mercredi, mai 03, 2023

Le tableau caché est-il beau ?

 

Fresque à Pompei


Les tableaux, comme toute œuvre d’art, ont une histoire.
Et les contingences de l’histoire ont pu maintenir cachées très longtemps des œuvres d’art.
Les fresques de Pompei ont attendu près de deux millénaires sous la lave du Vésuve avant de rejoindre le patrimoine culturel de l’humanité. Récemment on a découvert une peinture de Van Gogh qui dormait depuis un siècle dans la poussière d’un grenier.
Souvent ces découvertes marquent parce qu’elles sont une révélation esthétique – pour le dire simplement : elles sont jugées belles. C’est pourquoi on a de cesse de les mettre dans les meilleures conditions d’exposition et de conservation.
Mais ces œuvres étaient-elles belles pour ceux qui les ont créées ? Ou pour ceux qui les ont remisées dans un grenier ?
La beauté d’une œuvre dépend-elle des circonstances de son histoire ? Et tout particulièrement de la sensibilité, de l’état d’esprit, de ceux qui la regardent.  Ou bien reste-t-elle belle toujours, même soustraite à tous les regards – ou même à toute perception, car ce pourrait être une partition musicale – parce qu’elle a les caractères sensibles qui la font belle ?
Remarquons d’abord que l’adjectif « caché » peut renvoyer à trois types de situations différentes :

a.   Le tableau m’est caché, tout simplement parce que je n’ai pas été, et ne suis pas, en situation de le voir, bien que j’en connaisse l’existence et que des personnes dignes de confiance l’aient vu, me disant qu’il était beau.

b.   Le tableau est irrémédiablement soustrait à ma perception pour des raisons historiques, mais j’ai des témoignages qu’il est (ou était) beau.

c.    Le tableau dont nul ne peut témoigner l’avoir vu mais dont ont sait qu’il a existé, ou qu’il existe peut-être encore, et que tout indique qu’il aurait une valeur esthétique.

1. Le jugement esthétique est-il objectif ?

Dans la première situation, il s’agit, au fond de savoir si le jugement esthétique d’un ami qui a vu le tableau peut-être aussi valable pour moi. Bien sûr, il peut y avoir une description fidèle du tableau – « c’est une peinture à la manière d’un portrait qui présente un visage distordu, … » (pour un tableau de Francis Bacon). Certes, en un tel exemple le tableau n’est sans doute pas agréable à regarder. Mais là n’est pas la question. La question est de savoir s’il est beau ; et le beau, entendu comme la valeur esthétique, n’a rien à voir avec l’agréable, lequel se juge selon la polarité plaisir / déplaisir associée à sa perception visuelle. Kant :
« Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d'un objet qu'il lui plait, soit restreint à sa seule personne. (…) La couleur violette sera douce et aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce serait folie que de discuter à ce propos. (…) Il en va tout autrement du beau. Il serait ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu'à lui. (…). C'est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l'adhésion des autres. » Critique de la faculté de juger, 1790, §7.
Ainsi les deux assertions « Ce tableau me plaît ! » et « Ce tableau est beau ! » ne signifient pas du tout la même chose. La première n’intéresse que moi : elle est subjective ; la seconde se veut valable universellement : elle vise l’objectivité.
C'est pourquoi le savoir d’un tableau qui m’est caché, mais dont mon ami m’a dit qu’il est beau, est une bonne nouvelle : cette œuvre existe qui donne plus de valeur à l’humanité !
Il y a une importante conséquence pratique de ce statut du beau : le jugement esthétique est désintéressé. Cela signifie que je n’ai pas besoin de posséder ce tableau pour ressentir pleinement la satisfaction liée à sa valeur esthétique.
Un ami, assez fier d’être parvenu à un statut socialement valorisé, m’avait invité à une soirée chez lui. J’ai vite remarqué dans son salon un tableau que j’ai trouvé très beau, et je l’en ai félicité. Revenant chez lui en une autre occasion, je m’aperçois que le tableau a disparu. « Qu’en as-tu fait ? » lui demandé-je. « Je m’en suis débarrassé. » m’a-t-il répondu, « Je vais mettre quelque chose de plus gai ! » La différence entre lui et moi, c’est que, pour lui, qui voulait agrémenter son salon, ce tableau n’a plus aucun intérêt, alors que pour moi, où qu’il soit, il reste un beau tableau.

