lundi, décembre 18, 2023

Peut-on s’accorder avec la nature ?

 

Hirondelle prenant un temps de repos
sur la filière d'un voilier en Méditerranée

La nature a été longtemps divinisée comme dispensatrice intarissable de bienfaits, mais aussi capable de colères destructrices envers les humains au nom d’une Justice qu’il n’était pas toujours facile d’interpréter.
Aujourd’hui la nature est pensée de manière terriblement ambivalente.
D’une part il y a un imaginaire de la nature tout uniment positif, diffusé à l’envie par les médias dominants, justement par l’image (publicités, internet, documentaires souvent animaliers) ; c’est comme une nature idéalisée qui serait la consolation des frustrations qu’amène l’environnement urbanisé qui est celui de la majorité des populations aujourd’hui.
Mais, chez ces mêmes sujets humains, il y a en même temps acquiescement de l’usage purement instrumental de la nature qui se voit, par exemple, à travers les fruits sans la moindre trace d’insectes, parfaitement standardisés, qu’ils choisissent d’acheter.
Il faut être conscient du mépris avec lequel est actuellement majoritairement traité l’environnement naturel par les humains, organisés en société de telle sorte qu’ils mettent en œuvre des techniques toutes puissantes et implacables pour lui extorquer, en une violence dévastatrice, ses bienfaits.
Ainsi, l’humain semble avoir surtout considéré la nature de manière excessive, passionnelle pouvons-nous dire, d’abord en l’élevant trop haut, en une sujétion ambivalente d’adulation et de crainte, ensuite en la mettant trop bas comme simple instrument de ses intérêts propres. Et il est certain que la seconde attitude n’a pas oublié la première ; d’ailleurs n’en serait-elle pas la revanche ?
Se poser la question « Peut-on s’accorder avec la nature ? » n’est-ce pas explorer la possibilité d’un rapport enfin serein de l’humain avec son environnement naturel ?
*  *  *
D’emblée se pose la question de savoir si l’on parle bien de la même réalité lorsqu’on échange sur la nature.
La nature, pour les Anciens – phusis – incluait tout ce qui pouvait se manifester aux sens humains, et donc également tous les phénomènes célestes. Car tout cela relevait d’une unité qui pouvait être mise à jour comme ordre rationnel. D’où la multitude de traités philosophiques dans l’Antiquité qui, de Thalès (fin -VIIe siècle), à Lucrèce (-Ier siècle), ont pour titre « De la nature ».
Tous ces traités avaient l’ambition de donner une pensée « en accord avec la nature ». Mais l’attitude contemplative qu’ils impliquaient, toute passive, méconnaissait largement la nécessité des humains d’intervenir sur l’environnement naturel, de le transformer, pour satisfaire leurs besoins vitaux.
La nature pour l’homme de la modernité est bien autre chose. Rappelons que la modernité commence au tournant du XVIIe siècle avec pour principaux initiateurs Bacon, Galilée et Descartes. La nature est dès lors pensée comme cet environnement terrestre déjà là, mis à la disposition de l’homme pour qu’il l’exploite à son profit, grâce à sa raison et à son inventivité technique. C’est donc une nature d’extension beaucoup plus restreinte, et par rapport à laquelle l’homme se doit d’être actif.
De ce point de vue, pour penser correctement la nature, il convient de ne pas hésiter à lui extorquer ses secrets en la contraignant dans les situations non spontanées que sont les expérimentations. La science expérimentale, c’est l’audace humaine de mettre la nature à la question ! L’expérimentation animale, et parfois humaine, en est la forme la plus problématique.
Nous savons que nous sommes aujourd’hui dans l’héritage de cette conception moderne de la nature. Mais avec une rectification majeure. Les conséquences écologiques désastreuses de la surexploitation de l’environnement naturel ont amené à une redécouverte de la valeur de la contemplation de l’ordre que la nature recèle. Mais la nature est alors ramenée au domaine de la vie qui s’est développée à la surface de la planète Terre. La nature est biosphère. Elle est cette très fine pellicule de mousse verte qui s’est développée à la surface d’une planète, la Terre, et qu’on n’a, à ce jour, retrouvée nulle part ailleurs. La biosphère est un système de lignées (espèces) d’êtres vivants doté d’un dynamisme d’auto-développement indéfini, au travers d’êtres qui apparaissent, se transforment en transformant leur environnement, et disparaissent, mais en manifestant des propriétés d’auto-adaptation, d’auto-reproduction, et d’auto-régénération – ce qu’on appelle la vie.
La nature donc, pour nous, est la biosphère, ce système d’êtres vivants sur la Terre avec son support rocheux, aqueux et atmosphérique. Et c’est un système que nous savons désormais fragile, menacé par les menées humaines, et qu’il faut admettre comme mortel. Nous ne connaissons, au-delà de la Terre, que des planètes mortes !
Ainsi penser son accord avec la nature, serait ne plus se penser en assujettis à la toute-puissance de la nature, ce serait ne plus se penser contre la nature en la violentant pour lui extorquer ses richesses. Penser son accord avec la nature serait penser l’homéostasie de la biosphère et l’insertion humaine en tant qu’elle ne la fausse pas. On parle d’« homéostasie » pour rendre compte de certaines règles d’échanges d’éléments dans la biosphère qui garantissent les équilibres qui soutiennent son dynamisme. Si on appelle écologie le savoir rationnel de cette homéostasie planétaire, alors s’accorder avec la nature serait établir des relations avec elle conformes à l’écologie.
Mais cette réponse à notre question de départ, même si elle est précieuse en nous extrayant des pensées passionnelles antérieures sur la nature, est frustrante en ce qu’elle suppose un fort investissement intellectuel collectif, et sans doute une importante régulation, parfois contraignante, des comportements. Faudrait-il mettre l’« écologie » en enseignement obligatoire à l’école primaire ?
En réalité l’écologie ainsi définie n’est pas un savoir achevé, et ne le sera jamais. La biosphère est d’une richesse qui semble infinie et apporte sans cesse des surprises qui remettent en cause les savoirs acquis. Pensons aux incessants remaniements dans la classification zoologique. En ce point on se rend compte de la pertinence de la notion de « surrationalisme » de Gaston Gaston Bachelard. Cette notion signifie que la raison se doit d’être créatrice pour être à la hauteur des défis que lui posent son objet – ici la biosphère – qui n’en finit jamais, dans sa créativité propre, de redéfinir son mode d’être. Par exemple, par rapport au fourmillement des formes du vivant, la raison doit dépasser le modèle du « tableau » du vivant dont le progrès consisterait à en remplir les cases. La théorie de l’évolution a été une création en ce sens, aujourd’hui la théorie de l’épigénétisme qui permet de penser les transformations du vivant à court terme – pourquoi les humains sont-ils plus grands qu’il y a un siècle ? – en est une autre. Penser en accord avec la nature serait alors considérer que ces redécouvertes sur la biosphère puissent se poursuivre indéfiniment.
Alors il faut prendre conscience que l’écologie est plus qu’une rectification de la pensée moderne de la nature. Car reconnaître que la nature, en son infinie créativité, défie la raison en l‘obligeant à sans cesse se réinventer, c’est reconnaître à la fois son unité et sa transcendance sur l’humain. Cette transcendance signifie finalement que lorsqu’il violente la nature, l’humain se violente lui-même !
Pourtant, l’humain ne saurait retourner à son ancienne attitude de sujétion face à une divinité qu’il faut ménager pour ne pas la craindre. Il ne s’agit pas de renier la science et les applications techniques qu’elle permet – car, on le sait l’espèce humaine a besoin de se donner des techniques pour être viable sur cette planète (pensons à tout ce qu’il faut de techniques pour se faire un habit chaud qui permette de survivre à l’hiver des zones tempérées). Il ne s’agit même pas de renier la méthode expérimentale. Car une chose est de faire rouler des billes sur un plan incliné, autre chose est d’inoculer un virus à un chimpanzé. On le voit, tout est une question de mesure. L’humain doit assumer se servir de cette réalité qui le transcende, et, forcément en y laissant son empreinte, plus ou moins profonde, plus ou moins effaçable. Mais dans quelle mesure ?
Ainsi, notre recherche d’une pensée qui accorde l’humain avec la nature se précise ainsi : sur quel principe, tiré d’une juste considération des bienfaits de notre absolue dépendance avec la nature, va-t-on mesurer notre empreinte laissée sur elle par notre indispensable maîtrise technique ?
Il peut être intéressant de s’inspirer de la « Philosophie de la nature » de Schelling (1799) pour fonder ce principe. Schelling, s’appuyant sur la science de son temps, reconnaît trois caractères à la nature : unité, dynamisme, et spiritualité. Les deux premiers caractères sont reconnus par la notion de « biosphère » que nous avons établie plus haut. La spiritualité de la nature est incontestable, du moins comme disséminée. On ne saurait déduire l’établissement d’un code génétique dans nos cellules ADN par la disposition de radicaux cellulaires appropriés, de la simple combinaison « du hasard et de la nécessité » au long de l’évolution (cf. le livre éponyme de J. Monod – 1970). Et on pourrait en dire autant de maintes autres réalités naturelles, telles de la structure de l’œil, la structure fractale du chou-fleur, la suite de Fibonacci dans la répartition des pétales de la pomme de pin, etc., toutes occurrences qui laissent voir une raison qui ordonne. Et comme il y a une unité dans toutes ces manifestations spirituelles, on peut tout-à-fait penser la nature comme un esprit maintenant les bons paramètres pour un maximum de développement de la vie sur la planète Terre compte tenu des circonstances qu’elle offre du fait de sa composition et de sa situation dans l’espace. Mais on ne retombera pas sur une divination de la nature en l’anthropomorphisant. Car on ne peut pas le faire ! L’esprit de la nature ne saurait avoir un corps comme nous en avons un, et il ne saurait dépendre de sa relation à d’autres vivants pour être : la biosphère ne saurait être un vivant au sens où la biologie peut le définir (c’est la faiblesse de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock dans « La Terre est un être vivant », 1979).
C’est dans cette direction qu’il faut chercher la possibilité d’une relation viable de l’humain avec la nature. Vivre en accord avec la nature, c’est comprendre au mieux l’esprit qui se manifeste dans les êtres naturels, et ainsi inférer vers quoi tend l’esprit de la biosphère qui a rendu possible qu’advienne cette espèce particulièrement ingénieuse qu’est l’humanité. Vivre en accord avec la nature, c’est savoir que nous pouvons prélever dans la prodigalité naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on ne l’épuise pas, en préservant sa pleine fécondité future, comme si on la jardinait pour que puissent encore la jardiner nos petits-enfants. Vivre en accord avec la nature c’est inventer des techniques intéressantes qui seront toujours mesurées à la préservation de la générosité de la biosphère.
Ce qu’il ne faut surtout pas faire, si l’on veut s’accorder avec la nature, c’est détruire massivement du vivant pour un plus grand rendement agricole à court terme, c’est laisser des déchets qui seront une source d’empoisonnement du vivant pour l’avenir à long terme. Ce que nous faisons sans vergogne en ce moment même avec de nombreux produits issus de nos techniques par lesquels nous ne laissons à nos descendants que du pur négatif qui compromettra la générosité future de la biosphère – ne citons que les centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (haute activité à vie longue) de l’industrie nucléaire !
Car, d’une attention à penser en accord avec la nature, il s’ensuit nécessairement que les rapports de l’humain avec son environnement naturel ne sont plus de prédation, de destructions et souffrances infligées aveugles, d’irresponsabilité par rapport à l’avenir de l’humanité. Ils sont d’échanges.
L’humain doit partir de la gratitude pour cette générosité de la biosphère dont il dépend absolument, pour lui rendre par ses créations. Des techniques, comme la domestication, comme les habitats humains bien pensé pour s’insérer dans un biotope singulier, comme l’irrigation et autres aménagements de l’environnement naturel (lorsqu’ils favorisent la vitalité au lieu de la bouleverser ou de la détruire), peuvent contribuer à l’enrichissement de la biosphère. De même des créations artistiques peuvent être heureuses à la vie naturelle qui nous entourent – pensons par exemple au Land Art.
Au fond penser en accord avec la nature, c’est aussi penser en accord avec sa nature humaine. C’est donc tenir compte des deux puissances, celle de la nature qui nous est définitivement transcendante dans sa prodigalité sans limites, mais aussi celle de l’homme qui est nécessairement d’emprise technique sur son environnement naturel.
C’est cela le principe d’un accord de l’humanité avec la nature : que les comportements humains soient mesurés à favoriser l’échange de bienfaits entre ces puissances.
 

