mardi, décembre 31, 2024

La démocratie comme une chaise à trois pieds

 


– L’interlocuteur : Rien ne semble plus urgent, aujourd’hui, que de défendre la démocratie! N’est-ce pas du débat public, le plus large, le plus ouvert, que peuvent émerger des issues pour que nous reprenions un peu de maîtrise de notre avenir ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Je suis bien d’accord ! C’est pourquoi je publie nos entretiens. C’est notre manière de faire valoir le débat démocratique. Mais ne nous faisons pas d’illusions : ce n’est qu’une petite goutte d’eau claire dans une rivière opaque de pollution !
– Tu veux parler, je pense, de la propagande à sens unique qui nous inonde sans vergogne, non seulement dans l’espace public urbanisé, mais maintenant sur Internet, en faveur des intérêts marchands !
– (a-s) : Oui, bien sûr ! Au bilan, l’espace public est phagocyté par cette communication qui nie le débat. Mais au moins, concernant la propagande commerciale, on sait à quoi s’en tenir : l’intérêt particulier – la soif du chiffre d’affaire (pour ne pas dire la cupidité) – est gros comme un éléphant dans un magasin de porcelaine !
– Oui, c’est vrai ! Ne veux-tu pas dire que le plus dangereux pour la démocratie est la duplicité des personnalités politiques elles-mêmes, dans la mesure où elles semblent de plus en plus se livrer à la logique de la propagande commerciale ? Les carrières politiques – cela semble être devenu la règle –  se construisent selon le modèle marchand : il s’agit de vendre une image alléchante du personnage politique à la manière dont on vend une marchandise. Et une telle manière escamote inévitablement tout débat sérieux sur les projets politiques. Telle est – et je sais que tu es d’accord – la véritable maladie contemporaine des démocraties.
– (a-s) : Humm !… Je suis assez d’accord, quoiqu’il y ait quelques nuances et discordances (François Ruffin ne semble pas encore relever de cette logique). Mais de toute façon si cette marchandisation de la figure du personnage politique est bien un mal patent de nos démocraties contemporaines, elle n’est pas, selon moi, la maladie. Elle est un symptôme d’une maladie de la démocratie qui est plus profonde.
– Je ne comprends pas. Ne crois-tu pas que si nous sortions de la propagande politique par l’image émotionnellement valorisée de l’homme ou femme politique, toujours sur fond d’affects archaïques – le bon père sécurisant, l’homme auquel rien ne résiste, le gendre idéal, la femme forte qui sait en imposer aux mecs, etc. – pour un véritable débat public en lequel se confronteraient les projets politiques, nous retrouverions à la fois la démocratie et le sens de l’avenir ?
– (a-s) : Pas nécessairement.
– Là je ne te suis plus ! N’est-ce pas là le sens de nos discussions ? N’est-ce pas pour cela que nous les publions ?
– (a-s) : Certes ! Mais il n’est pas suffisant de poser que la véritable démocratie consiste à confronter nos opinions particulières dans un débat rationnel.
– Euh …????
– (a-s) : Parce qu’alors, il faudrait reconnaître que notre démocratie ne se porte pas si mal ! Tu me sembles sous-estimer la présence de tels débats dans notre société dite « démocratique » ! Ces débats sont bien toujours présents, Dieu merci ! Ce qui donne un sens à l’opposition entre États démocratiques et autocratiques. Par exemple au Parlement. Mais aussi sur Internet, dans des journaux qui réservent des pages à la confrontation des opinions, ou même dans les multiples soirées ici ou là, souvent organisées par des associations de bénévoles, où l’on se retrouve pour débattre sur un thème précis.
– Mais cela n’est-il pas finalement résiduel par rapport à l’omniprésence, dans l’espace public, de la propagande marchande qu’on nous oblige à subir ?
– (a-s) : Pas tant que ça, si tu penses aux débats parlementaires. C’est quand même là que se décident les lois !
– Tu ne te fais quand même pas des illusions sur la sincérité de tels débats ! On sait que, presque toujours, c’est joué d’avance entre, l’action des lobbys, les majorités établies grâce au mode de scrutin, les subtilités constitutionnelles qui suppriment le débat (49.3), et la comédie des discours entre opposants – il s’agit qu’ils soient suffisamment véhéments et émotionnels pour passer aux informations télévisuelles du soir !
– (a-s) : Je te l’accorde. Mais n’oublie pas que beaucoup d’échanges très déterminants se passent en commissions, c’est-à-dire à huis-clos. On sait que là un réel débat a lieu dont le résultat est une proposition de loi fruit du compromis dont a accouché ce débat.
– Alors la démocratie ne dysfonctionnerait pas tant que ça. Il suffirait de l’améliorer par des réformes. Je te voyais plus radical dans ta critique des démocraties contemporaines.
– (a-s) : Il ne t’a pas échappé que ces réformes évidentes depuis longtemps – proscription d’un certain lobbying, sobriété et rigueur de la production législative, décrets d’application sans délai, règles de comportement dans l’enceinte de l’assemblée compatibles avec son statut de lieu sanctuarisé comme expression de la volonté populaire, etc. – n’arrivent pas à advenir. Pourquoi, sinon parce que le mal des démocraties contemporaines est plus profond ?
– Je ne vois pas ! Plus il y aura du débat dans la société, mieux la démocratie se portera.
– (a-s) : Cher ami ! T’es-tu avisé que, depuis la dissolution inopinée de l‘Assemblée par Macron, c’est-à-dire ces six derniers mois, il n’y a jamais eu un débat aussi ouvert aussi intense, dans notre pays, sur la manière d’organiser notre vie en commun ? Et pourtant, comme le constate Stéphane Foucart dans son article intitulé L’environnement, cette question oubliée (Le Monde du 29 décembre), il n’y a jamais eu autant de négligence concernant le principal enjeu de bien commun qui est l’enfoncement de plus en plus palpable dans une crise écologique mondiale !
Je le cite : « L’année 2024 n’aura pas seulement été celle d’une crise politique sans précédent, (…). Elle a aussi entériné la quasi-disparition de la thématique environnementale de l’agenda politique. »
Et plus loin : « Dans son dernier baromètre, rendu public en octobre, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) constate que de plus en plus de Français sont climatosceptiques – dont seuls 62 % se rangent au consensus scientifique. La mobilisation pour la préservation de la nature ? Là encore, nous pensons volontiers qu’elle est aujourd’hui plus forte que jamais. Mais qui se souvient que, le 22 avril 1970, près de 20 millions d’Américains, de tous bords politiques, étaient dans la rue pour le premier Jour de la Terre ? »
– C’est vrai ! Je pense que les écologistes ne sont pas assez considérés, écoutés. Il faut les mettre beaucoup plus dans le débat.
– (a-s) : Je ne sais pas. Est-ce un problème de personnes ? N’as-tu pas remarqué que les écologistes politiques patentés eux-mêmes parlent très peu des problèmes écologiques en ce moment ?
Le mal qui mine notre débat démocratique est certainement plus profond. Si tu veux bien, revenons aux principes édictés par les créateurs de la démocratie occidentale, les Grecs de l’Antiquité.
Les principes posés pour le débat démocratique étaient au nombre de 4 :
1 – Que soit toujours utilisé le logos, c’est-à-dire l’argumentation rationnelle, pour promouvoir ses idées.
2 – Que tous les citoyens aient un égal statut à se prononcer sur la vérité ; que n’intervienne aucune parole d’autorité.
3 – Que chacun aie le courage de mettre à l’épreuve de la critique d’autrui ses idées, et d’accepter de les remettre en cause face à des arguments convaincants.
4 – Que chaque citoyen s’oblige à mettre de côté ses intérêts particuliers pour toujours argumenter du point de vue du bien commun.
Qu’en penses-tu ? Notre débat démocratique est-il à la hauteur de ces principes?
– Je ne pense pas, non. Effectivement notre débat contemporain tient très insuffisamment compte de ces principes.
– (a-s) : Certes ! Mais ces insuffisances concernent-elles chacun de ces 4 principes de manière équivalente ? Ou y a-t-il un principe plus systématiquement bafoué que les autres ?
– Peut-être le premier. Il y a beaucoup trop de bruit et de fureur dans le débat politique, plutôt que l’écoute sereine des arguments … et aussi le troisième : les politiciens semblent se faire un point d’honneur à ne pas tenir compte des objections de leurs adversaires politiques.
– (a-s) : On reste capable aussi de s’écouter et d’échanger calmement des arguments, mais c’est plus souvent lorsque le débat est soustrait à la curiosité des médias. D’autre part, il y a quand même des politiques, et des citoyens, dont les idées évoluent …
– Oui, mais n’évoluent-elles pas au gré de l’évolution des intérêts particuliers des individus, plutôt que par la prise en compte d’arguments opposés ?
– (a-s) : Très juste ! Et n’est-ce pas là le fond du problème de notre démocratie que l’omniprésence des intérêts particuliers ?
– Oui, c’est cela !
– (a-s) : Sauf que tu ne remarques pas que c’est précisément la négation du quatrième principe : être capable de prendre du recul par rapport à ses intérêts particuliers.
– C’est vrai !
– (a-s) : Ce principe est-il plus ou moins respecté, comme les autres ?
– Oui, il me semble !
– (a-s) : Je ne suis pas d’accord. Il apparaît que dans notre démocratie moderne, il est systématiquement bafoué.
– Tu es bien catégorique !
– (a-s) : Oui, et je le suis pour deux raisons.
• D’abord par l’observation des effets. Comme le remarque Foucart, le problème de bien commun le plus brûlant – celui de l’effondrement, catastrophique pour notre avenir proche, des équilibres biosphériques – est tout bonnement délaissé par nos pratiques démocratiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Réponse : parce que le débat démocratique ne décolle pas de la négociation, de la recherche de compromis, entre intérêts particuliers ; et que les intérêts particuliers, qui dans notre société mercatocratique s’intéressent essentiellement à l’enrichissement et à la répartition des richesses, sont à très court terme.
• Ensuite par compréhension historique. Si l’on examine de près la prise de pouvoir mercatocratique au tournant du XIXe (le désencastrement du marché que décrit Polanyi dans La Grande Transformation – 1944), on s’aperçoit qu’elle a utilisé le dévoiement de l’idéal démocratique réhabilité par les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, par l’escamotage de ce quatrième principe du débat démocratique. Il faut avoir conscience que tous les dégâts causés depuis lors par l’industrialisation qu’elle a imposée aux forceps aux populations – déforestation massive, exode rural, prolétarisation d’une part importante des populations, alcoolisme et développement des addictions, pollutions, délitement des solidarités, etc. – sont les conséquences de cette occultation systématique du point de vue du bien commun. D’ailleurs, on ne parle pour ainsi dire plus, aujourd’hui, du bien commun, mais plutôt de l’intérêt général, le mot « intérêt » étant plus plaisant aux oreilles des affairistes. L’intérêt général, selon eux, ne peut d’ailleurs que consister dans le bon compromis, celui qui ménage au mieux les intérêts particuliers de chacun compte tenu de l’état des rapports de force. Mais de ce point de vue étriqué, la vitalité de la biosphère, qui est essentiellement un problème de bien commun et à long terme, est hors champ !
– Si je te suis bien, alors notre problème est bien plus enraciné que ce que je croyais !
– (a-s) : Oui, cela est vrai ! Mais l’essentiel n’est-il pas de le comprendre en mettant à jour la manière dont il s’est noué ? Car c’est bien comme cela, comme l’expliquait Spinoza, que nous retrouvons notre puissance d’agir pour le résoudre.

