samedi, octobre 24, 2020

Chroniques démasquées 4 – Envisager la solidarité

 

– L’anti-somnambulique (a-s) : L’obligation du port d’un masque sanitaire dans l’espace public est-elle acceptable ? On n’abordera valablement cette question qu’en se situant au-delà des oppositions à l’emporte-pièce – ce que j’ai appelé les yakassements. Il me semble que la question ouvre à une réflexion intéressante à condition qu’elle soit bien posée. Qu’est-ce qui va aujourd’hui dans le sens du Bien Commun ? Est-ce cette obligation du port du masque qui freine la propagation du virus ? Ou n’est-ce pas plutôt la préservation de rapports pleinement humains, ceux par lesquels on peut se dévisager ?
– L’interlocuteur : Personnellement, je pense que c’est la seconde alternative : préserver nos relations humaines.
– (a-s) : Fort bien, mais préserver nos relations humaines présuppose la possibilité de relations tout court, c’est-à-dire, en cas de situation d’urgence sanitaire comme par cette épidémie mortelle, de se prémunir contre ce qui peut apporter la maladie et la mort.
– D’aucuns disent qu’il ne faut pas s’empêcher de vivre pour ne pas mourir, puisque, de toutes façons, on est destinés à mourir !
– (a-s) : Oui, mais la mort est plus ou moins proche, en fonction de plusieurs facteurs, mais tout particulièrement en fonction de l’âge. N’est-ce pas ceux qui se sentent le plus éloignés de la mort qui disent le plus volontiers cela ?
– C’est vrai … ce sont surtout les jeunes.
– (a-s) : Va-t-on dire que, selon qu’on soit plus ou moins personnellement concerné par l’urgence sanitaire, on va prendre position pour ou contre le port du masque ?
– De fait, c’est un peu ça, non ?
– (a-s) : Peut-être. Mais alors on a perdu notre question de départ !
– Heu…!
– (a-s) : Je te rappelle qu’il s’agissait de décider où est la Bien Commun ?
– Oui, tu as raison. Ce qu’on cherche, c’est une réponse commune, quelle que soit sa situation particulière.
– (a-s) : Et crois-tu que c’est possible ?
– Heu… pas sûr…
– (a-s) : Veux-tu dire que, parce que les intérêts divergent toujours, il est impossible de se mettre d’accord sur le Bien Commun, et donc qu’il faut l’autorité d’un État avec sa police pour l’imposer ?
– Peut-être …
– (a-s) : Mais par quelle magie, les individus qui ont accédé au pouvoir d’État auraient-ils le savoir du Bien Commun ?
– Hé bien il semble que, dès lors qu’ils tiennent compte des rapports de force dans la société pour imposer les règles qui vont susciter le moins de résistances, ils pensent gouverner selon le Bien Commun.
– (a-s) : Franchement, penses-tu qu’un consensus social qui consacre des rapports de force soit encore un « Bien Commun » ?
– Euh… oui si ça maintien un état de paix.
– (a-s) : Quel paix ? Car il faut voir ce qu’elle présuppose : des épreuves de forces, pour montrer qu’on est plus fort que l’autre, lesquelles peuvent toujours dégénérer en conflits ouverts, et des sacrifiés, ceux qui, en fonction d’une situation qui le plus souvent leur échappe, ne peuvent se faire valoir au concours de musculation. Ce serait donc une société injuste et porteuse d’une violence endémique. Est-ce une telle société que vise le Bien Commun ?
– Non ! Et pourtant n’est-ce pas un peu notre société ?
– (a-s) : Oui et non !
Oui, dans la mesure où c’est une société qui prétend fonder sa prospérité sur la compétition entre particuliers pour s’approprier des richesses.
Non lorsque, comme aujourd’hui, cette société se trouve dans une situation telle qu’elle est obligée de se donner des règles de comportements qui permettent de contrer une menace qui la met globalement en péril.
– Oui, bien sûr, face à la diffusion de ce virus qui menace la vie de chacun, on retrouve une sorte de réflexe de légitime défense collective, et la société fonctionne différemment. C’est ce qu’on a vécu lors du confinement de ce printemps, lorsque les gens applaudissaient tous les soirs pour manifester leur solidarité avec les soignants. Les héros du moment étaient ceux qui mettaient en jeu leur santé, leur vie même, pour le Bien Commun. Mais c’est tout-à-fait exceptionnel !
