mercredi, octobre 02, 2024

À propos du terrorisme



Notre époque est bien singulière, et d’une singularité inquiétante. Comment peut-on méconnaitre à ce point cette vérité toute simple ?
On ne combat pas le terrorisme en semant la terreur !
On fait tout le contraire ! On le démultiplie !
Car qu’est-ce que le terrorisme ? Le comportement violent qui vise à défaire une vie sociale en semant la terreur.
Il faut avoir connu la terreur pour être terroriste. Mais il y a une autre condition : c’est l’imbécilité ! Soit le défaut de réflexion sur le bien que l’on vise lorsque son comportement est dans la simple réaction de faire mal à qui l’on juge responsable de ce qui nous a fait mal.
Car le terrorisme est toujours une forme de vengeance. Et dans la vengeance on croit réparer, autrement dit se réhabiliter d’une offense subie, en portant un dommage réciproque. Mais, comme l’explique Hegel, « la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances. »[1]
La vengeance parce qu’elle procède du sentiment de celui qui se venge ne calcule pas son agression à la mesure de la responsabilité de qui elle vise. Ou plutôt le seul calcul toujours implicite dans la vengeance est d’en faire trop plutôt que pas assez. Parce que le « pas assez » laisserait l’avantage symbolique à l’offenseur. On est, en effet, dans une forme négative d’échange symbolique dans le cycle des vengeances : on agresse en sorte que l’acte de vengeance signifie, à ses propres yeux et aux yeux de tous, la réhabilitation de l’offensé en ce qu’il se fait voir offenseur.
C’est pourquoi la vengeance tend à engendrer une vengeance en retour, et ainsi « inexpiablement, à l’infini » et sur un degré de violence croissant.
Le terrorisme est le point extrême qu’atteint la violence vengeresse, celle qui vise à produire la terreur, c’est-à-dire la perte de ce minimum de confiance en l’humain qui rend possible la vie sociale.
Alors, s’il n’y a pas des âmes secourables qui aident à redonner confiance le terrorisé, la seule socialité qui se reconstituera sera par réaction vengeresse pour commettre des actes de terreur.
Non, on ne combat pas le terrorisme en semant la terreur, c’est tout le contraire : on crée des motifs de terrorisme pour les décennies à venir …
 
 
 

[1] Georg W. F. Hegel, Propédeutique philosophique (1809), trad. M. de Gandillac, Éditions de Minuit.

