lundi, juin 21, 2021

Que faire du complotisme ?

 
Il ne faut pas hésiter à reconnaître le complotisme comme une force politique, autrement dit une de ces idéologies, comme le sont d’autres doctrines en « -isme » (le libéralisme, le socialisme, etc.) qui veut s’imposer dans l’espace public pour déterminer le devenir de la société.
Mais, il faut avoir aussi conscience que le complotisme est une idéologie très à part.
Il est la seule idéologie qui ne se diffuse pas par la voie des canaux reconnus d’information, mais en dehors, par la rumeur.
Il se présente non pas sous la forme d’une théorie politique mais comme un récit sur la société existante ; ce récit rend compte des problèmes sociaux par l’action intentionnelle et secrète d’un groupe restreint d’individus toujours pris dans les sphères privilégiées de la société.
L’idéologie complotiste est la plus simple qui puisse être : elle met à jour l’agent malfaisant – c’est le complot – en nommant le groupe d’individus incriminés, et a pour seul programme qu’ils soient débusqués et mis hors d’état de nuire. Loin de vouloir dresser le tableau d’une société à venir prometteuse, le complotisme borne son horizon à vouloir sauver le présent.
Le récit complotiste peut être vrai ou faux. Mais même faux, il peut avoir un grand impact historique. C’est la rumeur d’un complot pour affamer le peuple de Paris qui a mis en mouvement la foule qui a pris d’assaut la Bastille le 14 juillet 1789.
Or il est patent que la société, devenue aujourd’hui quasiment mondiale, est confrontée – surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 – à une recrudescence du complotisme.
Quel type de savoir attendre des récits complotistes ? Que pouvons-nous en faire pour mieux contrôler notre destin collectif ?
 
Comme le complotisme repose entièrement sur un récit factuel – il informe sur l’existence d’un complot – la question de la vérité du récit est la première question que l’on se pose. Est-ce vrai ou faux ?
Or, les vérités factuelles ne sont établies que si les faits affirmés sont partageables par tous (concernant les faits historiques, on recoupe les témoignages de ceux qui les ont partagés). Mais alors comment établir la vérité du récit complotiste, puisqu’un complot, par nature, n’est pas partageable par tous, mais par un tout petit nombre (les comploteurs) ?
Et d’ailleurs comment sont informés les diffuseurs du récit complotiste, puisque dès que la connaissance d’un complot sort un tant soit peu du cercle des comploteurs, le complot est compromis ?
Prenons la mouvance QAnon, qui s’est fait mondialement connaître lors de l’invasion du Capitole aux États-Unis, dont le récit porte sur l’existence d’une conjuration de pédophiles satanistes liés au Parti Démocrate visant à contrôler le monde. D’où vient le récit ? D’un pseudo « Q » publiant sur un réseau social parfaitement anonymisé (d’où « QAnon »). Comment Q acquiert-il ses informations. On ne le saura jamais. On ne peut même pas lui poser la question. Et, effectivement, si on pouvait le savoir, il n’y aurait plus complot, on pourrait être, au mieux, devant quelques justiciables du droit commun, passablement dérangés d’avoir trop joué au « maître du monde » sur leur console de jeu. Le mouvement QAnon s’effondrerait.
On peut prendre n’importe quel autre récit complotiste, on se trouvera toujours devant un mystère quant à l’articulation entre les comploteurs et les complotistes. D’ailleurs le mystère s’étend au groupe des comploteurs, lequel est toujours impossible à cerner. Qui connaît un pédophile sataniste lié au Parti Démocrate ? Qui peut donner la liste des entreprises pharmaceutiques appartenant à « Big Pharma » auquel on impute un complot pour imposer mondialement la vaccination obligatoire ? On voit bien qu’en ces nominations le souci n’a pas été d’identifier les personnes responsables, mais de trouver le mot approprié à déclencher la diabolisation.
