samedi, décembre 31, 2022

Au-delà de l'urgence écologiste 2 – La ritournelle du bonheur



 
–    L’anti-somnambulique (a-s) : As-tu réfléchi depuis notre précédente discussion ? Vois-tu l'avenir un peu plus clairement ?
–    L’interlocuteur : Je crois que j’ai compris ton point de vue. Il faut que les humains continuent à croire en eux-mêmes bien qu’ils se sachent responsables de l’actuelle crise écologique planétaire. Car la responsabilité n’est pas également partagée. La responsabilité doit prioritairement être imputée à une petite minorité qui a le pouvoir d’organiser la société en fonction de son intérêt particulier, et que tu appelles « une mercatocratie ».
–    (a-s) : Oui, tu as bien compris la situation. Il est prioritaire, aujourd’hui, d’affirmer que l’humanité peut avoir un avenir désirable. C’est-à-dire qu’elle peut gagner une toute autre estime d’elle-même en se donnant à voir ce qu’elle peut apporter de positif par son passage sur Terre. Et ce rehaussement de sa conscience d’elle-même se fera en promouvant des valeurs de fraternité plutôt que de rivalité, et de créations durables plutôt que de consommations-destructions compulsives.
–    Effectivement ! Et tu as montré que l’idéologie écologiste dominante va en sens contraire de cette valorisation ; elle dénonce une humanité en elle-même néfaste qui serait la cause du dérangement d’une nature bonne en soi.
–    (a-s) : Voilà ! Il faut comprendre que cette auto-flagellation, qui se présente, dans son humilité même, comme la bonne parole écologiste, est au cœur du problème. Si la révolution humano-écologiste ne se fait pas, si les gens ne se désistent pas massivement de leur contribution, par leur temps de vie, leurs compétences, leur énergie vitale, au système de pouvoir mercatocratique, c’est parce qu’ils n’ont pas suffisamment foi en leur valeur humaine.
–    Alors, la situation est sans issue ! ?
–    (a-s) : Il faut partir du principe qu’une situation sans issue est toujours une situation insuffisamment comprise. Dès qu’on progresse dans la compréhension, il y a des possibilités de déblocage qui se dessinent. Il s’agit donc pour nous, maintenant, de comprendre cette auto-dévaluation commune.
–    Je pense que les humains se dévaluent parce qu’ils sont dans une situation en laquelle ils se sentent en échec : ils ont provoqué sur la planète la pire crise du vivant depuis des dizaines de milliers d’années !… Et, de plus, ils se sentent impuissants à y remédier.
–    (a-s) : Je crains que cette explication n’aide pas beaucoup, parce qu’elle enferme dans un cercle : on se sent impuissant parce qu’on se dévalorise, ce qui met en échec, et parce qu’on échoue, on se sent dévalorisé…
Mais la conscience humaine a nécessairement connu de belles phases ascendantes d’estime de soi : la maîtrise du feu, de la force du vent et de celle du cours d’eau, la culture des plantes, la domestication des animaux, la roue à moyeu, etc. Et, plus récemment – on en a les témoignages – la révolution copernicienne (si l’homme n’est plus au centre de l’univers, il peut en découvrir l’infinie richesse), et l’affermissement des sciences et techniques par la méthode expérimentale.
–    Il y aurait donc une cause historique à cette dévaluation contemporaine de l’humain.
–    (a-s) : Exactement ! Et cette cause, on peut la faire remonter au début du XIXème siècle grâce témoignage de Tocqueville, suite à son observation de la jeune démocratie des États-Unis :  « ... je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs … » (De la démocratie en Amérique, 1840). Tocqueville comprend que la nouvelle société industrielle met en place une condition humaine inédite, qui n’avance plus vers un avenir désirable, mais qui fait du surplace en courant après les possibilités de plaisir que lui laisse voir le présent – comme dans le manège l’enfant tourne en rond en essayant d’attraper le pompon. Cette nouvelle condition humaine, nous l’appelons aujourd’hui la condition de travailleur-consommateur. Elle fait effectivement « foule », regroupée qu’elle est dans les espaces urbanisés en lesquels se côtoient les grosses unités de production et de consommation. Et les individus s’y manifestent « semblables et égaux » d’abord parce qu’ils ont les mêmes types de comportements attendus.
