jeudi, octobre 01, 2020

Chroniques démasquées 2 – La démocratie somnambule

 

– L’interlocuteur : Franchement, je ne supporte plus cette obligation du port du masque dans l’espace public.
– L’anti-somnambulique (a-s) : Tu ne le supportes pas du point de vue de la respiration, ou de la relation à autrui ?
– Des deux ! Bien que, à long terme, c’est plutôt l’entrave à la relation aux autres qui est le plus intolérable. Je ne saurais trop dire pourquoi … peut-être parce que ce n’est pas un simple problème physique. C’est un problème plus profond … un problème d’ordre moral.
– (a-s) : C’est très intéressant que tu poses un problème moral à propos du port du masque dans l’espace public. Sais-tu que le législateur l’avait déjà fait bien avant toi ?
– De quoi parles-tu ? C’est la première fois que le problème du masque dans l’espace public se pose en France !
– (a-s) : Hé non ! Il s’est déjà posé ! Il y a une dizaine d’années, quand on voyait de plus en plus de femmes portant le niqab dans l’espace public. Le niqab est un voile qui peut être porté par des musulmanes pour des motifs religieux, et qui masque tout le visage au-dessous des yeux, de façon assez proche de nos masques sanitaires actuels.
– Oui, je me rappelle ! Mais là, il s’agissait de tout autre chose, d’une pratique culturelle très minoritaire concernant des musulmans.
– (a-s) : Mais alors pourquoi a-t-on été amené à légiférer sur cette pratique culturelle ? Après tout, la laïcité garantit le libre exercice de sa religion, y compris par le port de signes vestimentaires de l’appartenance à cette religion.
–  Parce que le port du niqab installe une discrimination flagrante à l’encontre de certaines femmes qui sont comme soustraites à une vie sociale normale.
– (a-s) : Oui, c’est bien l’argument invoqué dans la circulaire relative à la mise en œuvre de la loi du 11 octobre 2010  interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public : « Se dissimuler le visage, c'est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société ». Mais en réalité on peut très bien faire ses courses, et même tenir bon nombre d’emplois avec le niqab, comme c’est le cas avec le masque sanitaire. Cette vie sociale là – qui est la vie de travailleur-consommateur promue par la société moderne – n’est donc pas compromise dans ses exigences minimales. Ainsi, la vie en société à laquelle se réfère le législateur doit sans doute avoir un sens plus exigeant. D’ailleurs, n’est-ce pas cette exigence qui est explicitée dans la suite de la circulaire citée : « Cela place en outre les personnes concernées dans une situation d'exclusion et d'infériorité incompatible avec les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine affirmés par la République française. » ?
– Oui ! Et cela met en évidence la dimension morale du problème que pose la dissimulation systématique du visage dans l’espace public. Cela confirme ce que j’exprimais tout à l’heure !
– (a-s) : Le législateur pointe ici un problème à la fois moral et politique.
Le problème moral porte sur notre responsabilité quant à ce qui peut être jugé bien universellement, c’est-à-dire indépendamment de tous nos intérêts particuliers. Or, en parlant de dignité humaine, le législateur s’appuie sur le seul pilier solide et incontestable qui permette de penser un bien universel. On doit à Kant d’avoir clarifié ce fondement absolu de la morale. L’idée de dignité humaine, c’est l’idée que chaque individu humain doit être reconnu comme une valeur absolue, et donc être respecté en tant que tel – c’est pourquoi il ne doit jamais être utilisé simplement comme un moyen. Or la reconnaissance d’autrui comme valeur absolue se fait fondamentalement dans la perception de son visage car c’est là qu’il se montre à la fois comme mon semblable et comme irréductiblement singulier.
L’idée de dignité humaine contient déjà implicitement le principe de liberté – ne pas être un simple moyen, c’est poser ses fins (ses propres buts dans la vie) ; et aussi le principe d’égalité – nous sommes tous également dignes de respect. C’est pourquoi le texte législatif cité associe si simplement « les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine ».
Cela montre que l’enjeu est aussi politique – au sens le plus noble de ce terme. C’est parce que nous sommes également dignes, c’est-à-dire également libres et doués de raison, que nous avons une égale vocation à nous occuper des affaires de la cité, que nous sommes concitoyens. On est donc amené à conclure que, de par les attendus mêmes posés par le droit positif français, la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, que ce soit par le masque sanitaire, le niqab, ou tout autre moyen, est incompatible avec l’exercice de la citoyenneté.
– Cette argumentation par le détour du niqab est tout-à-fait convaincante. La démocratie ne peut vraiment s’exercer qu’à visage découvert !
– (a-s) : Très juste ! Au sens propre comme au sens figuré. C’est ce que confirme un certain usage, qui aujourd’hui se répand, des réseaux sociaux. On y trouve de plus en plus de prises de position attractives, catégoriques, peu soucieuses de vérité, pour influencer massivement, en se cachant derrière les masques que permet l’écran qui fait interface avec Internet. Ces interventions entraînent le débat public vers un tel appauvrissement qu’elles sont dangereuses pour la démocratie. C’est à juste titre que l’on considère que ces acteurs masqués des réseaux sociaux ont été un facteur majeur, en cette dernière décennie, de l’élection aux plus hautes fonctions politiques d’individus d’une irresponsabilité inquiétante du point de vue du bien commun.