mardi, octobre 31, 2023

Sous les bombes


On appelle bombe un dispositif technique créé par l'homme qui constitue un mal potentiel collectif, lequel se concrétise à l’improviste – c’est l’explosion – détruisant de manière indiscriminée et donc générant massivement des victimes innocentes.
Il y a beaucoup de dispositifs techniques humains destructeurs, comme la tapette à souris, l’arbalète, etc. Ce qui caractérise la bombe c’est bien qu‘on ne peut s’en prévenir car on ne la voit pas venir (« improviste »), et l’arbitraire de ses destructions (« indiscriminée »).
Il y a un taux particulièrement élevé de destructions par bombe, aujourd’hui, sur notre planète. C’est ainsi que les bombes explosent de manière répétée sur la bande de Gaza et sur l’Ukraine. Les bombes sont l’arme inhumaine par excellence. Rappelons-nous ce qui est advenu aux habitants d’Hiroshima (Japon) en ce beau matin du 6 août 1945.
Pourtant, il faut remarquer que la définition de la bombe donnée ci-dessus ne la caractérise pas comme une arme : il y a en effet des dispositifs techniques qui n’ont pas été créés pour neutraliser un ennemi, et qui pourtant sont porteurs d’un « effet bombe ». C’est en ce sens que Le Monde numérique propose un article des Décodeurs du 31 octobre 2023,  intitulé :
L’article est édifiant car il pointe très précisément la toute petite minorité d’humains responsables des décisions qui compromettent l’avenir de l’humanité en déréglant le climat.
Aux peuples de faire de ces informations le meilleur usage pour retrouver plus de confiance en leur avenir !
Cependant, il ne faudrait pas que cette enquête salutaire masque une autre bombe à la portée destructrice autrement plus redoutable.
Le problème est celui-ci. Depuis 3/4 de siècle les humains développent une industrie nucléaire de production d’énergie qui génèrent massivement des déchets radioactifs.
La radioactivité est la propriété qu’ont certains matériaux de diffuser, à flux continu, de l’énergie dans leur environnement sous forme de rayonnements. Ces rayonnements sont constitués d’ondes électromagnétiques et de particules atomiques qui sont susceptibles de créer des désordres dans le plus intime de notre physiologie, en particuliers dans les cellules qui codent nos gènes. Or, comme ces rayonnements passent sous le radar de notre sensibilité (lorsqu’ils nous traversent nous ne sentons rien), nous sommes individuellement démunis pour nous en défendre.
Nous avons pu montré que la vie n’a pu s’adapter à la condition aérobie sur la surface de la Terre que très tardivement après l'apparition de la vie aquatique, à partir du moment où la forte radioactivité originelle de notre planète avait suffisamment baissé pour être compatible avec des vivants au patrimoine génétique complexe. Voir notre article Radioactivité et expérience humaine.
Si intervient une rehausse de la radioactivité dans l’atmosphère terrestre, l’espèce humaine, et avec elle les primates et les autres mammifères supérieurs, sera la plus vulnérable à ses effets destructeurs pour le vivant.
Il faut donc absolument confiner tous ces déchets radioactifs de l’industrie nucléaire, spécialement ceux qui sont classés HAVL (Haute Activité à Vie Longue). Or, un des principaux composants de ces déchets est le plutonium 239 qui doit – plutôt qui devrait (comment faire des projets à cette échelle de temps ?) – être confiné pendant 200 000 ans ! Sans compter qu’il faut des systèmes de refroidissement, car l’énergie ainsi contenue engendre de la chaleur.
Or, en 2008, il y avait déjà accumulés 250 000 tonnes de déchets HAVL dans le monde. Ce chiffre a été donné oralement par B. Boullis du « Commissariat à l’énergie atomique » lors d’un colloque en 2009. Qu'en est-il en 2023 ? On ne trouve nulle part de chiffres plus documentés, plus officiels, plus récents –  les responsables de cette industrie ne seraient-ils pas fiers de cette croissance là ?
Or, on n’a toujours aucune solution viable pour entreposer tous ces déchets en des sites de confinement pérenne compatibles avec l’avenir à long terme de l’humanité et de la biosphère.
De même, on est toujours incapable de démanteler une centrale nucléaire ayant cessé son activité pour rendre le site disponible pour les vies humaines à venir.
Ainsi, dans une activité toute récente, certains humains recréent les conditions que notre planète soit potentiellement inapte à la continuation de la vie humaine. Et, voyez-vous, on ne le sent pas... du côté de l'industrie nucléaire, tout à l'air si propre ! Tout laisse à penser que les catastrophes surviendront à l'improviste.
Telle est la « Bombe radioactivité ».

samedi, octobre 14, 2023

Misère de la vengeance


Gaza, après le 7 octobre 2023

La vengeance n'est pas un comportement adulte - nous voulons dire : qui procède de l'âge de raison - il est un  comportement infantile. Il n'est que la réaction vers la satisfaction de voir subir des dommages celui qu'on considère être l'agent de dommages qu'on a subis.