–    N’exagérons pas ! Tocqueville parle ici d’une démocratie. Chacun de ces individus est un citoyen libre qui choisit ses représentants politiques. Cette liberté et cette égalité ont quand même été conquises par des révolutions populaires.
–    (a-s) : C’est vrai ! Mais qu’en restait-il après quelques décennies lorsque Tocqueville écrivait ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Avons-nous choisi de vivre comme nous vivons ? Avons-nous choisi la promiscuité dans l’immeuble de banlieue, la solitude dans le quartier résidentiel, les embouteillages matin et soir aux abords des grandes villes, la respiration nocive d’un air lourdement pollué, le harcèlement incessant par des intérêts particuliers marchands, la chute brutale de la biodiversité et le dérèglement climatique ?
–    C’est pourquoi tu as raison de dire que nous ne sommes pas en démocratie. Nous vivons sous l’emprise d’un pouvoir mercatocratique.
–    (a-s) : Bien sûr ! Si ce n’est pas le peuple qui a choisi d’aller dans une telle direction, c’est donc qu’il n’a pas le pouvoir souverain, qu’il n’y a donc pas de démocratie. Et effectivement, entre 1775 et 1871 – le siècle des révolutions populaires en Occident – ce sont toujours, après-coup, ceux qu’on appelait alors « les bourgeois », qu’on pourrait appeler aujourd’hui « les grands affairistes », qui ont pris, ou repris, le contrôle du pouvoir pour le mettre d’abord au service de leurs affaires.
–    Mais n’est-ce pas trop simple, cette interprétation ? Comment concilier l’existence de ce pouvoir avec celle des libertés publiques : liberté d’opinion, liberté d’expression – ne débattons-nous pas en public, ici ? – liberté de réunion, liberté de déplacement, liberté de vote ?
–    (a-s) : Tu fais là une très juste remarque. Tout pouvoir implique une limitation de la liberté de ceux qui doivent s’y soumettre. Comment surmonter cette contradiction entre un pouvoir social aux conséquences aussi dommageables et l’existence des libertés citoyennes ?
Le premier point est de reconnaître que la mercatocratie est une forme de pouvoir très originale dans l’histoire : elle développe essentiellement un pouvoir sur les consciences, alors que, traditionnellement, les pouvoirs sociaux non démocratiques étaient basés sur la force et la peur qui découle de l’expérience de la force.
–    Un pouvoir sur les consciences ? Je ne vois pas clairement ce que ça veut dire !
–    (a-s) : On est d’accord que la liberté, en son sens le plus immédiat, c’est la capacité de choisir entre plusieurs comportements possibles ?
–    Oui !
–    (a-s) : Un comportement envisagé comme possible, et que la société m’empêche de choisir, est vécu comme une restriction de ma liberté – ce qui se traduit par un sentiment de contrainte.
–    En effet ! Lorsque, par exemple, je suis obligé de traverser la rue dans les passages piétons.
–    (a-s) : Voilà ! Et c’est bien à la fois l’utilité sociale d’une telle restriction, mais aussi la peur du gendarme, qui te font accepter cette contrainte ?
–    Exact !
–    (a-s) : Mais suppose que tu sois dans une rue ainsi agencée que tu ne voies l’autre côté de la rue qu’au bout des couloirs des passages pour piétons ? Serait-ce encore une contrainte de traverser dans les passages piétons ?
–    C’est très bizarre ta supposition ! Mais … non ! Ça ne serait plus une contrainte.
–    (a-s) : Effectivement ! Il suffit que certains possibles ne soient pas envisageables pour que le fait de ne pas les choisir ne soit pas vécu comme une contrainte. Tel est le pouvoir sur les consciences : restreindre le champ des possibles envisageables de façon à orienter les comportements dans un sens attendu, et ceci de manière inaperçue par celui qui en est l’objet. Ce procédé est la meilleure manière d’éclairer ce que veut dire Tocqueville lorsqu’il parle d’humains « qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs ».