– (a-s) : Pourquoi exceptionnel ? Est-il si difficile de concevoir que l’individu humain soit capable d’adopter un comportement parce qu’il le juge finalement bien, alors même qu’il a une tendance intime, viscérale, à le rejeter ? Sauter en parachute (ou à l’élastique) au moment où il s’agit de se donner l’impulsion qui nous livrera à la chute dans le vide est vécu comme totalement contraire à notre vitalité, et pourtant, régulièrement, des individus le font. N’est-ce pas une tendance intime de ce genre – le désir de se déplacer librement – qui a été surmontée par à peu près tous nos concitoyens lors du confinement ? N’est-ce pas semblablement le désir sensible de vie sociale qui doit être surmonté par le port du masque ? N’est-on pas capable de sacrifier le bien intime, viscéral, pour le Bien Commun ?
– C’est vrai. Mais on le fait pourquoi là ? Pour se protéger ? Pour protéger les autres ? Mais ne sommes-nous pas tous destinés à rencontrer le coronavirus un jour ou l’autre ? Pour ralentir l’épidémie alors ? Mais n’est-ce pas ralentir l’accès à l’immunité collective ? Où est le Bien Commun là-dedans ? On nous explique qu’il est dans préservation de la capacité de notre système national de soins à prendre en charge l’afflux de patients victimes de l’épidémie. Mais pourquoi une telle situation, sinon parce que l’État, malgré les alarmes répétées des personnels soignants, a été délibérément négligent concernant les moyens hospitaliers ? Et pourquoi l’a-t-il été sinon pour des petits calculs à court terme de politiciens ? Devons-nous payer du prix de nos relations sociales ces inconséquences ?
– (a-s) : Je t’accorde que, de ce point de vue, il reste discutable de savoir si le port obligatoire du masque va dans le sens du Bien Commun. Mais justement, que cela soit discutable doit suffire. Parce que cela signifie tout autant qu’il peut être bénéfique au Bien Commun. Pour le dire autrement : il est possible que le port du masque généralisé sauve de nombreuses vies humaines. Cela ne suffit-il pas ?
– Peut-être. Mais je ne peux m’empêcher de considérer que sont très saines ces résistances qu’on trouve à porter le masque ! Cela veut dire que les gens résistent à être traités comme des moutons.
– (a-s) : Jusqu’au moment où celui qui résiste se trouve lui-même touché par la maladie, ou un de ses proches ! Alors là il prend en considération la possibilité que le port du masque puisse empêcher des contaminations ! Or, une prise de position qui s’effondre dès qu’elle s’affronte à la réalité ne peut pas être la bonne !
– Mais la simple soumission à un pouvoir qui abuse les citoyens ne peut pas être non plus le bon comportement !
– (a-s) : Il y a matière à résistance aux injonctions étatiques, j’en suis tout-à-fait d’accord. Mais ce doit être une résistance positive ; autrement dit, une résistance qui ne saurait s’opposer à ce qui, dans l’urgence présente, peut sauver des vies. C’est une résistance qui doit poser des jalons pour l’avenir. Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut rappeler que l’opposition au port obligatoire du masque peut se faire selon deux perspectives : une perspective humaniste et une perspective politique.
Du point de vue humaniste, nous avons dénoncé la perte de la relation sensible au visage d’autrui. Mais lorsque nous vivons sans masque dans l’espace public, savons-nous toujours profiter de cette possibilité de se dévisager mutuellement alors qu’il est devenu si commun de détourner le regard de ceux/celles qui nous côtoient pour ne s’intéresser qu’à son smartphone ? L’obligation du port du masque qui nous est faite ne doit-elle pas nous amener à reconsidérer l’importance humaine de la prise en compte sensible du visage d’autrui – et donc de sa présence singulière – quand nous sommes dans l’espace public ?
Du point de vue politique, les errements passés et présents des pouvoirs sociaux conduisent à penser la vie sociale selon d’autres principes de gouvernance, pour qu’elle ne soit plus manipulatrice, mais respectueuse de la volonté des citoyens. Ce sont ces principes que les citoyens doivent maintenant élaborer – ce que l’on faisait quand on invoquait le « monde d’après » lors du confinement de printemps – et en fonction desquels ils pourront demander des comptes, plus tard, à ceux qui nous gouvernent actuellement.