lundi, septembre 23, 2024

Vivre ensemble : dialogue sur la confiance et le droit

JUSTIN : C’est assez sidérant ces explosions de bipeurs et de talkies-walkies au Liban qui ont fait des dizaines de morts et des milliers de blessés. N’est-ce pas un saut qualitatif effrayant dans la manière de s’en prendre à un ennemi ? Qu’on puisse être blessé, tué, par effet du geste le plus banal qui soit : prendre connaissance d'un message dont notre terminal de communication nous averti de sa réception ; qu’on puisse faire couler le sang ainsi, dans un public disséminé, indéfiniment nombreux, vaquant à ses occupations quotidiennes, voilà qui est sidérant. Mais où va-t-on si la violence guerrière peut s’infiltrer à ce point, et de façon anonyme, dans la vie privée des individus ?
FIDEL : Je suis tout-à-fait d’accord, c’est effrayant ! Mais ça ne vient pas de nulle part. On a eu auparavant les détournements d’avions, et les tueries de gens rassemblés – on s’est mis alors à parler de « terrorisme ». Il faudrait un nouveau mot pour désigner ce type inédit de violence entre humains. La « spam-terreur » ? Car ces explosions mortelles se sont diffusées exactement à la manière dont se diffusent les spams que l’on retrouve dans sa messagerie. Mais on voudrait surtout ne pas avoir à l’inventer, ce mot ! Que cette attaque meurtrière massive par l’intermédiaire d’un objet des plus familiers ait été la première et la dernière !
JUSTIN : Tu as tout-à-fait raison. Il faudrait que l’ONU s’empare de l’affaire. Il y a un droit international de la guerre, il semble bien qu’il ait été ici bafoué comme jamais.
FIDEL : Certes, ce serait bien. Il faudrait alors que l’ONU saisisse la Cour Internationale de Justice pour qu’elle diligente une enquête. Ne nous faisons pas d’illusion. Il y a trop d’États importants qui ne respectent pas le droit de la guerre pour que celle-ci soit saisie.
JUSTIN : Je sais ! Mais il faut essayer. Il ne faut pas rester impuissant ! Une initiative de l’ONU par son secrétaire général, même si elle devait échouer, serait déjà un signal qui irait dans le bon sens.
FIDEL : Soit ! Mais je pense que la meilleure approche pour dépasser la sidération que provoque une telle attaque et trouver les voies d’une vie sociale restaurée, est de la penser comme la manifestation la plus avancée dans une perspective historique de la montée de la défiance. Et il semble bien que, dans cette contrée du Moyen Orient où l’État d’Israël s’est installé par la force, la défiance ait atteint un niveau quasiment d’incandescence ! Il faut se rendre compte ! La petite fille est déchiquetée, tuée, parce qu’elle porte à son papa le bipeur qui a signalé la réception d’un message ! La blessure faite à la confiance dans son sanctuaire que devrait être la vie familiale est terrible !
JUSTIN : Je sais ! Mais cela n’est pas nouveau. On sait depuis le 7 octobre 2023 que ces rivages naguère enchanteurs de la Méditerranée sont entrés dans un engrenage de violences vertigineux. En quoi parler de perte de confiance fait-il avancer le problème ?
FIDEL : Parce que la défiance porte en elle une croyance, comme la confiance avec laquelle elle forme un couple dialectique de sentiments. La confiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements bénéfiques relativement à soi ; la défiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements néfastes relativement à soi. L’idée de croyance signifie qu’on adopte un savoir insuffisamment fondé objectivement, et donc qui s’appuie essentiellement sur le sentiment. C’est là l’intérêt de cette approche : elle laisse voir que si l’on progresse vers plus d’objectivité vis-à-vis d’autrui, on peut discréditer la défiance.
JUSTIN : Et alors ? Qu’est-ce qu’on fait sachant cela ?
FIDEL : Je ne sais pas. Plutôt, je sais bien qu’en certaines situations de défiance profondément incrustées dans le temps, ni l’une, ni l’autre partie, n’ont l’envie d’être plus objectives. Je n’ai pas de recettes pour de telles situations. Mais comme je voudrais que ces montées en défiance – qui sont en train de se produire aussi ailleurs dans le monde – ne soient pas une fatalité, je m’efforce d’ouvrir une perspective en laquelle on pourrait faire en sorte qu’elles ne s’amorcent pas
Il faut d’abord admettre que les sentiments de confiance/défiance sont tout-à-fait légitimes. Ils sont le premier régulateur de la vie sociale qui s’impose aux humains, lesquels sont des êtres sociaux par nature. Les relations de confiance indiquent à l’individu humain avec qui coopérer ; les relations de défiance lui indique avec qui il faut s’abstenir de coopérer. On voit que la défiance n’est en soi pas du tout une violence. Par contre elle est bien le terrain qui favorise l’apparition de la violence.
JUSTIN : Si je te comprends bien, tout le problème est de savoir comment créer de la confiance là où il y a de la défiance.
FIDEL : Exactement !
JUSTIN : Mais n’est-ce pas là un problème éternel et insoluble ? On sait combien il est difficile de convertir un croyant ! Pensons à tous ces gens qui adhèrent à des récits complotistes, par exemple aux adeptes de Donald Trump. N’est-ce pas, finalement, plutôt par le droit qu’on peut le mieux s’en sortir ? Et c’est d’ailleurs ce qu’essaient de faire les institutions idoines aux États-Unis !
FIDEL : C’est vrai ! Elles « essaient ». C’est en effet le rôle de la régulation par le droit de tuer dans l’œuf les situations de violence là où la défiance s’est trop développée. Mais encore faut-il que le droit soit démocratiquement établi et bien appliqué, autrement dit adossé à une institution de Justice solide, et à une police en retenue et impartiale dans l’emploi de la force. Alors le droit peut favoriser une montée en confiance globale de la société : chacun se sent spontanément plus confiant envers tous les autres membres de la société.
JUSTIN : C’est bien comme cela que je vois les choses !
FIDEL : Oui, mais il ne suffit pas d’en appeler au droit pour garantir une vie sociale sereine. Il faut  aussi savoir que l’appel au droit présuppose nécessairement une vie sociale dégradée par trop de défiances. C’est pourquoi il faut prendre aussi en compte le niveau plus fondamental de régulation qui dépend directement des choix de chacun : celui des rapports de confiance/défiance. Ayons conscience de ce qu’ils impliquent. En particulier donner sa confiance à quelqu’un, c’est toujours prendre un risque, puisque la base objective du crédit qu’on lui accorde est toujours objectivement insuffisante. En cela la confiance peut exprimer de la générosité ; mais aussi de l’aveuglement à cause de ses motifs subjectifs. N’oublions jamais où a mené la confiance de millions d’allemands dans leur Führer ! On a toujours, ces dernières décennies, mis en avant le droit pour améliorer la vie sociale. Par contre, le petit mot de confiance, pourtant si présent dans la maîtrise de notre vie sociale, est plutôt passé sous les radars, même chez les philosophes.
Pour nous aider à mieux comprendre ce qui est en jeu dans la prise en compte de cette dimension confiance/défiance dans la vie sociale, nous pouvons essayer de faire la part des situations qui pourraient avoir un besoin direct de plus de confiance dans notre société, en regard de celles qui ont manifestement besoin de plus de droit.
JUSTIN : Ce qui se passe actuellement sur Internet indique clairement dans quelle direction il faut aller. La communication sur le réseau est extrêmement facilitée, et avec la Terre entière. Or cette facilité en est venue à créer une telle atmosphère de défiance qu’elle se paralyse d’elle-même. Internet est devenu l’espace de communication où fleurissent les faux-semblants, les mensonges, les manipulations, les intrusions dans son espace propre, etc. Il faut maintenant des mots de passe, des doubles, voire triples procédures d’identification, des anti-virus, pare-feux, antiphising, ramsonware, etc. Il est clair que s’il n’y a pas une reprise en main par le droit, il va être plus intéressant de retourner aux lettres postales et à la téléphonie traditionnelle.
FIDEL : C’est intéressant que tu parles d’Internet car rappelle-toi, à la fin du siècle dernier, il était né sous le signe de la confiance. On ne cherchait pas à tromper. Spontanément on se mettait en relation pour partager sur Internet – partager les connaissances, les relations, les logiciels, etc. Internet a commencé à devenir un espace de défiance au tournant des années 2000, au moment où il a été massivement investi par les affairistes comme nouvelle extension du marché, bien moins contrôlée que le marché dans l’espace physique. Soit, on ne peut pas éviter de légiférer, pour sortir de cette sorte de banditisme clandestin ! Mais le but final ne doit-il pas être de rétablir un espace de confiance et de partage ?
JUSTIN : On est donc d’accord qu’il faut plus de droit. Ce n’est que le droit qui permettra de rétablir la confiance. Mais celle-ci ne sera possible que si chacun respecte les règles édictées et si ceux qui ne les respectent pas sont systématiquement sanctionnés. Il faudra un pouvoir fort de contrôle ! Ne laissons pas croire qu’on puisse retourner à l’Internet de l’innocence et du partage des années 90 !
FIDEL : Je ne suis pas sûr qu’un pouvoir fort soit la solution. Un pouvoir fort tend toujours à être abusif ! Ce que je sais, par contre, c’est que l’humanité s’est construite sur la confiance. Chacun de nous n’a été accueilli dans le monde, et n’a pu s’affirmer et y trouver une place, que par la confiance. La confiance donnée par la mère d’abord, puis celle de la parentèle, et enfin celle des éducateurs. N’oublions jamais que nous sommes les fruits de dons de confiance, et que nous n’épanouissons notre humanité que dans les relations de confiance. Une société, comme la nôtre, qui croit pouvoir créer de la prospérité en mettant en compétition les individus pour s’approprier des richesses, et donc en faisant de la défiance un principe des relations sociales, n’a en réalité aucun avenir – et c’est bien ce qu’on constate aujourd’hui avec la conjonction, d’une crise climatique, d’une exténuation de la biosphère, et de la multiplication des violences guerrières. Donc, ce que je remets en cause, c’est cette organisation sociale fondée sur la défiance. Il nous faut retrouver au plus vite une logique de confiance !
JUSTIN : Non, non ! Ce dont tu rêves, c’est de retrouver le monde protégé de l’enfance. Mais on ne retourne pas en arrière ! Vivre, c’est aller de l’avant ! Il faut considérer que la logique de confiance/défiance est liée à l’enfance, à l’innocence infantile qu’il faut d’abord couver pour que le petit enfant prenne confiance et soit capable d’entrer dans le monde adulte. Les rites de passage que l’on constate dans toute société, sont la manière de consacrer ce basculement. Devenir adulte signifie quitter la logique de la confiance/défiance pour faire valoir son autonomie. C’est une épreuve, l’épreuve de la réalité de l’insociabilité par la confrontation à la défiance et à la violence. Et l’autonomie gagnée s’exprime dans les relations sociales par le délaissement de la sentimentalité et de la confiance, pour des relations fondées sur la raison et le droit.
FIDEL : Mais alors comment juges-tu quelqu’un comme Trump, qui ne cesse de se mettre en avant pour alimenter la défiance dans la société – il vient d’accuser des exilés de manger les chiens et chats de compagnie ? Que dis-je la défiance, la haine plutôt ! On est, avec cet individu qui vise à devenir président des États-Unis, aux antipodes de la raison et du droit !
JUSTIN : Il y a nécessairement des comportements irrationnels dans toute société. L’important est que la raison et le droit soient la norme !
FIDEL : Mais qu’un individu comme Trump, après tout ce qu’il a dit et fait, alors même qu’il est multi-inculpé et condamné selon le droit, soit en situation de pouvoir être élu président de la plus puissante nation du globe, n’est-il pas significatif de l’état d’une société ? Car s’il est là aujourd’hui, n’est-ce pas parce qu’il bénéficie de la confiance aveugle d’une part importante de la société états-unienne ? Et ses adulateurs sont bien incapables de justifier leur adhésion de manière raisonnable. Ils n’ont à la bouche que des expressions de haine envers des ennemis sur lesquels ils fantasment de façon totalement farfelue.
JUSTIN : Ce sont effectivement des gens qui sont mécontents et qui voient en Trump leur sauveur.
FIDEL : Mais n’est-il pas là, l’infantilisme !? Diviser le monde entre les bons et les méchants, et investir dans un « sauveur » qui serait omnipotent ! Il faut plutôt penser que le phénomène Trump est le symptôme d’une société malade. Et de quoi est-elle malade sinon d’avoir généré trop de défiance ? Ces gens-là ont tellement besoin de retrouver confiance qu’ils s’inventent un sauveur ! Et ce Trump, qui n’a vécu que de la rivalité sociale, l’a bien compris et tient le discours qu’ils attendent car cela le place au plus haut dans cette société de compétition.
JUSTIN : Je suis assez d’accord sur ton diagnostic d’une société malade. Mais cela n’efface pas la valeur d’un idéal de société raisonnable dont les relations sociales sont encadrées par le droit, lequel est accepté par tous parce qu’il est déterminé démocratiquement. Quand je dis qu’il faut aller vers plus de raison et de droit, je veux simplement dire qu’il faut aller vers une société de droit démocratique. Et je déplore que les États-Unis, et d’une manière générale, l’humanité aujourd’hui, s’en éloigne et dérive vers les populismes.
FIDEL : Cet idéal de société dont tu parles est mis en avant depuis quelques décennies, depuis qu’est avéré l’échec des alternatives communistes. Mais cet idéal démocratique a, lui aussi, été invalidé par l’histoire. Il n’est parvenu nulle part à faire progresser les sociétés vers des relations sociales apaisées, harmonieuses. La raison en est bien simple : c’est un idéal « mercatocratique », c’est-à-dire qui doit permettre au marché – au sens économique du terme – de se développer. Or le marché, c’est la compétition entre les marchands pour obtenir des parts (de marché) afin de s’enrichir. Cela implique une compétition impitoyable et donc le développement de relations de défiance. Et c’est cette extension de la défiance dans la société qui crée une demande de confiance, laquelle tend à se résoudre dans le désir d’un sauveur, soit dans la demande populiste. Mais le populisme, qui n’apporte une confiance qu’autant qu’il réunit autour d’un sauveur contre un ennemi fantasmé, ne peut que conduire à de nouvelles violences. Finalement, il est un facteur démultiplicateur de défiance.
JUSTIN : C’est sans issue ! La seule solution est de mieux réguler l’économie de marché !
FIDEL : Pas du tout ! On n’est jamais arrivé à le faire, et on n’y arrivera jamais. Pour une raison simple : ce sont les grands acteurs du marché qui ont le pouvoir. C’est pourquoi on a pu écrire qu’on est dans une mercatocratie, laquelle se cache derrière les formes de la démocratie[1]. Mais il faut savoir que la sagesse populaire a toujours su se donner des règles de comportement qui sauvegardent les relations de confiance. Lis le texte suivant de l’ethnologue Claude Levi-Strauss :
« Dans ces petits établissements [petits restaurants populaires du sud de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75.
 Et quel est ce « bien plus » qui est évoqué dans la dernière phrase ?
JUSTIN : La confiance !?
FIDEL : Exactement ! Dans le contexte du récit, on va au restaurant pour satisfaire sa faim et sa soif. La logique voudrait qu’on ne s’intéresse qu’à ce qui a été servi pour se rassasier. Mais non, ici les commensaux font passer avant un échange de vin. Ce qui veut dire : « J’ai comme toi faim et soif, et je suis aussi tenté par les victuailles apportées à ton couvert et qui sont à portée de main. Si on se met d’emblée à satisfaire son appétit, on s’installera dans une relation de défiance. En se donnant mutuellement le vin, on se montre qu’on est capable de prendre du recul par rapport au désir de satisfaire son appétit, pour établir des relations de confiance. » Faire confiance c’est toujours donner plus que ce que l’on a reçu. Il y a une plus-value de générosité dans cette échange de vin, qui est le crédit de confiance accordé à l’autre, comme il y a, symétriquement, une plus-value de cupidité dans l’échange travail/salaire, laquelle est le profit engrangé par le surtravail contraint du salarié[2]. Dans cette dernière forme d’échange – pourtant sanctionnée par le droit sous forme de contrat – se creuse une défiance entre les deux protagonistes. Au contraire de la première forme d’échange – celle de l’échange de vin – on a un comportement spontané qui crée assurément un gain mutuel de confiance.
On trouve d’innombrables exemples de cette forme d’échanges qui entretiennent des rapports humains de confiance. C’est ainsi qu’on échange des politesses, que l’invitation doit être rendue, que chacun est tenu de payer sa tournée dans l’établissement de boissons, que l’on se « rend » service, etc. Il faut donc avoir conscience qu’une part importante des relations sociales s’établit sur la base d’échanges de dons. Elle échappe donc totalement à la science économique qui ne sait voir dans toute circulation de bien que la satisfaction personnelle que chacun essaie d’optimiser au détriment de l’autre, ce pourquoi le droit est nécessaire pour encadrer ces échanges de défiance qui doivent être maintenus hors de la violence. George Orwell appelait « common decency », ce qu’on traduit par décence ordinaire,[3] cette culture populaire des comportements qui entretiennent la confiance. Il semble que la décence ordinaire se soit, aujourd’hui, largement perdue, victime à la fois de la pression publicitaire qui exacerbe la quête de satisfactions personnelles, et de la déportation d’une grande part des relations sociales sur les communications par internet ce qui évite la confrontation avec autrui de regard à regard, avec la responsabilité que cela implique de faire, ou non, confiance. Car, comme le disait Emmanuel Lévinas, « la relation au visage [d’autrui] est d'emblée éthique. » (Éthique et infini, 1982).
JUSTIN : Mouais… la confiance à des limites. Ne soyons pas trop naïf sur la bonté de la nature humaine ; sa malignité existe aussi, et toujours et partout ! Il y a aussi des « dons » qui sont faits avec des arrières-pensées égoïstes. Donner trop facilement sa confiance est toujours risqué.
FIDEL : Je le reconnais volontiers. Mais reconnaît toi-même qu’il y a de ce point de vue de grandes différences entre les cultures. Voudrais-tu sortir ton trousseau de clé ?
Ce que fait Justin
Tout ça ! Combien ? six… sept ! Et encore, on ne compte pas les clés dématérialisées – je veux dire les multiples mots de passe que tu réunis dans un dossier lui-même protégé par un mot de passe, … ! Sais-tu que dans de nombreux villages de par le monde, on vit très bien sans clés et sans mots de passe ? Et tu m’accorderas qu’il ne s’agit là que d’outils de défiance. Or ne doit-on pas considérer que plus le niveau de confiance est élevé, plus la société doit être jugée bonne ? De ce point de vue notre culture occidentale est bien mal placée !
JUSTIN : Cela veut tout aussi bien dire que l’on est la culture la plus riche en biens à protéger !
FIDEL : Sans doute ! Mais cela pose une question de hiérarchie des biens. Il y a les biens qu’on peut s’approprier et qui ne valent que pour soi. Et les biens dont le profit pour soi n’enlève en rien la capacité des autres d’en profiter – contempler un beau coucher de soleil est un bien tout autre que ce qu’il y a dans son coffre-fort à la banque.
Lequel parmi ces deux types de biens faut-il privilégier ?
JUSTIN : Hum ! Cela dépend …
FIDEL : Tu as raison ! Cela dépend des circonstances. Si l’on trouve une source alors qu’on est complètement déshydraté, on ne va pas remplir le verre de l’autre. Mais il faut essayer de donner la réponse du point de vue du bilan de sa vie. Quand il faudra le faire, ce bilan, laquelle de ces deux catégories de biens qu’on aura goûtés aura donné le plus de valeur à sa vie ? Pour nourrir ta réponse, je te propose ce texte du philosophe Alain :
« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »

JUSTIN : Oui, par rapport à la question qu’on se pose, Alain dit qu’il faut prioritairement augmenter la confiance.
FIDEL : En effet. Et c’est l’argument qui est intéressant. « Ce que je crois finit souvent par être vrai. » : parce qu’autrui est une conscience de soi libre semblable à la mienne, elle est influencée par ma croyance ; et une croyance qui rehausse ma valeur – ce qu’est la confiance – m’incite à me comporter de façon à être à la hauteur, c’est-à-dire à être digne de confiance ; dès lors, je serai porté à reproduire cette expérience de relation positive dans mon rapport à une troisième personne ; et ainsi de suite. Si bien que donner sa confiance est un comportement qui tend à s’auto-alimenter à travers les relations sociales ; et, finalement, c’est le groupe social tout entier qui s’en trouve renforcé, dans sa lutte contre l’adversité comme dans son progrès vers un bien commun. Mais on pourrait faire le même raisonnement concernant la défiance. Plus on se défie, plus autrui se défie, et plus on a des motifs de se défier. La défiance s’auto-alimente, et peut devenir un agent toxique qui menace l’ensemble du groupe social. C’est pour cela qu’il faut s’en défendre par des lois, une institution de justice et par la violence instituée qu’est la police. Tout cela, les sociétés pré-mercatocratiques le savaient de manière immémoriale. C’est pourquoi elles pratiquaient, et pratiquent encore – à bas bruit désormais face à l’omniprésence publique du culte de la marchandise – ce type d’échange dont Levi-Strauss nous a parlé. Les anthropologues, à suite du sociologue français Marcel Mauss[4], l’appellent l’échange symbolique – à savoir l’obligation morale de donner, recevoir, et rendre – qui peut être interprété comme un comportement ritualisé mettant en scène la confiance a priori à partir duquel se structure une vie sociale sereine.
Nous sommes dans une société sous pouvoir mercatocratique qui s’est efforcée de réduire ces pratiques d’échange symbolique, tout simplement parce que c’est un échange de biens qui échappe au marché. C’est pourquoi notre société mondialisée est devenue une société de défiance. Et une société de défiance, pour se maintenir malgré les périls de violence qu’elle engendre, est contrainte de produire un droit proliférant, et de donner une place toujours plus grande aux forces de police. C’est une société qui, aujourd’hui, est obligée de constater qu’elle est dans une impasse, ce que manifestent les phénomènes de populisme, comme le trumpisme.
JUSTIN : Je ne comprends pas. Les institutions de justice et de police sont là justement pour rétablir une confiance globale dans la société !
FIDEL : Mais n’est-il pas flagrant que nos sociétés sont désormais mises en demeure de devoir sans cesse créer de nouvelles lois pour répondre à l’extension de la défiance ? Cela entraîne l’augmentation des délits, donc des recours aux forces de police, ce qui amène à une recrudescence de la violence de l’État à la fois par la répression policières et par les peines d’emprisonnement. Or, la violence est toujours un échec de la vie sociale.
Et puis, on voit bien aujourd’hui que les mouvements populistes contribuent à faire passer la défiance des rapports entre individus à l’intérieur d’une société aux rapports entre peuples. Le actes de guerres se multiplient, se rapprochent. Jusqu’à ces terminaux de communication qui explosent aux visages de nos voisins du Proche Orient dans leur vie quotidienne – ce qui est un facteur d’amplification du sentiment général de défiance à un niveau sans doute jamais atteint.
Il faut donner, plus que jamais, la priorité aux comportements qui donnent confiance. On le sait, la confiance est toujours un risque. Alors, il faut prendre le risque de la confiance. Comme on nous a donné a priori, dès la naissance, la confiance qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est plus qu’un principe moral, c’est un impératif social. C’est contribuer à faire entrer la société dans une logique de confiance qui marginalisera les comportements, inévitables, de défiance.
Non, nous n’attendrons pas, cette fois, un « Sauveur » ! Nous, humains, renseignés par toute notre histoire, savons que nous pouvons être, chacun, les sauveurs de nous-mêmes comme groupe social. Retenons la leçon d’Alain : « Il faut donner d'abord ! ».

[1] Voir P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.
[2] On fait référence à la théorie marxiste de la plus-value. Cf. K. Marx, Le capital, livre 1, IV, 12.
[3] Voir sur cette notion notre article La décence ordinaire malgré tout.
[4] Voir Marcel Mauss, Essai dur le don, 1923.