–    Cela signifierait que les humains sous régime mercatocratique, tels que Tocqueville les anticipait il y a près de deux siècles, ne verraient pas d’autres possibilités de vie que la quête de petits plaisirs.
–    (a-s) : Tu as très bien compris ! N’est-ce pas le cas ?
–    On dirait bien ! On consomme largement pour se faire plaisir, et on travaille pour avoir les moyens de consommer !
–    (a-s) : Oui, c’est bien la logique de notre société de travailleurs-consommateurs. Mais attention de ne pas en faire un mécanisme automatique. Sous régime mercatocratique nous ne sommes pas de simples marionnettes du pouvoir. En effet, ce pouvoir sur les consciences s’exerce essentiellement au moyen d’actes de communication. Or un acte de communication particulier n’implique pas nécessairement un comportement attendu, mais quand il émane du pouvoir social il est certain qu’il porte une information sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. En ce sens, il est pourvoyeur de normes de comportement pour la société. Et c’est par l’intermédiaire de ces normes que se circonscrit un champ délibérément limité des comportements possibles dans la population.
Par exemple, lors d’une assemblée amicale, il sera tout-à-fait seyant que tu parles et échanges sur ton projet de renouveler ton salon. Le sujet sera rassembleur. Par contre, aborde la question de notre recours collectif à de l’énergie artificielle, de notre manière dispendieuse de l’utiliser, et en quoi cela compromet à long terme l’avenir de notre descendance. On anticipe les yeux ronds et les mines embarrassées, voire navrées, dans l’assemblée, signes patents d’une transgression de la normalité.
Une telle situation illustre bien de quel côté se trouvent les possibles évacués dans la normalité ambiante.
–    Oui ! Du côté des comprtements qui impliquent un investissement de l’avenir.
–    (a-s) : Par contre, il a un type de possibilités qui semblent d’emblée s’imposer…
–    Il me semble que ce sont celles qui apportent du plaisir à court terme.
–    (a-s) : En effet ! Tu as très bien saisi l’idéologie qui est implicitement imposée dans notre société : elle est hédoniste (du grec hedonè = plaisir) ! Et c’est un hédonisme qu’on peut qualifier de trivial, puisqu’il consiste dans la recherche du plus de sensations bonnes possibles, dans le délai le plus court. Et la société est prioritairement organisée pour faciliter les consommations de biens qui apportent ces sensations.
–    Tu as raison. Sauf que tout le monde ne se laisse pas également influencer. Il est clair que les écologistes sont conscients de ces manipulations par la propagande. Ils les combattent. Comme ils dénoncent cette normalité de la société de consommation en montrant combien elle est dangereuse pour notre avenir commun !
–    (a-s) : Oui, mais avec quelques limites. D’abord il faut être lucide. Nous participons tous activement, peu ou prou, au pouvoir mercatocratique. Écologistes compris ! Par exemple lorsque nous utilisons un smartphone, ou achetons un tee-shirt produit à l’autre bout du monde. C’est pourquoi, on ne sortira pas de ce régime simplement en empêchant de nuire une caste de grands affairistes.
Mais cela va plus loin ! Il apparaît que nos écologistes actuels ne sont pas toujours saufs de cette idéologie hédoniste.
–    Doucement ! Les écologistes prônent la sobriété, la prise en compte des conséquences à long terme des choix énergétiques et industriels …
–    (a-s) : Certes ! Mais c’est du côté du projet de société qu’il faut regarder : vers quel bien commun veut-on orienter la société ?
–    Pour les écologistes, il faut promouvoir une société de protection et de réparation de la nature.
–    (a-s) : Pourquoi ?
–    Quelle question ! Hé bien pour une humanité heureuse dans une nature épanouie.