– Je pense que tu as raison : il faut dépasser ces polémiques douteuses pour se projeter dans une société d’avenir humaine et durable. Mais il me semble que l’un ne va pas totalement sans l’autre : résister aux mesures liberticides aujourd’hui n’est-ce pas aussi préparer la société de demain ?
– (a-s) : Non, en période de crise, on est d’abord solidaire pour éviter la catastrophe collective, on ne prépare pas l’avenir – c‘est l’exacte signification d’un état d’urgence. Disant cela, tu manifestes que tu n’as pas pris conscience de l’urgence. Ce qui peut arriver si tu restes chez toi et que tu ne connais de la pandémie que la succession de messages alarmistes qui saturent les informations. Mais va donc voir les malades affluer dans un hôpital, et le personnel s’activer autour de tous ceux qui ont besoin de leur concours pour continuer à respirer. Tu sauras ce qu’état d’urgence veut dire ! D’ailleurs te viendra peut-être la pensée que cette solidarité dans l’urgence est d’abord le fait des personnels soignants du bas de l’échelle hiérarchique. Ce qui avait déjà été remarqué au niveau de l’ensemble de la société lors du confinement ; on disait alors que « les derniers de cordée sont devenus les premiers de corvée ! ». Certes, mais le mot « corvée » est empli du dédain du privilégié ; ils seraient bien plus justement nommés comme « les premiers de solidarité » ! Or, c’est cela qui est intéressant aujourd’hui : que la multiplication des faits de solidarité qui se révèlent, venant le plus souvent des milieux les plus humbles, préparent la société de demain, mais comme par surcroît, car c’est la sauvegarde présente du Bien Commun qui est visée.
– J’ai l’impression que la solidarité des plus humbles a bon dos ! Elle permet aux plus riches de continuer à s’enrichir en se dispensant de participer aux dépenses sociales à la mesure de leurs moyens, comme ils devraient le faire. C’est pourquoi, cet automne, on voit revenir en France une situation critique dans les services de réanimation des hôpitaux due à une pénurie de moyens, comme si on ne s’était pas intéressé à tirer les leçons des situations de « sauve-qui-peut » de la première vague – et le « on » est du côté des classes aisées !
– (a-s) : Je suis bien d’accord. L’impératif de solidarité ne vaut pas de la même manière pour tout le monde. Et cela on le sait. L’histoire nous l’a enseigné. La solidarité est la véritable force des peuples. C’est par elle qu’ils peuvent renverser des montagnes, c’est-à-dire faire muer une société pour qu’elle fonctionne sur d’autres principes. En face, du côté des puissants, on n’a que la carotte et le bâton … les biens de consommation agités sous le nez et les flash-balls ! As-tu remarqué à quel point la visée de la propagande marchande consiste à impacter les imaginaires sociaux de façon à détourner les individus de la solidarité ? Mais il se trouve que l’inconséquence des élites, leur incapacité à maîtriser la pandémie, alors même qu’elles se voient – situation extraordinaire – vulnérables au virus comme tout le monde, font qu’elles ont besoin de la solidarité populaire. On peut faire l’hypothèse que la répulsion de nos dirigeants à envisager un nouveau confinement généralisé a pour motif, peut-être pas toujours conscient, d’éviter de se retrouver dans une configuration sociale où c’est essentiellement la solidarité des humbles qui est mise en lumière parce que c’est elle qui fait tenir la société. On choisit de maintenir à tout prix l’activité économique, quitte à augmenter la charge des soins hospitaliers et la mortalité due au virus. Comme si l’on s’accrochait à la croyance que c‘est seule la compétition pour l’enrichissement particulier qui peut faire tenir une société. C’est ainsi que l’on est bien plus « quoi-qu’il-en-coûte » pour aider les entreprises que pour aider les hôpitaux.
– Je vois bien ce que tu veux dire quand tu mets en valeur la solidarité à propos de la pandémie de la covid-19. Et je te rejoins tout-à-fait. Mais il faut quand même se méfier. La solidarité est peut-être une valeur ambiguë. En tous cas elle a été souvent revendiquée par des mouvements d’extrême-droite.