Tout dans ce mode de fonctionnement relève de la puérilité : le diktat de l'émotion, l'évidence magique de la réparation par le dommage causé en retour et la satisfaction qu'elle promet, le court-circuitage de la réflexion, l'urgence vers cette satisfaction "à tout prix". C'est la logique de l'enfant qui a besoin de frapper le coin de la table où il s'est cogné : il se fera peut-être aussi mal (à la main) que lors du premier heurt ... mais il aura la satisfaction de s'être vengé ! Plus tard, il faut le croire, avec l'âge de raison, il réfléchira sur les moyens d'éviter le coin de la table, ... avec beaucoup de commisération pour ses impulsions enfantines.

Il est navrant de voir aujourd'hui, si communément, des responsables politiques incapables de dépasser ce niveau.

Rappelons Hegel : 

"La vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances."
                              Propédeutique philosophique", 1809 (trad M. de Gandillac, ed. de Minuit)


lundi, septembre 18, 2023

De la non existence de l’intelligence artificielle et de ses effets

 


Boulier antique
 
L’intelligence artificielle est une technique de production d’œuvres auparavant exclusivement pilotées par l’esprit humain.
En ce sens l’intelligence artificielle est une virtualité de multiples nouvelles œuvres culturelles aisément et rapidement produites.
De ce point de vue l’intelligence artificielle pourrait être vécue comme un élargissement du champ de notre liberté.
On pourrait donc se féliciter de cette nouvelle avancée technique. Sauf qu’il y a un trouble en son idée même dans le fait que l’on ne sait trop de quoi l’on parle quand on parle d’intelligence artificielle.
Déjà, concernant l’intelligence simplement humaine, on serait bien en peine d’en donner une définition qui fasse consensus. Mais au moins, dans l’histoire de la pensée, on s’est longtemps accordé pour en faire une qualité propre à l’espèce humaine qui lui donne une supériorité décisive sur les autres espèces animales. Pourtant, depuis peu, on n’hésite pas à s’interroger sur l’« intelligence animale ». Mais en quel sens alors ? Après tout, l’homme crée des pièges à animaux, l’animal ne crée pas des pièges à humains !
Et comment peut-on parler aujourd’hui d’« intelligence artificielle » en attribuant cette qualité d’intelligence à des dispositifs techniques ?
En ce point, le mot intelligence apparaît comme un embouteillage de confusions.
Alors, comme voie pour éclairer cette notion d’intelligence artificielle, abordons-la en décrivant simplement le phénomène qui est censé la manifester. L’intelligence artificielle se présente comme une machine capable de produire une œuvre originale sous forme de texte, d’image ou de bande-son. Elle capte aujourd’hui l’intérêt commun parce qu’elle semble concurrencer des savoir-faire que les humains avaient toujours jusqu’alors considérés comme leur privilège.
Cette machine est un ordinateur, ce que les anglo-saxons appellent computer, soit, littéralement, machine à calculer.
Le principe d’une machine à calculer est simple. C’est un dispositif matériel construit autour d’un certain nombre d’éléments identiques sur lesquelles on peut provoquer deux états définis en leur appliquant une impulsion énergétique définie. Si on nomme 0 et 1 chacun des états que peuvent prendre ces unités élémentaires, une série de huit donnera un nombre de huit chiffres en 1 et 0, donc de base binaire. En informatique on appelle bit chaque unité élémentaire, et octet le nombre élémentaire composé de 8 bits (donc une mémoire d’1 gigaoctet signifie qu’elle a un million d’octet, en sachant que chaque octet, du fait des possibilités de combinaison des 0 et 1, peut prendre 256 valeurs différentes).
Le boulier (voir l’image d’en-tête) est la plus ancienne machine à calculer, il remonte à au moins deux millénaires avant notre ère. Dans sa forme achevée, il consiste en boules pouvant se déplacer sur un certain nombre de tringles parallèles. Le boulier ci-dessus a une mémoire de 91 bits soit le nombre de boules qui peuvent par leur position – à gauche ou à droite sur la tringle – prendre les valeurs de 0 ou 1
Un ordinateur contemporain peut être considéré comme un boulier à énergie électrique qui aurait l’équivalent de millions de tringles à plusieurs boules (8 le plus souvent). Sauf que ce ne sont pas des boules qui font les bits mais des infimes particules matérielles, par exemple des particules d’oxyde de fer qui changent d’orientation magnétique par une impulsion électrique minimale.
Nous évaluons un ordinateur à sa capacité de mémoire car, finalement, comme dans toute machine à calculer, il n’y a que de la mémoire.
Blaise Pascal présentant, en 1645 (à 23 ans), la première machine à calculer moderne qu’il venait d’inventer, écrivait : « Tu sais … combien, d’erreurs se glissent dans ces rétentions et emprunts à moins d’une très longue habitude et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire. » Autrement dit, la machine à calculer a essentiellement pour fonction d’assurer la mémoire dans le calcul humain par des agencements matériels dynamiques (les changements d’état dus à l’action humaine). Pascal n’est pas du tout dans l’idée d’avoir créé une intelligence artificielle. Jamais il n’a eu le soupçon de l’idée d’accoler le caractère d’intelligence à son invention.
Or, tous nos ordinateurs ne sont que des machines à calculer qui ont poussé au plus loin la quantité de mémoire et la labilité de celle-ci – ce qui est particulièrement le cas du processeur, dont les bits sont constitués de transistors en nombre (désormais de l’ordre du milliard), et dont les changements d’état rapides (indiqués par la cadence du processeur), permettent de gérer les impulsions électriques dans le système.
Encore une fois, il n’y a aucune intelligence dans ces systèmes, que de la mémorisation dynamique engendrée par la numérisation de la modification d’états de particules matérielles. Toute l’intelligence de ces machines numériques est dans leur agencement par le moyen du nombre. Le nombre n’existe pas dans l’ordinateur, il est une création de l’intelligence humaine.
Ainsi l’ordinateur ne peut être crédité d’aucune intelligence artificielle, il n’est, comme toutes les autres techniques inventées par l’homme, qu’un précipité de l’intelligence humaine.
Si l’on voulait parler clairement, il faudrait proscrire l’expression « intelligence artificielle ». L’intelligence artificielle n’existe pas, ne peut pas exister.
On ne devrait parler que de « machines-à-calculer-pour-produire-du-texte » (ou des graphismes, ou des bandes sonores).
Ce qui fait mieux voir qu’il n’y a dans ces productions que des combinaisons de mémorisations suivant des logiques propres à l’intelligence humaine et implémentées par traduction numérique dans la machine.
Prenons par exemple un texte élaboré par le programme « ChatGPT ». Si on lui pose une question philosophique, on a bien le pour et le contre, et finalement une conclusion relativiste : c’est oui ou non selon certaines circonstances. Donc, pour le professeur de classe prépa, une copie très moyenne qui fait état d’une bonne culture commune, qui est capable de mettre en ordre des idées, mais qui est incapable de construire un chemin de réflexion ouvrant des horizons nouveaux. Avec quelquefois des erreurs grossières. À la question « Le mensonge peut-il être moral ? », le programme soutient que Kant admet la possibilité de mentir par humanité. Ce qui est tout simplement faux ! Pourquoi cette erreur ? Elle s’explique par la manière dont le programme mobilise les données : comme il rencontre régulièrement, associé au nom de Kant, l’expression « droit de mentir par humanité », il conjoint l’un et l’autre. Et cela tout simplement parce que Kant a écrit un texte « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797) qui se trouve dans la liste de ses œuvres. Mais ce texte conclut justement qu’on ne peut admettre un tel droit !
C’est là que l’on voit mises au jour les limites de la machine à calculer qui prélève des données numériquement mémorisées et les combine entre elles selon les mots de la question posée et la bonne forme du discours. Elle opère à partir du calcul de la plus grande fréquence statistique de la manière dont sont associés les mots-clés de la question – pas de chance pour Kant, le mot « prétendu » dans son titre n’a pas l’heur d’être un mot-clé !
Finalement la machine à calculer est bien incapable de produire une œuvre au sens d’Hannah Arendt c’est-à-dire comme constitutive du monde humain (voir La condition de l’homme moderne, 1961, chap IV, La durabilité du monde). Elle ne fait que ressasser le monde passé en accommodant des bribes de culture passée selon des formes calculées comme statistiquement les plus communes. Si on demande plusieurs productions à une même requête de texte, la machine donnera toujours la priorité à celui qu’elle a calculé comme restituant les chaînes de mots les plus communes.
Qu’apporte cette pseudo intelligence artificielle, sinon la virtualité des variantes d’expression du conformisme ayant trait à la requête ? La mal dite « intelligence artificielle » nous apporte une liberté bien vaine.
S’exciter, comme c’est dans l’air du temps, sur ce nouveau « progrès », n’est-ce pas, paradoxalement, s’ankyloser dans le statu quo social, alors que notre société de la troisième décennie du XXIe siècle a un besoin vital de sortir du statu quo?
Il est certain que cela n’est, humainement, pas du tout intelligent !

jeudi, septembre 14, 2023

Grandeur et limite de la virtualisation




La notion de réalité virtuelle s’est popularisée ces dernières décennies comme mode d’irruption massive dans la vie sociale de la technologie numérique. En ce sens particulier elle consiste dans la simulation d’un environnement par stimulation artificielle des sens.
Or la technologie numérique permet d’aller très loin en ce sens : on parle aujourd’hui d’« immersion à 360° » ou d’« immersion 3D » ! Cela signifie que l’on se voit immergé dans un environnement artificiel qu’on peut regarder à 360° et dans lequel on peut se déplacer, et aussi exécuter des actions sur les objets qui en font partie.
Jusqu’où peut aller cette virtualisation de la réalité dans nos vies ? Ne rencontre-t-elle pas une limite ? Qu'est-ce qui résistera toujours à toute virtualisation artificielle ?