–    (a-s) : Effectivement. Les programmes écologistes sont des programmes qui visent le bonheur. Et qu’est-ce que le bonheur sinon une accumulation de sensations bonnes – ces sensations fussent-elles plus larges que celles liées aux cinq sens en incluant les formes de bien-être intérieur ?
–     Moi, c’est une finalité qui me parle !
–    (a-s) : Certes, mais lui as-tu parlé ? Je veux dire : as-tu interrogé cette finalité de bonheur en la mettant en balance avec d’autres finalités possibles ? Car tu as l’air de considérer le bonheur comme un but évident. As-tu bien réfléchi à ce que tu vises par ce mot ?
–    Se sentir bien, heureux, … délivré des menaces venant de cette société industrielle proliférante et ravageuse.
–    (a-s) : Ce qui apparaît en filigrane dans ce que tu dis – et qui est la pensée écologiste très commune aujourd’hui – est un idéal de vie sociale en réaction à la négativité du présent – les destructions de paysages, d’espèces, les pollutions, les catastrophes induites par le réchauffement climatique, le mal-être propre à la vie de travailleur-consommateur, le délitement de la socialité. Un tel projet écologiste viserait à faire tout juste le contraire de ce que fait le pouvoir social actuel : on décide de « protéger la nature » (lit-on dans le programme d’un parti écologiste), au lieu de se comporter comme si on en était « maître et possesseur » (selon l’expression de Descartes). Et il semble aller de soi que ce changement de signe dans notre rapport à l’environnement naturel entraînera automatiquement le passage d’un monde de sensations négatives à un monde de sensations positives. Or, il faut comprendre qu’une réaction ne saurait être une construction de l’avenir, parce qu’elle évacue toute réflexion entre des avenirs possibles. Elle ne fait que corriger le présent. Une réaction ne consiste qu’en un seul comportement possible, celui qui est impliqué par le sentiment négatif qui fait réagir, et qui permet de renouer, au plus court, avec un sentiment positif – un peu comme quand tu rajoutes du sel dans ta soupe.
–    Là je te trouve bien chicanier ! N’espères-tu pas, d’une révolution écologiste, qu’elle rende la vie plus heureuse sur Terre ? Qu’en attends-tu alors ?
–    (a-s) : Quelque chose d’humainement plus intéressant que le bonheur. Que mettons-nous, chacun, dans le mot « bonheur » sinon l’imaginaire de nos meilleures sensations vécues dans le passé, portées à leur plus grande perfection ? Le « bonheur », c’est un mot qui nous parle du passé, pas de l’avenir – le sourire bienheureux du bébé contre sa mère qui a tété à satiété et a fait son rot.
Comprends-tu que ça n’a pas pu être l’attente du bonheur qui a amené Bernard Palissy à brûler ses meubles afin de réussir des céramiques ; qui a fait marcher l’explorateur solitaire qui n’est jamais revenu de son expédition au Pôle Nord ; qui a motivé le jeune homme avec son sac de courses qui, en 1989 à Pékin, s’est placé pour bloquer une colonne chars allant réprimer des étudiants ; et tant d’autres, connus ou inconnus ?
Mais une démarche écologiste peut ne pas être aimantée par l'imaginaire du bonheur. Il y a eu, il y a encore, des démarches écologistes rationnellement rigoureuses. À cet égard, l’élaboration, par Hans Jonas, d’un principe de responsabilité sociale nécessaire et suffisant à une société écologiquement viable est à retenir : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. » (Le principe responsabilité, 1979). Ici, être écologiste, ce n’est pas chercher à retrouver une société heureuse dans son environnement naturel – l’a-t-elle jamais été d’ailleurs ? – c’est ménager les conditions pour que nos descendants puissent réaliser les promesses que porte l’humain du fait de ses qualités propres. Le principe de Jonas place clairement la liberté humaine dans sa dimension essentielle d’ouverture à l’avenir.
–    D’accord ! Mais je ne vois pas pourquoi cette ouverture vers l’avenir ne pourrait pas se faire de manière heureuse dans une société écologiste.