jeudi, novembre 21, 2024

À propos de l'autodestruction de la démocratie aux États-Unis

 
Mont Rushmore avec les présidents
G. Washington, T. Jefferson, T. Roosevelt, A. Lincoln
– L’interlocuteur : On peut vraiment être inquiet pour l’avenir de la démocratie aux États-Unis depuis l’élection de Trump. Penses-tu toi aussi qu’elle est en péril ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Elle n’est pas en péril. Elle n’est plus en péril ! Elle est déjà défaite, renversée !
À partir du moment où les institutions se sont montrées incapables d'interdire la candidature à la tête de l'État d'un individu qui a tenté de bafouer par le mensonge et l’usage de la force les règles démocratiques, et que les suffrages populaires lui ont octroyé la responsabilité suprême, la démocratie américaine, qui est, rappelons-le, la plus vieille démocratie des temps modernes, est entrée dans un processus d’autodestruction.
– Il me semble que tu exagères. Il y a des forces importantes, institutionnelles et populaires – quasiment la moitié de la population – qui vont s’efforcer de la défendre. Il ne faut pas dire qu’elles ont perdu d’avance.
– (a-s) : Soyons lucide ! Avec un président Trump qui est en position de s’arroger un énorme pouvoir, et un arbitre institutionnel ultime – la Cour Suprême – qui lui donnera toujours son aval, ce qui va suivre ne peut être qu'une brutalisation systématique, et d’ailleurs annoncée, des institutions publiques et un détricotage des règles qui assuraient au moins le maintien d’une perspective de bien commun à toute la population exprimée par ses choix électoraux. Or, c'est la présence d'un tel idéal de bien commun qui est la condition nécessaire pour que l'on puisse vivre entre soi en paix. C'est pourquoi on peut anticiper que cette société des États-Unis va inéluctablement vers la violence et la désagrégation.
– Peut-être… Mais on peut aussi envisager qu’un certain nombre d’électeurs de Trump, en constatant la dangerosité de ses choix, « s’en mordent les doigts » comme on dit, et reviennent du côté de la raison, pour défendre la démocratie.
– (a-s) : Pourquoi ne l’ont-ils pas fait avant ? Cette dangerosité était quand même parfaitement évidente, non ?
– Heu… !
– (a-s) : Je vais te le dire ! Parce que le camp Trump a constamment fait campagne par le mensonge et l’excitation de passions négatives. Le mensonge, c’est le non-respect de son interlocuteur pour son instrumentalisation ; les passions négatives sont ici l’insistante incrimination de catégories sociales désignées comme ennemies, en l’occurrence les populations en migration et les adversaires politiques au président élu qui défendent les institutions démocratiques. Mensonges et incriminations passionnelles sont deux facteurs qui minent la confiance minimale nécessaire à la vie sociale, et ouvrent la voie à la violence.
– Mais les vociférations du populiste, fut-il président, ne déterminent pas les comportements des individus qui vivent effectivement ensemble. On peut penser que, finalement, la majorité des américains ne veulent pas la violence. Pour eux, même s'ils ne sont pas d'accord, le dialogue reste toujours possible…
– (a-s) : Comprenons-nous bien. Dans toute société, il est tout-à-fait normal que l’on ne soit pas d’accord sur la bonne manière de vivre ensemble. À partir de là il y a deux issues possibles : soit le dialogue pour trouver un accord, soit la violence pour éliminer les tenants de la thèse opposée. Le dialogue implique la valorisation de la raison et de la vérité – la raison élimine les arguments incohérents (qui impliquent contradiction), la vérité élimine les arguments fallacieux (non conformes à l’expérience partagée). La démocratie est précisément ce mode d’organisation sociale fondé sur le dialogue, et donc sur la raison et la vérité, qui doit permettre d’arriver à un consensus sur la manière de vivre ensemble. Dans les faits, elle n’y arrive jamais vraiment, mais ce qui est important, c’est qu’elle en garde la visée – ce qui implique de cultiver la raison et de chercher la vérité. Le populisme à la Trump piétine cette visée ; il se moque de la raison et discrédite la vérité. Cette attitude légitime de faire taire ses opposants par la force. Il faut bien admettre qu’une partie significative du peuple des États-Unis a avalisé cette attitude. Et cela a été possible parce que le camp Trump a sans vergogne utilisé l’espace d’expression dont la démocratie a nécessairement besoin pour que le dialogue se fasse, pour diffuser cette violence.
Il est essentiel de comprendre que dans le rapport entre démocratie et violence, il y a une double loi qui opère :
1.   La violence peut toujours avoir le dessus sur la démocratie, puisqu’elle est toujours capable de faire taire ceux avec qui elle n’est pas d’accord, elle supprime dès lors la possibilité du dialogue démocratique.
2.   Seule la démocratie peut nous rendre humainement heureux. Puisqu’elle permet d’exprimer ce que seule l’espèce humaine est capable d’exprimer : une réflexion sur les valeurs en fonction desquelles on veut vivre ensemble.
– Je t’ai bien écouté. C’est très intéressant le lien que tu viens de faire entre des valeurs, qu’on réserve plutôt à la réflexion philosophique, et des orientations politiques. Mais, pour moi, le mystère s’épaissit. Comment se fait-il qu’une majorité des votants états-uniens aient choisi le négatif, c’est-à-dire le mensonge plutôt que la vérité, la haine plutôt que le dialogue ? Comment accepter l’idée que ce pays soit composé de tant de mauvaises personnes ?
– (a-s) : Tu poses la bonne question. Je te réponds qu’ils n’ont pas choisi le négatif, ils ont choisi ce qui de leur point de vue est le positif : le discours bienfaisant !
– Comment ça ?!
– (a-s) : Je fais l’hypothèse qu’il y a trois facteurs essentiels qui concourent à l’accueil comme bienfaisant de ce discours menteur et haineux. D’abord un complexe de sentiments négatifs d’une partie majoritaire de la population à l’égard de la société, où prédominent l’impuissance et l’inquiétude, fondé sur une profonde frustration : la conviction que son existence n’apporte pas les promesses qu’on en attendait lorsqu’on s’apprêtait à entrer dans la vie sociale. Ensuite la réparation que fait entendre le discours simple et énergique du tribun populiste qui désigne de façon transparente « des responsables » et affirme sa volonté de les châtier. Le discours bienfaisant est là car il signifie la sortie du sentiment d’échec.
– Mais ces gens-là n’ont-ils aucune culture politique ? Ne voient-ils pas venir l’entourloupe ? Les mensonges ?… les incohérences ?… Tout cela est tellement grossier !
– (a-s) : Oui, mais c’est juste ce qu’ils ont besoin d’entendre. Le leader populiste n’est rien d’autre qu’un bateleur de foire qui vend sa marchandise avec des arguments de bateleur de foire. Il est passé de sa foire initiale, l’immobilier, à la foire en grand, celle de l’État (en passant par la foire d’une émission de télévision). Mais il n’a qu’un discours de bateleur de foire. Il est écouté parce que tout ce qu’il dit se résume à « Derrière moi, vous aurez la puissance, derrière moi, vous retrouverez la confiance, parce que moi, je suis l’incarnation de la puissance ! » Ne voit-on pas que tous les signes qu’il donne sont des signes d’affirmation de sa puissance, même face aux pouvoirs légitimes installés, même dans sa capacité de mentir au su et au vu de tous ? Il est le cador de la cour de récré pour lequel on se dit « Tout ira mieux si je suis de son côté ! »
– Sauf qu’on n’est pas dans une cour de récré ! On est dans une société qui se donne rendez-vous pour décider de son avenir !
– (a-s) : On est bien d’accord ! Et cette société a effectivement choisi. Mais peut-être a-t-elle prioritairement choisi contre le discours d’en face, ce discours trop bien connu avec lequel on l’a bercé au temps de son éducation : ce pays est un pays libre et démocratique, avec des lois telles que, si on est travailleur et déterminé, on aura chacun sa chance de réussite et on pourra faire valoir sa voix ? Or, une majorité de cette population se considère comme ayant été bernée par ce discours, que les dés sont pipés, que la démocratie n’est qu’un paravent servant à légitimer une classe de riches indéfiniment installés. Et il se peut bien que, de ce point de vue, elle ait raison ! L’argent, avec la capacité qu’il donne d’occuper l’espace médiatique, tient beaucoup trop de place dans les démocraties contemporaines, et tout spécialement aux États-Unis lors des campagnes électorales où il finit par occulter le débat démocratique, celui où on examine la valeur des arguments échangés. Ceci les citoyens le sentent bien puisque, dans l’ensemble des démocraties occidentales, le taux de participation aux élections tend inexorablement à baisser.
– Je suis d’accord avec toi. Nous vivons dans des démocraties très imparfaites, on le sait. Et c’est ce qui fait la fortune des populistes. Mais il me semble que, tant qu’on garde les formes de la démocratie, on peut garder espoir, car on peut, sans crainte, la critiquer et contribuer à l’améliorer. Par contre, cette violence qui lui est faite aux États-Unis, ce phénomène d’autodestruction, comme tu dis, c’est cela qui est désespérant. On sait bien que les manières de se comporter aux États-Unis ont tendance à s’exporter outre-atlantique peu après… et qu’il y a des mouvements populistes qui ont le vent en poupe en Europe !
C’est donc cela ton troisième argument pour expliquer le succès du discours du populiste ? Il y aurait donc, outre la frustration populaire et l’existence du leader se présentant comme le grand réparateur, le caractère très imparfait de nos démocraties ?
– (a-s) : Non ! L’imperfection de nos démocraties est juste un approfondissement de la frustration populaire. C’est d’ailleurs un approfondissement que ne font pas les principaux intéressés, car s’ils le faisaient, ils s’apercevraient que les Trump, Musk, et compagnie, font partie des plus riches parmi les riches, et qu’en cela ils sont les plus responsables de l’enlisement de leur vie dans la frustration.
Le troisième facteur qui a permis à Trump d’avoir la majorité des suffrages est justement la capacité d’une part importante de la population à se maintenir dans l’irréflexion. Car, comme tu l’as remarqué, il ne faut surtout pas réfléchir le discours du leader populiste pour qu’il reste bon à entendre. Il faut le prendre pour argent comptant !
– Certes ! Mais cet argument me gêne beaucoup. Il peut paraître méprisant. N’implique-t-il pas que le peuple est bête ?
– (a-s) : Pas du tout ! Il s’agit d’un problème beaucoup plus complexe et plus large que cela. Un problème qui relève de ce que j’appellerai « la culture mercatocratique ».
– « Mercatocratique » ? Ok, j’ai lu ton dernier livre – Démocratie… ou mercatocratie ? – qui développe l’idée que la réalité du pouvoir, en deçà des formes démocratiques, est celui du marché et des principaux affairistes qui l’animent.
– (a-s) : Oui ! Mon livre identifie le pouvoir qui s’impose mondialement, mais surtout il veut éclairer la manière dont il opère et pourquoi il est aussi largement accepté, alors même qu’il mène l’humanité dans une impasse qui pourrait lui être mortelle. Quand je parle de « culture mercatocratique », je pense aux valeurs que la mercatocratie popularise et aux comportements qu’elle promeut pour les réaliser.
– En ce qui concerne les comportements, ne relèvent-ils pas  de ce que tu nommes « la manipulation réactive » ?
– (a-s) : Tu as tout-à-fait raison ! C’est bien elle qu’il faut mettre au jour pour comprendre la possibilité du vote paradoxal pour la violence populiste. Elle consiste en l’interpellation émotionnelle des individus, suffisamment ciblée et intense pour appeler un comportement de réaction immédiate qui court-circuite la réflexion. Du côté de Trump, les illustrations abondent : « On sera tous riches et prospères si on généralise la fracturation hydraulique pour produire du pétrole », « On sera enfin en sécurité quand j’aurai évacué, dès le lendemain de mon élection, tous les migrants en situation précaire », « Je vais réduire le budget de l’État de 30%, comme cela vous n’aurez plus à payer toutes ces taxes qui entretiennent des parasites », etc. Mais ce procédé manipulatoire, qui a de tous temps été celui des bateleurs de foire, est familier à tous car sa logique est reprise, sur d’autres supports que la harangue vocale, par la publicité commerciale. L’essentiel des budgets publicitaires n’est plus voué aux développement d’arguments sur les éventuelles qualités, techniques ou autres, des biens à vendre, mais à des mises en scène propres à susciter des émotions de telle sorte qu’elles laissent croire que l’achat du bien proposé va résoudre le désir qu’elles déclenchent.
– Bien ! C’est vrai que la publicité commerciale nous touche volontiers à l’émotion. Mais cela est très commun dans les relations humaines. Pourquoi alors employer ce grand mot de « manipulation » ? Elle le fait à visage découvert, non ? On sait qu’elle s’adresse à nous pour vendre ! Il n’y a pas, comme chez le leader populiste, l’omniprésence du mensonge et l’effet de foule qui anesthésie le jugement personnel !
– (a-s) : Certes, mais il faut voir les choses de plus loin. Volontiers, concernant une personne dont tu veux te rapprocher (ou t’éloigner), tu t’adresses à elle à l’émotion. Mais il ne peut pas y avoir manipulation dans la mesure où elle peut te répondre ! Et de la qualité de sa réponse résultera soit un rapprochement soit un éloignement, soit une maîtrise de la bonne distance de relation (si l’échange passe de l’émotionnel aux arguments objectifs). Par contre, il n’y a pas de réponse possible dans la propagande publique. Tu ne peux pas confronter le propagandiste à ta propre personnalité pour construire une relation. C’est une communication à sens unique liée à un pouvoir qu’il a – celui d’occuper médiatiquement l’espace public – et que tu n’as pas. Tu peux certes mettre l’émotion et le désir qu’elle déclenche de côté pour t’occuper d’intérêts qui viennent de toi. Mais le plus souvent la propagande publique se rencontre de manière insistante, envahissante, et nourrit, grossit, le désir qu’elle a insinué… Elle est manipulation parce qu’elle met énormément de moyens pour susciter, par réaction, des comportements attendus conformes à l'intérêt particulier de celui qui l'émet, alors même que les individus qui adoptent ce comportement le vivent comme libre : « Oui, c’est bien moi qui a choisi de réagir par ce vote, ou par cet achat, puisque personne ne m’y a contraint ! ».
– Oui, je comprends ce que tu veux dire. Trump a été élu par l’effet d’une manipulation massive des comportements, et non comme résultat d’une réflexion objective sur ses projets. Mais quand même ! Si cette manipulation est patente quand on prend un point de vue de masse – celui d’un ensemble de comportements qui convergent – l’est-elle aussi du point de vue individuel ? Chacun ne garde-t-il pas la liberté de choisir de ne pas réagir ?
– (a-s) : Je te réponds : oui. Mais tout est fait pour que ce soit le plus difficile possible ! Il y aurait beaucoup choses à dire sur cette manière d’asservir sans contraindre. Soulignons au moins que le comportement réactif est le plus court chemin entre le désir que déclenche l’irruption émotionnelle et sa satisfaction, puisqu’il ne s’embarrasse pas de la réflexion qui est requise pour choisir entre plusieurs possibilités ; c’est pour cela que le comportement réactif est le plus bas degré de la liberté. On remarque qu’il est exclusivement celui du bébé et qu’il est le plus commun du monde animal ; n’est-ce par lui que l’on contrôle son animal de compagnie ?
– Je pense que tu as raison ! Me vient à l’esprit cette petite musique de lieux communs dans notre société : « Il ne faut pas se prendre la tête ! », « On a toujours raison de se faire plaisir ! », etc. Cela amène chacun à être capté par la parade incessante des marchandises. Et d’ailleurs, c’est une tendance contemporaine que les candidats aux élections politiques se fassent valoir par la même logique et recourent aux mêmes espaces de communication que la publicité marchande. Mais si notre liberté apparaît être dans la possibilité d’accès à la satisfaction la plus proche, la contrainte devient alors comme une agression contre notre liberté. Dès lors, je ne vois pas ce que vient faire la culture là-dedans. Pourquoi parles-tu d’une « culture mercatocratique » !
– (a-s) : On parle ici de culture dans un sens très large comme un ensemble de valeurs que se donne une société par lesquelles elle se situe dans le monde et sur lesquelles elle s’appuie pour organiser son vivre-ensemble. Hé bien ce sont exactement les valeurs dont tu viens de parler qui se sont imposées par la domination massive du pouvoir mercatocratique. On peut dire que ce pouvoir, à imposer continuellement aux consciences individuelles de se plier à la réaction émotive, est parvenu à faire en sorte qu'elles prennent peu ou prou ce pli qui leur permettent d’adhérer plus facilement aux solutions simplistes et socialement désastreuses des populistes.
– Mais alors, nous aussi, en Europe, nous sommes vulnérables aux ambitions populistes et aux violences qu’elles portent…
– (a-s) : Effectivement ! N’as-tu pas noté que le rôle social qui a le vent en poupe aujourd’hui dans notre société est celui d’« influenceur » ?
– Oui, je vois de qui tu parles. Et c’est effectivement une figure sociale qui correspond bien au pouvoir dont on vient de parler. L’influenceur est en effet celui qui tire parti de l’espace ouvert à un large public par les réseaux sociaux, et des moyens techniques offerts par l’informatique, pour s’enrichir en faisant systématiquement de la manipulation réactive.
– (a-s) : Tout-à-fait exact !
– Il faut quand même reconnaître qu’il y a des influenceurs qui semblent sincèrement animés d’un souci de bien commun, par exemple pour un comportement plus écologique, etc.
– (a-s) : Peut-être. Mais comprends-tu maintenant que ce n’est pas au contenu du message qu’il faut donner de l’importance, mais à sa forme ? Et quelle serait la bonne forme ?
– Le dialogue ? La réflexion ?
– (a-s) : Oui ! Les deux ! Car, comme le disait Paton, la réflexion est toujours un dialogue avec soi-même – « dialogue » vient du grec dialogos = discours rationnel à deux. N’est-ce pas ce que nous avons fait ?
– Oui ! Nous avons bien dialogué. [souriant] Nous ne sommes vraiment pas des « influenceurs » !
– (a-s) : C’est pour cela que nous allons mettre notre dialogue en ligne : pour contribuer à la réflexion commune.
Nourrir la réflexion commune ! Il n’y a pas d’autre antidote à la manipulation réactive. C’est de ce côté-là seulement qu’il y a de l’espoir !

