mardi, août 18, 2020

Comment peut-on être contre le progrès ?



L'idée de progrès a son emblème incontesté dans les sociétés de culture occidentale. N'est-ce pas pour cela que tant de migrants se pressent à leurs frontières ?
Mais dans le même temps, à l'intérieur de ces sociétés, il y a une remise en cause toujours plus vive de l'évolution historique qui a permis cette attractivité. N’est-ce pas au progrès que l’on impute les graves atteintes à la biosphère que sont le réchauffement climatique, l’empoisonnement ou la stérilisation des milieux, et l’élimination massive de populations vivantes ?
Peut-on renoncer à l’idée de progrès ?
Il importe de préciser cette idée de progrès que l’on met ici en question.
Il ne s’agit pas du progrès en son sens le plus général : l’avancée d’une entreprise vers son but. On parle ainsi du progrès d’un chantier, et même, de manière à peine imagée, du progrès d’une épidémie. En ce sens on parle d’un progrès (avec l’article indéfini).
Il ne s’agit pas non plus simplement du progrès comme une certaine interprétation de l’Histoire (avec un grand « H »), c’est-à-dire de la suite des événements dans le temps qui constituent l’aventure humaine, en tant que son sens amène l’humanité vers plus de perfection. En cette signification le progrès (noter l’article défini) peut prendre plusieurs formes selon la perfection que l’on vise. Ainsi le progrès a un sens chrétien, dans l’augustinisme, où il signifie l’accession des humains à la « Cité de Dieu » à la fin de l’Histoire. Il prend un sens terrestre, mais purement spirituel, chez Pascal comme progrès cumulatif de la connaissance : « … toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »
Le progrès dont il est question ici est une de ces interprétations de l’Histoire, celle qui s’est imposée dans les consciences depuis quelques siècles avec une telle puissance qu’elle a occulté toutes les autres, au point qu’on parle à son endroit du Progrès – avec la majuscule. Voici ce qu’en disait le Grand Larousse universel du XIXe siècle : « Cette idée que l'humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C'est là une croyance qui trouve peu d'incrédules. »
Cette citation nous renseigne sur la perfection qui donne sens au Progrès : l’accroissement du bonheur lié à l’amélioration continue de l’humanité. Elle nous éclaire aussi sur l’emprise que cette idée du progrès a pu prendre sur les consciences : l’adhésion qu’elle suscite est de l’ordre de la croyance, elle est même « la vraie foi de notre âge » ! Autrement dit la croyance au Progrès est le substitut de la foi religieuse dont se sont écartés les peuples occidentaux à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle.
En ce sens le Progrès est une idéologie puisqu’il est une croyance qui prétend s’imposer dans la société afin d’influencer les choix de comportement de chacun – comme le fut la religion auparavant, mais avec cette différence essentielle qu’elle économise tout recours à la croyance en des réalités surnaturelles. Du fait de cette dimension idéologique, le Progrès est beaucoup plus qu’une interprétation de l’Histoire, il devient, à la mesure de son audience, une idée-force qui oriente le cours de l’Histoire.
Essayons de mieux comprendre ces attributs en nous référant à l’avènement de cette idée du progrès.
Du bouillonnement d’idées qui constitue ce qu’on appelle la Renaissance dans la culture occidentale aux XVème -XVIème siècles, émerge finalement la reconnaissance de la valeur propre et universelle de l’humain – ce qu’on appelle l’humanisme. Pic de la Mirandole met en évidence l’autonomie propre de l’humain par rapport au divin, Machiavel montre que les jeux de pouvoir sont déliés des prescriptions morales divines, Montaigne met en valeur la relativité fondamentale de la condition humaine, et Bacon affirme les capacités d’emprise de l’homme sur la nature par le développement de la science.
Or, c’est cette dernière orientation de l’humanisme, réaffirmée par Descartes quelques années plus tard à partir d’un adossement métaphysique cohérent, qui va s’imposer dans l’Histoire. Quoique cette métaphysique tranche dans la réalité à la serpe puisque Descartes conteste à tout autre être vivant que l’homme d’être quelque chose de plus qu’un mécanisme perfectionné !
Il faut bien souligner que cette option – l’humanisme comme domination de la nature – est un choix contingent (dont les conditions psycho-sociales méritent élucidation, ce qu’a entrepris Max Weber dans L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, 1905), qui aurait pu être tout autre ; par exemple Montaigne, deux générations avant Descartes, développait un humanisme en sympathie avec le monde animal et respectant la diversité des cultures humaines.