Pour autant, il n’est pas question de nier l’existence de complots. Les complots ont toujours été un des facteurs importants de l’histoire humaine. Et il est certain qu’aujourd’hui même des complots se trament.
Mais, en vérité, on ne peut parler des complots qu’au passé. Parce qu’on ne peut connaître les complots qu’après-coup, lorsqu’ils n’existent plus, soit parce qu’ils ont échoué ou ont été éventés, soit parce qu’ils ont réussi. Si l’on veut parler d’un complot au présent alors on ne peut utiliser que le conditionnel : « il pourrait y avoir un accord secret de grands groupes pharmaceutiques pour inciter les Etats à rendre la vaccination contre la covid obligatoire ».
S’il n’est pas délirant, c’est-à-dire s’il reste cohérent et compatible avec l’expérience commune, le récit complotiste au présent n’est jamais, ou vrai, ou faux, il est, par nature, indécidable.
Dès lors se pose la question : comment comprendre que les discours complotistes soient aussi clivants, suscitant l’adhésion dogmatique chez les uns, et la condamnation stigmatisante chez les autres ?
Tout simplement parce qu’on adhère au savoir complotiste comme à une croyance. Une croyance est toujours un savoir qui est insuffisamment fondé objectivement, et qu’on valide sans réserve pour des motifs subjectifs.
Quels sont alors les motifs subjectifs des adeptes des thèses complotistes ?
Une croyance peut avoir deux types de motifs subjectifs. Elle rassure par son contenu (pensons à la croyance en Dieu) ; elle délivre de sa responsabilité par reconnaissance d’une autorité irrécusable de celui qui l’énonce (pensons au sermon du prêtre).
Ce qui singularise la croyance complotiste est la totale absence du motif de la parole d’autorité puisque nul ne peut connaître l’énonciateur-source du récit complotiste, et que le transmetteur n’a, pour se faire accréditer, que des « il paraît que … », « j’ai vu sur Internet une vidéo qui dit que … », etc. Ce qui nous rappelle que le complotisme est une rumeur et que la rumeur se diffuse sans besoin d’une autorité énonciatrice.
Autrement dit, toute l’adhésion à la thèse complotiste réside en un attachement affectif au contenu du récit. La question est alors : quel est le sentiment négatif suffisamment puissant et collectivement partagé dont la thèse complotiste est le soulagement ?
Il faut noter d’abord que ce sentiment est nécessairement malvenu dans la normalité ambiante, puisqu’il ne trouve sa voie d’expression que dans les canaux hétérodoxes de la rumeur. D’autre part, le fait qu’il se résolve en une croyance d’ordre politique indique que ce malaise est lié au vécu social.
Il y a donc un mal-être propre à nos sociétés contemporaines qui ne peut pas se dire normalement dans l’espace public, car incompatible avec l’idéal humain courant du « travailleur-consommateur-branché » (c’est-à-dire qui « s’éclate » avec les possibilités des nouvelles technologies) et qui rend les populations accueillantes aux récits complotistes.
L’individu trouve dans le complotisme le bénéfice d’un débouché social à l’expression de son malaise social. Grâce au récit complotiste, il n’est plus seul enfermé dans ses idées tristes et incommunicables, mais partage un même mal identifié qu’il n’a plus à subir puisqu’il est partie prenante d’une force collective en capacité de le combattre.
On se rend compte, à ce stade, combien il est hors sujet d’incriminer l’importance prise par les réseaux sociaux pour rendre compte de la recrudescence des thèses complotistes.
