dimanche, juin 29, 2025

Ça chauffe !... On tempère

 


Nous humains sommes des mammifères, donc des êtres à sang chaud. Ce qui signifie que nous sommes, en nos corps, des foyers d’échanges énergétiques importants. Car la chaleur est toujours l’état final d’un processus de transformations de l’énergie.

Ainsi, si ça chauffe de manière exagérée aujourd’hui sur la surface de notre planète, c’est parce que nous lui imposons une suractivité énergétique par l’économie industrielle – avec, en prime, les feux de forêts au Canada parvenus jusqu’à obscurcir plusieurs jours le ciel en Europe occidentale, plus des bombardements quotidiens sur une partie non négligeable de cette si malmenée surface terrestre. Ce sont les faits, et lois de la physique. Exit le climato-scepticisme !

À ce propos, il est opportun de rappeler que Claude Levi-Strauss, naguère, distinguait entre deux pôles d’organisation d’une société : la société « froide » et la société « chaude ».

La société froide a pour principaux représentantes les sociétés, aujourd’hui qualifiées de « premières » (on disait « primitives », il y a encore quelques décennies), celles qui ont traversé l’histoire avec une incomparable stabilité (jusqu’à l’irruption de la société occidentale). Concernant ces sociétés, « en dépit de leur diversité, les règles de mariage qu'elles appliquent, présentent, aux yeux des démographes, un caractère commun qui est de limiter à l'extrême et de garder constant le taux de fécondité. Enfin, une vie politique fondée sur le consentement, et n'admettant d'autres décisions que celles prises à l'unanimité, semble conçue pour exclure l'emploi de ce moteur de la vie collective qui utilise des écarts différentiels entre pouvoir et opposition, majorité et minorité, exploiteurs et exploités. »[1] Donc maîtrise de la démographie afin qu’elle soit adaptée aux ressources, refus d’un pouvoir politique séparé, donc refus de tout assujettissement avec la conséquence de toute surenchère de dépenses énergétiques liées à la compétition qu’engendre nécessairement la convoitise du pouvoir.

Car, toujours, c’est la compétition pour un but indéfinissable qui engendre l’excès dans une société. Et rappelons cet avertissement de l’orateur grec Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès (ubris). »[2]

C’est pourquoi la société chaude n’a pas de durabilité. Levi-Strauss pense d’abord aux grands empires apparus « à la suite de la révolution néolithique, et où des différenciations entre castes et entre classes sont sollicitées sans trêve, pour en extraire du devenir et de l'énergie. » Il considère que notre empire occidental quasiment mondial n’est que la dernière manifestation, en phase finissante, d’une société chaude.

Cette distinction entre la société froide, énergétiquement maîtrisée, et la société chaude, énergétiquement incontinente, est éclairante, en particulier pour comprendre notre propre rapport à l’énergie, et donc à la chaleur ambiante aujourd’hui. Mais il faut savoir la relativiser, ce que fait Levi-Strauss : il y a du chaud et du froid dans toute société. C’est pourquoi toutes les sociétés premières ont quand même une histoire, et notre société moderne, si chaude qu’elle soit, n’est pas sans une composante stabilisatrice qu’il faut chercher du côté de la mémoire populaire, et même plus précisément de ce qu’Orwell nommait la décence ordinaire (common decency).

On le comprend, avec Levi-Strauss, la chaleur devient une catégorie sociale, disons-même politique, puisqu’elle caractérise un certain type d’organisation de la société – société de compétition, de pouvoir et de différenciation entre maîtres et asservis, de conquête de territoires, mais aussi de violences ravageuses et, finalement, de durabilité réduite.

Nous vivons dans la société qui semble réaliser la visée ultime de tout impérialisme : l’empire mondial. Mais ne sera-t-elle pas le dernier empire ? Et si un empire mondial disparaît, que peut-il rester ?

Levi-Strauss accordait volontiers à l’expression « société chaude » (ou froide) qu’il proposait une valeur métaphorique. Nous savons aujourd’hui qu’elle ne l’est pas du tout : notre société est chaude parce qu’elle est « chaude », et réciproquement. Le lien de nécessité est dans la voracité énergétique insatiable qui est requise par notre organisation sociale.