Mais c’est bien du côté du Progrès des « modernes » que la gente humaine s’est tournée pour exprimer, à Dieu (s’il existe), aux autres espèces vivantes, et à elle-même dans le miroir de ses réalisations, sa valeur propre. On qualifie de moderne un certain rapport au temps, tout-à-fait inédit, qui s’est imposé à cette époque (à partir du XVIIème siècle). Il consiste à dévaluer a priori la culture passée par rapport à la culture présente, et la culture présente par rapport à la culture à venir.
D’emblée, l’idéologie du Progrès a privilégié la dimension technoscientifique de l’Histoire. Le principal ouvrage de celui qui est le père de l’idéologie du Progrès – Francis Bacon – s’intitule Novum Organum (1620), soit la « nouvelle méthode » pour avancer de manière assurée dans les sciences. Il s’agit de la méthode expérimentale qui implique un cercle vertueux entre avancées théoriques et avancées techniques. C’est donc dans cette direction qu’est pensée l’amélioration du genre humain : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » écrit-il (La nouvelle Atlantide, 1627). Autrement dit, le sens du Progrès est dans la maîtrise de la nature par l’homme. Descartes reprendra cette idée peu après en mettant en valeur une conception d’abord matérialiste du bonheur qui est ainsi attendu : « Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. » (Discours de la méthode, 1637).
On voit donc bien que, dès son affirmation initiale par Bacon, le Progrès des modernes légitime, par la méthode expérimentale, la maltraitance de la nature (par exemple l’expérimentation animale), et son caractère potentiellement dangereux – pour les autres espèces, pour les autres cultures, pour l’avenir de l’humanité – pouvait déjà être argumenté à partir des textes de Montaigne.
D’autre part, la dimension idéologique est d’emblée présente puisque la rhétorique de propagande est manifeste aussi bien chez Descartes (« jouir des fruits de la terre ») que chez Bacon (« Nous volerons comme les oiseaux … »). C’est par cette réclame que ces textes veulent ouvrir la voie à une entreprise sans freins de domination de la nature par l’espèce humaine. Ils privilégient un bonheur selon les trois directions évoquées par Descartes : la santé et la longévité, la vie facilitée (par les biens techniques), le bénéfice du sentiment de supériorité par la domination d’une nature qui avait été si longtemps crainte.
Ces satisfactions de type hédoniste (du grec hedonê = plaisir), alliées à une méthode efficace et déployable à long terme pour y parvenir, ont sans nul doute été un puissant argument de la popularisation du Progrès des modernes. Et ce n’est pas le moindre paradoxe que notre monde du Progrès apparaît avoir fait un parfait surplace au niveau des valeurs puisque, quatre siècles plus tard, ce sont toujours ces valeurs proclamées par Bacon et Descartes qui prévalent.
Pourtant cette impression reste superficielle. À regarder le déroulement historique de plus près, on note des détours significatifs, concernant la pensée du Progrès, entre le XVIIème siècle et le XXIème siècle.
L’avènement du Progrès a été le choix, par des intellectuels, d’une concrétisation du nouvel humanisme, dans sa version qui leur paraissait socialement la plus prometteuse, celle de la domination de la nature. Et, pendant plus d’un siècle, elle est restée une affaire de savants, pour employer le mot en faveur à l’époque. C’est le temps des découvertes décisives, la place non privilégiée de la Terre dans l’espace, les nouvelles contrées habitées à l’Ouest et aux antipodes, bien sûr. Mais aussi les principes fondamentaux de la nature tels la force de gravitation, le principe d’inertie ou la pression atmosphérique. C’est aussi le temps des grandes inventions comme le télescope, le microscope, la machine à vapeur, l’horloge à pendule, etc.
Ainsi, le Progrès en ses premiers développements impactait presque exclusivement la représentation du monde dans les milieux lettrés, ce qui engendrait ponctuellement des conflits avec la hiérarchie religieuse gardienne du dogme chrétien, comme on le voit avec l’affaire Galilée. Mais l’ensemble du peuple restait à l’écart ; bien encadré par le clergé, il continuait à être soumis au dogme religieux, n’ayant de perspective de progrès que dans une hypothétique vie éternelle après la mort.
Ce creusement, entre deux manières de penser son rapport au monde à l’intérieur d’un même ensemble culturel, ne pouvait qu’être le prélude à des changements profonds et durables.