mardi, juin 25, 2024

Au-delà de l'urgence écologiste 3 – Le bonheur autrement




– L’anti-somnambulique (a-s) : S’il fallait donner un mot d’ordre pour le temps présent – je veux dire ce temps du reflux du souci du bien commun face à la surenchère des intérêts particuliers à court terme – ce mot d’ordre serait : « Réinvestir l’avenir ! »
– L’interlocuteur : Surprenant, ce mot d’ordre. Je pensais que notre société moderne, par contraste avec les sociétés traditionnelles, était systématiquement tournée vers l’avenir !
– (a-s) : Si tu te poses le problème de renouveler ton salon, tu te tournes vers l’avenir, n’est-ce pas ?
– Évidemment !
– (a-s) : Et il en est de même si tu te poses la question : faut-il sortir d’une société boulimique d’énergie artificielle ?
– Oui, bien sûr !… Mais c’est quand même très différent !
– (a-s) : Oui ! Et en quoi consiste cette différence ?
– L’un vise l’avenir à court terme, l’autre à long terme.
– (a-s) : Certes ! Mais, n’y a-t-il pas une différence plus essentielle ? Imaginons , par exemple, une réunion familiale : aborder le sujet du salon sera rassembleur ; par contre ouvrir une discussion sur l’usage de l’énergie artificielle suscitera des comportements de gêne comme si cela était saugrenu, inconvenant.
– Oui, tu as raison : c’est bien cela qui se passe. C’est étonnant ! Le choix des sources d’approvisionnement en énergie artificielle est pourtant un vrai sujet d’avenir ! D’un côté, continuer dans les énergies fossiles et voir les manifestations du dérèglement climatique empirer. De l’autre, développer l’électricité d’origine atomique[1], et démultiplier la production des déchets radioactifs HAVL dont la planète est déjà encombrée de centaines de milliers de tonnes, et donc compromettre l’habitabilité de la planète pour nos enfants.[2]
– (a-s) : C’est bien que tu dises ces choses. On n’en parle pas ! Et y a-t-il quoi que ce soit d’autre qui conditionnerait plus que les déchets radioactifs l’avenir de l’humanité ? On n’a toujours pas trouvé de solution pérenne pour s’en préserver pendant des dizaines de milliers d’années !
– C’est une vraie question … Pourtant tu ne peux pas dire qu’on n’en parle pas. On parle des choix énergétiques, même si ce n’est pas dans les salons ou aux comptoirs des bars.
– (a-s) : Soit ! Mais comment en parle-t-on ? En parle-t-on du point de vue de l’avenir des générations humaines comme tu l’as fait ?
– Pas que je sache ! J’en entends toujours parler du point de vue des besoins énergétiques à pourvoir du fait de la nécessité de sortir des énergies fossiles.
– (a-s) : Est-ce cela, selon toi, investir l’avenir ?
– Il me semble, puisqu’il s’agit d’éviter un dérèglement climatique qui menace notre avenir.
– (a-s) : Tu n’en es pas tout-à-fait sûr ! N’est-ce pas parce que l’avenir dont il est question, dans ce projet de décarboner l’énergie artificielle, n’est que la continuation du présent moins les inconvénients qu’il génère ? Au fond n’est-ce pas dans ce même rapport à l’avenir qu’on envisage de renouveler son salon ?
– Oui, je crois que je comprends : dans les deux cas l’avenir ne vaut que pour rectifier ce qui gêne notre présent, tout en gardant les mêmes principes de vie.
– (a-s) : Très juste ! Alors, il faut admettre qu’il y a deux manières d’investir le futur :

1)   Une manière qui consiste à réagir aux frustrations du présent pour réduire ou supprimer ces frustrations dans le plus court délai possible : il en est ainsi quand on décide de renouveler son salon, ou relancer un programme de centrales nucléaires (en réduisant, en France, les procédures de sécurité pour que ça aille plus vite) afin de diminuer le bilan carbone des activités humaines. C’est ce que j’appelle le courtermisme : le futur ne sert qu’à ravauder le présent.[3] C’est pourquoi, il faut toujours faire au plus vite.

2)   Une manière qui consiste à investir l’avenir en fonction du sens que l’on donne à l’histoire humaine. Et cet investissement implique nécessairement de penser ce que l'on juge le meilleur et les modalités pour aller vers cet avenir meilleur. Cela implique de la réflexion et des débats. Il faut prendre son temps pour construire l'avenir !

– Je pense t’avoir compris. Quand tu proposes le mot d’ordre de « réinvestir l’avenir » tu veux dire « réinvestir l’avenir de l’humanité ». C’est assurément une belle ambition. Tout le monde voudrait y souscrire. Mais est-ce bien réaliste ? N’es-tu pas un peu trop idéaliste ? Tu ne préconises quand même pas qu’on se prenne la tête avec l’avenir de l’humanité à chaque rencontre familiale !?
– (a-s) : Non, bien sûr ! Je veux simplement dire que l’on doit garder une perspective ouverte, même s’il s’agit de petits projets, comme si cette idée de l’avenir de l’humanité constituait toujours l’horizon de nos réflexions portant sur le futur. Ce n’est pas du tout « prise de tête ». Je t’en prie, faisons un peu plus attention à la présence de notre histoire ! Il est très caractéristique de notre pays que dans nombre d’agglomérations ayant un passé ouvrier, restent des établissements de consommation de boissons datant de plus d’un siècle, souvent à l’origine propriétés communales et gérés associativement, dont le nom valorise l’investissement de l’avenir – « Cercle de l’avenir », « Café du progrès », etc[4]. Il n’est pas rare de trouver encore à l’intérieur de ces lieux des emblèmes républicains (drapeaux tricolores, buste de Marianne, proclamations soigneusement manuscrites, etc.). C’est pour cela que je parle de -investir l’avenir. Parce que l’avenir a été dans le passé très investi par le peuple, et cet investissement était l’espoir dans une évolution positive de l’humanité vers la concorde et la suffisance de biens pour chacun – ce que désignait alors clairement le mot Progrès.
– Oui, mais ça c’est vraiment le passé. Ce n’est plus possible aujourd’hui ! On sait tout ce que cette croyance dans le Progrès nous a coûté !
– (a-s) : Oui, je sais que tu penses à l’impasse écologique en laquelle, aujourd’hui, nous nous sentons piégés à cause des progrès dans l’exploitation de l’environnement naturel. Mais, dans les discussions autour d’un verre dans ces établissements, il y a un siècle, soit assuré que nos ancêtres n’étaient pas obsédés par l’accès à l’automobile pour tous ; ils se rendaient bien compte que cela amènerait des conditions de vie infernales. Ils pensaient essentiellement à une émancipation sociale par laquelle ils se libéreraient de l’épuisement de leur vitalité au service des intérêts d’un patron. L’ambivalence qu’on a mise en lumière concernant le rapport à l’avenir se retrouve dans la notion de progrès. Il y a un « progrès » courtermiste qui est popularisé par le pouvoir mercatocratique  – celui de tous les affairistes qui s’emploient à ce que la société soit organisée en fonction de l’extension du marché. Ce pouvoir veut faire croire que la promesse du progrès est là, à portée de main, dans l’offre de la dernière nouveauté technique que l’omniprésent marché agite sous nos yeux pour qu’on l’achète. Mais ce progrès a sacrément du plomb dans l’aile depuis le début de ce siècle où il est devenu manifeste qu’il était contradictoire avec la préservation d’une planète viable.

L’autre progrès[5] est celui qu’honorent les enseignes centenaires d’établissements de rencontre autour d’un verre ou d’un plat dont j’ai parlé, mais aussi celui des discussions enfiévrées entre étudiants qui, le soir, ne veulent pas se coucher avant d’y voir plus clair sur un monde en lequel ils pourront pleinement réaliser leur avenir humain. Nos ancêtres au « Cercle de l’avenir », nos enfants à la cafétéria de la cité universitaire – et nous pour faire le pont entre eux – seront dans le même investissement pour une humanité qui évolue vers les conditions qui lui permettent d’exprimer le meilleur de ce qu’elle peut : c’est cela le sens humain de l’investissement de l’avenir !

– Qu’elle est douce à entendre ta croyance en une humanité qui irait vers un avenir heureux. Mais on n’en n’est pas du tout là ! La réalité, c’est qu’il faut parer aux catastrophes qui s’annoncent en cascade ! Quitte à être désobligeant, je te le dis : tout « anti-somnambulique » que tu te proclames, là tu es dans le rêve !
– (a-s) : Mais le quidam qui s’achète une automobile surdimensionnée, à la calandre agressive, à la couleur flashy, comme le marché le lui propose maintenant, s’imaginant ainsi comme réhabilité, socialement et à ses propres yeux, en utilisant son encombrant et dispendieux véhicule dans l’espace public, n’est-il pas encore plus sûrement dans le rêve ? Car en mercatocratie, la consommation sans cesse à renouveler, incessante, n’est-elle pas délibérément tirée par les rêves que suscitent les multiples messages publicitaires qui nous assaillent ?
– Oui, c’est vrai, la société de consommation ne fonctionne qu’en faisant rêver. C’est ce à quoi servent les énormes budgets publicitaires.
– (a-s) : Faut-il pour autant condamner notre propension à rêver d’un avenir collectif heureux ? J’affirme que non ! Quitte à rêver, que l’on rêve pour l’ensemble de l’humanité et non pour sa pomme au plus court de l’objet offert à l’achat ! C’est le sens de mon invitation à réinvestir l’avenir. Contre les thuriféraires de l’effondrement, je pense qu’il faut continuer (ou se remettre) à croire, comme nos aïeux, à un progrès vers un bonheur futur de l’humanité.
– Là tu me surprends ! Ce n’est pas à toi que j’apprendrai la leçon de Kant : « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination », et qu’en conséquence on ne saurait « déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable »[6]. Autrement dit, tu peux bien inviter les gens à rêver d’un bonheur futur de l’humanité, ce sera toujours vain ! Car on ne pourra jamais en tirer un chemin politique qui y mène. Ceux qui ont cru pouvoir le faire, comme les marxistes-léninistes qui, au siècle dernier, ayant acquis le pouvoir politique, ont voulu imposer aux peuples un chemin obligé vers le bonheur d’une société communiste, ont produit de vertigineux massacres de populations : les famines organisées par Staline dans les campagnes, la famine provoquée par le « grand bond en avant » de la Chine de Mao Tsé-toung, les massacres au Cambodge par le polpotisme …
– (a-s) : Tu as tout-à-fait raison ! Mais tu remarqueras quand même que si Kant écrit précisément qu’on ne peut jamais « déterminer d'une façon sûre et générale » une politique qui mènerait au bonheur, il ne dit pas qu’il faut renoncer en politique à la perspective du bonheur. D’ailleurs, et cela Kant le savait très bien, nul ne peut éviter la perspective du bonheur. C’est bien pourquoi le mot existe dans toutes les langues, et il désigne toujours la perspective ultime du désir. Cela, il y a 25 siècles, Aristote l'exprimait ainsi : « le bonheur est le Souverain Bien », car, expliquait-il, « nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose au contraire, l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (…), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. »[7] Aristote a raison ! Après tout, on peut très bien se dire « À quoi bon le bien commun, si moi-même je puis satisfaire tous mes désirs ? » C’est, par exemple, la logique du tyran ou du monarque absolu qui veulent faire croire que le bien commun est identique à leur bonheur personnel ! Par contre on ne peut jamais dire : « À quoi bon le bonheur ? », cela n’a aucun sens.