Cette société, il faut l’appeler une mercatocratie parce qu’elle est toute entière inféodée à l’expansion du « marché » entendu au sens de l’économie politique moderne, soit l’espace à ouvert à l’échange de biens marchands suivant la loi de l’offre et de la demande. Cette définition a peut-être un air de liberté, mais elle masque une réalité de servitude. Le marché est le lieu de la compétition pour l’enrichissement – plus tu es riche plus tu peux investir dans l’offre qui sera la plus profitable et dans la communication qui créera la demande. Ainsi c’est l’offre qui précède et commande la demande. Le moyen est la communication commerciale, la méthode est la manipulation réactive – imposer la réception d’une communication, le plus souvent par l’image, qui touche affectivement de telle sorte qu’on aie besoin de réagir en associant l’acquisition du produit à cette réaction.

On comprend qu’une telle logique sociale implique toujours plus de besoins, donc la mise sur le marché de toujours plus de produits pour y répondre, et le plus souvent possible renouvelés, donc un rythme toujours plus accéléré de circulation des biens, donc toujours plus de déchets, et toujours plus d’énergie nécessaire pour gérer tout cela  – c’est-à-dire produire, communiquer, vendre, gérer les déchets, et donc aussi les pollutions. C'est tout cela qu'on appelle "la croissance" !

De tout cet activisme, le seul résultat assuré – celui de la loi physique universelle – c'est l'augmentation de la chaleur ! 

L'effet de serre dû aux rejets carbonés n'en est qu'un avatar accélérateur conséquence de l'utilisation de certaines sources d'énergie. Même l'énergie nucléaire ne saurait être exempte de la loi physique ! Les centrales atomiques productrices d’électricité ont l’air bien propres et n’émettent pas de fumées, mais elles réchauffent fortement les cours d’eau ou la mer servant à les refroidir. D’autre part elles rejettent des déchets radioactifs dont certains  – les déchets HAVL (haute activité à vie longue) resteront dangereusement radioactifs, donc émettront – au mieux si on contient la radioactivité – de la chaleur pendant des milliers d’années ; il y a des centaines de milliers de tonnes de ces déchets entreposés, à droite et à gauche (même dans les mers et océans) sur la planète.

Nos descendants auront le temps de maudire leurs aïeux ! 😡

Donc continuons comme çà, et on aura, pour le mieux, de plus en plus chaud ! 😜

À moins que nous tempérions, c’est-à-dire que nous valorisions des pratiques de fraîcheur, celles que l’on peut tirer du modèle de société froide.

Alors voir ci-dessus ! 😊

 


[1] Cl. Levi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 40 (ainsi que la citation suivante de L-S).

[2] Contre Midias, IVe siècle av. J.-C.

dimanche, juin 22, 2025

Comme un déménagement du monde

 


Nous sommes dans une période historique marquée par un puissant événement dont peuvent clairement témoigner les plus de quarante ans : l’avènement du monde numérique !

Je suppose qu’on emploie couramment le mot « monde » concernant ce changement pour souligner son ampleur – car il n’y a pas de caractérisation plus extensive que celle que signifie le mot « monde » n’est-ce pas ?  Au moins, en parlant du « monde numérique », nous sommes sûr de ne pas sous-estimer les bouleversements de l’environnement humain opérés par les technologies liées à la numérisation de l’information (l’informatique).

Aujourd’hui, sous nos yeux, se manifestent les performances, à chaque fois plus époustouflantes, de l’intelligence artificielle (IA). Or, un tel niveau de technicisation de l’activité humaine peut être considéré comme le parachèvement, voire le couronnement, de ce nouveau monde numérique – rappelons, à ce propos, la compréhension, par l’anthropologue André Leroi-Gourhan, de l’histoire de la technique humaine : « Pour profiter au maximum de sa liberté en échappant au risque de spécialisation de ses organes, l’homme est conduit progressivement à extérioriser des facultés de plus en plus élevées. »[1]!

