– L’interlocuteur
: Franchement, je ne supporte plus cette obligation du port du masque
dans l’espace public.
– L’anti-somnambulique
(a-s) : Tu ne le supportes pas du point de vue de la respiration, ou de
la relation à autrui ?
– Des deux !
Bien que, à long terme, c’est plutôt l’entrave à la relation aux autres
qui est le plus intolérable. Je ne saurais trop dire pourquoi …
peut-être parce que ce n’est pas un simple problème physique. C’est un
problème plus profond … un problème d’ordre moral.
– (a-s) :
C’est très intéressant que tu poses un problème moral à propos du port
du masque dans l’espace public. Sais-tu que le législateur l’avait déjà
fait bien avant toi ?
– De quoi
parles-tu ? C’est la première fois que le problème du masque dans
l’espace public se pose en France !
– (a-s) : Hé
non ! Il s’est déjà posé ! Il y a une dizaine d’années, quand on voyait
de plus en plus de femmes portant le niqab dans l’espace public. Le
niqab est un voile qui peut être porté par des musulmanes pour des
motifs religieux, et qui masque tout le visage au-dessous des yeux, de
façon assez proche de nos masques sanitaires actuels.
– Oui, je me
rappelle ! Mais là, il s’agissait de tout autre chose, d’une pratique
culturelle très minoritaire concernant des musulmans.
– (a-s) :
Mais alors pourquoi a-t-on été amené à légiférer sur cette pratique
culturelle ? Après tout, la laïcité garantit le libre exercice de sa
religion, y compris par le port de signes vestimentaires de
l’appartenance à cette religion.
– Parce que
le port du niqab installe une discrimination flagrante à l’encontre de
certaines femmes qui sont comme soustraites à une vie sociale normale.
– (a-s) :
Oui, c’est bien l’argument invoqué dans la circulaire relative à la
mise en œuvre de la loi
du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage
dans l'espace public : « Se dissimuler le visage, c'est
porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société ».
Mais en réalité on peut très bien faire ses courses, et même tenir bon
nombre d’emplois avec le niqab, comme c’est le cas avec le masque
sanitaire. Cette vie sociale là – qui est la vie de
travailleur-consommateur promue par la société moderne – n’est donc pas
compromise dans ses exigences minimales. Ainsi, la vie
en société à laquelle se réfère le législateur doit sans doute
avoir un sens plus exigeant. D’ailleurs, n’est-ce pas cette exigence
qui est explicitée dans la suite de la circulaire citée : « Cela
place en outre les personnes concernées dans une situation d'exclusion
et d'infériorité incompatible avec les principes de liberté, d'égalité
et de dignité humaine affirmés par la République française. » ?
– Oui ! Et
cela met en évidence la dimension morale du problème que pose la
dissimulation systématique du visage dans l’espace public. Cela
confirme ce que j’exprimais tout à l’heure !
– (a-s) : Le
législateur pointe ici un problème à la fois moral et politique.
Le problème moral porte sur notre responsabilité quant à ce qui peut être jugé bien universellement, c’est-à-dire indépendamment de tous nos intérêts particuliers. Or, en parlant de dignité humaine, le législateur s’appuie sur le seul pilier solide et incontestable qui permette de penser un bien universel. On doit à Kant d’avoir clarifié ce fondement absolu de la morale. L’idée de dignité humaine, c’est l’idée que chaque individu humain doit être reconnu comme une valeur absolue, et donc être respecté en tant que tel – c’est pourquoi il ne doit jamais être utilisé simplement comme un moyen. Or la reconnaissance d’autrui comme valeur absolue se fait fondamentalement dans la perception de son visage car c’est là qu’il se montre à la fois comme mon semblable et comme irréductiblement singulier.
L’idée de dignité humaine contient déjà implicitement le principe de liberté – ne pas être un simple moyen, c’est poser ses fins (ses propres buts dans la vie) ; et aussi le principe d’égalité – nous sommes tous également dignes de respect. C’est pourquoi le texte législatif cité associe si simplement « les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine ».