Il convient d’abord de clarifier cette notion de réalité virtuelle.
Est-ce la technologie numérique qui l’a inventée ?
Non ! le téléphone, qui date de la seconde moitié du XIXe siècle, est déjà de la communication virtuelle.
Pourquoi virtuelle – me direz-vous – c’est de la communication bien réelle ! Certes mais dans un autre mode de réalité que la réalité que nous pouvons qualifier de première - celle qui procède d’un ici-et-maintenant clairement identifié. Où se réalise une communication téléphonique ? On voit qu’il n’y a pas de réponse simple !
De plus il faut élargir le domaine de la réalité virtuelle bien au-delà des techniques humaines. Le futur arbre n’est-il pas virtuellement dans le noyau du fruit ? Les infimes gouttelettes d’eau qui forment un nuage ne sont elles pas une pluie virtuelle ?
La réalité virtuelle fait fondamentalement partie de la nature.
Ces considérations permettent de préciser ce qui caractérise la réalité virtuelle
D’abord, la réalité virtuelle n’est jamais dans un ici-et-maintenant. On ne saurait dire où est la pluie virtuelle dans les nuages qui s’avancent, ni où est l’encyclopédie virtuelle Wikipédia, ni où se déroule le jeu collectif par connexion internet.
C’est pourquoi le virtuel ne s’oppose pas au réel – il est bien réel ! – il s’oppose à l’actuel, c’est-à-dire le réel qui est déterminé par des coordonnées spatio-temporelles.
Il s’ensuit que le virtuel n’a rien à voir avec le possible. Est possible toute conception d’une réalité qui n’est pas contradictoire. Ainsi Léonard de Vinci a fait le croquis d’un sous-marin possible. Mais le possible n’est pas le réel. Pour qu’il soit réel il faut le faire exister. Il n’y avait aucun sous-marin au XVIe siècle !
De cette opposition virtuel/possible on peut tirer un autre caractère du virtuel. Si on peut aller du possible au réel, c’est un aller sans retour. Ça n’a aucun sens d’aller du réel au possible. Par contre, on peut aller de l'actuel au virtuel, par exemple, dans sa messagerie numérique, en rediffusant le message actuel.
On retrouve ces caractères dans les productions numériques contemporaines. Par exemple, un jeu vidéo est la virtualité pour tout joueur de vivre des segments de vie fictive dans un environnement fictif – l’expérience de la course automobile, du combat héroïque contre des méchants, de la fondation d’une ville, etc. Une telle virtualité ne saurait être située dans un lieu et un temps déterminés, disséminée qu’elle est dans les terminaux de multiples joueurs ; par contre elle s’actualise de manière bien précise dans l’endroit et le moment où l’un d’eux joue
Ce qui fait le succès de ces productions contemporaines de réalités virtuelles est d’abord le très grand réalisme des situations fictives auquel elles parviennent grâce à la numérisation. Mais ne faut-il pas également prendre en compte un attrait humain plus général pour les réalités virtuelles ?
Virtualiser, n’est-ce pas toujours échapper aux déterminations temporelles qui cadenassent le réel actuel pour ouvrir à des séries indéfinies d’actualisations nouvelles ?
Prenons, par exemple, la conversion massive au télétravail dans les entreprises lors des confinements sanitaires à partir du printemps 2020 – on ne va plus tous dans un même lieu, les locaux de l’entreprise, voir les mêmes têtes, établir les mêmes relations enkystées par l’organisation du lieu de travail, on échappe à une pesante surveillance mutuelle liée aux relations hiérarchiques. Mille possibilités nouvelles se révèlent dans la relation à son travail : nouvelles collaborations, possibilité de franchir les limites de l’entreprise pour traiter certains problèmes, nouvelles possibilités d’organiser son temps de travail, etc.
Puisque la liberté c’est d’abord la capacité de choisir entre des possibilités, on se sent d’autant plus libre que les possibilités sont nombreuses. On comprend que la virtualisation du travail en entreprise ait été le plus souvent vécue comme une libération !
Mais n’était-ce pas déjà le cas, dans les années 90, pour ceux qui avaient acquis un ordinateur équipé d’un modem ? Ils découvraient la virtualisation de la connaissance, du courrier, des relations sociales, du jeu, des échanges marchands aussi, et tout ce qui devenait possible avec cela. Ils pouvaient effectivement le vivre comme une formidable libération !
On pourrait remonter bien en deçà, l’écriture est une virtualisation de la parole, le livre est une virtualisation du discours, laquelle s’amplifie avec l’imprimé, puis avec le magnétophone et la radio. Chaque fois ces inventions furent vécues comme des libertés nouvelles pour les communications humaines.
Finalement il faut reconnaître que toute invention technique est une virtualisation du rapport que l’on a à son objet d’usage : le moulin à vent est une virtualisation de l’énergie éolienne, comme la photographie est une virtualisation de la production d’images réalistes.
Plus profondément, la mémoire, l’imagination, sont des états de conscience virtuels, la culture d’un groupe social est un éventail de comportements virtuels – et, à l’intérieur de la culture, la langue que l’on possède est une infinité de communications virtuelles, aux autres, mais aussi à soi-même (réflexion).
La virtualisation a donc été un processus décisif pour l’histoire humaine, et même pour l’évolution du vivant – par exemple la reproduction sexuée virtualise des singularités vivantes qui favorisent l’adaptation d’une espèce.
Cette puissance du virtuel est indiquée par l’étymologie même du mot : le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, qui signifie force, puissance !
Ainsi la virtualisation est intrinsèquement libération.
Comment se fait-il alors que l’on puisse ressentir l’évolution de la virtualisation contemporaine par la technologie numérique comme une menace ?
Il faut remarquer toute virtualité doit déboucher sur une réalité actuelle, car une virtualité sans fin serait une virtualité de rien du tout : elle n’aurait pas de sens ! C’est ainsi que la graine s’efforce de devenir plante, comme la flûte a vocation à produire le son joué par le flûtiste.
Ainsi, il ne suffit pas de dire que la réalité virtuelle suscitée par l’invention d’une technique libère par les possibilités qu’elle donne, il faut aussi savoir pourquoi elle libère, c’est-à-dire vers quelle valeur on veut aller qui va nous permettre de choisir entre les possibilités offertes d’actualiser la réalité virtuelle.
Si je taille une flûte dans du bambou, c’est pour jouer de la musique pour moi ou dans les soirées entre amis, et la virtualité musicale propre à cet instrument se réalisera dans le sens de l’idée que je me fais du bien ; mais je ne voudrais en aucun cas que l’on utilise ma flûte pour détourner l’attention de quelqu’un afin de lui voler son portefeuille.
La réalité virtuelle est parvenue à la popularité ces dernières décennies essentiellement en permettant le développement du jeu vidéo. Depuis la banalisation des terminaux numériques, le secteur des jeux vidéos est devenu le premier secteur culturel dans le monde !
Or la principale force de la technologie numérique qui a permis cet essor est sa capacité de créer des simulations étonnamment réalistes du monde commun par des stimulations sensorielles – la vue d’abord, de plus en plus avec la profondeur (3D), ainsi que le son, et quelquefois dans des environnements aménagés spécialement, d’autres sens (toucher, odeur), avec aussi la possibilité d’entrer dans ces environnements en vue subjective (à partir de son propre champ visuel simulé), et en s’isolant assez radicalement de son environnement actuel. S’ajoute aussi la capacité de jouer à plusieurs connectés sur la même plate-forme. Ces jeux, comme tous les jeux de simulation, permettent d’expérimenter des segments de vie autres qui résonnent avec son imaginaire. Ils sont donc vécus comme extrêmement satisfaisants.
Dans ces simulations délibérément captatrices de la conscience de celui qui y accède, il y a effectivement l’ouverture d’un champ de possibilités qui peut être très large et par là séduisant, mais qui n’existe plus dès lors que fait défaut tout l’appareillage technique qui conditionne – la panne d’électricité en est l’ennemi radical.
Mais pourquoi ? Pourquoi s’absenter une grande partie de son temps de veille de la réalité commune actuelle où se décide finalement la valeur de son existence ?
Pour fuir une réalité actuelle trop frustrante ? Pour être séduit par des produits qu’il faut acheter parce qu’on nous en fait ressentir le manque ?
Il est évident qu’il faut regarder aussi du côté de l’intérêt particulier des majors mondiaux de l’industrie du numérique. Ils engrangent de substantiels profits par la marchandisation des applications, de l’équipement en terminaux (ordinateurs, smartphones, consoles et autres), et des produits dérivés. Mais cela va plus loin. Ils organisent l’univers parallèle qu’ils proposent de telle manière que le quidam ait du mal à éteindre le terminal, et reste en attente d’y retourner. En ce qui concerne la pratique du jeu vidéo, que ce soit seul ou à plusieurs, il est devenu nomade entre les supports connectés : il peut accompagner chacun et être repris à tout instant. Cet élargissement des possibilités d’usage favorise l’arrivée des adultes, en particulier des femmes, et même des seniors, dans le « vidéoludisme ». Il est avéré qu’aujourd’hui les femmes de 30 à 50 ans sont le groupe de joueurs le plus actif dans le monde !
D’un point de vue général, le temps de vie de plus en plus envahissant passé en interaction avec les terminaux captant la conscience dans une réalité virtuelle numérisée, la distrait d’autant de la vie sociale actuelle et par là contribue largement à une passivité politique des populations. Ce qui se voit par l’importance et l’accroissement régulier du taux d’abstention dans les élections des pays à régime démocratique.
S’amplifient ainsi des comportements qui sacrifient l’avenir pour une satisfaction immédiate, ce qui est d’ailleurs, lorsque de tels comportements sont réguliers et vécus comme irrépressibles, un marqueur reconnu d’un état d’addiction.
Ainsi, la réalité virtuelle numérique est devenue un puissant moyen de contrôle des comportements des populations. Et nous ne parlons pas ici du problème du traçage des comportements rendu possible par l’évolution des smartphones et la généralisation de leur usage. Nous parlons d’un contrôle plus insidieux parce qu’il ne s’oppose pas à la liberté de choix des individus. Il l’intègre ! Car l’individu choisit bien lui-même de négliger le monde commun actuel pour aller vers la satisfaction immédiate à laquelle l’écran l’invite.
Tout se passe comme si le marché, qui en cette troisième décennie du XXIe siècle a étendu son emprise sur à peu près l’ensemble de la planète, devait continuer à croître dans un univers parallèle (il ne peut en effet survivre qu’en croissant), tellement les dommages qu’il engendre dans le monde actuel sont devenus intolérables. Pour cela, il aurait mis au point la technique de la réalité virtuelle numérisée hyperréaliste afin de détourner les consciences de l’espace public et de la question du bien commun. C’est en cela que la virtualisation numérique serait manipulatrice.
N’y a-t-il pas le danger que, d’avancée en avancée, cette technique de simulation d’un univers parallèle nous rende de plus en plus étrangers au monde actuel, dès lors de moins en moins protégé des prédations à court terme des affairistes ?
Mais ne manquera-t-il pas toujours quelque chose d’essentiel à cette réalité virtuelle pour qu’elle ne soit pas prise pour la réalité, tout simplement ?
Nous proposons la thèse suivante : il manquera toujours à la réalité virtuelle un caractère essentiel de la réalité commune. Le virtuel ne sera jamais ni habitable ni aventureux.
Pas plus que l'on peut repeindre l'arc-en-ciel, ou s'abreuver dans le lac-mirage du désert, on ne peut habiter la maison, truffée de webcams et autres capteurs, dont on pourrait partager, en temps réel, tous les stimuli sensoriels par l'intermédiaire d'un équipement technique adéquat. Comme le dit Merleau-Ponty « Notre corps n’est pas dans l’espace, il habite l’espace ».
Pourquoi ? Parce qu’habiter engage le corps vécu comme une totalité en ce qu’il donne sens à l’espace qu’il occupe : il en fait le centre du monde. Et ce sens se distribue d’emblée entre deux pôles :