Le Progrès, s’affirmant dans le développement des sciences, et donnant ainsi une nouvelle valeur sociale à la raison, rendait de plus en plus insupportable, aux yeux de la classe cultivée, la mainmise du clergé sur les consciences au moyen de la superstition. On verra paraître, dès la seconde moitié du XVIIème siècle, par exemple avec Spinoza et Bayle, des livres très acérés dans leur critique des délires de la superstition par opposition à l’universalité de la raison. Et le XVIIIème siècle va être, en Occident, avec les philosophes des Lumières, le siècle de l’affirmation de la valeur émancipatrice de la raison. Ce siècle se terminera par la reconnaissance de la raison comme valeur première du Progrès, ce qui sera exposé avec la plus grande force en Allemagne avec Kant (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784), mais aussi en France par Condorcet qui écrit en 1794 : « Il arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres … » (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,).
Ainsi, du fait de la prépondérance de l’activité savante et de la nécessité de dénoncer la superstition, le Progrès, qui initialement annonçait des satisfactions plutôt primaires, en est venu à viser un bien pleinement humain, celui de la libération par la raison. Il faut admettre que c’est en cette réorientation que le Progrès devient directement pris en charge par les milieux populaires – ce dont témoignent les révolutions américaine et française.
C’est en ce sens qu’on verra fleurir en France au XIXème siècle, surtout après la révolution de 1848, des « Café du Progrès » ou « Cercle du Progrès », et encore des journaux et revues dont le titre affiche ce mot, et que se légitiment, encore aujourd’hui, l’adjectif de « progressiste » tout comme l’expression « forces de progrès » – formulations, notons-le bien, en complet décalage du Progrès vilipendé au nom de la préservation de l’habitabilité de notre planète.
L’affaire n’est donc pas simple. Il ne suffit pas de condamner le Progrès. Il faut d’abord reconnaître l’ambiguïté du mot qui est fonction de la richesse de son histoire.
Or, il nous faut prendre en compte un autre élément décisif de cette histoire : l’annexion de l’idéologie du Progrès au service des intérêts marchands afin de rendre acceptable le développement d’une économie industrielle.
La Révolution française a éclaté au nom de la raison, car c’est en tant que raisonnables que tous les citoyens revendiquent d’être égaux en droit. Elle se termine au nom de l’argent puisque, après la réaction thermidorienne (1794), c’est la bourgeoisie affairiste qui rafle la mise.
La bourgeoisie ayant enfin conquis le pouvoir politique s’encadre vite d’une nouvelle « science » alors en plein essor : l’économie politique (le livre fondateur d’Adam Smith sur La richesse des nations est paru en 1776). Le mot « science » requiert les guillemets, car il s’agit d’un savoir très idéologique en ce sens qu’il promeut une vision du monde adéquate aux intérêts marchands.
L’idée première est que c’est la poursuite de l’intérêt individuel de chacun qui fait avancer le bien commun. Et le bien commun est conçu très prosaïquement comme la richesse d’une nation, c’est-à-dire la valeur monétaire – la valeur d’échange – des biens disponibles. Or, explique Adam Smith, la valeur d’échange d’un bien est fonction de la quantité de travail requise pour le produire. Si l’on veut diminuer la valeur d’échange d’un bien pour qu’il s’ouvre un marché, il faut diminuer la quantité de travail pour le produire. Il y a deux facteurs qui se conjuguent l’un avec l’autre pour obtenir cette diminution : la mécanisation du processus de production et la division du travail. Ainsi donc, pour l’homme politique bourgeois, l’enrichissement de la nation passe par la technicisation de l’économique (et l’aliénation corollaire du travailleur), et la technicisation de l’économie passe par l’activité des savants selon la méthode expérimentale. Et les biens ainsi produits en quantité vont permettre de mieux assurer la santé, de faciliter la vie, et de jouir de l’arraisonnement de la nature au service de l’homme.
Ainsi, la perspective politique bourgeoise est congruente au projet initial des promoteurs du Progrès. Cela se traduit, dès la première moitié du XIXème siècle, dans le monde occidental, par la diffusion du métier à tisser, l’installation de voies de chemin de fer, la multiplication des manufactures, la construction des premières grandes unités industrielles, etc.
Mais cela signifie aussi, la dépossession de l’artisan de la maîtrise de son œuvre, l’apparition d’un prolétariat (travail des enfants, des femmes, semaines de plus de 60 heures, etc.), l’exode rural, les conquêtes coloniales avec la spoliation systématique de nouvelles contrées, et, d’une manière moins visible dans un premier temps (mais des auteurs en parlent dès la seconde moitié du XIXème siècle), le pillage ad libitum de ressources naturelles qui ne sont pas illimitées.
On comprend très bien que l’idéologie du Progrès ait eu un effet d’entraînement des populations pour participer à l’industrialisation de l’économie. Dans son ambiguïté même elle joue sur les deux tableaux des aspirations humaines : la demande de bien-être et l’espoir de liberté.