2. Pourquoi alors y a-t-il des controverses sur la beauté des œuvres ?

Pourtant, on a pu très souvent confondre le beau et l’agréable, ce qui est toujours revenu à faire du beau de l’agréable maximisé, comme avec l’écossais Hume :

« On juge belles la plupart des œuvres d'art en proportion de leur adaptation à l'usage de l'homme, et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source. Dans la plupart des cas, élégant et beau ne sont pas des qualités absolues mais relatives, et ne nous plaisent par rien d'autre que leur tendance à produire une fin qui est agréable» Essais esthétiques, 1757.

Il y a pourtant une circonstance atténuante à cette confusion : si le jugement esthétique « exige l’adhésion des autres » (Kant), il ne peut pas justifier cette prétention à l’universalité – ce que Kant exprime ainsi : « On ne peut pas indiquer une règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d’une chose » (ibid. §8).
Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir essayé !
Par exemple chez les Grecs anciens, on voulait que la règle de la beauté soit, pour la peinture ou la sculpture, dans la fidélité au modèle qu’est la nature.
De ce point de vue on considérait que la beauté est dans l’harmonie des figures, en particulier dans la bonne proportion d’une forme – par exemple celle d’un temple – en ce qu’elle respecte le nombre d’or : le rapport de la somme de la longueur (L) et de la largeur (l), avec (L>l)est tel que (L+l)/L = L/l 1,618.
Mais l’expérience montre que le jugement de beau déborde constamment de telles règles. Des icônes religieuses peuvent être très belles, alors qu’elles ne représentent pas une réalité naturelle ; les statues de Giacometti sont belles dans leur disproportion même.
D’ailleurs, contrairement à la thèse de Platon, qui considérait que l’œuvre d’art ne pouvait être qu'une imitation de la nature forcément toujours inférieure à son modèle, il faut penser l’œuvre d’art comme une création humaine, laquelle peut s’appuyer, ou non, sur les formes naturelles, mais ne saurait s’y réduire. Parce que s’y investit toujours l’esprit humain en tant qu’il est capable de prendre du recul par rapport au donné naturel.
C’est en ce sens qu’il faut considérer les œuvres humaines comme supérieures aux manifestations naturelles. Et cela inclut aussi bien les œuvres techniques : dans la navigation à voile, l’homme obtient du vent des effets qui vont bien au-delà de ses effets naturels – ils lui ont permis de faire le tour de la Terre.

3. Qu’est-ce qui est visé dans le jugement esthétique ?

Cela signifie que ce n’est pas un retour à la nature qui est en jeu dans le jugement du beau.
Si ce n’est ni le plaisir du sujet (l’agréable), ni le retour à la nature, qu’est-ce qui est visé par la recherche universelle du beau ?
Il est certain que le petit enfant, dès 3-4 ans, perçoit chez les adultes une valeur essentielle dans l’usage du mot « beau », puisqu’il n’a de cesse d’interroger, à l’occasion de maintes expériences visuelles : « Est-ce que c’est beau ? »
Il faut considérer que le beau est une valeur absolue. Non seulement elle revendique de s’imposer à tous les humains, mais elle porte à conserver les œuvres, dans leur intégrité, de façon pérenne (par exemple dans les musées), comme si on les voulait transmissibles perpétuellement aux générations futures.
C’est pourquoi Kant parle, à propos d’une œuvre belle d’une « finalité sans fin » (ibid. §10). Cette formulation signifie que l'on reconnaît que cette œuvre vaut comme un but en soi, quoiqu'on ne saurait dire en quoi consiste ce but, et donc expliquer la satisfaction universelle qu’apporte ce but que l’œuvre incarne.
Va-t-on s’en tenir à cette impuissance ? Pour aller plus loin, examinons notre rapport à la beauté d’œuvres que nous n’avons jamais contemplées, que nous ne contemplerons peut-être jamais, mais dont nous savons qu’elles ont été reconnues comme belles par d’autres humains.