1-          D’une part, il doit choisir et délimiter un lieu dans l’espace ouvert en lequel il peut s’assurer de se défendre contre les dangers venant de l’extérieur tout en assurant la satisfaction de ses besoins. Ce lieu de sécurisation est l’« habitation ».

2-          D’autre part, il est spontanément curieux de cet espace au-delà des limites de son habitation ce qui ouvre à une autre modalité d’être corporellement dans l’espace, qui n’est pas sans risque, mais qui répond à sa capacité d’étonnement et à sa curiosité. Cette autre manière d’être dans l’espace est l’« aventure ».

Le virtuel ne sera jamais habitable. Et, de même, le virtuel ne sera jamais aventure. Tout simplement parce que dans le virtuel il n’y a qu’un nombre fini d’environnements possibles et donc de comportements possibles, alors que dans la réalité spatiale actuelle il y a une infinité d’environnements et donc de comportements possibles.
Cette infinité est illustrée par la perception du ciel : l’impossibilité de restituer la perception du ciel est la limite infranchissable de la simulation de la réalité première par une réalité virtuelle.
Le ciel n’est pas virtualisable parce qu’il n’est pas un objet reproductible. Il n’est pas un objet reproductible parce qu’il n’est pas un objet. Et il n’est pas un objet parce qu’il n’a pas de forme. Et il n’a pas de forme parce qu’il n’a pas de limite. Marche vers l’horizon, vole vers la Lune ou vers Mars, toujours et encore du ciel tu découvriras !
C’est pourquoi, en réalité virtuelle, même avec un casque intégral connecté et des électrodes au bout des membres, le corps que je suis n'est toujours engagé que partiellement, par ses parties qui sont concernées par les stimuli émis ; et il ne répondra que partiellement, par exemple par l'index sur le bouton de la souris.
Mon corps comme conscience d'une unité, est toujours déconnecté de la réalité virtuelle. Même capté par mon jeu en vue subjective, je ne saurais avoir la conscience d'un espace global qui s'ouvre à mon corps.
C'est pour cela que je n'ai pas l'idée de me lever pour aller voir derrière l'écran l'objet disparu dans l'horizon de l'image.

vendredi, juillet 21, 2023

Épigramme érotique

 

À Carnac, Morbihan

Féministe, n'es-tu pas celle qui n'a jamais accédé au paradoxe du mâle humain, en lequel le plus dur est aussi le plus doux ?

Macho, n'es-tu pas celui qui n'a jamais compris que ce qu'il y a de plus dur en toi devait se faire le plus doux ?

vendredi, juin 16, 2023

Sommes-nous encore modernes ?

 
 