 

jeudi, novembre 07, 2024

Trump va-t-il renoncer à son mandat présidentiel ?

  

    Dans sa déclaration de victoire, il y a un oubli flagrant du président élu Trump : il a omis de mentionner son étonnement, voire son admiration, sa reconnaissance, que les Démocrates n'aient pas, cette fois-ci, falsifié les élections.
    Car ils les a toujours dénoncés comme tricheurs invétérés concernant les résultats électoraux le concernant. 2016 : ils lui auraient volé la majorité des suffrages exprimés ; 2020 : ils lui auraient volé la victoire ; 2024 : jusqu'au dernier moment avant les résultats, il annonçait des fraudes massives.
    Et là, il se présente devant les caméras sans manifester le moindre étonnement d'être déclaré élu ! 
   De deux choses l'une :
  •  Les Démocrates auraient délibérément falsifié les résultats, mais en faveur de Trump, dans la crainte d'une violence – dont les éléments se mettaient en place – incontrôlable et pouvant être dévastatrice étant donné l'état de scissions de la vie sociale présente aux États-Unis.
  • Les Démocrates n'ont pas fraudé. Trump a vraiment eu la majorité des suffrages. Mais alors si l'on tient ce fil, il faut le suivre jusqu'au bout. Comme il n'y a aucun fait probant de tricherie massive lors des deux précédentes élections présidentielles, il faut bien considérer les Démocrates comme respectueux des choix des électeurs, que cela fait partie de leur culture politique.
    Dans l'un ou l'autre cas – le premier peut paraître assez fantaisiste, mais ce n'est qu'une conséquence de la prémisse posée par Trump, c'est lui le bateleur de tréteaux fantaisiste – son élection n'est plus légitime, et il devrait renoncer à son mandat présidentiel. 
  • dans le premier cas parce qu'il aurait été déclaré élu sous la pression de la menace d'une violence généralisée,
  • dans le second cas parce qu'il aurait été élu sur un mensonge infamant asséné dans la durée, discréditant son adversaire politique.
     Mais sans doute, Trump ne va pas renoncer. Il va exercer son pouvoir redevable aux effets de ce mensonge non reconnu. Cela signifie que le prochain mandat présidentiel aux États-Unis va se dérouler sur le sol excavé des non-dits que creuse le lourd mensonge sur le fonctionnement de la démocratie états-unienne. Il faut se rendre compte qu'en ce gouffre elle peut d'effondrer.
    Qu'importe ! rétorquera quelque trumpien convaincu, chacun a bien le droit d'avoir sa vérité alternative non ?
    On lui répondra que toute vérité alternative n'est que l'alibi de son enfermement dans ses réactions émotionnelles, et qu'on ne peut partager un monde commun, faire société, en restant enfermé dans ses émotions. Car au bout de cet enfermement, il n'y a que la violence.
    La seule solution pour vivre ensemble est de surmonter ses émotions et d'aller vers l'expérience partagée pour se retrouver dans la vérité du monde.
    Trump n'est pas un homme politique, c'est un populiste.
    Qu'est-ce qu'un populiste ? Un manipulateur d'émotions populaires pour son propre intérêt.
    Un véritable homme politique – lire par ex. Hannah Arendt – contribue à faire advenir un bien commun qui donne un sens au fait de vivre ensemble dans le monde.
 


mardi, octobre 22, 2024

Choisit-on son habitat ?


    La réponse peut paraître évidente !
    Oui, bien sûr ! Le choix de son habitat fait partie des décisions les plus importantes de son existence ?
    Certains d’entre nous n’ont-ils pas mûrement choisi d’habiter dans un petit village ?




    Ce qui problématise la question, n’est-ce pas l’évolution contemporaine des conditions d’habitation ?



    On peut parler ici de façon à peine caricaturale de « cages à lapin ». Choisit-on de vivre dans une cage à lapin ? Que ce soit en disposition verticale ou horizontale d’ailleurs !


    Aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes. On évalue qu’il n’y en avait que 2% en 1800. Un demi-milliard d’individus vit dans l’une des 20 mégalopoles de plus de 10 millions d’habitants qui se sont développées sur la planète.
    Cette urbanisation forcenée de l’habitat, dans des agglomérations de plus en plus amples, qui s’affirme comme tendance lourde de l’histoire humaine, ne remet-elle pas en question la thèse de notre liberté de choisir notre habitat ?
    La métaphore de la « cage à lapin » nous renvoie à l’habitat animal. Peut-on dire que l’animal choisit son habitat ?

1.    Habitat animal, habitat humain : quelles différences ?

    Pour mieux caractériser le rapport de l’homme à son habitat, posons-nous la question : quelles différences y a-t-il entre l’habitat animal et l’habitat humain ?
    Il faut ici penser les différences générales en multipliant les points de vue – comme, par exemple, celui de l’emplacement, de l’origine (construit ou non), de la fonction, de la socialité qu’il induit, etc.


Différence d’origine de l’habitat ?
    On ne peut pas dire que les animaux se contentent d’habitat naturels alors que les humains les construisent. Des hommes vivent, ou vécurent dans des grottes. Des animaux construisent entièrement leur habitat. Au fond, comme dans tout le monde vivant, il y a chez l’homme soit l’habitat naturel (comme la grotte), soit l’habitat naturel aménagé, comme ces habitations réalisées en appui sur des falaises surplombantes, soit des constructions complètes sur sol.
    On ne peut même pas dire qu’il y a une différence flagrante du niveau de technicité des constructions. Le tisserin est un oiseau qui fait preuve d’une grande technicité pour construire son nid. Il est capable d’arracher de longs filaments à de grandes feuilles afin de les tisser très finement et de les nouer entre eux en utilisant plus d'une douzaine de nœuds différents. Il n’apparaît donc pas qu’il y ait une différence essentielle entre l’homme et le monde animal du point de vue de l’origine de l’habitat.

Différence dans la variété des formes ?
    On trouve une immense variété d’habitats chez les animaux, depuis le parasitisme (le ver-à-soie sur le mûrier), jusqu’à la complète autonomie native de la tortue, en passant par l’habitat sous terre ou sur les arbres, et par les migrations saisonnières qui alternent annuellement les habitats. De même ces habitats variés autorisent une socialité variée. L’habitat collectif dense est présent dans le règne animal tout autant que l’habitat individuel.
    On peut comparer de ce point de vue la tortue et la termite.

    On trouve aussi une toute aussi prodigieuse variété chez les humains :

 
 
 
 


Peut-on dire que la variété des habitats humains est analogue à celle du monde animal ?
    Non ! Il peut y avoir des variations marginales liées aux singularités des biotopes. Mais on ne trouve pas une variété notable des habitats qui soit intérieure à l’espèce, ni dans l’espace, ni dans le temps, chez l’animal. Alors que cette variation dans l’habitat est une caractéristique de l’espèce humaine. Si l’habitat de l’animal change au cours du temps long de l’évolution, c’est parce que c’est l’espèce elle-même qui a changé !

N'y a-t-il pas d’exceptions ?
    Il y a une exception flagrante. Elle a été créée par l’homme ! C’est l’habitat imposé à une espèce par sa domestication.



    Cela amène à tirer une conclusion majeure sur la spécificité de l’habitat humain :
    L’habitat artificiel imposé par l’homme, autrement dit la domestication, signifie que l’animal serait physiologiquement capable de s’adapter à un nombre indéfini de formes d’habitat, mais que de lui-même, il reste dans ceux que lui indique son instinct. Alors que l’homme a certes instinctivement besoin d’un abri, mais il prend la liberté d’une infinité variété de formes d’habitat.