Certes, Internet et son exploitation en réseau social permet une diffusion très rapide et quasiment universelle d’un récit complotiste. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans la capacité d’accueillir ce type de récit par les populations. De toutes façons, il y a tant de pluie d’informations qui se déversent ainsi par Internet et qui se perdent dans les égouts de l’histoire sans avoir mouillé grand monde ! Et la diffusion de la rumeur s’était déjà avérée rudement rapide et efficace bien avant qu’apparaissent Internet et les autres moyens de communication modernes. D’ailleurs, la communication de personne à personne, se reconnaissant en présence, est beaucoup plus prégnante que la communication anonyme, ou par pseudo, sur les réseaux sociaux, laquelle se caractérise plutôt par l’établissement de relations volatiles. Finalement, s’il est vrai qu’avec les réseaux sociaux la diffusion du récit complotiste est plus rapide et plus large, la communauté qu’il crée est moins stable. Il n’y a donc pas là une explication décisive.
Il s’agit donc de comprendre pourquoi, depuis le tournant du XXIème siècle, il y a un mal-être social dans les sociétés occidentalisées qui rend les populations accueillantes au complotisme.
Malgré la concomitance, l’explication par la peur des attentats islamistes n’est pas la bonne. Tout simplement parce cette peur n’a rien à voir avec un malaise diffus, sa cause étant clairement assignée.
Il faut plutôt regarder du côté de l’idée que la vie sociale de notre modernité tardive manque de sens. Mais qu’est-ce à dire précisément ?
Une vie humaine qui a du sens est une vie qui s’est donné un bien, qui est tout autant un idéal de figure humaine à réaliser, en fonction duquel elle fait ses choix.
Or, quel que soit son bien – fondateur d’une famille heureuse, champion en quelque sport, sage écouté, moine en extase mystique, etc. – n’en demeure pas moins qu’il n’y a de bien personnel qui vaille que dans le cadre d’une société organisée en fonction de la préservation d’un bien commun, de telle sorte que les comportements d’autrui ne puissent pas être une menace constante dans la poursuite de mon bien.
Autrement dit, nous avons d’abord besoin qu’un bien commun soit promu dans la société pour que notre vie aie un sens.
Or où en est-on en cette troisième décennie du XXIème siècle ?
Chacun fait quotidiennement l’expérience de comportements de négligence, voire de piétinement délibéré du bien commun par des individus ayant souvent de grandes responsabilités sociales et qui sont tolérés, voire encouragés par les autorités légales des États.
Mille illustrations peuvent être apportées, comme la prolifération des emballages plastiques inutiles et à jeter, le traitement purement instrumental du salarié lorsqu’il est jeté comme un mouchoir usagé, la déforestation systématique pour la monoculture, l’autorisation de pesticides systémiques destructeurs de la faune, l’accumulation de matières radioactives indéfiniment meurtrières sans solution durable de confinement, la persistance de l’investissement dans les énergies fossiles alors que le réchauffement climatique s’emballe, …
Chacun peut alimenter la liste selon sa sensibilité propre. Mais rappelons l’entame des années 90. Le bloc soviétique venait de se disloquer. Le péril d’une guerre nucléaire s’effaçait. On voyait la démocratie comme le modèle universel de la bonne organisation sociale. Il ne restait plus qu’à renforcer la production industrielle pour que l’abondance de biens permette de résorber la faim dans le monde et plus généralement les situations trop criantes d’injustice. Il y avait donc alors la perspective d’un bien commun où la justice se conjuguerait avec l’abondance dans le cadre de sociétés s’organisant démocratiquement.
Certes il y avait la conscience des problèmes écologiques liés à la production industrielle massive. Mais on se sentait capable de les gérer raisonnablement. Ne s’était-on pas donné internationalement les règles pour juguler la menace du DDT et réparer la couche d’ozone dans les années précédentes ? Les éléments se mettaient en place pour relever le redoutable défi du réchauffement climatique. En 1989 à La Haye la quasi totalité des pays décidaient d’initier des négociations pour une convention internationale afin d’enrayer le changement climatique…
Oui ! Nous avons aujourd’hui perdu cette perspective de bien commun.
D’ailleurs, il semble bien qu’on puisse identifier une séquence historique précise qui a été un élément décisif pour cette perte. Et c’est celle d’un complot !