D’une part, le Progrès signifie la mise à disposition d’une grande variété de biens, sans cesse renouvelés (ce qu’on appelle « les nouveautés » ) qui, même si on ne peut pas se les payer sur le moment, montrent qu’on est dans un monde plus riche de possibilités, où la vie peut être plus facile, ce qui est quand même beaucoup plus stimulant pour élargir son horizon et investir l’avenir que les sermons du curé, où l’espoir du passage erratique du colporteur.
D’autre part le Progrès est le mot symbole du refus des castes qui figeaient sans espoir les individus et leurs descendants dans des rapports sociaux de domination. Il signifie l’ouverture de l’avenir vers une société de citoyens libres et égaux, où l’harmonie de la raison aura remplacé l’arbitraire dans les rapports sociaux.
Bien sûr, on sait à quel point ces charges affectives d’adhésion au Progrès se sont heurtées durement aux réalités implacables de l’industrialisation. Ce furent le déracinement des paysans de leur terre, des artisans de leur atelier, des femmes de leur foyer, des enfants de leurs parents, tous utilisés sans retenue pour faire avancer l’industrialisation. C’est l’apparition du prolétariat et l’inacceptabilité de sa condition qui est la clé des multiples révoltes populaires qui ont émaillé le XIXème siècle.
Mais il est intéressant de remarquer que tous les mouvements politiques qui on voulu porter dans l’espace public les espoirs de ces révoltes – socialistes, anarchistes et communistes – ont fondé leur doctrine et leur programme d’action sur l’adhésion au Progrès. Il faut ajouter qu’une majorité de ces mouvements – il faut en exclure les anarchistes et quelques individualités comme Paul Lafargue – ont intégré dans leur projet la valorisation du travail et la poursuite de l’industrialisation. Ce qui signifie qu’ils considéraient que l’émancipation des hommes passe, conformément au dogme de l’économie politique classique, par l’exploitation de la nature comme simple moyen.
Pourtant aujourd’hui l’idéologie du Progrès ne fonctionne plus. Alors que, jusqu’aux années 60, il était adulé par tous, le Progrès est désormais dénoncé de tous côtés. Pourquoi ? Parce que les deux composantes qui le constituaient – émancipation par la raison et bonheur par des artifices techniques de bien-être – ne peuvent plus cohabiter dans un même mot. L’avancée vers toujours plus d’artifices techniques, telle qu’elle est requise par les exigences de développement des marchés, est devenue absurde. Le petit gain marginal de bien-être de la nouveauté, s’accompagne d’une kyrielle de conséquences négatives facteurs de mal-être au niveau individuel (pensons simplement au remplacement d’un smartphone), et de lourdes menaces de malheurs collectifs (réchauffement climatique, accumulation de déchets, agressions sur l’environnement naturel, etc.). La visée de bien-être par l’exploitation du milieu naturel est devenue contradictoire avec l’exigence de plus de raison.
Qu’est-ce que le Progrès aujourd'hui ? Une baudruche crevée qui n’impressionne plus personne. Même les tenants de la fuite en avant technologique s’en détournent. Ils parlent plutôt de droit pour tous à une technologie, ou d’avancée technologique du point de vue d’un problème particulier ; et d’un point de vue général, ils abordent, lâchement, les choses négativement en évoquant « le retour à la bougie » de ceux qui les critiquent ; les plus audacieux parlent de transhumanisme, ce qui est une manière d’échapper au Progrès puisqu’il s’agirait d’une rupture radicale, d’ailleurs littéralement inconcevable (voir notre L’avenir peut-il être transhumaniste ?)
Il reste que le progrès vers la liberté par la raison garde la continuité d’une ligne lumineuse qui traverse toutes les luttes de ceux qui – depuis les « sans-culottes » jusqu’aux « gilets jaunes » – refusent de n’être que des travailleurs-consommateurs destinés à nourrir l’expansion de l’industrie et du marché.
L’adhésion à ce progrès-là demeure ! C’est pour cela que les locutions « progressiste » et « forces de progrès » persistent. Elles garderont leur pertinence encore longtemps, au moins aussi longtemps que des citoyens lutteront contre les choix économiques et technologiques que continuent à faire des dirigeants déraisonnables. Il faut accepter la persistance de ce progrès-là – avec son petit « p » ! Il faut même la chérir. L’humanité peut-elle avoir de meilleure perspective que « ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison » (Condorcet) ?

mardi, août 11, 2020

Chroniques déconfinées 7 - Retour à l’anormal ?