Oui, on ne saurait se dispenser de la perspective du bonheur, et je pense que la réhabiliter est la seule voie pour que le réinvestissement de l’avenir devienne populaire.

– Mais là tu vas à rebours de tous ces militants lanceurs d’alerte qui dénoncent les dommages collectifs engendrés par cette culture du bonheur propre à notre société de consommation. Ils ont pourtant raison ! Si les biens marchands continuent à être produits, à circuler, à être jetés, c’est parce qu’ils sont propulsés par l’argument du bonheur qui est quasiment toujours présent, ne serait-ce qu’en arrière-plan, dans les invites marchandes à l’achat.
– (a-s) : Écoute, il faut admettre que l’humain est ainsi fait que son désir ne peut que former le vœu ultime du bonheur. De ce point de vue, on définirait justement le bonheur comme l’idéal d’une vie humaine qui réaliserait toutes ses promesses – en soulignant bien le « toutes » ! Or ce n’est pas ce que propose la société de consommation mise en place par la mercatocratie. Ce « bonheur » que procure l’appropriation du bien dans l’achat est essentiellement imaginaire et éphémère : il n’est qu’un ersatz du bonheur tel qu’on vient de le définir – c’est pourquoi l’acte d’achat n’en finit jamais de devoir être réitéré.
– Mais il me semble que le bonheur qu’on vise, dans notre société, c’est plus que cela. Il s’agit de maximiser les sensations bonnes, par les biens achetés certes, mais de plus en plus on met l’accent sur des disciplines qui apporteraient le bien-être intérieur, comme le yoga, etc.
– (a-s) : Certes ! Mais tu ne prends pas garde à la limitation d’une telle approche du bonheur. C’est celle de l’individualisme. Le bonheur dans cette société, au fond, c’est réussir sa vie. Et par là, il devient inévitablement une affaire quantitative : accumuler sur sa personne des sensations bonnes. Or, une telle approche amène inévitablement à la comparaison avec autrui. Ce qui donne l’équation : être heureux = réussir sa vie = avoir la possibilité de plus de sensations bonnes que la plupart. Mais ce sentiment de réussite ne s’appuie-t-il pas encore essentiellement sur l’imaginaire ? Et dans cet imaginaire n’y a-t-il pas nécessairement la composante du malheur de l’autre relativement à soi ? Or cela est contradictoire avec la visée de réalisation de « toutes » les promesses de la vie humaine puisque celle-ci implique qu’il ne peut pas y avoir de bonheur pour quiconque s’il y a du malheur autour de lui.
– Je te laisse à ton délire de bonheur absolu. Je suis assez d’accord avec ta critique du bonheur comme maximisation de sensations bonnes propre à notre société. Mais cela confirme ma conviction que la visée du bonheur n’est pas la bonne approche pour résoudre le problème de bien commun contemporain.
– (a-s) : Alors comment vois-tu pouvoir le résoudre, dans la mesure où tu as reconnu que l’on ne pouvait pas s’en tenir aux solutions courtermistes constamment préconisées aujourd’hui ?
– Convaincre ! Toujours convaincre qu’il n’y a pas d’autres voies raisonnables que de réformer massivement nos comportements pour les rendre compatibles avec la justice entre les hommes et le maintien de la viabilité de la biosphère !
– (a-s) : Bon courage ! Tu vas utiliser ton temps et ton énergie à militer. Alors qu’après des décennies de militance, on voit aujourd’hui les intérêts particuliers s’imposer toujours plus, lesquels remettent en cause les quelques engagements obtenus en faveur de règles plus sages concernant les comportements dans la vie sociale et vis-à-vis de l’environnement naturel.

Il faut que tu comprennes que si le bonheur-consommation est aujourd'hui triomphant, malgré tous les dommages qu'il crée et qu'il annonce, c'est parce que la militance écologique et sociale a échoué ; et elle a échoué parce qu’elle s’est heurtée à un manque de motivation populaire.

– Mon cher ami anti-somnambulique, il faut que tu l’acceptes : les lendemains qui chantent, on n’y croit plus !
– (a-s) : On a fait en sorte qu’on n’y croie plus ! Parce qu’on était intéressé à orienter la perspective de bonheur inhérente au désir humain vers l’achat de biens marchands. D’ailleurs, il ne s’agit pas de « lendemains qui chantent », il ne s’agit pas de se raconter des histoires pour se détourner des problèmes présents. Il faut simplement reconnaître le caractère incontournable du « concept de bonheur » comme dit Kant. Le philosophe parle de « concept » pour faire comprendre que la notion de bonheur est requise et formée par la raison : elle est l’état qui serait la réalisation ultime du désir humain, celui de la plénitude humaine, celui de la réalisation de toutes les promesses de la vie humaine, comme nous avons dit. Elle a ainsi le même statut que d’autres idées requises par la raison, comme l’idée de monde – l’unité de tout ce qui est – , de Dieu – la cause du monde – , le moi – l’unité de tous mes états de conscience. Bonheur, monde, moi, Dieu, sont des idées que Kant qualifie de transcendantales. En effet elle dépassent toute expérience humaine, et en cela on est bien incapable de rendre compte objectivement de la réalité qu’elles désignent. Ce sont pourtant des idées indispensables parce qu’elles donnent sens à des réalités clairement connues et permettent ainsi de maîtriser notre comportement à leur égard. Par exemple l’idée de monde permet d’unifier toutes les réalités nommées et de donner un sens à leur hiérarchisation – ce qu’on appelle une vision du monde. De même l’idée de moi permet de rapporter tout ce qui m’arrive à une valeur absolue qui en est le foyer et leur donne sens. Et il en est ainsi de l’idée de bonheur : elle permet d’unifier tous les aléas de l’histoire humaine qu’ils soient tristes ou joyeux et de les ordonner du point de vue d’un futur de plénitude humaine, cet ordonnancement prenant alors le nom de Progrès.
– Je crois que je comprends. Il faut accepter qu’il y a des réalités-limites qu’on peut concevoir mais qu’on est incapable de bien comprendre du fait de notre condition humaine qui reste bornée. Mais il est nécessaire de les prendre en compte parce que ce sont ces réalités qui donnent sens à notre vie, et que c’est par rapport à elle qu’il nous faut orienter notre liberté.

C’est très … fort, cet apport de Kant !

– (a-s) : Oui ! La réhabilitation du bonheur compris comme idée transcendantale est nécessaire pour éclairer nos problèmes présents. Si tu veux nous en rediscuterons plus tard…, autour d’un pot, au Cercle de l’avenir !

 


[1] Dans les années 70, en France, on a substitué « nucléaire » à « atomique » pour dissocier, dans l’imaginaire social, la production d’électricité de la bombe. Il faut rappeler que ce qui s’opère dans un réacteur nucléaire n’est autre qu’une explosion atomique énormément ralentie. Hors l’absence d’effets de souffle et de température, les réacteurs nucléaires produisent les mêmes substances radioactives terriblement dangereuses que la bombe !

[2] On ne trouve plus d’informations officielles sur la quantité accumulée de ces déchets radioactifs classés de Haute Activité à Vie Longue (HAVL). Le dernier chiffre connu, énoncé oralement par B. Boullis du C.E.A. lors d’un colloque à Nancy organisé par l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) en juin 2009, était de 250 000 tonnes !

[3] Voir P-J Dessertine, Démocratie ou… mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023, chapitre 5 : Le courtermisme.

[4] Voir à ce propos « Cercles, clubs et salons » parAnne Martin-Fugier in Dictionnaire critique de la République – Flammarion, 2007.

[5] Les circonstances historiques qui ont amené à cette ambivalence du « progrès » sont précisées dans mon essai Comment peut-on être contre le progrès ?

[6]Fondements de la métaphysique des mœurs – 1785, deuxième section.