4. Pourquoi sommes-nous attachés aux œuvres d’art que nous ne connaissons pas ?

Dans la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, on apprend qu’un certain nombre de musées ont été bombardés, et que des nombreuses œuvres d’art qui y étaient entreposées ont été détruites.
Pour nous, qui n’avons pas eu l’occasion de visiter l’Ukraine, ces œuvres sont restées cachées et le resteront à jamais. Pourtant nous nous surprenons d’être attristés par la perte de ces œuvres que nous ne connaissons pas, peut-être aussi fortement que par le décompte des morts et des blessés de ces dramatiques événements, mais pas de la même manière.
Tout se passe comme si ces œuvres irrémédiablement cachées étaient belles. Non pas en tant que nous en avons une représentation – nous ne savons quelquefois rien d’elles. Mais comme si le simple fait d’avoir pris soin de ces œuvres pour en préserver l’intégrité et la transmission aux générations futures nous faisait signe de quelque chose sur la valeur de l’humanité. Leur perte serait comme autant de promesses sur ce que peut l’humanité qui nous échapperaient.
Dès lors, il faut plutôt considérer l’œuvre d’art consacrée et conservée pour sa valeur esthétique comme le signe qui porte une signification infiniment riche puisqu’elle nous dit quelque chose sur le bien dont est capable l’humanité. Mais cette signification ne peut pas se décliner avec des mots, elle ne peut que se déployer au moyen de l’imaginaire du potentiel spectateur, lequel s’appuie pour cela sur les perceptions sensibles que lui délivre l’œuvre. N’est-ce pas exactement cela que l’on nomme contempler ?
Or, un signe qui délivre une signification qui ne peut s’adresser qu’à l’imaginaire car elle déborde tout discours possible s’appelle un symbole.
C’est ainsi que Kant en vient à écrire : « Le beau est le symbole du bien moral » (ibid. §59)
Oublions l’adjectif « moral » utilisé par Kant et qui renvoie à sa doctrine morale qui, pour lui, est le sommet de la spiritualité humaine, mais dont on sait qu’elle est critiquable par son trop strict formalisme[1]. Entendons la formule ainsi : « Le beau est le symbole du Bien » – le mot Bien renvoyant au but final qui seul peut donner sens à l’histoire humaine.
On comprend alors la tristesse commune lorsqu’on apprend la destruction des œuvres d’art : ce sont des points d’appui pour notre confiance en l’humanité, en son avenir, que l’on perd.
On le comprendra encore mieux si l’on fait intervenir la notion de monde avec Hannah Arendt qui écrit :
« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. » La crise de la culture, 1961.
En effet l’humanité se caractérise, entre toutes les espèces, par son absence de biotope dédié. Autrement dit, les humains n’ont pas une configuration environnementale qui leur serait physiologiquement adaptée, et en laquelle ils pourraient vivre harmonieusement, comme la taupe dans la terre champêtre ou l’oiseau dans la ramure. Ils ne savent trop où se mettre pour vivre sur la Terre, c’est bien pourquoi, ils se mettent un peu partout. Car leur véritable habitation, ils se la créent eux-mêmes, par leur culture, et c’est le monde. Seul l'individu humain habite le monde. Les mots du langage sont comme les briques qui constituent le monde, par lequel la Terre est rendue habitable aux humains. Mais nous dit Hannah Arendt dans le même texte : 
« Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. »
Les œuvres d’art, en ce que leur valeur esthétique est reconnue au long des générations – les Vénus de pierre polie retrouvées dans les grottes où elles attendaient de nouveaux regards depuis des dizaines de milliers d’années, les scénettes linéaires dessinées sur les murs par les Égyptiens datant de plusieurs millénaires, la statuaire grecque antique, etc. – en fin de compte tout ce qui mérite d’être préservé indéfiniment comme beau, constituent les fondations les plus durables de ce monde commun qu’habite l’humanité. C’est en ce sens qu’ils sont les principaux points d’appui pour orienter son histoire vers la réalisation d’un Bien commun.
C’est pourquoi les œuvres d’art attestées, quoique pouvant nous demeurer irrémédiablement cachées, sont belles du fait simplement qu’elles existent.