–   L’interlocuteur (début juillet 2020) : Après cette période éprouvante de plus de quatre mois pendant laquelle on n’a parlé que des méfaits d’un virus, on n’a vécu que par rapport à sa menace, on aspire à retrouver une vie normale. Je pense que cette aspiration générale est bien légitime !
–   L’anti-somnambulique (a-s) : Oui, je suis tout-à-fait d’accord avec toi. Les gens ont grand besoin de pouvoir se retrouver normalement, se toucher quand ils le désirent, parler de tout et de rien, enfin renouer avec une spontanéité dans leurs relations aux autres qui est essentielle au charme de la vie ! Cependant, il ne faut pas se cacher que le vœu de « retour à la normale », que l’on se répète aujourd’hui, peut être entendu de deux manières tout-à-fait antithétiques. Ce peut être aussi un « retour à l’anormal » avec un l apostrophe !
–    Ahah ! Ton jeu de mot est ici d’un goût douteux !
–   (a-s) : Ce n’est pas simplement un jeu de mot. Il faut bien admettre qu’il y a une ambivalence fondamentale dans cette visée de retrouver une vie normale. Il y a le fait, comme nous en parlions, de retrouver une vie sociale variée, charnelle, polymorphe, en laquelle reviennent les retrouvailles, les regroupements, les séductions, les sorties, les fêtes, les manifestations culturelles collectives, etc. Mais il y a aussi la perspective des rames de métro bondées, des queues aux caisses, des départs en vacances à 5 km/h dans des bouchons interminables, des foules trop denses qui mortifient des lieux touristiques magnifiques, des horizons grisâtres par des atmosphères trop polluées qui laissent un goût acre dans la bouche, des poubelles débordantes, des enfilades de poids lourds scarifiant les paysages, le bruit des moteurs et le silence des bêtes, etc. C’est cela le retour à l’anormalité – l apostrophe ! Tout ce que je viens d’évoquer n’est qu’une petite part des méfaits engendrés par la compétition marchande exacerbée par les valeurs du néo-libéralisme. Or, quand on écoute celles et ceux qui prennent publiquement la parole en faveur d’un retour à « la normalité », c’est bien le plus souvent cette anormalité-là qu’ils ont en vue.
–   Il me semblait qu’on pouvait envisager le vie normale dans son unité : une vie sociale dynamique, mais qui peut engendrer des nuisances  auxquelles on essaie de remédier.
–   (a-s) : Et y remédie-t-on, à toutes ces nuisances ?
–   Heu ..!?
–   (a-s) : La réponse est non ! Elles sont repérées depuis des décennies, et pourtant elles empirent de manière flagrante au point de provoquer de plus en plus souvent des situations de crise aiguë. Trouves-tu cela normal ?
–   Heu … non !
–   (a-s) : Tu vois, on est bien dans l’anormalité – l apostrophe !
–   J’ai un peu de mal à voir où tu veux en venir. Comment mettre à part cette anormalité ? N’est-elle pas partie prenante  de notre vie normale ?
–   (a-s) : J’accepte ton interrogation. Elle est liée à la nature de la notion de norme. Le normal est ce qui est conforme à la norme. La norme est un concept amphibologique. C’est-à-dire qu’il change de sens selon le niveau de réalité sur lequel il porte.
Du point de vue de l’idéologie dominante, il est normal, en période de fort trafic (ce qui arrive régulièrement), que les automobilistes s’agglutinent en certains points et se retrouvent à rouler pendant une heure à 5 km/h dans une atmosphère hyper polluée, mais avec tout le confort intérieur, dans un véhicule inventé précisément pour se déplacer aisément beaucoup plus vite que par la marche à pied. C’est là « la rançon du progrès » selon l’expression consacrée : il faut prendre son mal en patience pour profiter du bien que constitue l’usage de cet objet techniquement si libérateur (en un sens qu’il faudrait préciser), performant et raffiné qu’est l’automobile contemporaine. Telle est la normalité qui donne sa cohérence à la société contemporaine.
Mais si l’on pense l’homme dans son universalité, alors le sens de la norme s’inverse. Prenons un homme de l’Antiquité, un homme du Moyen Âge, ou même un des témoins de l’invention de l’automobile à la fin du XIXème siècle, que penseraient-ils de la place de l’automobile – ce moyen de déplacement souple et rapide dont ils avaient peut-être rêvé – dans notre société ? Ils la trouveraient parfaitement aberrante. Et ils jugeraient anormal qu’une société accepte comme normal qu’un objet technique soit devenu envahissant au point d’ankyloser l’espace et de rendre l’air toxique.
–   Bien sûr, c’est le point de vue de l’homme universel qui doit prévaloir !
