lundi, janvier 01, 2024

Des vœux pour 2024 au défi du retour séculaire de la violence


 
« Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie. »
Stéphane Hessel, Indignez-vous ! , 2010.
 
La période de 1792 à 1815, qui a vu s’enchaîner en Europe occidentale les guerres liées à la nouvelle république française puis à l’empire napoléonien, a été nommée rétrospectivement par nos voisins européens la période de La Grande Guerre.
On estime son bilan global à environ 4,5 millions de tués dans l’Europe d’alors, Russie comprise (Haegele, Bey et Guillerat, Infographie de l'Empire napoléonien, Perrin, 2023).
Il n’y eut plus de guerre en Europe pour près d’un demi-siècle après le Congrès de Vienne (1815). Puis un nouveau cycle de violences s’initia, d’abord avec la guerre de Crimée (1853), puis, la décennie suivante, avec les guerres de la Prusse contre l’Autriche (1866) puis contre la France (1870). Ce nouveau cycle de violences s’exaspéra entre 1914 et 1945 par les deux guerres mondiales avec L’Europe pour épicentre.
Dans cet épisode de violence de la première moitié du XXe siècle, on peut évaluer à près de 100 millions le nombre de tués – ce qui inclut, outre le victimes militaires, toutes les victimes civiles, en particulier les victimes génocidaires des nazis et les massacres de la guerre menée par les Japonais en Asie.
Mais il faut toujours, à un moment ou à un autre, revenir des désolations laissées par la violence qui s’est généralisée. Les bravades de la force qui annonce qu’elle « éradiquera » l’ennemi ne sont jamais les derniers mots. Les humains finissent toujours par prendre la mesure de l’absurdité de cette violence qui s’auto-alimente et se mettre à reconstruire.
Comment sommes-nous revenus de l’épisode de violence du tournant du XIXe siècle ? Par la promotion du commerce et de l’industrie – Benjamin Constant : « il doit venir une époque où le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque. » (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819). Il s’en est suivi une nouvelle forme de pouvoir qui a pris la place du pouvoir fondé sur la domination de lignées autoproclamées supérieures. C’est le pouvoir mercatocratique, fondé sur l’enrichissement pécuniaire privé, et auquel nous sommes encore assujettis.
Nous avons, dans Démocratie … ou mercatocratie ?, explicité les procédés de ce pouvoir et montré en quoi ils tendaient à nier l’humanité des individus. C’est en cela que l’emprise grandissante de la mercatocratie sur les populations, à la fois en intensité (intrusion dans les consciences par propagande et réclame), et en extension (exode rural et prolétarisation, colonisation), en engendrant une épidémie de frustrations humaines, a pu être le terreau de l’épisode des violences démesurées qui caractérisent la première moitié du XXe siècle.
Nous ne sommes revenus de cette violence que par la mise en place de l’Etat-providence qui ambitionnait d’encadrer les menées mercatocratiques en fonction de la préservation d’un minimum de dignité et de bien-être pour tous, en particulier en sauvegardant un domaine de biens publics assumé par l’État (cf. le programme du Conseil National de la Résistance, 1944).
Mais l’État-providence a progressivement été démonté au profit du pouvoir mercatocratique à partir du tournant libéral des années quatre-vingt. La mercatocratie a pu démultiplier son emprise sur les consciences grâce à la massification de la communication numérique par écran interposé qu’elle maîtrise désormais largement. C’est ainsi que les valeurs spécifiquement mercatocratiques – l’individualisme réduit au pouvoir qu’apporterait l’enrichissement pécuniaire – n’ont jamais été aussi prégnantes dans le monde, comme elles n’ont jamais été vécues aussi violemment par les populations les moins bien placées dans la compétition qu’elles impliquent. Ce qui ouvre des boulevards aux prétendants populistes qui s’aménagent des situations de pouvoir en désignant des ennemis à détruire comme condition du soulagement des frustrations populaires.
C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans une période de montée de la violence qui est assez parallèle à celle de nos ancêtres des années vingt du siècle dernier. Avec cette différence que le terreau de la violence contemporaine est beaucoup plus ample. On voit bien que de nouvelles guerres surviennent, durent, et s’intensifient, que d’autres son prêtes à exploser. Oui, il faut envisager un avenir de progression de la violence à un degré inconnu…
Tout se passe comme si nous étions entrés dans un nouveau cycle séculaire, celui du XXIe siècle, de la violence humaine se généralisant.
Mais quel sens peut avoir cette notion de cycle séculaire ? Quel rapport y a-t-il entre ces violences révolutionnaires et post-révolutionnaires d’il y a plus de deux siècles, qui réagissaient à la domination plus que millénaire de la force et de la peur de la part de lignées autoproclamées nobles sur les humbles qu’elles mettaient à leur service, et la violence présente qui est largement le contrecoup de la manipulation des consciences par la communication mercatocratique ?
Et si le rapport était exclusivement temporel ? Ou, plus précisément, de mémoire ? Un siècle n’est-ce pas le temps requis pour perdre le contact avec la mémoire vivante des témoins ayant survécu à ces violences ?
Or, aujourd’hui disparaissent les derniers témoins vivants de l’épisode violent du siècle dernier. C’est pour cela que nous citons en exergue Stéphane Hessel s’indignant de la violence qui était imposée aux palestiniens. Car lui-même était témoin de la violence de l’occupation allemande. Il savait vers quel nuit de malheurs elle ne manquerait pas de précipiter cette partie du monde. Les événements actuels lui donnent raison !
Sa voix, en 2010, avait été écoutée. Mais insuffisamment, elle était trop seule. Le pouvoir politique était déjà trop largement occupé par des oublieux de cette mémoire de leurs ascendants.
Ce cycle de violence du XXIe siècle est désormais enclenché, on le voit bien. Et il peut nous précipiter vers des abîmes.
Alors quels vœux pour 2024 ?
Que cette conscience des cycles centenaires déterminés par la disparition inévitable des mémoires vivantes, nous permette de ne plus en être simplement des victimes passives. Qu’en 2024, face à l’actualité violente sans cesse assénée, nous ayons le recul d’une mémoire plus longue qui nous maintienne dans la pensée du malheur des déchainements de violence des siècles passés.
Mais j’entends l’argument des fatalistes : « Il faut bien qu’un certain nombre d’humains disparaissent puisque nous sommes trop nombreux ! ». Il faut leur rappeler que nous disposons des moyens bien moins coûteux, moins malheureux, pour contrôler notre démographie !
Mais, nous le savons, la pensée ne peut rien contre la force qui ne veut qu’être la plus forte !
Alors, qu’au moins, en 2024 nous anticipions que, quel que dramatique soit le nombre de ses victimes, il faudra bien un jour que nous humains du XXIe siècle revenions de ce nouvel épisode d’égarement dans la violence. Il est sage alors de se mettre dès à présent dans la perspective du monde plus humain à construire par lequel nous en reviendrons.