Différence dans le lieu de l’habitat ?
    L’animal a son habitat lié à un biotope déterminé par sa physiologie spécifique. On appelle biotope une configuration d’environnement en laquelle une espèce vivante peut s’épanouir, et hors de laquelle elle dépérit.
    L’humain peut vivre à peu près partout… mais il doit chaque fois s’en donner les moyens techniques appropriés.
    Cela signifie que cette liberté humaine d’habiter à peu près partout – même dans l’espace extra-atmosphérique désormais – a pour corollaire une inventivité technique qu’on ne retrouve jamais chez les autres espèces vivantes.

Différence dans la manière de se l’approprier ?
    Les humains consacrent en général l’appropriation d’un habitat par un individu ou un groupe familial par le droit – ce qui signifie un énoncé public, garanti par la société, de l’obligation de respecter la maîtrise de l’accès à son habitat par son propriétaire nommé. On trouve de tels textes sur le droit de propriété dans les plus anciens écrits déchiffrés, tel le code d’Hammourabi (Mésopotamie, 2e millénaire avant J-C).
    Les animaux, certes, savent qu’il faut éviter de trop s’approcher de l’habitat d’un congénère. Mais cette apparence de respect ne peut jamais être détachée de l’existence d’un rapport de force présent.
    C’est la force de l’usage public du langage – caractéristique de l’espèce humaine – de pouvoir aligner d’emblée toute une société par le droit, c’est-à-dire sur l’obligation de respecter des règles fondamentales pour la viabilité du groupe social, comme celle de la propriété de l’habitat.

    Quels enseignements peut-on tirer de ces comparaisons quant à la liberté des hommes vis-à-vis de leur habitat ?

 

2. L’humain comme habitant problématique

    C’est dans la manière d’habiter que se constate une spécificité humaine : l’individu humain a la liberté d’habiter partout parce qu’il n’est pas d’emblée lié à un biotope assigné par la biosphère au moyen de comportements instinctifs.
    Mais cette liberté qui se décompose en deux séquences : d’abord la liberté de choisir son lieu de vie – et ce peut être transitoire et périodique (nomadisme) – ensuite celle de choisir la forme de son habitat.           Cette liberté proprement humaine a été exprimée par Marx de manière très juste :

« …une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » K. Marx, Le Capital, 1867.
     Mais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?
    Car l’animal sait d’emblée, par instinct, où il peut être bien. Ce n’est pas le cas de l’homme : il ne sait pas où et sous quelle forme d’habitat il va être bien. Il doit définir ce bien lui-même. Et ce n’est pas du tout évident !
    De ces deux types d’habitats pratiqués par les hommes sous les mêmes latitudes, lequel est préférable, la yourte mongole, ou la villa dans un lotissement ? 


    Il est clair que l’une ou l’autre option n’implique pas la même manière de vivre, la même vie sociale, le même rapport à l’environnement naturel, et même le même rapport à l’espace et au temps !
    Ne peut-on pas dire que choisir son habitat, c’est choisir sa vie ?
    Alors ne peut-on pas parfois envier l’animal qui est assuré par son instinct de choisir la bonne vie ?
    Comme l’écrivait Sartre : « l’homme est condamné à être libre ! »
    Mais avant de consentir à cette sentence pessimiste, posons-nous la question :

    Qu'est-ce qu’implique la prise en compte de cette liberté de choisir son habitat ?
    Comme le remarque Marx ci-dessus, elle implique de se représenter l’habitation que l’on souhaite réaliser, avant d’agir. Ce qui présuppose de répondre à la question : quel est le bon habitat pour soi ? Il s’agit donc prendre du recul par rapport à ses désirs pour réfléchir quel est son but et les moyens de l’atteindre.
    Or, le but humain concernant l’habitat est-il le même que celui de l’animal ? Quel est celui de l’animal qui aménage son habitat ? N’est-ce pas essentiellement la sécurité qui permet la continuation de l’espèce ?
    L’habitat humain est-il réductible à la sécurité ?
    Voici ce qu’écrivait Heidegger à ce sujet :

« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation », Heidegger, Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951
    Certes Heidegger évoque d’emblée la sécurité (qu’exprime ici le mot traduit par sûreté). Mais il lui donne un sens qui va clairement au-delà de la préservation de la vie biologique. Car on peut lire, derrière le style un peu pompeux de l’expression « ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être », qu’on a plus que simplement sa vie, sa santé physique, son bien être à ménager, mais ce qui fait de soi un être pleinement humain : sa liberté proprement humaine.
    On a remarqué avec justesse qu’il est inconvenant, blessant même, pour ceux qui habitent là, de parler, à propos de ce qu’on appelle des « grands ensembles », de « cages à lapins ».

     C’est exactement ce que veut dire Heidegger ! Même dans un grand immeuble avec la multiple répétition des mêmes appartements parallélépipédiques, chacun fait en sorte de l’habiter de manière humaine, c’est-à-dire en faisant valoir sa liberté humaine singulière. C’est ainsi qu’il l’arrange selon son goût par l’ameublement et la décoration.        Encore plus significatifs sont les petits objets symboliques – inscriptions, tableaux, photos, bibelots, etc. – présents dans tout logis, qu’on met de-ci, de-là, comme sur le meuble du salon, toujours bien en vue, qui témoignent de notre humanité, de notre vie aventureuse passée, de nos rêves à venir. Car son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il témoigne, en fin de compte, de la valeur de l’humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.
    Et quelle est cette valeur proprement humaine, sinon que cette capacité de pouvoir orienter sa vie au-delà de tout instinct, autrement dit de définir soi-même son bien en fonction duquel on choisit son lieu et sa manière de l’habiter !
    C’est bien ainsi qu’on peut rendre compte du fait que la diversité des habitats humains n’est pas réductible à la variation des conditions imposées par l’environnement. On ne donne pas le même sens à sa vie quand on choisit d’habiter dans un immeuble intégrant des équipements collectifs, ou dans une maison individuelle entourée de murs dans un lotissement.
    Mais il ne faut pas se cacher que cette liberté propre à l’humain de choisir le sens de sa vie est ambigüe. L’animal n’a-t-il pas un avantage définitif de savoir instinctivement où est son bien ? N’est-ce pas notre faille humaine – notre « péché originel » – que de pouvoir nous tromper sur ce qui est bien ?

 

3. La liberté d’habiter comme aventure

    Le philosophe G. Canguillhem ouvre une perspective de grande profondeur sur cette possibilité de se tromper de l’homme cherchant sa place dans le monde :

« Un animal, ‑ et j'ai fait allusion à l'étude du comportement instinctif, comportement structuré par des patterns innés, ‑ est informé héréditairement à ne recueillir et à ne transmettre que certaines informations. Celles que sa structure ne lui permet pas de recueillir sont pour lui comme si elles n'étaient point. C'est la structure de l'animal qui dessine, dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux propres à chaque espèce animale, comme Von Uexkull l'a établi. Si l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des victoires sur l'erreur ? Faut-il admettre que l'homme est devenu tel par mutation, par une erreur héréditaire ? La vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d'erreur., En fait, l'erreur humaine ne fait probablement qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se mettre. » G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, 1970, Vrin, p. 364.
    De ce texte on peut tirer les idées suivantes :

⦁    L’homme peut inclure des mondes animaux dans le monde universel qu’il peut englober par sa faculté propre de représentation par la langue. Alors que l’animal est définitivement enfermé dans le monde configuré par sa physiologie – le biologiste J. Von Uexkull, dans Mondes animaux et monde humain (1934), étudie de ce point de vue le cas emblématique, parce que très simple, de la tique.
⦁    Mais le monde humain universel est un monde seulement représenté, autrement dit, l’homme a une aptitude à le décrire et à anticiper son évolution. Mais pour cela il doit en prendre une connaissance juste pour pouvoir maîtriser ce qu’il va y faire, et pouvoir y trouver son bien. Il peut se tromper, il se trompe même régulièrement.
⦁    L’être humain serait errant – on peut dire exilé de naissance : il n’a pas une place réservée, d’emblée accueillante, dans le monde ; il cherche à savoir en quel endroit il pourrait être bien – et s’il a une capacité de connaître exceptionnelle et une inventivité technique sans pareil c’est justement pour se donner une place accueillante.

    Ainsi, avant d’être d’habitation, le rapport humain à l’espace serait fondamentalement aventureux, c’est-à-dire toujours empreint d’un facteur d’indétermination quant à la place que l'humain peut occuper sur Terre. Comme l’habitation est la détermination d’une bonne place où l’homme peut vivre, on peut considérer l’aventure comme l’antonyme de l’habitation.
    Rappelons à ce propos la formule de Heidegger citée plus haut : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux. D’ailleurs tout humain éprouve toujours le besoin de sortir périodiquement de son habitation pour s’aventurer dans l’espace ouvert. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».
 
    Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur.


    Cette image est tout-à-fait significative de l’évolution contemporaine de l’habitat.

    Qu’est-ce qui caractérise l’habitat contemporain ?

⦁    Il tend à se densifier en des dizaines de mégalopoles tentaculaires qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants.
⦁    Il tend à s’uniformiser. La même logique d’urbanisation par des tours très hautes, des vastes centres commerciaux, des banlieues pavillonnaires tentaculaires ; la même logique architecturale de bétonisation à angles droits.
⦁    Le corollaire en est la restriction drastique, à presque rien par la réduction des possibilités, de la liberté du choix de son habitation par l’individu.