– (a-s) : À cette objection il y a une réponse toute simple, et qui permet de discriminer sûrement tout usage nocif – c’est-à-dire qui serait germe d’injustice et de violence sociale – d’une valeur : c’est de la mettre à l’épreuve du critère d’universalité. Il s’agit de savoir si l’on peut répondre positivement à la question « Tout être humain peut-il faire sienne la valeur que je promeus ? » Ainsi la solidarité populaire, si on pense à la manière dont elle s’est affirmée au printemps dernier, avait bien ce caractère : sa valeur était reconnue par tous. Ma thèse est que, par nature, la solidarité populaire, la solidarité des humbles, est universelle, elle fait partie d’une sorte de sagesse qui s’est toujours transmise entre générations, et qui amène, par exemple, à ouvrir sa porte à l’étranger inconnu. La solidarité populaire est tout simplement la solidarité humaine – « humaine » signifie qu’elle s’étend à toute l’humanité, cela ne signifie pas qu’elle vaut contre le non humain, contre les animaux, elle peut s’étendre à la vie animale car elle est toujours finalement positive. Au contraire, si tu te renseignes sur les sectes politiques qui se proclament « solidaristes », tu verras qu’elles définissent leur solidarité essentiellement contre : antisionistes, anticommunistes, anticapitalistes, etc. La solidarité populaire, qui se décline dans la devise de la République française par le mot « fraternité »[1], est essentiellement pour : pour l’égalité des droits, pour la liberté, pour la participation active à la vie publique, pour l’accueil de l’exilé, etc.
– Humm … ! Il y a quand même de nombreuses situations où la solidarité populaire s’affirme contre, par exemple contre les fonds d’investissement qui amènent à licencier, contre les grandes firmes ultra-pollueuses, etc.
– (a-s) : Cela est vrai. Mais, à bien examiner les choses, ce ne sont jamais des oppositions de principe à d’autres humains. Ce sont toujours des oppositions de circonstances. L’opposition aux fonds d’investissement, c’est d’abord l’opposition à ceux qui accumulent indûment des richesses en organisant et pratiquant la compétition exacerbée, la « compétition » étant précisément l’antonyme de la « solidarité » ; l’opposition aux grands pollueurs est amenée par solidarité avec ceux qui souffrent de la pollution (et qui peut inclure les animaux). Du point de vue de la solidarité populaire, on est toujours contre parce que d’abord on est pour.
– Ne pourrait-on pas voir de même l’expression d’une solidarité populaire dans les refus actuels du port du masque dans la mesure où c’est bien pour la relation vraiment humaine – et non pas contre l’inconfort de l’accessoire – que l’on rejette le masque ?
– (a-s) : Oui, mais le port du masque exprime d’abord une solidarité humaine pour diminuer les chances que la covid-19 se déclare sur soi-même et autrui, et nous mette en grande détresse physique, voire en danger de mort. Or, il ne peut pas y avoir deux solidarités humaines qui se contredisent. Il n’y a donc qu’une solidarité actuelle qui vaille, c’est celle qui porte sur l’urgence de prévenir la diffusion du virus.
– Tu es vraiment sans tolérance pour les anti-masques ! Et pourtant il me semble qu’ils peuvent avoir des intentions tout-à-fait louables.
– (a-s) : Oh si, je les comprends ! Je puis très bien me placer dans la perspective du jeune aujourd’hui à l’âge en lequel on aspire à la rencontre qui suscitera le désir d’un attachement amoureux. Il veut sortir, et il doit mettre un masque et il ne rencontre que des paires d’yeux orphelines de l’expressivité d’un visage ! Je comprends, mais je n’approuve pas qu’on déclare alors son opposition au port du masque obligatoire. On passe alors de son cas particulier au général, et ce passage est irréfléchi.
– En somme, il faut leur expliquer qu’on les comprend, mais qu’il faut qu’ils se décentrent de leur motif personnel pour prendre en compte la situation de l’ensemble des autres personnes.
– (a-s) : Oui, et il y a deux raisons qui se complètent pour convaincre :
▪ démonter les fausses certitudes sur la dangerosité et la diffusion du virus – ce que j’ai appelé les yakas ;
▪ prendre conscience des conséquences possibles d’une contamination concernant ses relations affectives avec son entourage proche.
C’est en quelque sorte les engager à dévisager la solidarité aujourd’hui.
Une valeur, c'est comme une jeune fille, il faut l'avoir dévisagée pour envisager son avenir avec elle.
 