Nous proposons de prendre un peu de recul et d’envisager quelques repères qui pourraient nourrir une réflexion sur le sens que peut prendre cet avènement du monde numérique.

Un espace de communication et de partage illimité

Tout un chacun qui entend parler de monde numérique pense à l’individu en interaction avec son ordinateur, ou, au moins en interaction avec un écran qui s’adresse à lui au moyen d’une image numérisée. Est numérisée toute information qui est transcrite en un nombre, lequel sera écrit en base 2 – une suite de 0 et 1 – et peut alors être aisément inscrit matériellement par le changement d’état de multiples petits éléments soumis à un infime courant électrique. Comme chacun de ces appareils à sortie écran est doté d’une puissance de calcul (l’anglais computer qu’on traduit par « ordinateur », signifie littéralement calculateur), il peut traiter l’information selon les instructions d’algorithmes (eux-mêmes transcrits sous forme de nombres).

En même temps que se développait l’informatique, dans les années soixante-dix-quatre-vingt, se mettait au point des réseaux d’ordinateurs par utilisation des lignes téléphoniques. Internet, qui est apparu alors, est tout simplement l’idée d’un réseau de tous les réseaux, rendu possible, justement, par la numérisation des données à transmettre, ce qui les rend indépendantes de la diversité matérielle des réseaux (c’est le passage de l’analogique au numérique).

L’effet de cette convergence entre ordinateur et réseau universel est l'avènement d’un domaine technologique qui constitue le nœud central de tout le développement technique contemporain. L’informatique, qui fait marcher aussi bien votre ordinateur privé, votre téléphone portable, votre assurance maladie, votre automobile, votre carte bancaire, l’entreprise en laquelle vous travaillez, etc., est aussi ce qui fait fonctionner les routes de télécommunications en lesquelles transitent les informations émanant de ces différentes sources d’activité. Il a suffit de résoudre le problème technique des protocoles de transmission et d’interprétation des données pour que soit possible la circulation de l’information partout où un appareil informatisé est connecté au réseau global qu’est Internet.

Historiquement, le monde numérique tel qu’il s’est développé n’a pas été imposé d’en haut.

Extraordinairement, la forme populaire qu’a prise la technologie informatique comme une multiplicité d’ordinateurs personnels connectés en un réseau global n’était pas dans les plans d’un quelconque pouvoir technico-marchand voulant valoriser des capitaux.

Elle est née d’initiatives d’individus qui n’avaient ni capitaux, ni visée affairiste, mais le savoir, la compétence intellectuelle et surtout la curiosité d’explorer des voies techniques inédites et qu’ils jugeaient libératrices. C’est ainsi que, de naissance, Internet est un réseau de communication décentralisé. Il le reste encore sauf dans des pays totalitaires, et sauf la lutte d’influence de grands groupes marchands qui rachètent les sites populaires.

Il nous a donné une nouvelle liberté dont nos parents n’auraient même pas oser rêver – le monde entier, toute la connaissance, à portée de quelques mouvements de doigts, la communication possible avec quiconque sur la planète.

Cette liberté ouverte par l’informatique connectée est sans commune mesure avec celles qu’ont apportées d’autres techniques populaires récentes, telles le téléphone, l’automobile, la radio, la télévision, etc., lesquelles avaient pourtant, à leur heure, fasciné les populations. On pourrait même dire que la mercatocratie – le règne du pouvoir marchand – a senti le vent du boulet à la fin du siècle dernier en voyant se développer de manière accélérée, par Internet, un système de communications et d’échanges de biens court-circuitant allègrement la monnaie et les profits marchands (ce qui explique la fébrilité soudaine des investissements marchands qui a créé la bulle Internet de l’an 2000).

Depuis le temps que l’humanité se cherchait, à travers l’érection de monuments mégalithiques, de pyramides, de palais de roche taillée défiant les avanies du temps, dans les messages gravés dans la pierre, dans les transports de manuscrits à travers les continents, leur réplication/traduction à l’abri des monastères, et dans les grandes bibliothèques qui n’échappaient pas toujours à l’incendie fatal, n’aurait-elle pas enfin trouvé, en notre monde numérisé, une technologie à sa hauteur – à hauteur d’humanité ?