    On ne peut comprendre cette évolution autrement que comme l’expression dernière de l’aventure industrielle initiée il y a plus de deux siècles en Occident, et qui, par sa logique propre qui est l’extension indéfinie du marché (au sens économique du terme), est devenue désormais une aventure mondiale. Cette aventure est délibérément menée par une minorité affairiste, c’est-à-dire motivée par le pouvoir que lui donne l’accumulation de la richesse pécuniaire. Mais elle n’a été possible que par le consentement d’une majorité des populations qui trouvaient là une nouvelle confiance dans leur rapport à l’environnement naturel (puisqu’elle s’appuie sur le progrès technique), comme de multiples opportunités de satisfactions dans une vie rendue ainsi plus facile que par le passé.
    Ces bénéfices se révèlent aujourd’hui des illusions car on constate qu’ils se retournent en leur contraire. L’environnement naturel nous renvoie des évènements catastrophiques de plus en plus incontrôlables. Les satisfactions se révèlent de plus en plus éphémères face aux contraintes lourdes sur notre liberté qu’implique l’organisation mercatocratique (c’est-à-dire pour l’extension du marché) de nos sociétés.

* * *

    La réponse à la question soumise à notre réflexion est négative. Nous avons de moins en moins le choix de notre habitat. Et c’est bien là une perte concernant notre liberté la plus fondamentale puisqu’elle porte sur le sens que nous donnons à notre vie.

    Nous pouvons dire aujourd’hui que l’aventure de l’espèce humaine – ce qui fait qu’elle a une histoire – s’est fourvoyée dans une impasse. Et, effectivement, parce que c’est une aventure, elle pouvait se tromper.
Il est souhaitable désormais que les populations actent l’erreur collective et réfléchissent collectivement le moyen de continuer l’aventure humaine, afin que, se réappropriant leur liberté, les humains puissent donner le meilleur de ce qu’ils peuvent.

Pierre-Jean Dessertine, octobre 2024

Les images ont été fournies par Jean-Pierre Testa, architecte, à l’occasion d’un café-philo sur l’habitat à Lourmarin le 12 novembre 2019.
Jean-Pierre Testa nous a quitté en janvier 2023.

mercredi, octobre 02, 2024

À propos du terrorisme



Notre époque est bien singulière, et d’une singularité inquiétante. Comment peut-on méconnaitre à ce point cette vérité toute simple ?
On ne combat pas le terrorisme en semant la terreur !
On fait tout le contraire ! On le démultiplie !
Car qu’est-ce que le terrorisme ? Le comportement violent qui vise à défaire une vie sociale en semant la terreur.
Il faut avoir connu la terreur pour être terroriste. Mais il y a une autre condition : c’est l’imbécilité ! Soit le défaut de réflexion sur le bien que l’on vise lorsque son comportement est dans la simple réaction de faire mal à qui l’on juge responsable de ce qui nous a fait mal.
Car le terrorisme est toujours une forme de vengeance. Et dans la vengeance on croit réparer, autrement dit se réhabiliter d’une offense subie, en portant un dommage réciproque. Mais, comme l’explique Hegel, « la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances. »[1]
La vengeance parce qu’elle procède du sentiment de celui qui se venge ne calcule pas son agression à la mesure de la responsabilité de qui elle vise. Ou plutôt le seul calcul toujours implicite dans la vengeance est d’en faire trop plutôt que pas assez. Parce que le « pas assez » laisserait l’avantage symbolique à l’offenseur. On est, en effet, dans une forme négative d’échange symbolique dans le cycle des vengeances : on agresse en sorte que l’acte de vengeance signifie, à ses propres yeux et aux yeux de tous, la réhabilitation de l’offensé en ce qu’il se fait voir offenseur.
C’est pourquoi la vengeance tend à engendrer une vengeance en retour, et ainsi « inexpiablement, à l’infini » et sur un degré de violence croissant.
Le terrorisme est le point extrême qu’atteint la violence vengeresse, celle qui vise à produire la terreur, c’est-à-dire la perte de ce minimum de confiance en l’humain qui rend possible la vie sociale.
Alors, s’il n’y a pas des âmes secourables qui aident le terrorisé à retrouver confiance, la seule socialité qui se reconstituera sera par réaction vengeresse pour commettre des actes de terreur.
Non, on ne combat pas le terrorisme en semant la terreur, c’est tout le contraire : on crée des motifs de terrorisme pour les décennies à venir …
 
 
 

[1] Georg W. F. Hegel, Propédeutique philosophique (1809), trad. M. de Gandillac, Éditions de Minuit.