–    (a-s) : Pourquoi pas ? Je veux simplement rappeler une remarque d’Aristote qui pourrait nous mettre d’accord. Il disait : il ne faut pas rechercher le bonheur, mais l’action vertueuse ; et alors le bonheur nous sera donné, mais « par surcroît » !
Une action écologiste peut être « vertueuse » au sens grec (pré-chrétien) de l’adjectif, en ce qu’elle exprime l’excellence de l’homme. Elle doit être soigneusement distinguée de l’écologisme du bonheur bien dans l’air du temps.
Car, soyons clairs, les lanceurs d’alerte et les résistants de l’écologie, qui sacrifient de leur bien-être pour empêcher des projets supplémentaires de dévastations de la biosphère, s’exposant souvent à la violence répressive de l’État, sont du côté de cette écologisme vertueux, raisonnable. Par contre, il faut dénoncer une tendance complaisante à un écologisme du bonheur qui, aujourd'hui, entraîne une part significative des idéologues de l’écologie.
Un index très simple pour discriminer ces deux écologismes est le jugement sur l’industrie nucléaire de production d’énergie. Cette source d’énergie a en effet la propriété très particulière d’associer une grande prodigalité avec l’absence de ressenti de pollutions. Elle est donc, à court terme, toute positive pour la sensibilité (sauf accidents que l’on a déjà connus et que, selon toutes probabilités, l’on connaîtra encore). Elle se pare des atours d’une énergie propre, heureuse. Or, elle est de toute façon une source illimitée de malheurs pour l’avenir du fait de la toxicité de déchets radioactifs (en font partie les unités de production hors d’usage qui resteront, monuments maudits, dans le paysage) dont on ne peut se débarrasser car il faudrait les confiner des dizaines de milliers d’années afin qu’ils ne rentrent pas dans les chaînes d’échange des vivants – ce qui est hors de portée des projets humains. Cette industrie nucléaire est donc emblématique des menées humaines qui compromettent « la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre » (Jonas). Nous avons les avantages. Les générations qui vont suivre, et à perte de vue, n’auront que la charge des malheurs – il y a déjà à gérer des centaines de milliers de tonnes de ces déchets radioactifs longue durée. Peut-il y avoir pire injustice dans l’histoire humaine ? Or, l’écologie politique contemporaine s’accommode de plus en plus d’une production nucléaire d’énergie, au moins de façon provisoire. Et il existe d’ailleurs aujourd’hui une tendance de l’écologie politique s’affirmant ouvertement pro-nucléaire.
–    C’est là tout le problème de la transition vers les sources d’énergie décarbonées. Certains pensent qu’il est nécessaire, provisoirement, d’avoir recours au nucléaire.
–    (a-s) : J’avoue que je me méfie des raisonneurs de la « transition écologique ». Ils me semblent relever de l’hédonisme dominant en préconisant une phase qui éviterait d’avoir à vivre trop de sensations négatives. Mais on voit que cette transition n’en finit pas de devoir être étendue, au point qu’elle pourrait rejoindre, en une sorte de point de fuite où se perd le sens de l’avenir, les calendriers de décarbonation, toujours décalés, des responsables de l’activité industrialo-marchande.
–    Il faut bien faire avec tout le monde !
–    (a-s) : Oui ! Mais pas en s'alignant d'emblée sur le plus bête !
Il faut ici dénoncer la qualificatif de « punitif » qu'on brandit dès que l'écologisme laisserait voir la possibilité de sensations négatives. Est-ce que l'on va traiter de « punitif » le guide de haute montagne qui fait démarrer son groupe à cinq heures du matin, le fait grimper rudement dans la caillasse et le gel deux heures durant, pour qu'il puisse contempler, le sommet atteint, le lever du soleil sur le paysage ?
Je nous en prie : respectons-nous d'abord en tant qu’humain !
Or, ce n’est pas très respectueux de traiter les gens comme des enfants. Car c’est vis-à-vis des petits enfants qu’on prend soin de ménager un environnement sauf de toute source de sensations négatives. Vivre en adulte, c’est donner la priorité à ses choix de bien pour l’avenir, en acceptant les pans de sensibilité négative que cela implique du moment qu’ils permettent d’avancer.