Mais dans quelle mesure existe-t-il encore, ce monde numérisé de la découverte des autres et du partage ? On sait que la mercatocratie étend chaque jour un peu plus son contrôle sur Internet, que quelques-uns des pionniers de ce monde numérique se comportent désormais comme les nouveaux feudataires[2] d’un territoire mondial créé par le marché ouvert sur la Toile.

Le moyen d’une société de contrôle à tendance totalitaire

Dans la mesure où il est largement pris en main par la mercatocratie, l’espace numérisé interconnecté est devenu une technique de ciblage des individus de façon à capter, affiner, un marché le moins aléatoire et donc le plus profitable possible. Cette collecte incessante, très souvent clandestine, de données sur nos intérêts personnels se retrouve dans les publicités ciblées qui accompagnent notre navigation sur Internet ou qui polluent notre messagerie.

En notre participation aux réseaux sociaux, s’exploite sans vergogne le double jeu qui s’est installé sur Internet depuis la mainmise d’intérêts de pouvoir. D’une part le désir de partage, qui sera essentiellement émotionnel, car le format de ces réseaux d’échanges a été prévu pour des messages courts en mots et riches en images à fort impact émotif. En effet, ce que veut savoir un pouvoir qui vise à contrôler les comportements, est ce à quoi chacun réagit et comment il réagit. En outre les réseaux sociaux comportent le risque d’un contrôle social plus large, par exemple s’il est consulté pour une candidature d’embauche, ou même pour alimenter un contentieux devant une juridiction.

Les moyens de maîtrise de la confidentialité qu’on y propose restent très relatifs : même si je supprime des données, quel sera leur devenir là-bas sur le serveur ?

 Il y a aussi le problème du traçage d’un individu par son téléphone mobile, à la fois dans ses déplacements et dans ses communications. Il faut ajouter à cela l’externalisation croissante, sur des serveurs relevant d’intérêts privés, des activités informatiques et du stockage des données – ce qu’on appelle le « Cloud » – et qui dessaisit chacun de leur plein contrôle.

Ainsi, il faut reconnaître que la tendance majeure du développement du monde numérique ces deux dernières décennies est une tendance totalitaire. L’essentiel des évolutions ont été orientées vers un contrôle toujours plus poussé du comportement des individus, de la part surtout des grandes firmes affairistes internationalisées, mais aussi, en particulier dans les États autocratiques, de la part des pouvoirs politiques.

De ce point de vue, l’irruption de l’IA (Intelligence Artificielle) générative dans nos pratiques numériques est tout-à-fait emblématique. C’est une technologie qui, pour les firmes détentrices tout autant que socialement, coûte très cher, puisqu’elle est extrêmement gourmande en énergie. Pourtant, elle est non seulement gratuite, mais un effort de propagande omniprésent, insistant, est fait pour qu’elle soit utilisée le plus largement. Tout bêtement parce que ses promoteurs sont persuadés que son inscription dans les usages numériques courants ouvrira un marché prometteur et lucratif.

Que propose L’IA générative ? La résolution rapide, objective mais adaptée au mieux à ce qu’elle sait que vous êtes, toujours attentive, bienveillante et patiente, de tous vos problèmes. L’IA générative veut vous connaître et vous aider. Elle ne vous demande rien en échange (pour le moment) sinon quelques renseignements sur vous qui l’aidera à optimiser ses solutions.

L’IA générative a réponse à tout. Et cette réponse n’apparaît pas pouvoir être critiquable. Rappelez-vous l’enfant que vous étiez s’adressant à l’adulte qui l’accompagnait dans sa découverte du monde : « Cekoiça ? », « Pourquoi ? » Et la réponse parentale vous satisfaisait, construisant, brique à brique une monde accueillant à vos yeux.

L’IA générative s’efforce ainsi d’installer une relation régressive, de dépendance, à la connaissance, dont elle serait la grande dispensatrice, quasiment monopolistique. Hommage à George Orwell, l’IA générative n’est autre que Big Brother (voir son célèbre roman dystopique, 1984, paru en 1949), mais non pas la version Parti Unique, l’autre version que l’auteur anglais n’avait pas vu venir, la version mercatocratique !