lundi, septembre 23, 2024

Vivre ensemble : dialogue sur la confiance et le droit

JUSTIN : C’est assez sidérant ces explosions de bipeurs et de talkies-walkies au Liban qui ont fait des dizaines de morts et des milliers de blessés. N’est-ce pas un saut qualitatif effrayant dans la manière de s’en prendre à un ennemi ? Qu’on puisse être blessé, tué, par effet du geste le plus banal qui soit : prendre connaissance d'un message dont notre terminal de communication nous averti de sa réception ; qu’on puisse faire couler le sang ainsi, dans un public disséminé, indéfiniment nombreux, vaquant à ses occupations quotidiennes, voilà qui est sidérant. Mais où va-t-on si la violence guerrière peut s’infiltrer à ce point, et de façon anonyme, dans la vie privée des individus ?
FIDEL : Je suis tout-à-fait d’accord, c’est effrayant ! Mais ça ne vient pas de nulle part. On a eu auparavant les détournements d’avions, et les tueries de gens rassemblés – on s’est mis alors à parler de « terrorisme ». Il faudrait un nouveau mot pour désigner ce type inédit de violence entre humains. La « spam-terreur » ? Car ces explosions mortelles se sont diffusées exactement à la manière dont se diffusent les spams que l’on retrouve dans sa messagerie. Mais on voudrait surtout ne pas avoir à l’inventer, ce mot ! Que cette attaque meurtrière massive par l’intermédiaire d’un objet des plus familiers ait été la première et la dernière !
JUSTIN : Tu as tout-à-fait raison. Il faudrait que l’ONU s’empare de l’affaire. Il y a un droit international de la guerre, il semble bien qu’il ait été ici bafoué comme jamais.
FIDEL : Certes, ce serait bien. Il faudrait alors que l’ONU saisisse la Cour Internationale de Justice pour qu’elle diligente une enquête. Ne nous faisons pas d’illusion. Il y a trop d’États importants qui ne respectent pas le droit de la guerre pour que celle-ci soit saisie.
JUSTIN : Je sais ! Mais il faut essayer. Il ne faut pas rester impuissant ! Une initiative de l’ONU par son secrétaire général, même si elle devait échouer, serait déjà un signal qui irait dans le bon sens.
FIDEL : Soit ! Mais je pense que la meilleure approche pour dépasser la sidération que provoque une telle attaque et trouver les voies d’une vie sociale restaurée, est de la penser comme la manifestation la plus avancée dans une perspective historique de la montée de la défiance. Et il semble bien que, dans cette contrée du Moyen Orient où l’État d’Israël s’est installé par la force, la défiance ait atteint un niveau quasiment d’incandescence ! Il faut se rendre compte ! La petite fille est déchiquetée, tuée, parce qu’elle porte à son papa le bipeur qui a signalé la réception d’un message ! La blessure faite à la confiance dans son sanctuaire que devrait être la vie familiale est terrible !
JUSTIN : Je sais ! Mais cela n’est pas nouveau. On sait depuis le 7 octobre 2023 que ces rivages naguère enchanteurs de la Méditerranée sont entrés dans un engrenage de violences vertigineux. En quoi parler de perte de confiance fait-il avancer le problème ?
FIDEL : Parce que la défiance porte en elle une croyance, comme la confiance avec laquelle elle forme un couple dialectique de sentiments. La confiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements bénéfiques relativement à soi ; la défiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements néfastes relativement à soi. L’idée de croyance signifie qu’on adopte un savoir insuffisamment fondé objectivement, et donc qui s’appuie essentiellement sur le sentiment. C’est là l’intérêt de cette approche : elle laisse voir que si l’on progresse vers plus d’objectivité vis-à-vis d’autrui, on peut discréditer la défiance.
JUSTIN : Et alors ? Qu’est-ce qu’on fait sachant cela ?
FIDEL : Je ne sais pas. Plutôt, je sais bien qu’en certaines situations de défiance profondément incrustées dans le temps, ni l’une, ni l’autre partie, n’ont l’envie d’être plus objectives. Je n’ai pas de recettes pour de telles situations. Mais comme je voudrais que ces montées en défiance – qui sont en train de se produire aussi ailleurs dans le monde – ne soient pas une fatalité, je m’efforce d’ouvrir une perspective en laquelle on pourrait faire en sorte qu’elles ne s’amorcent pas
Il faut d’abord admettre que les sentiments de confiance/défiance sont tout-à-fait légitimes. Ils sont le premier régulateur de la vie sociale qui s’impose aux humains, lesquels sont des êtres sociaux par nature. Les relations de confiance indiquent à l’individu humain avec qui coopérer ; les relations de défiance lui indique avec qui il faut s’abstenir de coopérer. On voit que la défiance n’est en soi pas du tout une violence. Par contre elle est bien le terrain qui favorise l’apparition de la violence.
JUSTIN : Si je te comprends bien, tout le problème est de savoir comment créer de la confiance là où il y a de la défiance.
FIDEL : Exactement !
JUSTIN : Mais n’est-ce pas là un problème éternel et insoluble ? On sait combien il est difficile de convertir un croyant ! Pensons à tous ces gens qui adhèrent à des récits complotistes, par exemple aux adeptes de Donald Trump. N’est-ce pas, finalement, plutôt par le droit qu’on peut le mieux s’en sortir ? Et c’est d’ailleurs ce qu’essaient de faire les institutions idoines aux États-Unis !
FIDEL : C’est vrai ! Elles « essaient ». C’est en effet le rôle de la régulation par le droit de tuer dans l’œuf les situations de violence là où la défiance s’est trop développée. Mais encore faut-il que le droit soit démocratiquement établi et bien appliqué, autrement dit adossé à une institution de Justice solide, et à une police en retenue et impartiale dans l’emploi de la force. Alors le droit peut favoriser une montée en confiance globale de la société : chacun se sent spontanément plus confiant envers tous les autres membres de la société.
JUSTIN : C’est bien comme cela que je vois les choses !
FIDEL : Oui, mais il ne suffit pas d’en appeler au droit pour garantir une vie sociale sereine. Il faut  aussi savoir que l’appel au droit présuppose nécessairement une vie sociale dégradée par trop de défiances. C’est pourquoi il faut prendre aussi en compte le niveau plus fondamental de régulation qui dépend directement des choix de chacun : celui des rapports de confiance/défiance. Ayons conscience de ce qu’ils impliquent. En particulier donner sa confiance à quelqu’un, c’est toujours prendre un risque, puisque la base objective du crédit qu’on lui accorde est toujours objectivement insuffisante. En cela la confiance peut exprimer de la générosité ; mais aussi de l’aveuglement à cause de ses motifs subjectifs. N’oublions jamais où a mené la confiance de millions d’allemands dans leur Führer ! On a toujours, ces dernières décennies, mis en avant le droit pour améliorer la vie sociale. Par contre, le petit mot de confiance, pourtant si présent dans la maîtrise de notre vie sociale, est plutôt passé sous les radars, même chez les philosophes.
Pour nous aider à mieux comprendre ce qui est en jeu dans la prise en compte de cette dimension confiance/défiance dans la vie sociale, nous pouvons essayer de faire la part des situations qui pourraient avoir un besoin direct de plus de confiance dans notre société, en regard de celles qui ont manifestement besoin de plus de droit.
JUSTIN : Ce qui se passe actuellement sur Internet indique clairement dans quelle direction il faut aller. La communication sur le réseau est extrêmement facilitée, et avec la Terre entière. Or cette facilité en est venue à créer une telle atmosphère de défiance qu’elle se paralyse d’elle-même. Internet est devenu l’espace de communication où fleurissent les faux-semblants, les mensonges, les manipulations, les intrusions dans son espace propre, etc. Il faut maintenant des mots de passe, des doubles, voire triples procédures d’identification, des anti-virus, pare-feux, antiphising, ramsonware, etc. Il est clair que s’il n’y a pas une reprise en main par le droit, il va être plus intéressant de retourner aux lettres postales et à la téléphonie traditionnelle.
FIDEL : C’est intéressant que tu parles d’Internet car rappelle-toi, à la fin du siècle dernier, il était né sous le signe de la confiance. On ne cherchait pas à tromper. Spontanément on se mettait en relation pour partager sur Internet – partager les connaissances, les relations, les logiciels, etc. Internet a commencé à devenir un espace de défiance au tournant des années 2000, au moment où il a été massivement investi par les affairistes comme nouvelle extension du marché, bien moins contrôlée que le marché dans l’espace physique. Soit, on ne peut pas éviter de légiférer, pour sortir de cette sorte de banditisme clandestin ! Mais le but final ne doit-il pas être de rétablir un espace de confiance et de partage ?
JUSTIN : On est donc d’accord qu’il faut plus de droit. Ce n’est que le droit qui permettra de rétablir la confiance. Mais celle-ci ne sera possible que si chacun respecte les règles édictées et si ceux qui ne les respectent pas sont systématiquement sanctionnés. Il faudra un pouvoir fort de contrôle ! Ne laissons pas croire qu’on puisse retourner à l’Internet de l’innocence et du partage des années 90 !
FIDEL : Je ne suis pas sûr qu’un pouvoir fort soit la solution. Un pouvoir fort tend toujours à être abusif ! Ce que je sais, par contre, c’est que l’humanité s’est construite sur la confiance. Chacun de nous n’a été accueilli dans le monde, et n’a pu s’affirmer et y trouver une place, que par la confiance. La confiance donnée par la mère d’abord, puis celle de la parentèle, et enfin celle des éducateurs. N’oublions jamais que nous sommes les fruits de dons de confiance, et que nous n’épanouissons notre humanité que dans les relations de confiance. Une société, comme la nôtre, qui croit pouvoir créer de la prospérité en mettant en compétition les individus pour s’approprier des richesses, et donc en faisant de la défiance un principe des relations sociales, n’a en réalité aucun avenir – et c’est bien ce qu’on constate aujourd’hui avec la conjonction, d’une crise climatique, d’une exténuation de la biosphère, et de la multiplication des violences guerrières. Donc, ce que je remets en cause, c’est cette organisation sociale fondée sur la défiance. Il nous faut retrouver au plus vite une logique de confiance !