Cela montre que l’enjeu est aussi politique – au sens le plus noble de ce terme. C’est parce que nous sommes également dignes, c’est-à-dire également libres et doués de raison, que nous avons une égale vocation à nous occuper des affaires de la cité, que nous sommes concitoyens. On est donc amené à conclure que, de par les attendus mêmes posés par le droit positif français, la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, que ce soit par le masque sanitaire, le niqab, ou tout autre moyen, est incompatible avec l’exercice de la citoyenneté.
Le problème moral porte sur notre responsabilité quant à ce qui peut être jugé bien universellement, c’est-à-dire indépendamment de tous nos intérêts particuliers. Or, en parlant de dignité humaine, le législateur s’appuie sur le seul pilier solide et incontestable qui permette de penser un bien universel. On doit à Kant d’avoir clarifié ce fondement absolu de la morale. L’idée de dignité humaine, c’est l’idée que chaque individu humain doit être reconnu comme une valeur absolue, et donc être respecté en tant que tel – c’est pourquoi il ne doit jamais être utilisé simplement comme un moyen. Or la reconnaissance d’autrui comme valeur absolue se fait fondamentalement dans la perception de son visage car c’est là qu’il se montre à la fois comme mon semblable et comme irréductiblement singulier.
L’idée de dignité humaine contient déjà implicitement le principe de liberté – ne pas être un simple moyen, c’est poser ses fins (ses propres buts dans la vie) ; et aussi le principe d’égalité – nous sommes tous également dignes de respect. C’est pourquoi le texte législatif cité associe si simplement « les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine ».
Cela montre que l’enjeu est aussi politique – au sens le plus noble de ce terme. C’est parce que nous sommes également dignes, c’est-à-dire également libres et doués de raison, que nous avons une égale vocation à nous occuper des affaires de la cité, que nous sommes concitoyens. On est donc amené à conclure que, de par les attendus mêmes posés par le droit positif français, la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, que ce soit par le masque sanitaire, le niqab, ou tout autre moyen, est incompatible avec l’exercice de la citoyenneté.
– Cette
argumentation par le détour du niqab est tout-à-fait convaincante. La
démocratie ne peut vraiment s’exercer qu’à visage découvert !
– (a-s) :
Très juste ! Au sens propre comme au sens figuré. C’est ce que confirme
un certain usage, qui aujourd’hui se répand, des réseaux sociaux. On y
trouve de plus en plus de prises de position attractives, catégoriques,
peu soucieuses de vérité, pour influencer massivement, en se cachant
derrière les masques que permet l’écran qui fait interface avec
Internet. Ces interventions entraînent le débat public vers un tel
appauvrissement qu’elles sont dangereuses pour la démocratie. C’est à
juste titre que l’on considère que ces acteurs masqués des réseaux
sociaux ont été un facteur majeur, en cette dernière décennie, de
l’élection aux plus hautes fonctions politiques d’individus d’une
irresponsabilité inquiétante du point de vue du bien commun.
– Donc tu
relies les réseaux sociaux, le niqab, et les masques sanitaires
généralisés dans l’espace public, comme un même danger pour la
démocratie.
– (a-s) :
Oui. Et l’unité de ce danger, c’est l’empêchement du face-à-face qui
est la condition nécessaire du véritable débat démocratique.
– Je
comprends mieux pourquoi m’est insupportable la perspective que nous
vivions masqués pour un temps encore indéfini. Mais il faut quand même
remarquer qu’avec le masque sanitaire on est dans une situation toute
différente de celle du niqab ou des réseaux sociaux. Avec le masque
sanitaire, il n’y a pas discrimination entre les individus qui se
cachent et les autres, mais égalité de tous : même le président de la
république le porte.