Il est certain qu’on y gagne la réponse presqu’immédiate à toutes nos questions. Qu’est-ce qu’on y perd ? Une certaine conception, exigeante, de la liberté ? Mais la connaissance n’est -elle pas, de toute façon, une condition essentielle de la liberté ? Il faut connaître les possibles pour pouvoir choisir !

Non, ce que l’on y perd, c’est la vie !

« Toute vie est résolution de problèmes » écrivait Karl Popper[3]. Et il montrait que faire des erreurs, pour l’humain ayant atteint l’âge de raison, est indispensable pour la maîtrise de sa place dans le monde. D’ailleurs on fait des erreurs parce qu’on tâtonne. Et en tâtonnant, selon le propre investissement affectif par lequel on porte sa recherche, on ouvre des pistes de connaissance qu’on ignorait. On s’étonne, on découvre, on s’émerveille, on enrichit le monde par des connaissances que l’on ne savait pas chercher. Vivre, c’est constamment enrichir sa connaissance du monde, et cet enrichissement ne peut être qu’une aventure. L’IA générative est la négation de cette aventure. Certes, elle est utile lorsqu’on est pressé. Mais ce n’est pas le bien être de la vie humaine que d’être pressé.

Dans les deux premières décennies de son usage populaire, on « butinait » sur Internet (selon la traduction québecoise de l’anglais « browse » qui signifie originellement « brouter ») de page en page qu’on choisissait d’ouvrir. Ce qui laisse voir un rapport au temps fait de disponibilité. Tout autre est le rapport au temps qui, sous pression mercatocratique, est devenu sur Internet une injonction à réagir.

Qu’est donc devenu ce monde numérique, en lequel on ne vit pas vraiment, mais en lequel on est sans répit contraint de réagir ?

L’espace d’une réalité virtuelle qui peut s’enrichir indéfiniment

Le monde numérique n’est certes pas ce monde en lequel nous avons grandi et appris à nous situer par rapport à autrui dans le temps et dans l’espace. Il est pourtant bien réel puisqu’il peut enrichir/appauvrir certains – comme ceux qui spéculent sur les cryptomonnaies – et il peut asservir d’autres – comme l’employé de bureau qui doit gérer des masses de lettres dans la messagerie.

Il faut qualifier le monde numérique de virtuel. Le virtuel est un environnement simulé par stimulation artificielle des sens. C’est ce que réalise l’écran du terminal informatique. Mais c’est ce que réalisait déjà le téléphone, la radio, la télévision…

À chaque fois, il y a stimulation d’un (radio, téléphone) ou plusieurs sens (télévision) qui crée une réalité, simulée certes, mais qui s’impose quand même à son vécu, comme toute réalité.

Ainsi le virtuel ne s’oppose pas au

réel. Ce qui s’oppose au réel, c’est le possible – ce qui peut être pensé comme non contradictoire – et l’imaginaire – la manière dont spontanément notre esprit se représente le désirable.

Il est important de reconnaître que, par le développement de la technologie du numérique connecté, la réalité virtuelle prend une importance comme jamais dans le monde contemporain.

Ce qui permet toujours de reconnaître une réalité virtuelle, c’est la perte de ses paramètres spatio-temporels. Où se situe une communication téléphonique, une émission radio, un téléfilm, une page Internet, un jeu collectif en réseau ? Et la perte du paramètre spatial met du flou dans la chronologie : quand précisément parlai-je sur Internet avec mon correspondant australien ?

Ce qui distingue la réalité virtuelle produite par la technologie numérique est la capacité indéfinie de son développement. À la limite, les 5 sens peuvent être stimulés. C’est bien ce vers quoi tendent les projets de « réalité virtuelle immersive 360° » : au moyen d’un appareillage technique individuel important (casque-écran3D-sonore + capteurs aux membres pour simuler le mouvement) l’individu devrait se sentir vivre dans un autre univers entièrement créé par la technologie numérique connectée.