 

[1]  « Fraternité » dit quelque chose de plus que « solidarité » (malgré son handicap d’être genré) : se sentir solidaire de tout autre humain n’est pas un devoir, c’est la révélation d’une tendance intérieure qui a un fondement naturel.

mardi, octobre 13, 2020

Chroniques démasquées 3 – Au-delà des yakassements

  

–    L’interlocuteur : J’entends vitupérer de-ci de-là, de façon très passionnée et insistante, contre l’obligation de porter le masque. Toi-même tu soulignais, lors de nos derniers entretiens, ce que pouvait avoir de déshumanisante une société où se généralise le port du masque sanitaire dans l’espace public. Prends-tu clairement position contre le port obligatoire du masque ?
–    L’anti-somnambulique (a-s) : Si le sens de ta question est : faut-il se ranger du côté des anti-masques tels qu’ils se manifestent dans l’espace public, tels qu’ils se font approuver sur les réseaux sociaux ? La réponse est non.
–    Pourquoi condamnes-tu de manière si catégorique les anti-masques ?
–    (a-s) : Parce que leurs arguments ne sont pas convaincants.
–    Je suis étonné par ta réponse ! Comment peux-tu écarter d’un revers de main des arguments qui sont forcément variés et devraient être pris en considération chacun pour lui-même ?
–    (a-s) : Disons que je rejette cette opposition au port du masque, ou à d’autres contraintes lourdes comme les mesures de confinement, de couvre-feu, de fermetures d’établissements qui valent comme lieux de vie sociale, dans la mesure où elle procède de tout argument qui a cette forme commune : il est catégorique, réactif, simple, et clivant.
Catégorique : on affirme sans nuances et sans laisser le moindre espace au doute et à la discussion, enjoignant quiconque de faire sienne cette thèse. Par exemple : « le coronavirus a perdu de sa virulence printanière et il n’est, aujourd’hui, guère plus létal que la grippe saisonnière »
Réactif :  bien que l’argument soit de portée générale, il apparaît toujours en réaction à une circonstance particulière ; sans elle, il ne serait pas apparu. L’affirmation de la vertu anti-coronavirus de l’hydrochloroquine ne serait jamais apparue sans la contrainte du confinement.
Simple : l’argument implique toujours une seule interprétation sur le comportement à adopter, lequel est toujours un comportement d’opposition.
Clivant : c’est pour cela que ce type d’affirmation est socialement néfaste. Il conduit toujours à s’opposer sans possibilité de discussion, sans perspective de compromis, à tous ceux qui n’y adhèrent pas.
–    Je te trouve toi-même très catégorique. N’y aurait-il pas des arguments valables et à prendre en considération dans toutes ces critiques qui se font entendre dans l’espace public ?
–    (a-s) : Si l'on part des critères que j'ai détaillés, je ne puis te répondre positivement. Ces quatre critères forment un tout car ils sont l’expression nécessaire d’une finalité unique qui définit ce type de discours critique : c’est un discours propre à offrir une solution simple et définitive à un problème social en positionnant ceux qui l’adoptent comme victimes innocentes de responsables extérieurs.
–    Je ne suis pas sûr de bien te suivre.
–    (a-s) : À chaque fois, les tenants de ce type de critique disent « Il n’y a qu’à …. » ; et ce peut être prendre tel remède miracle et accessible à tous, ou ne pas toucher ceux qui nous sont étrangers, ou simplement laisser faire, etc.; et si ce n’est pas possible, c’est parce qu’il y a des gens extérieurs à notre milieu social, qui ont des intérêts de pouvoir qui les ont amenés à nous créer ces problèmes qui nous compliquent la vie. Et ces intérêts ne sont le plus souvent pas clairs, mais peu importe puisqu’il est dans la logique de cette interprétation qu’ils soient délibérément cachés.