 
Il y a quelques décennies, il fallait être moderne !
Aujourd’hui, il semble bien que le moderne ne soit plus envisageable comme slogan politique. Le modernisme semble passé de mode, si l’on peut dire.
Pourtant n’est-ce pas être encore être moderne de passer à la caisse automatique dans les commerces, à la fibre, à la 5G, à la robotisation dans l’industrie, et à l’usage tous azimuts de l’intelligence artificielle ? L’agriculteur qui ne démord pas de l’épandage de pesticides particulièrement destructeurs pour la biosphère, ne le revendique-t-il pas au nom d’une agriculture moderne ?
Un des paramètres de l’impuissance actuelle face à la nécessaire transition écologique ne serait-il pas que nous soyons encore restés modernes ?
1ère idée : Il faut découpler le moderne et le progrès
On tend spontanément à associer le fait d’être moderne à l’adhésion au progrès – enfin, disons plutôt au Progrès (avec majuscule) puisqu’il s’agit du progrès dans la connaissance et la maîtrise de l’environnement naturel qui s’est mondialement répandu, à partir de l’Occident, depuis quatre siècles.
Mais on a été moderne avant ! Dans le bas-latin, dès le Ve siècle, on utilisait le mot modernus pour caractériser l’attitude consistant à acter la disparition de la grande civilisation gréco-latine de l’Antiquité, et à assumer la période historique nouvelle qui se présentait alors.
On se rend compte que s’il faut dissocier moderne et progrès, il faut par contre associer moderne à antique (ou ancien). Mais comme à son antonyme. C’est ainsi que l’on parle de la « Querelle des Anciens et des Modernes » du milieu littéraire français de la fin du XVIIe siècle.
D’autre part il existe des progrès saufs de toute prétention moderniste. Ce sont toutes les formes de progrès qui s’appuient sur les acquis du passé.
Par exemple Pascal : « …toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. », Préface sur Le Traité du vide (1651)
Cette conception du progrès de la connaissance est parfaitement antimoderne : elle ne s’oppose pas au passé, elle s’appuie sur lui.
Au fond, s’il faut découpler moderne et progrès, c’est parce que ces deux notions ne concernent pas la même modalité de la conscience humaine.
  • Le progrès implique d’abord la pensée théorique : il est toujours une certaine interprétation du cours l’histoire.
  • Moderne, au contraire, qualifie une certaine manière de vivre dans le temps – déconsidérer le passé pour s’attacher au plus récent.
2ème idée : Le Progrès qui caractérise notre modernité n’est pas si moderne que ça !
On appelle modernité l’époque historique qui commence au XVIIe siècle, au sortir de la Renaissance, et qui a transformé la planète sous une avalanche d’innovations techniques, d’abord en Occident, puis sur l’ensemble des continents. C’est le temps du Progrès dont nous ne sommes pas sortis.
Or, on ne s’aperçoit généralement pas que cette période porte toute une ligne du progrès pour laquelle la prétention d’être moderne n’a pas de sens. Cette ligne avait été aperçue par Pascal, comme dans la citation ci-dessus. Elle est celle du progrès des sciences, non pas en tant qu’elles permettent d’inventer de nouvelles techniques, mais en tant qu’elles valent pour elles-mêmes, comme progrès de la raison dans l’humanité. À cette même ligne de progrès appartient aussi le mouvement culturel des Lumières au XVIIIe siècle, avec pour débouché politique, dans ses dernières décennies, le renversement des hiérarchies sociales séculaires et l’accès à l’égalité citoyenne dans plusieurs pays occidentaux. La « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen » de 1789, en France, ne saurait être qualifiée de moderne tant est prégnante sa référence à l’héritage grec. L’expression théorique la plus significative de cette pleine adhésion au Progrès initié par l’Occident, et qui pourtant exclut tout modernisme, est l’« Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » rédigée par Condorcet en 1793 (dans les semaines qui ont précédé sa mort). En ce manifeste, un des plus beaux qui ait été écrit sur la confiance en la valeur de l’humanité, il n’y a pas une occurrence du mot « moderne » ou de ses dérivés !
Ainsi ce qui aimante la revendication d’être moderne, ce sont précisément les innovations techniques, ou plutôt la dynamique technoscientifique de multiplication indéfinie des innovations techniques. Comment comprendre cette aimantation ?
3ème idée : Être moderne est un comportement réactif
C’est au sortir de la Renaissance que l’histoire de l’Occident s’est orientée vers le progrès technoscientifique.
On peut faire débuter la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie en 1454, et la clore avec le livre-manifeste Novum organum de Bacon en 1620 (cet ouvrage expose la méthode expérimentale de connaissance). Cette période de révolution culturelle a permis aux hommes de retrouver le sens de leur autonomie par rapport au divin. C’est ainsi qu’elle a été vécue comme une renaissance de l’homme à lui-même.
On peut appeler humanisme la nouvelle configuration de valeurs qui s’est alors imposée dans les cercles cultivés occidentaux. C’est l’idée que l’humanité doit d’abord s’occuper de sa propre valeur : « Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites ; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » écrit Pic de la Mirandole, en 1486, sous la fiction d’une adresse divine aux humains.
L’humanisme a pris, dans la seconde moitié du XVIe siècle, plusieurs formes. Il y eut le panthéisme de Bruno, l’humanisme modeste, quasiment écologique, de Montaigne, l’humanisme technoscientifique de Galilée et aussi de Bacon, qui en a été le principal théoricien et propagandiste : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » écrit-il dans La nouvelle Atlantide (1627).
C’est cette dernière forme d’humanisme qui s’est finalement imposée et a lancé la période de la modernité qui a bouleversé la planète, et dont nous sommes aujourd’hui tributaires. Pourquoi?
La thèse d’Hannah Arendt, dans Le concept d’histoire (in Crise de la culture,1989, p75), mérite notre intérêt :
« L'époque moderne a commencé quand l'homme, avec l'aide du télescope, tourna ses yeux corporels vers l'univers, sur lequel il avait spéculé pendant longtemps - voyant avec les yeux de l'esprit, écoutant avec les oreilles du cœur, et guidé par la lumière intérieure de la raison - et apprit que ses sens n'étaient pas ajustés à l'univers, que son expérience quotidienne, loin de pouvoir constituer le modèle de la réception de la vérité et de l'acquisition du savoir, était une source constante d'erreur et d'illusion. Après cette désillusion - dont l'énormité est pour nous difficile à saisir parce qu'il a fallu des siècles avant que son plein choc fût ressenti partout et non seulement dans le milieu plutôt restreint des savants et des philosophes - le soupçon commença à hanter de tous côtés l'homme moderne. Mais sa conséquence la plus immédiate fut l'essor spectaculaire de la science de la nature, qui pendant longtemps sembla être libérée par la découverte que nos sens ne disent pas la vérité. Désormais convaincue de l'incertitude de la sensation et par conséquent de l'insuffisance de la simple observation, les sciences de la nature se tournèrent vers l'expérience qui, en intervenant directement sur la nature, assura ce développement dont la progression a depuis lors semblé sans limites. »
Ce que pointe Arendt est une situation de grand désarroi créée en Occident suite à l’effondrement de sa vision du monde vieille de près de deux millénaires – un Cosmos parfaitement structuré avec Dieu (ou les dieux) tout en haut et la terre qui se nourrit d’excréments et de pourritures tout en bas, avec, sur cette Terre au centre du Cosmos, les humains qui, par leur privilège de verticalité, sont les seules créatures à pouvoir communiquer avec la divinité.
En 1530 Copernic publie la démonstration ôtant à la Terre le privilège d’être au centre du Cosmos. Vers la fin du siècle, Bruno, par raisonnement, Galilée en s’appuyant sur les observations inédites apportées par son télescope, montrent que la Terre n’est qu’un astre mouvant parmi une infinité d’autres et qu’il y a toute vraisemblance que le Cosmos ne soit pas limité à la « sphère des fixes » (on appelait ainsi le ciel étoilé qui paraît être la limite du Cosmos faisant le tour de la Terre annuellement en restant inchangé), mais infini.
Il faut ajouter à ce dynamitage du Cosmos :
  • les grandes découvertes des navigateurs qui reconfigurent complètement la carte de la Terre, en mettant à jour des continents inconnus (Christophe Colomb débarque en Amérique en 1492) ;
  • la Réforme protestante qui remet en cause l’autorité de la chrétienté romaine sur la vision du monde commune (la dissidence de Luther a lieu au début du XVIe).
L’homme cultivé occidental abordant le XVIIe siècle se trouve rejeté en un Univers en lequel il a perdu ses repères. Comme l’exprime Pascal : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! » (Pensées, 1656).
Pendant plusieurs décennies la cléricature catholique fera barrage pour que les nouvelles connaissances cosmologiques n’atteignent pas la conscience populaire – Bruno est brûlé vif en 1600, et avec lui tous ses livres ; Galilée ne reste en vie, suite à son procès en 1633, qu’en abjurant les connaissances qu’il avait publiées. Mais, avec la diffusion de l’imprimé, le monopole de la maîtrise de l’écrit par une élite ne tient plus, et le nouveau savoir sur l’Univers infusera progressivement dans les populations.
Arendt nous fait comprendre que le modernisme issu de la Renaissance est une réaction à ces nouvelles connaissances apportées par le XVIe siècle occidental, qui bouleversent non seulement la vision du monde et la place qu’il réserve à l’humain, mais aussi l’approche que celui-ci doit avoir de ce monde pour le mieux connaître. Et la réaction consiste à se raccrocher à tout prix à ce qui est indiscutablement positif dans cette nouvelle connaissance – les innovations techniques qui augmentent son pouvoir sur l’environnement naturel – et à rejeter ce monde ancien par lequel on a été mis en défaut.
Dire que, dans le contexte historique post-Renaissance, se vouloir moderne est un comportement réactif, c’est admettre qu’il vise essentiellement à une rectification du présent qui doit ainsi passer d’un état émotionnellement négatif à un état émotionnellement positif. Car c’est le propre de tout comportement réactif de ne pas voir plus loin que « le bout de son nez », c’est-à-dire, en l’occurrence, au-delà de son état affectif présent.
Il s’ensuit que le temps de la modernité est un temps où les comportements tendent à l’escamotage de la perspective d’avenir dans leur propension à se vouloir modernes. C’est pourquoi la dynamique de la technoscience semble se développer hors de contrôle. Prise dans le vécu moderniste, elle est nécessairement aveugle.
Et nous savons aujourd’hui que cet aveuglement a mené la société dans une impasse dont le coût est exorbitant pour la biosphère, et qui pourrait être fatale à l’humanité.
4ème idée : Nous n’avons jamais été aussi modernes !
Nous pouvons dire que nous sommes aujourd’hui, selon l’expression d’Hartmut Rosa, dans une « modernité tardive » (voir son livre Aliénation et accélérationvers une théorie critique de la modernité tardive – 2010).
Cela signifie d’abord que cette société, désormais mondialisée, promeut toujours le modernisme. Ensuite cela prend en compte que, depuis le tournant du XXIe siècle, s’est révélé l’incapacité de la société à maîtriser les effets écocidaires de sa dynamique technoscientifique – il faut pointer en particulier l’échec de l’application de l’accord mondial de Kyoto de 1997 pour réglementer les rejets carbonés suite à une campagne de désinformation financée par des majors du secteur énergétique. L’humanité a dès lors perdu la possibilité de se projeter dans un avenir de progrès.
Notre moment historique actuel est donc inédit : c’est celui d’un modernisme sans le progrès (puisqu'il n'y a plus de but final en fonction duquel progresser).
Rappelons qu’il y a eu pendant longtemps un progrès avec un accompagnement moderniste limité, en particulier dans la période des Lumières. C’est seulement dans la première moitié du XIXe siècle, à partir du moment où les grands bourgeois affairistes ont accaparé le pouvoir pour favoriser les affaires en développant les marchés, et donc en industrialisant massivement, que le modernisme a pris toute son ampleur.
La grande époque de la modernité a donc été les XIXe et XXe siècles. Pourtant ce modernisme restait tempéré par les aspirations populaires à un progressisme humaniste qui, particulièrement en prenant la forme de doctrines socialistes ou anarchistes, a alimenté des mesures de progrès social.
Avec le tournant de ce siècle, il y a eu la diffusion d’Internet, soit la communication instantanée mondialisée, suivie par sa prise de contrôle par le marché, de plus la communication marchande s’est goinfrée de la popularisation des terminaux individuels connectés pour accaparer comme jamais la conscience de chacun dans sa vie de veille. Si bien que disparaît progressivement cette respiration par la vie privée qui relâchait la pression mercatocratique (mercatocratie = régime social où le marché a le pouvoir souverain) pour le modernisme qui enjoint d’investir les dernières nouveautés en biens marchands.
Sans doute, n’a-t-on jamais eu des comportements aussi densément modernes, mondialement parlant, qu’aujourd’hui !
Alors que – ce qui rend notre modernité tardive si ébahissante – le modernisme ne s’est jamais montré aussi irrationnel !
Il est certain qu’une telle situation historique ne peut être que très instable…
L’issue positive existe. Elle a des principes très simples à appliquer :
  •  s’écarter des flux de communications frénétiques avec toujours, sinon des offres explicites, au moins des arrière-pensées de nourrir l’expansion du marché,
  •  se rencontrer pour échanger sur les possibles voies de progression vers un avenir plus humain.