– (a-s) : Tu
as raison de souligner cette différence. Il faut dire que le port du
niqab pose un problème d’injustice sociale que ne pose pas le port du
masque sanitaire. De même le réseau social pose un problème de pouvoir
caché qui n’existe pas dans le port généralisé du masque. Mais c’est
justement cette généralité qui est inquiétante ! Où peut mener cet
effacement collectif de la singularité des personnes sous leur masque,
s’il doit durer ? La démocratie, qui est déjà bien malade, lui
survivra-t-elle ? Ne nous mettons-nous pas en condition de vivre comme
des somnambules sous l’éteignoir de nos masques ?
– Peux-tu
parler plus précisément ? Je ne suis pas sûr de bien identifier le
danger !
– (a-s) :
Rappelons d’abord le résultat auquel nous sommes parvenus dans un
précédent essai[1]
: nous vivons de plus en plus clairement sous un « despotisme
démocratique ». Il y a toujours la forme de la démocratie, il n’y
en a plus la substance. La forme, ce sont les lois qui ménagent les
libertés publiques et l’élection des gouvernants. La substance, c’est
le vrai débat citoyen, lequel se trouve désormais quasiment évacué de
la décision politique. Comment cet alliage de la liberté et du
despotisme est-il possible ? Par l’emprise du pouvoir mercatocratique sur les
esprits qui réduit drastiquement la conscience citoyenne. Elle la
réduit selon deux dimensions. Celle de sa finalité : rabattre son idéal
de vie sur la réussite individuelle mesurée à sa capacité
différentielle de se procurer des satisfactions. Celle de son mode de
pensée : dévaloriser systématiquement la réflexion et valoriser la
réaction spontanée. Une conscience accaparée par la compétition avec
autrui dans la recherche de satisfactions individuelles et un choix de
comportement par pure réaction, sont le propre de la condition
enfantine. Nous pouvons donc dire que le pouvoir sur les esprits qui
rend possible le despotisme démocratique consiste en une
infantilisation.
– Cette
interprétation historique est intéressante ! Mais alors le port
généralisé du masque sanitaire ne va pas faire perdre grand-chose à la
démocratie, puisqu’elle a déjà perdu !
– (a-s) :
Non, il ne faut pas voir les choses comme cela ! Parce qu’une
démocratie qui recèle un despotisme est forcément un état instable. Les
injonctions de faire auxquelles nous sommes constamment soumis en
fonction de la bien-pensance imposée par les dominants, et qui visent à
toujours nous tenir en haleine en quadrillant notre emploi du temps, ne
peuvent nous empêcher de trouver du temps pour nous, pour notre
humanité, pour nous réunir et réfléchir. Nul ne peut se résoudre à ne
faire que l’enfant. L’idéal humain du monde marchand n’est pas viable
parce qu’il frustre notre humanité. C’est ainsi que sourd de façon
insistante un sentiment d’absence de sens de la vie promue en un tel
monde. C’est pourquoi « une démocratie vivante se réinvente
constamment venant des dessous, des à côtés, des interstices, de la
société bien pensante, se donnant des espaces publics inédits pour
prendre soin du Bien commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs
de désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les
occupants de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore … »
(article cité). Or, ce sont ces espaces de respiration humaine de la
vie sociale que le port généralisé du masque sanitaire menacerait
d’étouffer. Parce qu’il entrave le partage des vécus et des émotions
singulières, parce qu’il anonymise, parce qu’il rend difficile la
réflexion partagée, parce qu’il isole, le port du masque nous laisse
beaucoup plus démunis face aux stimuli de la communication de masse –
qui s’insère aujourd’hui au plus intime de nos vies par le biais des
objets connectés. Il ouvre beaucoup plus largement la voie aux
comportements simplement réactifs. Il nous met d’autant plus en
condition de vivre comme le pressentait Tocqueville en 1840 : « Je
vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent
sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires
plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart,
est comme étranger à la destinée de tous les autres : (…), il est à
côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent
point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul… ».
– Je comprends pourquoi tu redoutes que nous finissions par devenir, avec nos masques, comme une société de somnambules !
[1] Vue perspective sur la démocratie.(2019).
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