–   (a-s) : Tu as tout-à-fait raison. Mais sache que parler ainsi, c’est s’affirmer humaniste. C’est reconnaître que ce qui nous fait humain, quelles que soient les conditions particulières de chacun, est une valeur absolue qu’il nous faut cultiver. Le diagnostic qu’on en tire est que la société contemporaine contrevient à la valeur universelle de l’homme. Elle produit massivement de l’inhumanité. C’est en cela qu’elle est anormale.
–   Mais quand même, pour nous qui sommes humanistes, le retour à la normalité garde tout son sens. C’est, comme tu l’as dit tout à l’heure, le retour à la capacité de vivre des relations humaines diverses et variées et par la présence vivante d’autrui. Par contre la pandémie, en nécessitant un confinement généralisé, a amené à un mode de relation tout-à-fait anormal en lequel tout ce qui présuppose une rencontre collective – l’enseignement, le travail collaboratif, les réunions diverses – ne peut se faire que par écran interposé via des logiciels de téléconférence.
–   (a-s) : Oui, c’est très juste. Mais il faut avoir conscience que tu portes ce jugement du point de vue de la valeur de l‘homme universel. Je veux dire : c’est toujours et partout que la valeur de l’humanité peut s’exprimer dans la relation directe à autrui, plutôt que dans la relation à son image, fut-elle animée et sonorisée sur un écran. Il convient ici de rappeler la thèse du philosophe Lévinas : seule la rencontre avec autrui en présence nous rend pleinement responsables de la valeur que nous donnons à cette rencontre. Une illustration en négatif nous en est donnée sur les réseaux sociaux numériques où prennent une importance inédite les fausses identités, les fake news, les stigmatisations de meute, et les procédures de défiance.
–   Si je te suis bien, il s’agit de promouvoir une bonne normalité par rapport à une normalité trompeuse, immanente à notre société, mais qui est, d’un point de vue humain, une anormalité.
–   (a-s) : Oui tu me suis bien. Mais il ne faut pas se contenter de cela. Car le fait est que nous pouvons très facilement être abusés par les jugements de normalité émanant des pouvoirs sociaux. En effet, ce qui caractérise le jugement d’opinion sur ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, c’est qu’il n’a pas besoin de formuler explicitement la norme en fonction de laquelle il juge dans la mesure où celle-ci se donne comme allant de soi parce que se fondant sur l’expérience partagée. Par exemple, on va nous dire que, bien sûr, il est normal que se développe le télétravail car cela va dans le sens du progrès par la numérisation de la société. Or, chacun le sait, le développement du numérique a démultiplié prodigieusement les possibilités de communication humaine et apporté mille facilitations dans la vie quotidienne ; retourneriez-vous dans le monde du début des années 90 ?
–   Et si je répondais : «  Oui, très volontiers ! »
–   (a-s) : On te riposterait : « Êtes-vous prêt à renoncer à votre smartphone, à votre ordinateur, à votre confortable voiture hybride pour un modèle des années 80, etc. ? »
–   Heu … !?
–   (a-s) : Oui, il n’est pas facile de répondre. On est obligé d’en passer par la philosophie, c’est-à-dire par la confrontation de visions du monde et des valeurs en fonction desquelles elles se configurent. On pourrait par exemple opposer à la multiplication indéfinie des possibilités de relations humaines, la qualité à la fois sensible, affective, et morale de relations humaines dûment choisies. Et si l’on insistait sur la supériorité d’une vision qualitative de la relation humaine, on finirait pas s’entendre objecter : « Chacun sa vision des choses. Il n’y a pas de vérité absolue. La mienne a cet avantage de me permettre une bonne emprise sur ma vie sociale ». C’est le relativisme. Il est l’argument ultime censé clore le débat : toutes les visions du monde se valent car elles sont relatives à chacun, alors autant prendre la plus avantageuse ! Il n’y a donc plus une unique vérité sur laquelle tout le monde pourrait se mettre d’accord. Le relativisme peut être amené par diverses figures ; la figure des sophistes de l’Antiquité : « L’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras) ; la figure de Nietzsche considérant qu’il n’y a de vérité que celle qui permet d’affirmer sa volonté de puissance ; la figure du constructivisme contemporain qui affirme que « toute prétendue réalité est la construction de ceux qui croient l’avoir découverte, et étudiée » (P. Watzlawick).
–   Que répondre ? D’autant que cela semble assez vrai. Comment contester qu’il y ait une part de soi , de ses désirs, de son histoire personnelle, de son héritage culturel, dans les idées qu’on se forme sur le monde ?
