soit positifs. Un comportement qui procède du sentiment vise toujours à rectifier le présent insatisfaisant (sentiment négatif) pour le rendre satisfaisant (sentiment positif). Cela ne va pas plus loin.
Et c’est bien là le problème !
Il faut admettre en effet que les comportements procédant du sentiment sont les plus prévisibles. On connaît trop bien le procédé qui consiste à faire peur à quelqu’un de façon à ce qu’il ne fasse plus obstacle à son intérêt. Et l’on sait que le développement de la publicité, en notre société marchande, s’est faite massivement en s’appuyant sur le sentiment – ce qui a conduit à privilégier le message par l’image, laquelle est directement en prise sur l’affectivité. Il s’agit en général d’associer le produit à vendre à la mise en scène d’une situation idéalement satisfaisante s’adressant à des individus-cibles dont on sait que, de ce point de vue, ils ont toutes chances d’être en situation insatisfaisante.
On comprend ainsi que la manipulation des sentiments soit la voie royale pour nourrir les pouvoirs sociaux.
Ce qui est logique, car alors notre comportement n’est qu’une réaction à un sentiment négatif. Autrement dit nous ne sommes pas la cause principale de notre comportement, mais seulement la « cause partielle » (Spinoza), la cause principale étant du côté de ceux qui ont produit le message de propagande. Car sans eux il n’y aurait pas eu ce comportement.
Il faut avoir la lucidité de reconnaître que nous sommes dans la même logique que le piégeage des animaux : c’est parce que le sentiment de satisfaction lui paraît à sa portée, du fait de l’odeur du fromage, que la souris se fait prendre dans la tapette.
On est amené ainsi à cette conclusion : la liberté comme spontanéité, celle qui se fonde sur la réaction aux sentiments négatifs, ne distingue pas essentiellement l’humanité de l’animalité.
Mais, rétorquerait un contradicteur avisé, cet amalgame est inacceptable, car la liberté de circulation, celle que vous dénigrez comme réaction à un sentiment de contrainte, est justement un des « Droits de l’homme » !
Oui, et c’est bien parce qu’elle un droit qu’elle n’est plus simplement la liberté de se déplacer à sa guise !
La différence ? C’est que penser en droit nous détache du présent pour nous engager sur l’avenir. Or, ce détachement est spécifiquement humain. Car le droit promeut la liberté de déplacement comme moyen pour un but humainement valable – et c’est bien ce qu’elle est pour l’exilé, mais aussi pour le nomade, l’explorateur, le marchand, l’ethnographe, etc. C’est pourquoi l’exercice de cette liberté peut être vécu comme contraignant – ainsi en est-il des exilés qui choisissent de quitter la terre de leurs ancêtres, et des États qui se font un devoir de les accueillir[1].
Ma foi, objectera notre contradicteur, l’animal peut tout aussi bien se déplacer pour des buts, par exemple pour trouver une proie.
Mais se détache-t-il véritablement du présent ?
Voilà mon chat qui se rapproche de la porte, il s’arrête, se tourne vers le canapé … tout indique qu’il hésite face à une velléité de sortir. Mais il ne saurait réfléchir. Il est simplement tiraillé entre deux comportements contradictoires dont on peut inférer qu’il se les représente par imagination. C’est le sens de la parabole de l’âne de Buridan : si un âne qui a très faim était posté exactement au milieu entre deux seaux d’avoine également attrayants (c’est une situation idéale qui ne peut exister), il se laisserait mourir de faim faute de pouvoir choisir l’un plutôt que l’autre, étant incapable de prendre le recul de la réflexion qui lui aurait permis d’aller manger n’importe où puisque l’essentiel est de continuer à vivre.
Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’il n’y a pas réflexion chez l’animal qui hésite ? Le fait qu’il ne possède pas le langage – le langage au sens humain du terme, c’est-à-dire une langue qui permet de se représenter le monde.
La maîtrise de la langue est la condition nécessaire et suffisante qui rend possible la réflexion. Ce qui se voit clairement dans l’évolution du petit enfant.
L’animal qui hésite reste captif du présent. Alors que l’homme qui hésite a, grâce au langage, la capacité de mettre entre parenthèses sa situation présente pour envisager mentalement les conséquences de chacune des possibilités, et évaluer laquelle l’amène vers l’avenir le plus conforme à son but final – c’est ce qui s’appelle réfléchir.
Cette idée est ainsi synthétisée par Simone Weil : « On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. (...) La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin. » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale. 1934)