[7] Ethique à Nicomaque, I, 5.

samedi, mai 11, 2024

Que faire ? 2024


 
 
En deçà de nos affairements quotidiens, nous nous soucions d’avoir un avenir comme nous avons un passé. C’est pourquoi nous partageons la même question fondamentale : Que faire ?
Que faire alors que nous sommes sur une trajectoire catastrophique ? Et il faut penser le « nous » ici dans son sens le plus large : c'est l'ensemble de l'humanité. Car il n'y a, du point de vue de l’organisation de la vie sociale, qu'une seule société mondialisée. N'y a-t-il pas la même architecture urbaine, les mêmes centres commerciaux, avec les mêmes enseignes, à Vladivostok ou à Djakarta ?
Que l’humanité soit sur une trajectoire catastrophique, je pense qu'il n'est pas besoin de développer ce point.
Nous sommes constamment témoins des exactions méthodiques, et plus efficaces que jamais, qui exténuent la biosphère du fait de l'ordre social mondialisé actuel. Remarquons qu'aujourd'hui même les grandes multinationales de l'agrobusiness – grainetiers, céréaliers, chimistes – peuvent quand même faire un chantage efficace (quoique imaginaire) sur l'alimentation des populations, par l’intermédiaire d'une infime population d'agriculteurs qu'elles se sont soumises, pour continuer à faire croître leurs affaires qui dévastent ou empoisonnent les biotopes.
 Mais il y a aussi la multiplication des violences guerrières. Nous vivons dans un temps où de nouvelles guerres se développent avec la menace explicite de l’utilisation de l’arme nucléaire. Et, il faut aussi le dire, rien n'est plus ravageur pour la biosphère qu'une guerre moderne ! De quoi ont-ils l'air nos petits pas millimétrés pour réduire notre empreinte carbone face au déferlement d'obus, de bombes, de missiles, etc. à quelques deux mille km d'ici ?
Sans compter – c'est la grande forclusion de l'époque – que s'accumulent les menaces liées à la production inconsidérée de matières radioactives artificielles, dont la plupart sont des déchets d'unités de production d'électricité. Mais peut-on encore appeler "déchets" des matériaux qui resteront dangereux, et devront donc être surveillés par nos descendants pendant des dizaines de milliers d'années, autrement dit, à l'échelle du temps humain, indéfiniment ! ?
Que faire donc aujourd'hui face à ces malheurs qui bouchent notre horizon ?
Il ne s'agit pas de dire que nous ne faisons rien en particulier. Nous sommes innombrables à essayer de faire quelque chose qui aille dans le sens de la construction d'un avenir. Et c'est précieux ! Ce sont les graines d'une végétation à venir !
Mais il leur manque un ciel qui leur donne envie de croître : un espace social qui serait ouvert à ces tentatives.
Ce qu'il faut simplement reconnaître, c'est que, collectivement – soit en tant que société mondiale – nous ne faisons pas ce qu'il faut.
Car c'est la grande différence de notre « Que faire ? » d'aujourd'hui avec le « Que faire ? » de Lénine en 1902 : nous, nous savons très bien ce qu'il faut faire. Et nous le savons même depuis un demi-siècle, depuis le rapport du Club de Rome de 1972 sur la nécessité de limiter la croissance.
Par exemple nous savons très bien qu'il faut interdire les monstrueux paquebots de croisière ; nous savons très bien qu'il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui impliquent des besoins incessants de déplacements ; nous savons très bien qu'il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent une goinfrerie de ressources naturelles, accompagnée de gaspillages systématiques, et produisant une quantité ingérable de déchets, etc... chacun peut abonder sur les choix absurdes de la société mondialisée contemporaine.
Et tout cela, nous savons non seulement pourquoi le faire, mais aussi comment le faire, et nous avons les moyens de le faire ... c'est beaucoup plus simple à faire, moins coûteux, moins dangereux, moins triste, que de faire la guerre !
Quels États décrèteront-ils les "confinements" légers, relatifs, séquentiels, qui permettront à la biosphère de reprendre peu à peu sa respiration, sa beauté, face à l'activisme ravageur actuel de l'humanité – ce qu'on a éprouvé comme possible lors des confinements de 2020 ?
L'imaginaire, c'est d'abord le sens des possibles ! Si c'est cela qui donne sens à leur vie, que l'on octroie aux 1000 affairistes les plus notoires de beaux jeux de "Monopoly", ultra-modernes, numérisés avec 3D, etc. – en les confinant sur une île ! ... et que tout ceux qui voudront les rejoindre les rejoignent. Nous autres les laisserions à cette logique de comportement  – rivalité pour la possession – si commune dans les halte-garderie, et qu'on trouve déjà chez de nombreux mammifères vivant en groupe. Nous aurions alors des réserves d'espoirs perdus à retrouver pour créer une humanité en laquelle les valeurs de vérité, de justice, de fraternité prendraient tout leur sens, en laquelle les manifestations de sa liberté propre seraient un enrichissement du monde, une humanité heureuse et fière de son visage parmi les autres espèces.
Alors pourquoi nous posons-nous quand même la question : Que faire ?
Parce que, collectivement, nous ne l'avons pas fait, nous ne le faisons toujours pas, et que plus nous attendons, moins nous aurons la capacité de le faire !
Qu'est-ce qu'une catastrophe ? C'est un épisode localisé où on ne peut plus faire. Où on est obligé de subir.
Parler d'une perspective d'effondrement, comme le font certains, et je crois qu'ils ont raison de le faire, c'est parler de la venue d'une situation où l'on ne pourra plus rien faire. C'est pour cela que ceux qui glosent sur une adaptation à l'effondrement, divaguent. Si on a une perspective d'effondrement, on fait tout pour l'éviter – point !
Donc notre problème « Que faire ? », aujourd'hui, prend le sens suivant :
« Que faire pour ne plus être impuissant à faire ce qu'il faut faire et qu'on peut faire ? »
Et là, je vous propose une formule que l'on doit à Spinoza :
« Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre ! »
Cette formule donne le sens de l'essai que je propose : « Démocratie... ou mercatocratie ? »[1]
Cela signifie que cet essai n'est pas dans le pathos d'une énième dénonciation d'un pouvoir malfaisant qui nous serait extérieur. Il est dans l'analyse rationnelle de notre situation collective d'impasse historique afin de la comprendre.
Car qu'est-ce que « comprendre » ? Etymologiquement, c'est « prendre avec soi ».
Et qu'est-ce qu'on « prend » ainsi ? C'est la « cause adéquate » du phénomène que l'on veut comprendre, c'est-à-dire celle qui nous permet à la fois de rendre compte de sa venue et de son caractère propre.
Et le « soi » du prendre-avec-soi, c'est soi-même en tant qu'on est un être humain singulier, c'est-à-dire qui donne un certain sens à sa vie. Autrement dit, comprendre signifie que sa saisie de la cause adéquate doit s'intégrer au sens que l'on donne à sa vie, ce qui amène à agir sur elle (la cause) en ce sens.
Par exemple, nous aimerions bien comprendre pourquoi nous sommes impuissants collectivement alors que nous avons tout ce qu'il faut pour nous redonner un avenir. Mon essai montre que la cause adéquate de cette impuissance est le courtermisme en lequel nous sommes enserrés par les pouvoirs sociaux. Le courtermisme, c'est une façon de vivre le temps qui consiste à rectifier le présent plutôt qu'investir l'avenir. La compréhension par le courtermisme nous amène à vouloir nous réapproprier notre avenir pour retrouver notre puissance d'agir.
Soit ! Mais alors pourquoi sommes-nous pris dans le courtermisme ? Comment comprendre le courtermisme comme phénomène de société ? Le courtermisme est la conséquence d'une organisation sociale qui promeut systématiquement les comportements réactifs. Les comportements réactifs sont les comportements qui sont déterminés par l'émotion plutôt que par la réflexion. On peut montrer qu'ils sont le plus bas degré de la liberté humaine.
Mais, notre besoin de compréhension reste encore inassouvi ! Nous aimerions comprendre pourquoi les humains acceptent massivement de vivre selon un mode dégradé de leur liberté. Ils le peuvent dans la mesure où ils adhèrent à une vision du monde que je qualifie de néo-sophiste, vision du monde constamment mise en avant par les pouvoirs sociaux, et qui appâte les individus avec une perspective de bonheur comme maximisation de sensations bonnes.
Notre démarche nous permet d'ouvrir d'autres chemins de compréhension, telle la dégradation contemporaine du sens de la vérité (cf les « fake news »), les situations d'invraisemblable injustice dans l'accès aux biens, la montée des populismes, etc.
Tous ces chemins de compréhension ramènent à une même cause principale, celle qui éclaire toutes les autres. Cette cause est une forme de pouvoir social qui est inédite au sens où ce pouvoir n'est apparu qu'une seule fois dans l'histoire. Ce fut au début du XIXe siècle, en Occident. Ce n'est donc pas une « démocratie », puisque la démocratie nous vient de l'antiquité grecque. Il faut donc nommer ce pouvoir d'un nom qui lui soit propre pour bien l'identifier – ce qui est la condition pour bien le comprendre. Nous appelons ce pouvoir qui est la cause adéquate de l'impasse actuelle en laquelle se voit piégée l'humanité : une mercatocratie ! C'est-à-dire, étymologiquement, le pouvoir du marché ; cela signifie que l'accroissement du marché – l’extension et l’intensification des flux de marchandises – est la valeur finale en fonction de laquelle on organise la société.
La mercatocratie est un pouvoir qui ne peut se maintenir que par son accroissement. Et c'est un pouvoir, on le sait aujourd'hui, qui n'a pas d'avenir.
Le plus important, ce jour, est de faire en sorte que l’humanité garde un avenir.
La démarche de compréhension de mon livre est vouée à ce but.
C’est pourquoi je vous demande de contribuer à le faire connaître.

lundi, janvier 01, 2024

Des vœux pour 2024 au défi du retour séculaire de la violence


 
« Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie. »
Stéphane Hessel, Indignez-vous ! , 2010.
 