–   (a-s) : Il n’y a rien à répondre. Et pour une raison très simple : le relativisme tue le débat. Car le sens du débat est justement de surmonter la part subjective de ses idées pour s’approcher de la vérité. Si cette vérité n’existe pas, le débat n’est plus que le moyen, pour les ambitieux, d’affirmer « leur volonté de puissance », comme dirait Nietzsche. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Tous les actes de langage qui se réfèrent à la vérité deviennent incongrus. Tu viens de me dire du relativisme : « cela me semble assez vrai ». Mais cette proposition n’a aucun sens dans le cadre d’une doctrine qui nie que la vérité existe ! Or la référence à la vérité est constitutive du langage humain, elle est ce qu’on appelle sa fonction de désignation. Soit la proposition « À chacun sa vérité ! » Elle désigne une certaine réalité – les individus humains – auxquels elle associe un certain attribut – possession d’une vérité singulière. Donc la fonction désignatrice de la phrase apporte une vérité universelle sur l’humain. Ce qui contredit son contenu. Ainsi le relativisme disqualifie toutes les propositions de langage qui désignent. Il n’y a plus de monde commun dont on puisse parler. Il ne reste plus que les expressions vocales qui expriment ou suscitent les émotions qui puissent encore valoir. Ce qui correspond plus ou moins à l’extension de la communication animale.
–   Cela me laisse assez perplexe. Je trouvais plutôt subversif qu’on remette en cause qu’il y ait une vérité absolue. Cela me semblait un sain principe pour se prémunir contre tous les endoctrinements, aussi bien religieux que politiques !…
–   (a-s) : Remettre en cause la vérité pour se prémunir du dogmatisme et du fanatisme ? C’est comme couper la tête pour soigner le mal de tête ! Non, ce n’est pas la vérité qui est en cause dans ces formes de maladies de l’âme, c’est plutôt la croyance, c’est-à-dire la légitimité d’affirmer lorsque la raison est en défaut. J’ai abordé ce problème dans Pour une diététique de la croyance.
Pour en finir avec le relativisme, il faut admettre qu’il est inhumain puisqu’il disqualifie ce qui est le propre de l’homme : la parole. D’ailleurs ne les voyons-nous pas, tous ces ambitieux qui prétendent faire carrière, se déliant de tout souci de vérité ? Ce sont eux les tenants de la post-vérité, des fake news, bullshits, infox, et autres (c’est fou ce que le vocabulaire s’est enrichi en ce domaine ces derniers temps) ! Ce sont toujours des agents particulièrement actifs dans ce qui précipite l’humanité vers les effondrements qui feront la Terre inhumaine, c’est-à-dire inhabitable par l’homme.
–   Nous réfléchissions à la normalité à venir …
–   (a-s) : Oui, en effet ! L’enjeu de cette controverse philosophique était de mettre à jour les valeurs qui fondent implicitement les jugements de normalité. Notre point d’aboutissement est l’idée que la logique sociale mercatocratique – organiser la société pour accroître indéfiniment les flux marchands – doit finalement abandonner la valeur de vérité pour maintenir la normalité des comportements qu’elle promeut. C’est ce qui permet de comprendre que la vérité comme valeur sociale fondamentale soit si régulièrement remise en cause aujourd’hui. Cela nous amène à diagnostiquer l’inhumanité profonde de la société mercatocratique.
–   J’adhère à ta conclusion, mais j’ai quand même une réticence …
–   (a-s) : Je t’écoute.
–   Pourquoi s’être attardé sur cette notion de « normalité » qui est ambiguë, peu rigoureuse ? Après tout, il s’agit de savoir quelles vont être les bonnes règles de comportement pour la société qui vient. Ne serait-il pas plus simple de s’en tenir à des règles clairement énoncées, acceptables par tous, et dont l’application est contrôlée par l‘autorité de l’Etat – c’est-à-dire des lois ? Dans une société transparente à elle-même, et qui veut fonctionner efficacement, n’est-ce pas la loi démocratiquement établie qui doit permettre de juger des bons et mauvais comportements sociaux ?
–   (a-s) : Mais comment sera établie la loi ?
–   Hé bien, comme je viens de le dire, démocratiquement. Elle doit refléter l’opinion de l’ensemble des citoyens, ou, tout au moins, de la majorité.
–   (a-s) : Et comment se cristallise cette opinion des citoyens ?
–   De bien des manières je pense : les croyances héritées, les propagandes, les expériences, les débats, etc.
–   (a-s) : Il me semble que tu oublies un facteur : les jugements de normalité.
–   Selon moi, ils sont l’expression de l’opinion, et donc le résultat des facteurs que j’ai cité plus haut.