Est-ce à dire que la liberté comme spontanéité doit être purement et simplement rejetée comme illusoire ?
Non, elle est au fondement de notre sens de la liberté.
C’est l’opposition vécue entre l’état de contrainte corporelle et son absence qui nous a révélé la liberté comme valeur. C’est d’abord la liberté dans sa dimension corporelle – l’accès à l’autonomie de déplacement – qui a donné sa valeur au processus de croissance du nouveau-né que nous fûmes.
De ce point de vue, il y a une continuité entre la liberté corporelle (acquisition de toutes ses facultés de mobilité) et liberté spirituelle (l’âge de raison vers 6 ans), la seconde se développant sur l’acquisition de la première, comme dépassement de ses limites eu égard aux exigences mentales du petit enfant s’étant approprié le langage.
En effet la maîtrise de la langue permet à l’enfant de se représenter le monde dans sa permanence, et lui-même comme sujet dans le monde. Le monde en sa permanence est le cadre ultime en lequel il se situe et grâce auquel il peut se détacher du présent pour investir l’avenir et s’intéresser au passé. Il peut ainsi poser ses propres buts, faire des projets : « L'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. » (Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946)
Ce n’est que parce qu’on a toujours déjà connu l’enfermement, celui de l’incapacité de mobilité du nouveau-né, qu’on a découvert, en devenant autonome en mobilité, le bonheur du goût de la liberté. Et c’est en vertu de ce goût de la liberté qu’on a dépassé la spontanéité pour devenir libre par la réflexion. La réflexion nous permet d’affirmer non seulement notre liberté dans l’espace, mais aussi dans le temps, en faisant des projets. Elle nous donne la possibilité de vivre librement un enfermement.
Rappelons-nous ! Lors du confinement du printemps 2020, on ne pouvait certes plus « courir les centres commerciaux », mais on s’est mis à réfléchir sur « le monde d’après ».
La liberté est toujours la faculté de choisir entre des comportements possibles.
Les « droits de l’homme et du citoyen » déclinent le principe que les sociétés doivent s’organiser de telle manière qu’elles laissent la plus grande ouverture au champ des possibles concernant les dimensions essentielles du comportement humain, et d’abord la mobilité.
Le droit de libre circulation, en limitant les contraintes sociales au déplacement[2], ouvre un espace de spontanéité. On peut d’ailleurs dire la même chose de tous les autres droits –  d’expression, d’opinion, de croyance, de réunion, etc.
Mais en tant que spontané, tout comportement peut aisément amener à des conséquences néfastes (être pris sous une avalanche en montagne). La réflexion sert donc à sélectionner à l’intérieur des possibles par spontanéité celui qui est le plus intéressant, non seulement parce qu’il ne mettra pas sa vie en danger, mais parce qu’il permettra d’avancer dans les buts qu’on donne à son existence.
On le voit clairement : ce n’est pas parce qu’on vit dans le cadre des libertés ouvertes par les droits humains – les libertés dites « démocratiques » – qu’on est humainement libre. Tout dépend de l’usage qu’on en fait.
Les libertés ne nous garantissent pas la liberté, elles nous en donne la responsabilité : car si on ne vit pas une vie humainement libre, c’est-à-dire en donnant un sens à sa vie et en s’efforçant d’avancer en ce sens, on ne pourra pas incriminer la société parce qu’elle nous aurait contraint.
Et ne faisons pas de cette responsabilité une prise de tête incessante. La réflexion n’exclut pas la spontanéité, elle s’en nourrit. L’existence humaine est un rythme en lequel les moments de sérieux, ceux où l’on s’occupe de ses projets, appellent des moments de légèreté en lesquels on s’ouvre à la spontanéité –  ce sont les cris et éparpillements des enfants investissant la cour de récréation après la classe. Car, nous l’avons appris d’expérience, pour donner un sens à son existence – ce qui est l’expression même de la liberté humaine – il faut savoir se ressourcer périodiquement en sa liberté enfantine.
 

[1] On sait que ce n’est souvent pas le cas dans notre société libérale avancée désormais mondialisée. Alors même qu’elle revendique la mobilité comme une valeur maîtresse. C’est là un flagrant délit d’inhumanité, puisque tout est fait par ailleurs pour favoriser la circulation des biens marchands.

[2] Il y a aujourd’hui une régression dans l’exercice de ce droit. Car les contraintes sociales sont devenues extrêmement lourdes pour ceux qui n’ont pas de véhicules pour utiliser les infrastructures routières – c’est le cas tout particulièrement des enfants.

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