–    Veux-tu dire que ce genre d’interprétation à des affinités avec le complotisme ?
–    (a-s) : Tout-à-fait, une telle critique y mène tout droit pour les esprits imaginatifs qui veulent aller jusqu’au bout de l’histoire à raconter qu’elle devient alors. C’est ainsi qu’on peut retrouver, lorsque les échanges se poursuivent, les Illuminati, les Juifs, le "Deep State", Bill Gates, etc.
–    Tu m’inquiètes, j’ai quelques ami(e)s qui expriment ce type de critique des masques !
–    (a-s) : Non, ne t’inquiète pas ! ils ne sont pas pour autant des tenants du complotisme. La plupart sont simplement des « yakas », manière ramassée pour le début de la phrase qui soulage : « Il n’y a qu’à… ». Peut-être sommes-nous tous un peu des yakas, c’est-à-dire des aspirants à la solution toute simple, face à des problèmes non maîtrisés mais qui provoquent de sérieux dégâts sociaux, comme cette pandémie de la covid-19.
–    Certes. Mais on peut quand même critiquer les mesures contraignantes des pouvoirs publics contre l’épidémie sans tomber dans le yaka. Ne le fais-tu pas toi-même ?
–    (a-s) : Bien sûr, il y a une alternative aux « yakassements » ! Le yaka ne vaut que par la gratification qu’il donne sur le champ en livrant à portée de main une solution au problème social. Mais il ne tient jamais la distance ! Tout simplement parce qu’il n’analyse pas en profondeur la réalité sur laquelle il se prononce. Un tel examen amène à des propositions beaucoup plus nuancées et hypothétiques, ce qui est beaucoup moins gratifiant. C’est pourquoi on voit que les yakas se succèdent et se contredisent, quelquefois chez la même personne. Ce qui autorise à parler globalement de « yakassements » pour désigner cette succession de yakas qui surenchérissent pour être la solution de problèmes sociaux qui dépassent notre capacité de maîtrise.
–    D’accord. Mais alors quelle est l’alternative ?
–    (a-s) : C’est la critique qui a pour finalité la vérité (et non la solution toute simple). Il s’agit de s’approcher au mieux de la vérité sur le coronavirus et sa manière de nous atteindre afin que se dégagent des voies de solution. Ici la construction du savoir est collective, et la critique rationnelle est opérative de cette construction. Le savoir implique alors le doute et les propositions hypothétiques. Il s’accompagne d’une zone grise d’incertitudes. Il convient de noter que cette critique comme quête de la vérité est fondamentalement démocratique, car tout le monde possède également l’accès aux sources d’information et la raison pour y participer – il est vrai qu’il faut du temps et des efforts. Alors que le yaka installe une stricte hiérarchie entre le ou les sachants et les autres qui n’ont que le choix du « oui » ou du « non », ce qui est la réduction au plus minime de leur liberté de penser. D’ailleurs on pourrait très bien argumenter que ce choix se fait le plus souvent sur des critères plutôt affectifs que rationnels[1].
–    Il me semble que tu oublies qu’il y a aussi matière à une critique politique de la manière dont le pouvoir gère cette pandémie.
–    (a-s) : Non, je ne l’oublie pas. Mais il faut bien partir d’un savoir partagé – avec les incertitudes qui l’accompagnent – sur la manière dont nous sommes affectés par l’épidémie, pour évaluer la pertinence des mesures coercitives prises par les pouvoirs publics. Et il est indubitable qu’il y a amplement matière à contestation. Ne serait-ce que parce qu’il est attesté que, depuis l’irruption de l’épidémie, l’écart s’est encore creusé entre les plus riches et les plus pauvres. Mais de cela, nous pourrons parler plus tard, maintenant que l’on s’est placé au-delà des yakassements.