En cette même année 1989 s’initie secrètement aux États-Unis une campagne climato-sceptique financée à coup de millions de dollars par des industriels nord-américains du charbon et du pétrole par l’intermédiaire d’associations idéologiques conservatrices – les noms et circonstances ont pu être suffisamment documentés par des enquêtes rétrospectives. Il s’agit d’insinuer le doute dans le consensus scientifique sur le réchauffement climatique en imposant des articles climato-sceptiques dans la presse, et d’abord dans les revues scientifiques (quelques scientifiques conservateurs sont enrôlés pour cela), jusqu’à imposer dans les opinions publiques la présence de la thèse du « climato-scepticisme » afin qu’on en tire l’impression que le réchauffement climatique, n’étant qu’une thèse parmi d’autres, est discutable (on reproduit la même tactique employée 20 ans plus tôt au profit des cigarettiers pour discréditer l'information sur la toxicité de la cigarette). Dès lors il devient possible d’appâter vers le climato-scepticisme qui peut apparaître comme la thèse la plus agréable à entendre. C’est ainsi que l’opinion publique se divise, que des politiciens conservateurs états-uniens se convertissent au climato-scepticisme, et que, finalement, au début des années 2000, les États-Unis, puis le Canada – alors les deux pays les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre – se désengagent de la Convention internationale de Kyoto (1997) qui avait fixé des règles d’une décroissance mondiale des émissions carbonées.
Tel fut cet épisode décisif suite auquel les populations sont devenues orphelines du bien commun. Et sans bien commun, l’existence de chacun est minée par un vide intérieur qui est celui de son manque de sens.
Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’adhérer à un récit complotiste, c’est renouer avec le bien commun. Car le bien commun devient alors évident comme démasquage du complot. Dès lors, en tant qu’il exprime cette soif de bien commun profondément humaine, il est vain d’incriminer le tenant d’une thèse complotiste.
Par contre, il faut dénoncer les manipulateurs populistes qui diffusent la thèse complotiste en y mettant une pression émotionnelle intense et systématique qui paralyse l’esprit critique, selon les recettes psychologiques éprouvées de la propagande, car ils ont une idée de carriérisme personnel derrière la tête. Quoiqu’il soit à la portée de tous d’en débusquer les procédés.
Mais la limite la plus grave de cette réponse simpliste au manque de bien commun est dans les comportements d’injustice et de violence qu’elle peut secréter. Car, comme on l’a vu, le caractère nécessairement flou du mot qui désigne les comploteurs laisse ouverte la porte aux fantasmes concernant des groupes sociaux dont les petites différences focalisent nos sentiments négatifs en les transformant en haine ciblée. Bref, derrière ces dénonciations imprécises de comploteurs peut aisément se cacher un phénomène de chasse au bouc émissaire.
Au fond, le récit complotiste est une manière facile, trop facile, de rétablir le bien commun. Il simplifie outrageusement l’étiologie du problème social.
Il n’y aura de restauration d’une perspective de bien commun qui vaille que de nous tous, nous qui souffrons de son absence, nous qui, si nous avons l’idée de lever la tête de nos smartphones avant qu’il ne soit trop tard, n’aurons de cesse de la rétablir collectivement, jusqu’au point où seront délégitimés les individus de pouvoir dont les discours peuvent en être fleuris, mais qui, dans leurs actes, négligent ou même se moquent du bien commun, se faisant ainsi les fossoyeurs de l’avenir.
Pour retrouver cette confiance en notre devenir collectif, il est nécessaire de tirer toutes les leçons de ce complot des années 90 qui a été décisif pour défaire le sens de nos existences en faisant accroire le climato-scepticisme.
Finalement, la recrudescence actuelle du complotisme, en se manifestant comme symptôme d’un manque général de perspective de bien commun, révèle bien l’existence d’un complot. Mais ce n’est pas celui qu’on croit.