Au contraire, la réalité virtuelle des techniques antérieures a clairement des limites liées à son caractère analogique : l’information est véhiculée par une mise en forme analogue du flux d’ondes électromagnétiques transmetteur. Le monde spatio-temporel reste alors toujours présent et la cessation de l’interférence du virtuel à portée d’un bouton interrupteur.

Faut-il penser le monde numérique tel qu’il devient comme l’émergence d’un autre monde, alternatif, qui pourrait nous absenter du monde spatio-temporel qui nous a accueilli ?

La mise en place d’un spectacle sans fin

Le monde numérisé via Internet, une fois qu’il a été approprié populairement à la fin du siècle dernier, en regard de la prodigieuse capacité à communiquer qu’il permettait, a très vite révélé son envers : la facilité avec laquelle il rendait possible l’insincérité. Certes, on pouvait y remédier un tant soit peu en envoyant des photos, se téléphonant, se fixant des rendez-vous, en somme en dépassant les écrans…Mais à partir du moment  où il a été massivement investi par ceux qui voulait en faire un nouveau marché prometteur car extensible à l’ensemble de la planète, Internet a de plus en plus été présenté comme un espace autosuffisant.

C’est pourquoi on s’est tourné vers des techniques par lesquelles on puisse se garantir quand même contre l’insincérité à l’intérieur de cet espace méconnu des  législations étatiques et où les individus n’ont pas la possibilité de s’évaluer et de se reconnaître dans la rencontre physique.  C’est ainsi que s’imposèrent les mots de passe, et de plus en plus sophistiqués (double, voire triple vérification d’identité, etc). On sait à quel point cela peut devenir compliqué, et à la limite impossible – pensons aux contacts à visée amoureuse, ou aux transactions bancaires.

Si bien que la familiarisation de la communication sur le Réseau a conduit chacun à s’adapter à un autre statut d’autrui. Ce n’est plus l’autre auquel j’ai toujours la possibilité de me confronter physiquement (« pour voir ce qu’il a dans le ventre » comme on dit familièrement). C’est l’autre factice, au sens où je ne peux que me confronter à la façade qu’il s’est construite et qu’il me présente, et dont je dois interpréter les signes pour savoir ce que je peux en attendre.

À la facticité d’autrui, il faut ajouter un autre caractère de plus en plus présent dans l’espace numérique : l’émotion.

Il faut comprendre que la marchandisation des interfaces web a conduit à une compétition de visibilité. Chacun, s’il veut exister et être valorisé dans cet espace doit engranger un maximum de « clics » de connexion à ses pages. Et il est admis que la méthode la plus efficace pour cela est de « faire le buzz », c’est-à-dire de diffuser un contenu qui fasse fortement réagir, donc qui soit de fort impact émotionnel.

Sommes-nous conscients que la direction de cette évolution pointe vers un espace numérisé de plus en plus spectaculaire ?

Spectacle est la facticité des personnages qui se donnent un rôle alors qu’on sait que la réalité de la personne est en coulisse, inaccessible. Spectacle que cette scène sans profondeur qu’est l’écran qui affiche le contenu. Spectacle encore que cette représentation sur l’écran destinée à émouvoir le destinataire. Spectacle enfin que la réaction attendue de l’impact du contenu sur celui qui le reçoit, dans la mesure où il est de plus en plus réduit à « J’aime »/« Je n’aime pas », en analogie au spectateur de salle qui n’intervient que par applaudissements ou sifflets.

Mais spectacle qui ne laisse pas voir la fin de la représentation. Or toute entreprise humaine a une fin …

* * *

Nous sommes conviés à consacrer toujours plus du temps de notre vie à ce monde numérisé. Nous n’avons d’ailleurs que très peu le choix, la société s’organisant pour que nous soyons de plus en plus dépendant de ce monde.