– Donc tu relies les réseaux sociaux, le niqab, et les masques sanitaires généralisés dans l’espace public, comme un même danger pour la démocratie.
– (a-s) : Oui. Et l’unité de ce danger, c’est l’empêchement du face-à-face qui est la condition nécessaire du véritable débat démocratique.
– Je comprends mieux pourquoi m’est insupportable la perspective que nous vivions masqués pour un temps encore indéfini. Mais il faut quand même remarquer qu’avec le masque sanitaire on est dans une situation toute différente de celle du niqab ou des réseaux sociaux. Avec le masque sanitaire, il n’y a pas discrimination entre les individus qui se cachent et les autres, mais égalité de tous : même le président de la république le porte.
– (a-s) : Tu as raison de souligner cette différence. Il faut dire que le port du niqab pose un problème d’injustice sociale que ne pose pas le port du masque sanitaire. De même le réseau social pose un problème de pouvoir caché qui n’existe pas dans le port généralisé du masque. Mais c’est justement cette généralité qui est inquiétante ! Où peut mener cet effacement collectif de la singularité des personnes sous leur masque, s’il doit durer ? La démocratie, qui est déjà bien malade, lui survivra-t-elle ? Ne nous mettons-nous pas en condition de vivre comme des somnambules sous l’éteignoir de nos masques ?
– Peux-tu parler plus précisément ? Je ne suis pas sûr de bien identifier le danger !
– (a-s) : Rappelons d’abord le résultat auquel nous sommes parvenus dans un précédent essai[1] : nous vivons de plus en plus clairement sous un « despotisme démocratique ». Il y a toujours la forme de la démocratie, il n’y en a plus la substance. La forme, ce sont les lois qui ménagent les libertés publiques et l’élection des gouvernants. La substance, c’est le vrai débat citoyen, lequel se trouve désormais quasiment évacué de la décision politique. Comment cet alliage de la liberté et du despotisme est-il possible ? Par l’emprise du pouvoir mercatocratique sur les esprits qui réduit drastiquement la conscience citoyenne. Elle la réduit selon deux dimensions. Celle de sa finalité : rabattre son idéal de vie sur la réussite individuelle mesurée à sa capacité différentielle de se procurer des satisfactions. Celle de son mode de pensée : dévaloriser systématiquement la réflexion et valoriser la réaction spontanée. Une conscience accaparée par la compétition avec autrui dans la recherche de satisfactions individuelles et un choix de comportement par pure réaction, sont le propre de la condition enfantine. Nous pouvons donc dire que le pouvoir sur les esprits qui rend possible le despotisme démocratique consiste en une infantilisation.
– Cette interprétation historique est intéressante ! Mais alors le port généralisé du masque sanitaire ne va pas faire perdre grand-chose à la démocratie, puisqu’elle a déjà perdu !
– (a-s) : Non, il ne faut pas voir les choses comme cela ! Parce qu’une démocratie qui recèle un despotisme est forcément un état instable. Les injonctions de faire auxquelles nous sommes constamment soumis en fonction de la bien-pensance imposée par les dominants, et qui visent à toujours nous tenir en haleine en quadrillant notre emploi du temps, ne peuvent nous empêcher de trouver du temps pour nous, pour notre humanité, pour nous réunir et réfléchir. Nul ne peut se résoudre à ne faire que l’enfant. L’idéal humain du monde marchand n’est pas viable parce qu’il frustre notre humanité. C’est ainsi que sourd de façon insistante un sentiment d’absence de sens de la vie promue en un tel monde. C’est pourquoi « une démocratie vivante se réinvente constamment venant des dessous, des à côtés, des interstices, de la société bien pensante, se donnant des espaces publics inédits pour prendre soin du Bien commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs de désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les occupants de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore … » (article cité). Or, ce sont ces espaces de respiration humaine de la vie sociale que le port généralisé du masque sanitaire menacerait d’étouffer. Parce qu’il entrave le partage des vécus et des émotions singulières, parce qu’il anonymise, parce qu’il rend difficile la réflexion partagée, parce qu’il isole, le port du masque nous laisse beaucoup plus démunis face aux stimuli de la communication de masse – qui s’insère aujourd’hui au plus intime de nos vies par le biais des objets connectés. Il ouvre beaucoup plus largement la voie aux comportements simplement réactifs. Il nous met d’autant plus en condition de vivre comme le pressentait Tocqueville en 1840 : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : (…), il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul… ».
– Je comprends pourquoi tu redoutes que nous finissions par devenir, avec nos masques, comme une société de somnambules !
 

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