La période de 1792 à 1815, qui a vu s’enchaîner en Europe occidentale les guerres liées à la nouvelle république française puis à l’empire napoléonien, a été nommée rétrospectivement par nos voisins européens la période de La Grande Guerre.
On estime son bilan global à environ 4,5 millions de tués dans l’Europe d’alors, Russie comprise (Haegele, Bey et Guillerat, Infographie de l'Empire napoléonien, Perrin, 2023).
Il n’y eut plus de guerre en Europe pour près d’un demi-siècle après le Congrès de Vienne (1815). Puis un nouveau cycle de violences s’initia, d’abord avec la guerre de Crimée (1853), puis, la décennie suivante, avec les guerres de la Prusse contre l’Autriche (1866) puis contre la France (1870). Ce nouveau cycle de violences s’exaspéra entre 1914 et 1945 par les deux guerres mondiales avec L’Europe pour épicentre.
Dans cet épisode de violence de la première moitié du XXe siècle, on peut évaluer à près de 100 millions le nombre de tués – ce qui inclut, outre le victimes militaires, toutes les victimes civiles, en particulier les victimes génocidaires des nazis et les massacres de la guerre menée par les Japonais en Asie.
Mais il faut toujours, à un moment ou à un autre, revenir des désolations laissées par la violence qui s’est généralisée. Les bravades de la force qui annonce qu’elle « éradiquera » l’ennemi ne sont jamais les derniers mots. Les humains finissent toujours par prendre la mesure de l’absurdité de cette violence qui s’auto-alimente et se mettre à reconstruire.
Comment sommes-nous revenus de l’épisode de violence du tournant du XIXe siècle ? Par la promotion du commerce et de l’industrie – Benjamin Constant : « il doit venir une époque où le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque. » (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819). Il s’en est suivi une nouvelle forme de pouvoir qui a pris la place du pouvoir fondé sur la domination de lignées autoproclamées supérieures. C’est le pouvoir mercatocratique, fondé sur l’enrichissement pécuniaire privé, et auquel nous sommes encore assujettis.
Nous avons, dans Démocratie … ou mercatocratie ?, explicité les procédés de ce pouvoir et montré en quoi ils tendaient à nier l’humanité des individus. C’est en cela que l’emprise grandissante de la mercatocratie sur les populations, à la fois en intensité (intrusion dans les consciences par propagande et réclame), et en extension (exode rural et prolétarisation, colonisation), en engendrant une épidémie de frustrations humaines, a pu être le terreau de l’épisode des violences démesurées qui caractérisent la première moitié du XXe siècle.
Nous ne sommes revenus de cette violence que par la mise en place de l’Etat-providence qui ambitionnait d’encadrer les menées mercatocratiques en fonction de la préservation d’un minimum de dignité et de bien-être pour tous, en particulier en sauvegardant un domaine de biens publics assumé par l’État (cf. le programme du Conseil National de la Résistance, 1944).
Mais l’État-providence a progressivement été démonté au profit du pouvoir mercatocratique à partir du tournant libéral des années quatre-vingt. La mercatocratie a pu démultiplier son emprise sur les consciences grâce à la massification de la communication numérique par écran interposé qu’elle maîtrise désormais largement. C’est ainsi que les valeurs spécifiquement mercatocratiques – l’individualisme réduit au pouvoir qu’apporterait l’enrichissement pécuniaire – n’ont jamais été aussi prégnantes dans le monde, comme elles n’ont jamais été vécues aussi violemment par les populations les moins bien placées dans la compétition qu’elles impliquent. Ce qui ouvre des boulevards aux prétendants populistes qui s’aménagent des situations de pouvoir en désignant des ennemis à détruire comme condition du soulagement des frustrations populaires.
C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans une période de montée de la violence qui est assez parallèle à celle de nos ancêtres des années vingt du siècle dernier. Avec cette différence que le terreau de la violence contemporaine est beaucoup plus ample. On voit bien que de nouvelles guerres surviennent, durent, et s’intensifient, que d’autres son prêtes à exploser. Oui, il faut envisager un avenir de progression de la violence à un degré inconnu…
Tout se passe comme si nous étions entrés dans un nouveau cycle séculaire, celui du XXIe siècle, de la violence humaine se généralisant.
Mais quel sens peut avoir cette notion de cycle séculaire ? Quel rapport y a-t-il entre ces violences révolutionnaires et post-révolutionnaires d’il y a plus de deux siècles, qui réagissaient à la domination plus que millénaire de la force et de la peur de la part de lignées autoproclamées nobles sur les humbles qu’elles mettaient à leur service, et la violence présente qui est largement le contrecoup de la manipulation des consciences par la communication mercatocratique ?
Et si le rapport était exclusivement temporel ? Ou, plus précisément, de mémoire ? Un siècle n’est-ce pas le temps requis pour perdre le contact avec la mémoire vivante des témoins ayant survécu à ces violences ?
Or, aujourd’hui disparaissent les derniers témoins vivants de l’épisode violent du siècle dernier. C’est pour cela que nous citons en exergue Stéphane Hessel s’indignant de la violence qui était imposée aux palestiniens. Car lui-même était témoin de la violence de l’occupation allemande. Il savait vers quel nuit de malheurs elle ne manquerait pas de précipiter cette partie du monde. Les événements actuels lui donnent raison !
Sa voix, en 2010, avait été écoutée. Mais insuffisamment, elle était trop seule. Le pouvoir politique était déjà trop largement occupé par des oublieux de cette mémoire de leurs ascendants.
Ce cycle de violence du XXIe siècle est désormais enclenché, on le voit bien. Et il peut nous précipiter vers des abîmes.
Alors quels vœux pour 2024 ?
Que cette conscience des cycles centenaires déterminés par la disparition inévitable des mémoires vivantes, nous permette de ne plus en être simplement des victimes passives. Qu’en 2024, face à l’actualité violente sans cesse assénée, nous ayons le recul d’une mémoire plus longue qui nous maintienne dans la pensée du malheur des déchainements de violence des siècles passés.
Mais j’entends l’argument des fatalistes : « Il faut bien qu’un certain nombre d’humains disparaissent puisque nous sommes trop nombreux ! ». Il faut leur rappeler que nous disposons des moyens bien moins coûteux, moins malheureux, pour contrôler notre démographie !
Mais, nous le savons, la pensée ne peut rien contre la force qui ne veut qu’être la plus forte !
Alors, qu’au moins, en 2024 nous anticipions que, quel que dramatique soit le nombre de ses victimes, il faudra bien un jour que nous humains du XXIe siècle revenions de ce nouvel épisode d’égarement dans la violence. Il est sage alors de se mettre dès à présent dans la perspective du monde plus humain à construire par lequel nous en reviendrons.

lundi, décembre 18, 2023

Peut-on s’accorder avec la nature ?

 