Mais, contrairement aux espoirs initiaux, le monde numérique connecté n’apparaît plus comme un prolongement du monde d’avant vers des possibilités nouvelles de communication et de partage. On pouvait alors communiquer avec le monde entier, on se pensait toujours dans l’horizon d’une rencontre de vive voix. Parce qu’une véritable rencontre humaine doit se réaliser dans un ici et maintenant. L’intérêt mercatocratique pour l’émergence d’un nouveau marché, virtuel, mais potentiellement planétaire, a fait évoluer le monde numérique vers une autonomisation qui l’a coupé de l’expérience spatio-temporelle du monde physique. C’est pourquoi le monde numérique vaut de plus en plus comme monde alternatif au monde spatio-temporel.

Pour être de plein pied avec l’évolution technologique, pour être moderne, il faut investir franchement le monde numérique, se désemcombrer des lourdeurs et lenteurs du monde spatio-temporel en quelque sorte.

Nous sommes conviés comme à déménager du monde. Mais pour quel monde ? Un monde de représentation, un monde où nous serons essentiellement un spectateur.

Sachons que cette évolution du monde numérique n’est pas une fatalité. Le monde numérique a d’abord été, jusqu’au tournant de ce siècle, une perspective d’enrichissement du monde matériel des relations humaines vivantes.

Le même problème se posait dès l’invention du téléphone. Dans quel monde discute-t-on quand on est au téléphone, puisqu’on est nulle part dans notre monde physique ? Il n’y a pas de réponse à cette question, du moins théorique. La seule réponse est pragmatique : elle se résout dans les retrouvailles physiques. C’est la bonne réponse, celle qui permet à toute réalité technique virtuelle d’enrichir ce monde qui nous a fait grandir, où l’on a appris à côtoyer l’autre, où cela a un sens de vouloir gagner sa confiance. Cette réponse est valable aussi pour le monde de la technologie numérique connectée.

Non ! Nous ne voulons ni aller sur Mars, ni subir le monde numérique tel qu’il et devenu. Nous ne déménagerons pas du monde de notre naissance. Nous persistons à penser un monde numérique en continuité avec le monde qui a fait advenir l’espèce humaine, parce que son histoire n’est pas terminée et qu’elle n’a pas fait valoir tout ce qu’elle peut.

 


[1]Le Geste et la Parole, t. II : La Mémoire et les Rythmes, A. Michel (1965), p. 76.

[2] Voir Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l’économie, LLL – 2024

[3] Toute vie est résolution de problèmes, Arles, Actes Sud, (1997-98), deux volumes, tr. C. Duverney.

dimanche, juin 15, 2025

Le mensonge peut-il être légitime ?

 


C’est le philosophe allemand Kant (1724-1804) qui a ouvert le débat.

En effet, dans Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785) Kant établissait que la moralité humaine, en deçà de toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises, des choix de comportement des individus, était fondée sur la pure raison qui impliquait en tout humain le principe de comportement suivant : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Or, le mensonge ne peut pas être voulu comme loi universelle : il n’y aurait alors plus de contrat possible, plus de droit, plus de communication verbale possible (la vérité étant la valeur essentielle du langage), et donc plus de vie sociale.

D’où la conclusion de Kant : on ne doit jamais – mais absolument jamais – mentir.

En 1797, le philosophe français Benjamin Constant publie un ouvrage en lequel il critique cette thèse de Kant proscrivant absolument le mensonge comme immoral. Il s’appuie pour cela sur un exemple venant du philosophe allemand « qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime » (nous citons Constant lui-même, Des réactions politiques, chap. 8). Constant formule un diagnostic que chacun peut faire sien : un crime tuant un innocent est bien plus grave qu’un mensonge dit à un malfrat !

Prenant connaissance de cette critique, Kant répond aussitôt dans un court article, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) en lequel il confirme sa thèse sans concessions.

D’abord, répond Kant, le problème moral du mensonge ne porte pas sur la vérité, mais sur la véracité. La véracité c’est la communication de ce que l’on pense être vrai, alors que la vérité, c’est ce qui est objectivement vrai. Car si on dit le faux en croyant dire le vrai (par erreur ou information insuffisante), on ne saurait être moralement condamnable. Il ne faut donc pas confondre les deux couples de contraires : vérité/fausseté et véracité/mensonge.