 

 

[1] Pour approfondir cet aspect : Pour une diététique de la croyance

jeudi, octobre 01, 2020

Chroniques démasquées 2 – La démocratie somnambule

 

– L’interlocuteur : Franchement, je ne supporte plus cette obligation du port du masque dans l’espace public.
– L’anti-somnambulique (a-s) : Tu ne le supportes pas du point de vue de la respiration, ou de la relation à autrui ?
– Des deux ! Bien que, à long terme, c’est plutôt l’entrave à la relation aux autres qui est le plus intolérable. Je ne saurais trop dire pourquoi … peut-être parce que ce n’est pas un simple problème physique. C’est un problème plus profond … un problème d’ordre moral.
– (a-s) : C’est très intéressant que tu poses un problème moral à propos du port du masque dans l’espace public. Sais-tu que le législateur l’avait déjà fait bien avant toi ?
– De quoi parles-tu ? C’est la première fois que le problème du masque dans l’espace public se pose en France !
– (a-s) : Hé non ! Il s’est déjà posé ! Il y a une dizaine d’années, quand on voyait de plus en plus de femmes portant le niqab dans l’espace public. Le niqab est un voile qui peut être porté par des musulmanes pour des motifs religieux, et qui masque tout le visage au-dessous des yeux, de façon assez proche de nos masques sanitaires actuels.
– Oui, je me rappelle ! Mais là, il s’agissait de tout autre chose, d’une pratique culturelle très minoritaire concernant des musulmans.
– (a-s) : Mais alors pourquoi a-t-on été amené à légiférer sur cette pratique culturelle ? Après tout, la laïcité garantit le libre exercice de sa religion, y compris par le port de signes vestimentaires de l’appartenance à cette religion.
–  Parce que le port du niqab installe une discrimination flagrante à l’encontre de certaines femmes qui sont comme soustraites à une vie sociale normale.
– (a-s) : Oui, c’est bien l’argument invoqué dans la circulaire relative à la mise en œuvre de la loi du 11 octobre 2010  interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public : « Se dissimuler le visage, c'est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société ». Mais en réalité on peut très bien faire ses courses, et même tenir bon nombre d’emplois avec le niqab, comme c’est le cas avec le masque sanitaire. Cette vie sociale là – qui est la vie de travailleur-consommateur promue par la société moderne – n’est donc pas compromise dans ses exigences minimales. Ainsi, la vie en société à laquelle se réfère le législateur doit sans doute avoir un sens plus exigeant. D’ailleurs, n’est-ce pas cette exigence qui est explicitée dans la suite de la circulaire citée : « Cela place en outre les personnes concernées dans une situation d'exclusion et d'infériorité incompatible avec les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine affirmés par la République française. » ?
– Oui ! Et cela met en évidence la dimension morale du problème que pose la dissimulation systématique du visage dans l’espace public. Cela confirme ce que j’exprimais tout à l’heure !
– (a-s) : Le législateur pointe ici un problème à la fois moral et politique.
Le problème moral porte sur notre responsabilité quant à ce qui peut être jugé bien universellement, c’est-à-dire indépendamment de tous nos intérêts particuliers. Or, en parlant de dignité humaine, le législateur s’appuie sur le seul pilier solide et incontestable qui permette de penser un bien universel. On doit à Kant d’avoir clarifié ce fondement absolu de la morale. L’idée de dignité humaine, c’est l’idée que chaque individu humain doit être reconnu comme une valeur absolue, et donc être respecté en tant que tel – c’est pourquoi il ne doit jamais être utilisé simplement comme un moyen. Or la reconnaissance d’autrui comme valeur absolue se fait fondamentalement dans la perception de son visage car c’est là qu’il se montre à la fois comme mon semblable et comme irréductiblement singulier.
L’idée de dignité humaine contient déjà implicitement le principe de liberté – ne pas être un simple moyen, c’est poser ses fins (ses propres buts dans la vie) ; et aussi le principe d’égalité – nous sommes tous également dignes de respect. C’est pourquoi le texte législatif cité associe si simplement « les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine ».
Cela montre que l’enjeu est aussi politique – au sens le plus noble de ce terme. C’est parce que nous sommes également dignes, c’est-à-dire également libres et doués de raison, que nous avons une égale vocation à nous occuper des affaires de la cité, que nous sommes concitoyens. On est donc amené à conclure que, de par les attendus mêmes posés par le droit positif français, la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, que ce soit par le masque sanitaire, le niqab, ou tout autre moyen, est incompatible avec l’exercice de la citoyenneté.
– Cette argumentation par le détour du niqab est tout-à-fait convaincante. La démocratie ne peut vraiment s’exercer qu’à visage découvert !