Hirondelle prenant un temps de repos
sur la filière d'un voilier en Méditerranée

La nature a été longtemps divinisée comme dispensatrice intarissable de bienfaits, mais aussi capable de colères destructrices envers les humains au nom d’une Justice qu’il n’était pas toujours facile d’interpréter.
Aujourd’hui la nature est pensée de manière terriblement ambivalente.
D’une part il y a un imaginaire de la nature tout uniment positif, diffusé à l’envie par les médias dominants, justement par l’image (publicités, internet, documentaires souvent animaliers) ; c’est comme une nature idéalisée qui serait la consolation des frustrations qu’amène l’environnement urbanisé qui est celui de la majorité des populations aujourd’hui.
Mais, chez ces mêmes sujets humains, il y a en même temps acquiescement de l’usage purement instrumental de la nature qui se voit, par exemple, à travers les fruits sans la moindre trace d’insectes, parfaitement standardisés, qu’ils choisissent d’acheter.
Il faut être conscient du mépris avec lequel est actuellement majoritairement traité l’environnement naturel par les humains, organisés en société de telle sorte qu’ils mettent en œuvre des techniques toutes puissantes et implacables pour lui extorquer, en une violence dévastatrice, ses bienfaits.
Ainsi, l’humain semble avoir surtout considéré la nature de manière excessive, passionnelle pouvons-nous dire, d’abord en l’élevant trop haut, en une sujétion ambivalente d’adulation et de crainte, ensuite en la mettant trop bas comme simple instrument de ses intérêts propres. Et il est certain que la seconde attitude n’a pas oublié la première ; d’ailleurs n’en serait-elle pas la revanche ?
Se poser la question « Peut-on s’accorder avec la nature ? » n’est-ce pas explorer la possibilité d’un rapport enfin serein de l’humain avec son environnement naturel ?
*  *  *
D’emblée se pose la question de savoir si l’on parle bien de la même réalité lorsqu’on échange sur la nature.
La nature, pour les Anciens – phusis – incluait tout ce qui pouvait se manifester aux sens humains, et donc également tous les phénomènes célestes. Car tout cela relevait d’une unité qui pouvait être mise à jour comme ordre rationnel. D’où la multitude de traités philosophiques dans l’Antiquité qui, de Thalès (fin -VIIe siècle), à Lucrèce (-Ier siècle), ont pour titre « De la nature ».
Tous ces traités avaient l’ambition de donner une pensée « en accord avec la nature ». Mais l’attitude contemplative qu’ils impliquaient, toute passive, méconnaissait largement la nécessité des humains d’intervenir sur l’environnement naturel, de le transformer, pour satisfaire leurs besoins vitaux.
La nature pour l’homme de la modernité est bien autre chose. Rappelons que la modernité commence au tournant du XVIIe siècle avec pour principaux initiateurs Bacon, Galilée et Descartes. La nature est dès lors pensée comme cet environnement terrestre déjà là, mis à la disposition de l’homme pour qu’il l’exploite à son profit, grâce à sa raison et à son inventivité technique. C’est donc une nature d’extension beaucoup plus restreinte, et par rapport à laquelle l’homme se doit d’être actif.
De ce point de vue, pour penser correctement la nature, il convient de ne pas hésiter à lui extorquer ses secrets en la contraignant dans les situations non spontanées que sont les expérimentations. La science expérimentale, c’est l’audace humaine de mettre la nature à la question ! L’expérimentation animale, et parfois humaine, en est la forme la plus problématique.
Nous savons que nous sommes aujourd’hui dans l’héritage de cette conception moderne de la nature. Mais avec une rectification majeure. Les conséquences écologiques désastreuses de la surexploitation de l’environnement naturel ont amené à une redécouverte de la valeur de la contemplation de l’ordre que la nature recèle. Mais la nature est alors ramenée au domaine de la vie qui s’est développée à la surface de la planète Terre. La nature est biosphère. Elle est cette très fine pellicule de mousse verte qui s’est développée à la surface d’une planète, la Terre, et qu’on n’a, à ce jour, retrouvée nulle part ailleurs. La biosphère est un système de lignées (espèces) d’êtres vivants doté d’un dynamisme d’auto-développement indéfini, au travers d’êtres qui apparaissent, se transforment en transformant leur environnement, et disparaissent, mais en manifestant des propriétés d’auto-adaptation, d’auto-reproduction, et d’auto-régénération – ce qu’on appelle la vie.
La nature donc, pour nous, est la biosphère, ce système d’êtres vivants sur la Terre avec son support rocheux, aqueux et atmosphérique. Et c’est un système que nous savons désormais fragile, menacé par les menées humaines, et qu’il faut admettre comme mortel. Nous ne connaissons, au-delà de la Terre, que des planètes mortes !
Ainsi penser son accord avec la nature, serait ne plus se penser en assujettis à la toute-puissance de la nature, ce serait ne plus se penser contre la nature en la violentant pour lui extorquer ses richesses. Penser son accord avec la nature serait penser l’homéostasie de la biosphère et l’insertion humaine en tant qu’elle ne la fausse pas. On parle d’« homéostasie » pour rendre compte de certaines règles d’échanges d’éléments dans la biosphère qui garantissent les équilibres qui soutiennent son dynamisme. Si on appelle écologie le savoir rationnel de cette homéostasie planétaire, alors s’accorder avec la nature serait établir des relations avec elle conformes à l’écologie.
Mais cette réponse à notre question de départ, même si elle est précieuse en nous extrayant des pensées passionnelles antérieures sur la nature, est frustrante en ce qu’elle suppose un fort investissement intellectuel collectif, et sans doute une importante régulation, parfois contraignante, des comportements. Faudrait-il mettre l’« écologie » en enseignement obligatoire à l’école primaire ?
En réalité l’écologie ainsi définie n’est pas un savoir achevé, et ne le sera jamais. La biosphère est d’une richesse qui semble infinie et apporte sans cesse des surprises qui remettent en cause les savoirs acquis. Pensons aux incessants remaniements dans la classification zoologique. En ce point on se rend compte de la pertinence de la notion de « surrationalisme » de Gaston Gaston Bachelard. Cette notion signifie que la raison se doit d’être créatrice pour être à la hauteur des défis que lui posent son objet – ici la biosphère – qui n’en finit jamais, dans sa créativité propre, de redéfinir son mode d’être. Par exemple, par rapport au fourmillement des formes du vivant, la raison doit dépasser le modèle du « tableau » du vivant dont le progrès consisterait à en remplir les cases. La théorie de l’évolution a été une création en ce sens, aujourd’hui la théorie de l’épigénétisme qui permet de penser les transformations du vivant à court terme – pourquoi les humains sont-ils plus grands qu’il y a un siècle ? – en est une autre. Penser en accord avec la nature serait alors considérer que ces redécouvertes sur la biosphère puissent se poursuivre indéfiniment.
Alors il faut prendre conscience que l’écologie est plus qu’une rectification de la pensée moderne de la nature. Car reconnaître que la nature, en son infinie créativité, défie la raison en l‘obligeant à sans cesse se réinventer, c’est reconnaître à la fois son unité et sa transcendance sur l’humain. Cette transcendance signifie finalement que lorsqu’il violente la nature, l’humain se violente lui-même !
Pourtant, l’humain ne saurait retourner à son ancienne attitude de sujétion face à une divinité qu’il faut ménager pour ne pas la craindre. Il ne s’agit pas de renier la science et les applications techniques qu’elle permet – car, on le sait l’espèce humaine a besoin de se donner des techniques pour être viable sur cette planète (pensons à tout ce qu’il faut de techniques pour se faire un habit chaud qui permette de survivre à l’hiver des zones tempérées). Il ne s’agit même pas de renier la méthode expérimentale. Car une chose est de faire rouler des billes sur un plan incliné, autre chose est d’inoculer un virus à un chimpanzé. On le voit, tout est une question de mesure. L’humain doit assumer se servir de cette réalité qui le transcende, et, forcément en y laissant son empreinte, plus ou moins profonde, plus ou moins effaçable. Mais dans quelle mesure ?
Ainsi, notre recherche d’une pensée qui accorde l’humain avec la nature se précise ainsi : sur quel principe, tiré d’une juste considération des bienfaits de notre absolue dépendance avec la nature, va-t-on mesurer notre empreinte laissée sur elle par notre indispensable maîtrise technique ?
Il peut être intéressant de s’inspirer de la « Philosophie de la nature » de Schelling (1799) pour fonder ce principe. Schelling, s’appuyant sur la science de son temps, reconnaît trois caractères à la nature : unité, dynamisme, et spiritualité. Les deux premiers caractères sont reconnus par la notion de « biosphère » que nous avons établie plus haut. La spiritualité de la nature est incontestable, du moins comme disséminée. On ne saurait déduire l’établissement d’un code génétique dans nos cellules ADN par la disposition de radicaux cellulaires appropriés, de la simple combinaison « du hasard et de la nécessité » au long de l’évolution (cf. le livre éponyme de J. Monod – 1970). Et on pourrait en dire autant de maintes autres réalités naturelles, telles de la structure de l’œil, la structure fractale du chou-fleur, la suite de Fibonacci dans la répartition des pétales de la pomme de pin, etc., toutes occurrences qui laissent voir une raison qui ordonne. Et comme il y a une unité dans toutes ces manifestations spirituelles, on peut tout-à-fait penser la nature comme un esprit maintenant les bons paramètres pour un maximum de développement de la vie sur la planète Terre compte tenu des circonstances qu’elle offre du fait de sa composition et de sa situation dans l’espace. Mais on ne retombera pas sur une divination de la nature en l’anthropomorphisant. Car on ne peut pas le faire ! L’esprit de la nature ne saurait avoir un corps comme nous en avons un, et il ne saurait dépendre de sa relation à d’autres vivants pour être : la biosphère ne saurait être un vivant au sens où la biologie peut le définir (c’est la faiblesse de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock dans « La Terre est un être vivant », 1979).
C’est dans cette direction qu’il faut chercher la possibilité d’une relation viable de l’humain avec la nature. Vivre en accord avec la nature, c’est comprendre au mieux l’esprit qui se manifeste dans les êtres naturels, et ainsi inférer vers quoi tend l’esprit de la biosphère qui a rendu possible qu’advienne cette espèce particulièrement ingénieuse qu’est l’humanité. Vivre en accord avec la nature, c’est savoir que nous pouvons prélever dans la prodigalité naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on ne l’épuise pas, en préservant sa pleine fécondité future, comme si on la jardinait pour que puissent encore la jardiner nos petits-enfants. Vivre en accord avec la nature c’est inventer des techniques intéressantes qui seront toujours mesurées à la préservation de la générosité de la biosphère.
Ce qu’il ne faut surtout pas faire, si l’on veut s’accorder avec la nature, c’est détruire massivement du vivant pour un plus grand rendement agricole à court terme, c’est laisser des déchets qui seront une source d’empoisonnement du vivant pour l’avenir à long terme. Ce que nous faisons sans vergogne en ce moment même avec de nombreux produits issus de nos techniques par lesquels nous ne laissons à nos descendants que du pur négatif qui compromettra la générosité future de la biosphère – ne citons que les centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (haute activité à vie longue) de l’industrie nucléaire !
Car, d’une attention à penser en accord avec la nature, il s’ensuit nécessairement que les rapports de l’humain avec son environnement naturel ne sont plus de prédation, de destructions et souffrances infligées aveugles, d’irresponsabilité par rapport à l’avenir de l’humanité. Ils sont d’échanges.
L’humain doit partir de la gratitude pour cette générosité de la biosphère dont il dépend absolument, pour lui rendre par ses créations. Des techniques, comme la domestication, comme les habitats humains bien pensé pour s’insérer dans un biotope singulier, comme l’irrigation et autres aménagements de l’environnement naturel (lorsqu’ils favorisent la vitalité au lieu de la bouleverser ou de la détruire), peuvent contribuer à l’enrichissement de la biosphère. De même des créations artistiques peuvent être heureuses à la vie naturelle qui nous entourent – pensons par exemple au Land Art.
Au fond penser en accord avec la nature, c’est aussi penser en accord avec sa nature humaine. C’est donc tenir compte des deux puissances, celle de la nature qui nous est définitivement transcendante dans sa prodigalité sans limites, mais aussi celle de l’homme qui est nécessairement d’emprise technique sur son environnement naturel.
C’est cela le principe d’un accord de l’humanité avec la nature : que les comportements humains soient mesurés à favoriser l’échange de bienfaits entre ces puissances.