5. Qu’en est-il d’un tableau dont personne ne pourrait témoigner l’avoir vu ?

Ce serait un tableau dont on aurait simplement le témoignage de l’existence par des documents historiques, et dont le contexte de la mention rendrait possible qu’il ait une valeur esthétique. Par exemple telle œuvre d’un Giorgione citée dans un document historique et considérée comme perdue.
Mais est-ce une situation essentiellement différente de celle qui a été examinée précédemment ? Nous l’avons vu, ce sont les mots de la langue qui constituent le monde. Cette table n’a aucune consistance tant que je ne l’ai pas nommée, car sensitivement, elle est constamment changeante, suivant les caractères de la vision de celui qui la voit, le point de vue qu’il a sur elle, la lumière qui l’éclaire, les objets qui y sont disposés, etc. C’est à partir du moment où je dis « c’est la table de mon salon » qu’elle devient une chose identifiable de la même manière par tout le monde, et donc qu’elle fait partie du monde.
Il en est de même pour le tableau désormais caché à tous. À partir du moment où il est établi qu’un tableau avait été peint par Giorgione pour la salle d'audience du palais des Doges à Venise, et dont on a perdu la trace, cela suffit pour qu’il ait une place dans notre monde humain et qu’il contribue à le valoriser.
Ainsi, bien que personne ne sache rien de ce qu’il présentait en son cadre, ce tableau est beau, simplement par le savoir qu’il a existé (au moins, car le dire perdu n’exclut pas qu’il existe encore).

*  *  *

Oui, le tableau caché est beau !
Même si on ne l’a pas vu soi-même, car la beauté se veut universelle.
Même si on ne pourra jamais le voir, car l’existence même du tableau renforce la confiance en notre capacité collective d’aller vers un Bien commun.
Même si nul ne l’a vu, car la simple désignation de son existence dans le langage contribue à renforcer le monde que nous habitons en tant qu’humanité, et sur lequel nous devons nous appuyer pour croire en notre avenir.
Le tableau caché est beau parce que la valeur qui est visée par l'adjectif dépasse infiniment l'expérience sensible qui en est l'occasion.

 

 

[1] Par exemple réfléchissons à l’applicabilité de la règle : « on ne doit jamais mentir ! »

2 commentaires:

  1. Anonyme10:09 AM

    Bonjour et merci pour ce texte sur la beauté et la peinture. Les fresques de Pompéi ont été un grand moment de ressenti de ce que vous écrivez...
    Par ailleurs je suis curieuse de connaître votre évolution sur la période troublée de la pandémie...
    Bon dimanche
    Anne

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  2. Je suppose que vous avez parcouru mes 2 séries de posts contemporains du confinement. Pour répondre à votre curiosité:
    "On peut inviter chacun à prendre en considération l’affirmation apparemment paradoxale, « Je n’ai jamais été aussi libre que sous le confinement ! », et à en réfléchir la pertinence."
    Cela est extrait d'un livre à paraître à l'automne prochain et qui devrait avoir pour titre : "Démocratie... ou mercatocratie"

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