JUSTIN : Non, non ! Ce dont tu rêves, c’est de retrouver le monde protégé de l’enfance. Mais on ne retourne pas en arrière ! Vivre, c’est aller de l’avant ! Il faut considérer que la logique de confiance/défiance est liée à l’enfance, à l’innocence infantile qu’il faut d’abord couver pour que le petit enfant prenne confiance et soit capable d’entrer dans le monde adulte. Les rites de passage que l’on constate dans toute société, sont la manière de consacrer ce basculement. Devenir adulte signifie quitter la logique de la confiance/défiance pour faire valoir son autonomie. C’est une épreuve, l’épreuve de la réalité de l’insociabilité par la confrontation à la défiance et à la violence. Et l’autonomie gagnée s’exprime dans les relations sociales par le délaissement de la sentimentalité et de la confiance, pour des relations fondées sur la raison et le droit.
FIDEL : Mais alors comment juges-tu quelqu’un comme Trump, qui ne cesse de se mettre en avant pour alimenter la défiance dans la société – il vient d’accuser des exilés de manger les chiens et chats de compagnie ? Que dis-je la défiance, la haine plutôt ! On est, avec cet individu qui vise à devenir président des États-Unis, aux antipodes de la raison et du droit !
JUSTIN : Il y a nécessairement des comportements irrationnels dans toute société. L’important est que la raison et le droit soient la norme !
FIDEL : Mais qu’un individu comme Trump, après tout ce qu’il a dit et fait, alors même qu’il est multi-inculpé et condamné selon le droit, soit en situation de pouvoir être élu président de la plus puissante nation du globe, n’est-il pas significatif de l’état d’une société ? Car s’il est là aujourd’hui, n’est-ce pas parce qu’il bénéficie de la confiance aveugle d’une part importante de la société états-unienne ? Et ses adulateurs sont bien incapables de justifier leur adhésion de manière raisonnable. Ils n’ont à la bouche que des expressions de haine envers des ennemis sur lesquels ils fantasment de façon totalement farfelue.
JUSTIN : Ce sont effectivement des gens qui sont mécontents et qui voient en Trump leur sauveur.
FIDEL : Mais n’est-il pas là, l’infantilisme !? Diviser le monde entre les bons et les méchants, et investir dans un « sauveur » qui serait omnipotent ! Il faut plutôt penser que le phénomène Trump est le symptôme d’une société malade. Et de quoi est-elle malade sinon d’avoir généré trop de défiance ? Ces gens-là ont tellement besoin de retrouver confiance qu’ils s’inventent un sauveur ! Et ce Trump, qui n’a vécu que de la rivalité sociale, l’a bien compris et tient le discours qu’ils attendent car cela le place au plus haut dans cette société de compétition.
JUSTIN : Je suis assez d’accord sur ton diagnostic d’une société malade. Mais cela n’efface pas la valeur d’un idéal de société raisonnable dont les relations sociales sont encadrées par le droit, lequel est accepté par tous parce qu’il est déterminé démocratiquement. Quand je dis qu’il faut aller vers plus de raison et de droit, je veux simplement dire qu’il faut aller vers une société de droit démocratique. Et je déplore que les États-Unis, et d’une manière générale, l’humanité aujourd’hui, s’en éloigne et dérive vers les populismes.
FIDEL : Cet idéal de société dont tu parles est mis en avant depuis quelques décennies, depuis qu’est avéré l’échec des alternatives communistes. Mais cet idéal démocratique a, lui aussi, été invalidé par l’histoire. Il n’est parvenu nulle part à faire progresser les sociétés vers des relations sociales apaisées, harmonieuses. La raison en est bien simple : c’est un idéal « mercatocratique », c’est-à-dire qui doit permettre au marché – au sens économique du terme – de se développer. Or le marché, c’est la compétition entre les marchands pour obtenir des parts (de marché) afin de s’enrichir. Cela implique une compétition impitoyable et donc le développement de relations de défiance. Et c’est cette extension de la défiance dans la société qui crée une demande de confiance, laquelle tend à se résoudre dans le désir d’un sauveur, soit dans la demande populiste. Mais le populisme, qui n’apporte une confiance qu’autant qu’il réunit autour d’un sauveur contre un ennemi fantasmé, ne peut que conduire à de nouvelles violences. Finalement, il est un facteur démultiplicateur de défiance.
JUSTIN : C’est sans issue ! La seule solution est de mieux réguler l’économie de marché !
FIDEL : Pas du tout ! On n’est jamais arrivé à le faire, et on n’y arrivera jamais. Pour une raison simple : ce sont les grands acteurs du marché qui ont le pouvoir. C’est pourquoi on a pu écrire qu’on est dans une mercatocratie, laquelle se cache derrière les formes de la démocratie[1]. Mais il faut savoir que la sagesse populaire a toujours su se donner des règles de comportement qui sauvegardent les relations de confiance. Lis le texte suivant de l’ethnologue Claude Levi-Strauss :
« Dans ces petits établissements [petits restaurants populaires du sud de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75.
 Et quel est ce « bien plus » qui est évoqué dans la dernière phrase ?
JUSTIN : La confiance !?
FIDEL : Exactement ! Dans le contexte du récit, on va au restaurant pour satisfaire sa faim et sa soif. La logique voudrait qu’on ne s’intéresse qu’à ce qui a été servi pour se rassasier. Mais non, ici les commensaux font passer avant un échange de vin. Ce qui veut dire : « J’ai comme toi faim et soif, et je suis aussi tenté par les victuailles apportées à ton couvert et qui sont à portée de main. Si on se met d’emblée à satisfaire son appétit, on s’installera dans une relation de défiance. En se donnant mutuellement le vin, on se montre qu’on est capable de prendre du recul par rapport au désir de satisfaire son appétit, pour établir des relations de confiance. » Faire confiance c’est toujours donner plus que ce que l’on a reçu. Il y a une plus-value de générosité dans cette échange de vin, qui est le crédit de confiance accordé à l’autre, comme il y a, symétriquement, une plus-value de cupidité dans l’échange travail/salaire, laquelle est le profit engrangé par le surtravail contraint du salarié[2]. Dans cette dernière forme d’échange – pourtant sanctionnée par le droit sous forme de contrat – se creuse une défiance entre les deux protagonistes. Au contraire de la première forme d’échange – celle de l’échange de vin – on a un comportement spontané qui crée assurément un gain mutuel de confiance.
On trouve d’innombrables exemples de cette forme d’échanges qui entretiennent des rapports humains de confiance. C’est ainsi qu’on échange des politesses, que l’invitation doit être rendue, que chacun est tenu de payer sa tournée dans l’établissement de boissons, que l’on se « rend » service, etc. Il faut donc avoir conscience qu’une part importante des relations sociales s’établit sur la base d’échanges de dons. Elle échappe donc totalement à la science économique qui ne sait voir dans toute circulation de bien que la satisfaction personnelle que chacun essaie d’optimiser au détriment de l’autre, ce pourquoi le droit est nécessaire pour encadrer ces échanges de défiance qui doivent être maintenus hors de la violence. George Orwell appelait « common decency », ce qu’on traduit par décence ordinaire,[3] cette culture populaire des comportements qui entretiennent la confiance. Il semble que la décence ordinaire se soit, aujourd’hui, largement perdue, victime à la fois de la pression publicitaire qui exacerbe la quête de satisfactions personnelles, et de la déportation d’une grande part des relations sociales sur les communications par internet ce qui évite la confrontation avec autrui de regard à regard, avec la responsabilité que cela implique de faire, ou non, confiance. Car, comme le disait Emmanuel Lévinas, « la relation au visage [d’autrui] est d'emblée éthique. » (Éthique et infini, 1982).
JUSTIN : Mouais… la confiance à des limites. Ne soyons pas trop naïf sur la bonté de la nature humaine ; sa malignité existe aussi, et toujours et partout ! Il y a aussi des « dons » qui sont faits avec des arrières-pensées égoïstes. Donner trop facilement sa confiance est toujours risqué.
FIDEL : Je le reconnais volontiers. Mais reconnaît toi-même qu’il y a de ce point de vue de grandes différences entre les cultures. Voudrais-tu sortir ton trousseau de clé ?
Ce que fait Justin
Tout ça ! Combien ? six… sept ! Et encore, on ne compte pas les clés dématérialisées – je veux dire les multiples mots de passe que tu réunis dans un dossier lui-même protégé par un mot de passe, … ! Sais-tu que dans de nombreux villages de par le monde, on vit très bien sans clés et sans mots de passe ? Et tu m’accorderas qu’il ne s’agit là que d’outils de défiance. Or ne doit-on pas considérer que plus le niveau de confiance est élevé, plus la société doit être jugée bonne ? De ce point de vue notre culture occidentale est bien mal placée !
JUSTIN : Cela veut tout aussi bien dire que l’on est la culture la plus riche en biens à protéger !
FIDEL : Sans doute ! Mais cela pose une question de hiérarchie des biens. Il y a les biens qu’on peut s’approprier et qui ne valent que pour soi. Et les biens dont le profit pour soi n’enlève en rien la capacité des autres d’en profiter – contempler un beau coucher de soleil est un bien tout autre que ce qu’il y a dans son coffre-fort à la banque.
Lequel parmi ces deux types de biens faut-il privilégier ?
JUSTIN : Hum ! Cela dépend …
FIDEL : Tu as raison ! Cela dépend des circonstances. Si l’on trouve une source alors qu’on est complètement déshydraté, on ne va pas remplir le verre de l’autre. Mais il faut essayer de donner la réponse du point de vue du bilan de sa vie. Quand il faudra le faire, ce bilan, laquelle de ces deux catégories de biens qu’on aura goûtés aura donné le plus de valeur à sa vie ? Pour nourrir ta réponse, je te propose ce texte du philosophe Alain :
« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »

JUSTIN : Oui, par rapport à la question qu’on se pose, Alain dit qu’il faut prioritairement augmenter la confiance.
FIDEL : En effet. Et c’est l’argument qui est intéressant. « Ce que je crois finit souvent par être vrai. » : parce qu’autrui est une conscience de soi libre semblable à la mienne, elle est influencée par ma croyance ; et une croyance qui rehausse ma valeur – ce qu’est la confiance – m’incite à me comporter de façon à être à la hauteur, c’est-à-dire à être digne de confiance ; dès lors, je serai porté à reproduire cette expérience de relation positive dans mon rapport à une troisième personne ; et ainsi de suite. Si bien que donner sa confiance est un comportement qui tend à s’auto-alimenter à travers les relations sociales ; et, finalement, c’est le groupe social tout entier qui s’en trouve renforcé, dans sa lutte contre l’adversité comme dans son progrès vers un bien commun. Mais on pourrait faire le même raisonnement concernant la défiance. Plus on se défie, plus autrui se défie, et plus on a des motifs de se défier. La défiance s’auto-alimente, et peut devenir un agent toxique qui menace l’ensemble du groupe social. C’est pour cela qu’il faut s’en défendre par des lois, une institution de justice et par la violence instituée qu’est la police. Tout cela, les sociétés pré-mercatocratiques le savaient de manière immémoriale. C’est pourquoi elles pratiquaient, et pratiquent encore – à bas bruit désormais face à l’omniprésence publique du culte de la marchandise – ce type d’échange dont Levi-Strauss nous a parlé. Les anthropologues, à suite du sociologue français Marcel Mauss[4], l’appellent l’échange symbolique – à savoir l’obligation morale de donner, recevoir, et rendre – qui peut être interprété comme un comportement ritualisé mettant en scène la confiance a priori à partir duquel se structure une vie sociale sereine.
Nous sommes dans une société sous pouvoir mercatocratique qui s’est efforcée de réduire ces pratiques d’échange symbolique, tout simplement parce que c’est un échange de biens qui échappe au marché. C’est pourquoi notre société mondialisée est devenue une société de défiance. Et une société de défiance, pour se maintenir malgré les périls de violence qu’elle engendre, est contrainte de produire un droit proliférant, et de donner une place toujours plus grande aux forces de police. C’est une société qui, aujourd’hui, est obligée de constater qu’elle est dans une impasse, ce que manifestent les phénomènes de populisme, comme le trumpisme.
JUSTIN : Je ne comprends pas. Les institutions de justice et de police sont là justement pour rétablir une confiance globale dans la société !
FIDEL : Mais n’est-il pas flagrant que nos sociétés sont désormais mises en demeure de devoir sans cesse créer de nouvelles lois pour répondre à l’extension de la défiance ? Cela entraîne l’augmentation des délits, donc des recours aux forces de police, ce qui amène à une recrudescence de la violence de l’État à la fois par la répression policières et par les peines d’emprisonnement. Or, la violence est toujours un échec de la vie sociale.
Et puis, on voit bien aujourd’hui que les mouvements populistes contribuent à faire passer la défiance des rapports entre individus à l’intérieur d’une société aux rapports entre peuples. Le actes de guerres se multiplient, se rapprochent. Jusqu’à ces terminaux de communication qui explosent aux visages de nos voisins du Proche Orient dans leur vie quotidienne – ce qui est un facteur d’amplification du sentiment général de défiance à un niveau sans doute jamais atteint.
Il faut donner, plus que jamais, la priorité aux comportements qui donnent confiance. On le sait, la confiance est toujours un risque. Alors, il faut prendre le risque de la confiance. Comme on nous a donné a priori, dès la naissance, la confiance qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est plus qu’un principe moral, c’est un impératif social. C’est contribuer à faire entrer la société dans une logique de confiance qui marginalisera les comportements, inévitables, de défiance.
Non, nous n’attendrons pas, cette fois, un « Sauveur » ! Nous, humains, renseignés par toute notre histoire, savons que nous pouvons être, chacun, les sauveurs de nous-mêmes comme groupe social. Retenons la leçon d’Alain : « Il faut donner d'abord ! ».

[1] Voir P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.
[2] On fait référence à la théorie marxiste de la plus-value. Cf. K. Marx, Le capital, livre 1, IV, 12.
[3] Voir sur cette notion notre article La décence ordinaire malgré tout.
[4] Voir Marcel Mauss, Essai dur le don, 1923.