mercredi, mai 03, 2023

Le tableau caché est-il beau ?

 

Fresque à Pompei


Les tableaux, comme toute œuvre d’art, ont une histoire.
Et les contingences de l’histoire ont pu maintenir cachées très longtemps des œuvres d’art.
Les fresques de Pompei ont attendu près de deux millénaires sous la lave du Vésuve avant de rejoindre le patrimoine culturel de l’humanité. Récemment on a découvert une peinture de Van Gogh qui dormait depuis un siècle dans la poussière d’un grenier.
Souvent ces découvertes marquent parce qu’elles sont une révélation esthétique – pour le dire simplement : elles sont jugées belles. C’est pourquoi on a de cesse de les mettre dans les meilleures conditions d’exposition et de conservation.
Mais ces œuvres étaient-elles belles pour ceux qui les ont créées ? Ou pour ceux qui les ont remisées dans un grenier ?
La beauté d’une œuvre dépend-elle des circonstances de son histoire ? Et tout particulièrement de la sensibilité, de l’état d’esprit, de ceux qui la regardent.  Ou bien reste-t-elle belle toujours, même soustraite à tous les regards – ou même à toute perception, car ce pourrait être une partition musicale – parce qu’elle a les caractères sensibles qui la font belle ?
Remarquons d’abord que l’adjectif « caché » peut renvoyer à trois types de situations différentes :

a.   Le tableau m’est caché, tout simplement parce que je n’ai pas été, et ne suis pas, en situation de le voir, bien que j’en connaisse l’existence et que des personnes dignes de confiance l’aient vu, me disant qu’il était beau.

b.   Le tableau est irrémédiablement soustrait à ma perception pour des raisons historiques, mais j’ai des témoignages qu’il est (ou était) beau.

c.    Le tableau dont nul ne peut témoigner l’avoir vu mais dont ont sait qu’il a existé, ou qu’il existe peut-être encore, et que tout indique qu’il aurait une valeur esthétique.

1. Le jugement esthétique est-il objectif ?

Dans la première situation, il s’agit, au fond de savoir si le jugement esthétique d’un ami qui a vu le tableau peut-être aussi valable pour moi. Bien sûr, il peut y avoir une description fidèle du tableau – « c’est une peinture à la manière d’un portrait qui présente un visage distordu, … » (pour un tableau de Francis Bacon). Certes, en un tel exemple le tableau n’est sans doute pas agréable à regarder. Mais là n’est pas la question. La question est de savoir s’il est beau ; et le beau, entendu comme la valeur esthétique, n’a rien à voir avec l’agréable, lequel se juge selon la polarité plaisir / déplaisir associée à sa perception visuelle. Kant :
« Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d'un objet qu'il lui plait, soit restreint à sa seule personne. (…) La couleur violette sera douce et aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce serait folie que de discuter à ce propos. (…) Il en va tout autrement du beau. Il serait ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu'à lui. (…). C'est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l'adhésion des autres. » Critique de la faculté de juger, 1790, §7.
Ainsi les deux assertions « Ce tableau me plaît ! » et « Ce tableau est beau ! » ne signifient pas du tout la même chose. La première n’intéresse que moi : elle est subjective ; la seconde se veut valable universellement : elle vise l’objectivité.
C'est pourquoi le savoir d’un tableau qui m’est caché, mais dont mon ami m’a dit qu’il est beau, est une bonne nouvelle : cette œuvre existe qui donne plus de valeur à l’humanité !
Il y a une importante conséquence pratique de ce statut du beau : le jugement esthétique est désintéressé. Cela signifie que je n’ai pas besoin de posséder ce tableau pour ressentir pleinement la satisfaction liée à sa valeur esthétique.
Un ami, assez fier d’être parvenu à un statut socialement valorisé, m’avait invité à une soirée chez lui. J’ai vite remarqué dans son salon un tableau que j’ai trouvé très beau, et je l’en ai félicité. Revenant chez lui en une autre occasion, je m’aperçois que le tableau a disparu. « Qu’en as-tu fait ? » lui demandé-je. « Je m’en suis débarrassé. » m’a-t-il répondu, « Je vais mettre quelque chose de plus gai ! » La différence entre lui et moi, c’est que, pour lui, qui voulait agrémenter son salon, ce tableau n’a plus aucun intérêt, alors que pour moi, où qu’il soit, il reste un beau tableau.

2. Pourquoi alors y a-t-il des controverses sur la beauté des œuvres ?

Pourtant, on a pu très souvent confondre le beau et l’agréable, ce qui est toujours revenu à faire du beau de l’agréable maximisé, comme avec l’écossais Hume :

« On juge belles la plupart des œuvres d'art en proportion de leur adaptation à l'usage de l'homme, et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source. Dans la plupart des cas, élégant et beau ne sont pas des qualités absolues mais relatives, et ne nous plaisent par rien d'autre que leur tendance à produire une fin qui est agréable» Essais esthétiques, 1757.