C’est aussi à l’égard des personnes âgées que l’on ménage un environnement de sensations positives. La révolution écologiste veut-elle mettre l’humanité à la retraite ? Car n‘est-ce pas là un idéal de retraité ? Vivre une vie de gentil humain dans une gentille nature ! Et, comme des caricatures de retraités, en telle société ne va-t-on pas penser sans arrêt aux normes, vitupérer contre les déviants qui menacent sans cesse, calculer constamment son bilan carbone, son empreinte écologique, cultiver son jardin tout en surveillant la normalité de son voisin et en lui faisant de grands sourires ?
Car ce « bonheur » attendu ne saurait suffire à une âme humaine en ce qu’il n’est porteur d’aucun avenir. Ce qu’illustre l’apostrophe de l’Antigone de Jean Anouilh : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. »
Aujourd’hui, on nous fait « lécher » de l’écologie à tout va. On « verdit » à qui mieux mieux (même avec du gazon synthétique). On nous invite aux « petits gestes » écologiques (tri des déchets, ne pas laisser couler l’eau, etc.) à l’impact dérisoire mais qui assurément soulagent notre responsabilité de consommateurs impénitents.
Bref, on nous traite comme une masse d’enfants attardés, ou de retraités précoces, cela revient au même. En nous lançant une pluie d’appâts à plaisirs multicolores, le pouvoir mercatocratique accapare notre temps de vie, notre énergie, en nous faisant accourir. Et nous accourons et tournons en rond sans arrêt pour essayer de grappiller des ersatz de bonheur.
–    Tu considères donc qu’il n’y a pas à opposer le bonheur apporté par une société écologiste du bonheur apporté par la société de consommation, parce que c’est la finalité même de bonheur qui est en cause : tu la juges humainement indigne !
–    (a-s) : Oui ! Sans en avoir forcément une conscience claire, nous nous savons rabaissés dans ce monde en lequel on nous renvoie sans cesse à un devoir d’être heureux. Or, se savoir ainsi systématiquement méprisé amène à se sentir méprisable. On peut se soulager de ces sentiments négatifs qui touchent à la conscience que l’on a de soi-même en méprisant quelque groupe social différent en lequel on croit voir des signes objectifs de déchéance. Nous considérons que c’est le motif profond de la vague populiste d’extrême-droite qui monte dans les pays occidentaux.
–    Mais cela ne saurait résoudre le problème !
–    (a-s) : Bien entendu ! Cela ne fait que le soulager de façon imaginaire. C’est pourquoi le populisme est une fuite vers l’abîme : on n’en a jamais fini de devoir soulager ainsi son déficit d’estime de soi en s’en prenant aux autres !
Rappelons-le ce problème ! Il s’agit de comprendre l’impuissance des humains à relever le défi de la crise écologique et sociale actuelle, et nous savons qu’ils s’en croient incapables parce qu’ils s’auto-dévaluent…
–    Oui ! Et tu rends compte de cette auto-dévaluation par le fait que les gens se voient constamment méprisés dans leur humanité, et donc qu’ils se comportent trop peu de manière humaine.
–    (a-s) : Autrement dit, ils ne se voient pas capables de construire leur avenir en fonction de valeurs proprement humaines.
–    Mais alors que faire face à ce pouvoir si prégnant qu’il est capable de pervertir une partie de l’écologie politique ?
–    (a-s) : S’en détourner, tout simplement. Plus précisément : se détourner de l’évidence du bonheur comme but de la vie – laisser cette évidence au tout petit enfant, ou à l’individu très âgé qui a mis une croix sur son investissement dans le monde.
–    Facile à dire quand tout le monde autour de soi pense le contraire !
–    (a-s) : « Semble penser le contraire » ! Paradoxalement, le conformisme est un mode de pensée de la solitude : les idées dominantes dominent lorsque les gens ne discutent pas entre eux.
C’est pourquoi il faut continuer à discuter !
–    Alors à bientôt !