– (a-s) : Très juste ! Au sens propre comme au sens figuré. C’est ce que confirme un certain usage, qui aujourd’hui se répand, des réseaux sociaux. On y trouve de plus en plus de prises de position attractives, catégoriques, peu soucieuses de vérité, pour influencer massivement, en se cachant derrière les masques que permet l’écran qui fait interface avec Internet. Ces interventions entraînent le débat public vers un tel appauvrissement qu’elles sont dangereuses pour la démocratie. C’est à juste titre que l’on considère que ces acteurs masqués des réseaux sociaux ont été un facteur majeur, en cette dernière décennie, de l’élection aux plus hautes fonctions politiques d’individus d’une irresponsabilité inquiétante du point de vue du bien commun.
– Donc tu relies les réseaux sociaux, le niqab, et les masques sanitaires généralisés dans l’espace public, comme un même danger pour la démocratie.
– (a-s) : Oui. Et l’unité de ce danger, c’est l’empêchement du face-à-face qui est la condition nécessaire du véritable débat démocratique.
– Je comprends mieux pourquoi m’est insupportable la perspective que nous vivions masqués pour un temps encore indéfini. Mais il faut quand même remarquer qu’avec le masque sanitaire on est dans une situation toute différente de celle du niqab ou des réseaux sociaux. Avec le masque sanitaire, il n’y a pas discrimination entre les individus qui se cachent et les autres, mais égalité de tous : même le président de la république le porte.
– (a-s) : Tu as raison de souligner cette différence. Il faut dire que le port du niqab pose un problème d’injustice sociale que ne pose pas le port du masque sanitaire. De même le réseau social pose un problème de pouvoir caché qui n’existe pas dans le port généralisé du masque. Mais c’est justement cette généralité qui est inquiétante ! Où peut mener cet effacement collectif de la singularité des personnes sous leur masque, s’il doit durer ? La démocratie, qui est déjà bien malade, lui survivra-t-elle ? Ne nous mettons-nous pas en condition de vivre comme des somnambules sous l’éteignoir de nos masques ?
– Peux-tu parler plus précisément ? Je ne suis pas sûr de bien identifier le danger !
– (a-s) : Rappelons d’abord le résultat auquel nous sommes parvenus dans un précédent essai[1] : nous vivons de plus en plus clairement sous un « despotisme démocratique ». Il y a toujours la forme de la démocratie, il n’y en a plus la substance. La forme, ce sont les lois qui ménagent les libertés publiques et l’élection des gouvernants. La substance, c’est le vrai débat citoyen, lequel se trouve désormais quasiment évacué de la décision politique. Comment cet alliage de la liberté et du despotisme est-il possible ? Par l’emprise du pouvoir mercatocratique sur les esprits qui réduit drastiquement la conscience citoyenne. Elle la réduit selon deux dimensions. Celle de sa finalité : rabattre son idéal de vie sur la réussite individuelle mesurée à sa capacité différentielle de se procurer des satisfactions. Celle de son mode de pensée : dévaloriser systématiquement la réflexion et valoriser la réaction spontanée. Une conscience accaparée par la compétition avec autrui dans la recherche de satisfactions individuelles et un choix de comportement par pure réaction, sont le propre de la condition enfantine. Nous pouvons donc dire que le pouvoir sur les esprits qui rend possible le despotisme démocratique consiste en une infantilisation.
– Cette interprétation historique est intéressante ! Mais alors le port généralisé du masque sanitaire ne va pas faire perdre grand-chose à la démocratie, puisqu’elle a déjà perdu !
– (a-s) : Non, il ne faut pas voir les choses comme cela ! Parce qu’une démocratie qui recèle un despotisme est forcément un état instable. Les injonctions de faire auxquelles nous sommes constamment soumis en fonction de la bien-pensance imposée par les dominants, et qui visent à toujours nous tenir en haleine en quadrillant notre emploi du temps, ne peuvent nous empêcher de trouver du temps pour nous, pour notre humanité, pour nous réunir et réfléchir. Nul ne peut se résoudre à ne faire que l’enfant. L’idéal humain du monde marchand n’est pas viable parce qu’il frustre notre humanité. C’est ainsi que sourd de façon insistante un sentiment d’absence de sens de la vie promue en un tel monde. C’est pourquoi « une démocratie vivante se réinvente constamment venant des dessous, des à côtés, des interstices, de la société bien pensante, se donnant des espaces publics inédits pour prendre soin du Bien commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs de désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les occupants de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore … » (article cité). Or, ce sont ces espaces de respiration humaine de la vie sociale que le port généralisé du masque sanitaire menacerait d’étouffer. Parce qu’il entrave le partage des vécus et des émotions singulières, parce qu’il anonymise, parce qu’il rend difficile la réflexion partagée, parce qu’il isole, le port du masque nous laisse beaucoup plus démunis face aux stimuli de la communication de masse – qui s’insère aujourd’hui au plus intime de nos vies par le biais des objets connectés. Il ouvre beaucoup plus largement la voie aux comportements simplement réactifs. Il nous met d’autant plus en condition de vivre comme le pressentait Tocqueville en 1840 : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : (…), il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul… ».
– Je comprends pourquoi tu redoutes que nous finissions par devenir, avec nos masques, comme une société de somnambules !