Il y a pourtant une circonstance atténuante à cette confusion : si le jugement esthétique « exige l’adhésion des autres » (Kant), il ne peut pas justifier cette prétention à l’universalité – ce que Kant exprime ainsi : « On ne peut pas indiquer une règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d’une chose » (ibid. §8).
Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir essayé !
Par exemple chez les Grecs anciens, on voulait que la règle de la beauté soit, pour la peinture ou la sculpture, dans la fidélité au modèle qu’est la nature.
De ce point de vue on considérait que la beauté est dans l’harmonie des figures, en particulier dans la bonne proportion d’une forme – par exemple celle d’un temple – en ce qu’elle respecte le nombre d’or : le rapport de la somme de la longueur (L) et de la largeur (l), avec (L>l)est tel que (L+l)/L = L/l 1,618.
Mais l’expérience montre que le jugement de beau déborde constamment de telles règles. Des icônes religieuses peuvent être très belles, alors qu’elles ne représentent pas une réalité naturelle ; les statues de Giacometti sont belles dans leur disproportion même.
D’ailleurs, contrairement à la thèse de Platon, qui considérait que l’œuvre d’art ne pouvait être qu'une imitation de la nature forcément toujours inférieure à son modèle, il faut penser l’œuvre d’art comme une création humaine, laquelle peut s’appuyer, ou non, sur les formes naturelles, mais ne saurait s’y réduire. Parce que s’y investit toujours l’esprit humain en tant qu’il est capable de prendre du recul par rapport au donné naturel.
C’est en ce sens qu’il faut considérer les œuvres humaines comme supérieures aux manifestations naturelles. Et cela inclut aussi bien les œuvres techniques : dans la navigation à voile, l’homme obtient du vent des effets qui vont bien au-delà de ses effets naturels – ils lui ont permis de faire le tour de la Terre.

3. Qu’est-ce qui est visé dans le jugement esthétique ?

Cela signifie que ce n’est pas un retour à la nature qui est en jeu dans le jugement du beau.
Si ce n’est ni le plaisir du sujet (l’agréable), ni le retour à la nature, qu’est-ce qui est visé par la recherche universelle du beau ?
Il est certain que le petit enfant, dès 3-4 ans, perçoit chez les adultes une valeur essentielle dans l’usage du mot « beau », puisqu’il n’a de cesse d’interroger, à l’occasion de maintes expériences visuelles : « Est-ce que c’est beau ? »
Il faut considérer que le beau est une valeur absolue. Non seulement elle revendique de s’imposer à tous les humains, mais elle porte à conserver les œuvres, dans leur intégrité, de façon pérenne (par exemple dans les musées), comme si on les voulait transmissibles perpétuellement aux générations futures.
C’est pourquoi Kant parle, à propos d’une œuvre belle d’une « finalité sans fin » (ibid. §10). Cette formulation signifie que l'on reconnaît que cette œuvre vaut comme un but en soi, quoiqu'on ne saurait dire en quoi consiste ce but, et donc expliquer la satisfaction universelle qu’apporte ce but que l’œuvre incarne.
Va-t-on s’en tenir à cette impuissance ? Pour aller plus loin, examinons notre rapport à la beauté d’œuvres que nous n’avons jamais contemplées, que nous ne contemplerons peut-être jamais, mais dont nous savons qu’elles ont été reconnues comme belles par d’autres humains.

4. Pourquoi sommes-nous attachés aux œuvres d’art que nous ne connaissons pas ?

Dans la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, on apprend qu’un certain nombre de musées ont été bombardés, et que des nombreuses œuvres d’art qui y étaient entreposées ont été détruites.
Pour nous, qui n’avons pas eu l’occasion de visiter l’Ukraine, ces œuvres sont restées cachées et le resteront à jamais. Pourtant nous nous surprenons d’être attristés par la perte de ces œuvres que nous ne connaissons pas, peut-être aussi fortement que par le décompte des morts et des blessés de ces dramatiques événements, mais pas de la même manière.
Tout se passe comme si ces œuvres irrémédiablement cachées étaient belles. Non pas en tant que nous en avons une représentation – nous ne savons quelquefois rien d’elles. Mais comme si le simple fait d’avoir pris soin de ces œuvres pour en préserver l’intégrité et la transmission aux générations futures nous faisait signe de quelque chose sur la valeur de l’humanité. Leur perte serait comme autant de promesses sur ce que peut l’humanité qui nous échapperaient.
Dès lors, il faut plutôt considérer l’œuvre d’art consacrée et conservée pour sa valeur esthétique comme le signe qui porte une signification infiniment riche puisqu’elle nous dit quelque chose sur le bien dont est capable l’humanité. Mais cette signification ne peut pas se décliner avec des mots, elle ne peut que se déployer au moyen de l’imaginaire du potentiel spectateur, lequel s’appuie pour cela sur les perceptions sensibles que lui délivre l’œuvre. N’est-ce pas exactement cela que l’on nomme contempler ?
Or, un signe qui délivre une signification qui ne peut s’adresser qu’à l’imaginaire car elle déborde tout discours possible s’appelle un symbole.
C’est ainsi que Kant en vient à écrire : « Le beau est le symbole du bien moral » (ibid. §59)
Oublions l’adjectif « moral » utilisé par Kant et qui renvoie à sa doctrine morale qui, pour lui, est le sommet de la spiritualité humaine, mais dont on sait qu’elle est critiquable par son trop strict formalisme[1]. Entendons la formule ainsi : « Le beau est le symbole du Bien » – le mot Bien renvoyant au but final qui seul peut donner sens à l’histoire humaine.
On comprend alors la tristesse commune lorsqu’on apprend la destruction des œuvres d’art : ce sont des points d’appui pour notre confiance en l’humanité, en son avenir, que l’on perd.
On le comprendra encore mieux si l’on fait intervenir la notion de monde avec Hannah Arendt qui écrit :
« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. » La crise de la culture, 1961.
En effet l’humanité se caractérise, entre toutes les espèces, par son absence de biotope dédié. Autrement dit, les humains n’ont pas une configuration environnementale qui leur serait physiologiquement adaptée, et en laquelle ils pourraient vivre harmonieusement, comme la taupe dans la terre champêtre ou l’oiseau dans la ramure. Ils ne savent trop où se mettre pour vivre sur la Terre, c’est bien pourquoi, ils se mettent un peu partout. Car leur véritable habitation, ils se la créent eux-mêmes, par leur culture, et c’est le monde. Seul l'individu humain habite le monde. Les mots du langage sont comme les briques qui constituent le monde, par lequel la Terre est rendue habitable aux humains. Mais nous dit Hannah Arendt dans le même texte : 
« Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. »
Les œuvres d’art, en ce que leur valeur esthétique est reconnue au long des générations – les Vénus de pierre polie retrouvées dans les grottes où elles attendaient de nouveaux regards depuis des dizaines de milliers d’années, les scénettes linéaires dessinées sur les murs par les Égyptiens datant de plusieurs millénaires, la statuaire grecque antique, etc. – en fin de compte tout ce qui mérite d’être préservé indéfiniment comme beau, constituent les fondations les plus durables de ce monde commun qu’habite l’humanité. C’est en ce sens qu’ils sont les principaux points d’appui pour orienter son histoire vers la réalisation d’un Bien commun.
C’est pourquoi les œuvres d’art attestées, quoique pouvant nous demeurer irrémédiablement cachées, sont belles du fait simplement qu’elles existent.

5. Qu’en est-il d’un tableau dont personne ne pourrait témoigner l’avoir vu ?

Ce serait un tableau dont on aurait simplement le témoignage de l’existence par des documents historiques, et dont le contexte de la mention rendrait possible qu’il ait une valeur esthétique. Par exemple telle œuvre d’un Giorgione citée dans un document historique et considérée comme perdue.
Mais est-ce une situation essentiellement différente de celle qui a été examinée précédemment ? Nous l’avons vu, ce sont les mots de la langue qui constituent le monde. Cette table n’a aucune consistance tant que je ne l’ai pas nommée, car sensitivement, elle est constamment changeante, suivant les caractères de la vision de celui qui la voit, le point de vue qu’il a sur elle, la lumière qui l’éclaire, les objets qui y sont disposés, etc. C’est à partir du moment où je dis « c’est la table de mon salon » qu’elle devient une chose identifiable de la même manière par tout le monde, et donc qu’elle fait partie du monde.
Il en est de même pour le tableau désormais caché à tous. À partir du moment où il est établi qu’un tableau avait été peint par Giorgione pour la salle d'audience du palais des Doges à Venise, et dont on a perdu la trace, cela suffit pour qu’il ait une place dans notre monde humain et qu’il contribue à le valoriser.
Ainsi, bien que personne ne sache rien de ce qu’il présentait en son cadre, ce tableau est beau, simplement par le savoir qu’il a existé (au moins, car le dire perdu n’exclut pas qu’il existe encore).

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Oui, le tableau caché est beau !
Même si on ne l’a pas vu soi-même, car la beauté se veut universelle.
Même si on ne pourra jamais le voir, car l’existence même du tableau renforce la confiance en notre capacité collective d’aller vers un Bien commun.
Même si nul ne l’a vu, car la simple désignation de son existence dans le langage contribue à renforcer le monde que nous habitons en tant qu’humanité, et sur lequel nous devons nous appuyer pour croire en notre avenir.
Le tableau caché est beau parce que la valeur qui est visée par l'adjectif dépasse infiniment l'expérience sensible qui en est l'occasion.

 

 

[1] Par exemple réfléchissons à l’applicabilité de la règle : « on ne doit jamais mentir ! »