–   (a-s) : Examinons les choses de plus près. En 2017, il a été révélé que le favori à l’élection présidentielle détournait depuis de nombreuses années de l’argent public en faisant rémunérer sa femme pour un emploi non exercé d’assistante parlementaire. Il s’agit d’un comportement illégal, cela ne fait pas débat. Mais le débat s'est amplement développé entre ceux qui trouvaient ce comportement anormal – la majorité –  et ceux qui trouvaient cela normal. On s’aperçoit en ce cas que le jugement de normalité ne recoupe ni le jugement juridique (les époux Fillon ont été condamnés), ni le jugement politique (des gens de droite ont trouvé ce comportement anormal, des gens de gauche ont été très compréhensifs). Pourquoi ? Parce que le jugement de normalité est profondément enraciné dans le vécu des individus et parce qu’il s’impose à eux spontanément. Ces deux caractères ne peuvent se comprendre que si l’on admet que le jugement de normalité exprime directement la vision du monde de l’individu et la configuration de valeurs qui la sous-tend. Notre esprit a besoin d’une vision du monde pour nous orienter dans la vie aussi impérieusement que notre organisme a besoin d’air pour fonctionner. C’est sur cette vision du monde que s’appuie notre sens de la normalité. Cette vision du monde n’est la plupart du temps pas l’aboutissement d’une élaboration philosophique explicitement réfléchie, mais elle est au moins comme l’intégrale de l’ensemble du vécu de l’individu, ce qui inclut, au-delà des événements particuliers de la vie, son éducation, les bains idéologiques auxquels il a été soumis, et surtout l’expérience des jugements de normalité des personnes auxquelles il a été affectivement lié .
–   Si je te comprends bien, c’est la norme immanente à sa vision du monde, malgré son caractère non explicite et son apparent manque de rigueur, qui est  décisive pour les multiples jugements de normalité que l’on porte au long de sa vie. Elle est bien plus importante que les règles – les maximes de comportement, les lois – auxquelles on se réfère explicitement.
–   (a-s) : Exactement ! D’ailleurs ces règles explicites ne sont acceptables par tout un chacun que si elles s’accordent avec son sens de la normalité. Les lois trop largement jugées anormales sont un problème récurrent très sensible du droit positif. Pensons, comme exemple actuel, au projet de loi sur la PMA.
–   Cela me fait penser à une autre demande d’éclaircissement. Tu parles souvent pour la mettre en valeur de la décence ordinaire qui désigne un ensemble de règles pas toujours très explicites, liées à la conscience populaire, et pourtant en deçà des lois. Quel est le rapport de la décence ordinaire à la norme telle qu’on en a parlé ?
–   (a-s) : La norme est universelle, la décence ordinaire est spécifique à un groupe social, les classes populaires. La norme peut prendre des formes contradictoires, ce qui est normal chez les uns peut être anormal chez les autres, alors que la décence ordinaire est homogène. En réalité la décence ordinaire est une émanation d’une normalité partagée qui serait la manière la plus pertinente de cerner ce qu’est le peuple. Le peuple serait l’ensemble des individus dont la vision du monde exclut qu’on puisse trouver le sens de sa vie dans la compétition sociale. La décence ordinaire serait alors l’ensemble de règles spontanément partagées par la classe populaire du fait de sa conscience de l’anormalité d’une vie consacrée à la compétition. Ces règles sont d’ailleurs facilement explicitables, par exemple : il faut toujours rendre quand on nous a donné.
–   Finalement, quel est le débouché pratique de cette réflexion sur la normalité ?
–   (a-s) : Poses-toi la question : l’épisode du confinement généralisé a-t-il changé quelque chose du point de vue du sens de la normalité ?
–   Il me semble que la réponse est : oui ! Ne serait-ce qu’au niveau de notre rapport à l’environnement, de nombreux phénomènes qui semblaient auparavant normaux, apparaissent désormais anormaux : les bouchons réguliers sur les voies routières, le voile gris de pollution, le bruit de fond des moteurs, etc.
–   (a-s) : Si l’on y réfléchissait plus soigneusement la liste serait bien plus longue et concernerait également notre rapport au temps, à notre activité dans la société, et à autrui. Et qu’est-ce qui peut se passer dans une société lorsque les comportements impliqués par son organisation apparaissent de plus en plus anormaux ?
–   Peut-être devient-elle mûre pour changer en profondeur ?
–   (a-s) : Oui, c’est bien cela ! L’élargissement du cercle de l’anormalité – l apostrophe – dans une société est le sûr symptôme qu’elle est en voie de changer profondément au sens où elle ne peut que se réorganiser sur la base d’autres valeurs.

C’est pourquoi il faut partager nos constats d’anormalité.