 Kant, ensuite, semble clore le débat par un argument objectif massif en faveur de l’obligation à la véracité quelle que soit la circonstance : « la véracité est un devoir qui  doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile. »

Nous sommes en effet tous sous contrats, et le premier de ces contrats ce sont les lois de la société en laquelle on vit. Tout contrat est un acte de langage qui fixe la vérité sur les comportements attendus, et proscrits, des individus les uns par rapport aux autres. Ainsi, la vie sociale n’est stabilisée qu’autant qu’elle est toute entière assise sur la confiance dans la valeur de vérité du langage – c’est bien pourquoi les codes juridiques sont aussi pointilleux sur le choix des mots et sur leur définition.

Mentir, c’est toujours trahir cette confiance dans le langage dont on a absolument besoin pour pouvoir vivre sereinement en société. Au fond, la valeur de vérité de la langue est le premier contrat implicite qui nous permet d’avoir une vie sociale, et qui rend possibles tous les autres contrats spécifiques. Mentir, c’est comme mettre un coup de cutter dans le tissu social qui se tisse sur la trame de la langue. C’est donc fragiliser la société dans son ensemble.

Certes, mais en attendant, le fugitif innocent va mourir sous les coups des assassins auxquels on n’aura pas su mentir. Un crime ne fragilise-t-il pas plus sûrement la société qu’un mensonge qui évite cette injustice fatale ?

On peut penser que Kant a eu en tête cette critique, parce qu’il ajoute à l’argument de principe objectif un argument plus subjectif. Un mensonge fait pour une bonne cause n’est jamais sûr de son effet, pris qu’il est dans la contingence des affaires humaines. Peut-être que mon ami fugitif, s’est échappé de la maison par derrière sans que je le sache. Alors mon mensonge – "Non, il n’est pas chez moi !" – va amener les assassins à le chercher à l’extérieur, ils le trouveront et le tueront. Dès lors, explique Kant, je me sentirai responsable de sa mort pour avoir menti. Pire, ajoute-t-il, je devrai « devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de [mon] mensonge et porter la peine des conséquences. »

Nous n’aimons pas trop cet argument.  C’est le propre de la liberté humaine de devoir s’orienter dans un monde tricoté de contingences, en choisissant en fonction de la probabilité des effets. Et très souvent l’évaluation des effets est assez sûre, bien que jamais totalement certaine. Bien des signes peuvent concourir à m’assurer que mon ami est encore dans ma maison. Sous l’Occupation en France, entre 1941 et 1944, l’instituteur a eu bien raison de mentir à l’administration qui lui demandait le nom des écoliers juifs : « Nous n’en n’avons pas ! » Car il savait, de manière quasi certaine, qu’ils allaient être mis dans un convoi de wagons à bestiaux pour aller vers l’Est et finir dans un camp de concentration.

Nous rejoignons ici la formule du philosophe Alexandre Koyré  : « Le mensonge est une arme »[1], ce qui lui permet d’ajouter : « Il est donc licite de l’employer dans la lutte. » Il s’agit ici de la lutte contre le fascisme pour le respect de l’humain. Bien sûr, une arme est foncièrement immorale, puisqu’elle est destinée à faire violence à autrui – on ne peut certes pas faire de « forcer le comportement d’autrui avec une arme » une maxime universelle ! Mais les résistants au nazisme de l’époque où Koyré écrivait ces lignes n’auraient pas pu contribuer à stopper l’horreur des exterminations de masse si on ne leur avait pas parachuté des armes. Pourtant, on sait bien que dans une vie sociale régie par le droit fondé sur l’accord collectif, les armes doivent être proscrites, sauf pour ceux qui sont chargés de faire respecter le droit.

Il en est exactement de même pour le mensonge, qui est une arme psychologique, sans doute l’arme psychologique la plus dévastatrice. C’est pourquoi, dans une société a priori en paix, c’est-à-dire qui fonctionne avec des institutions de justice capables de faire valoir le droit, l’impératif de véracité, avec toute l’exigence que lui reconnaît Kant,  doit valoir à plein. Cela signifie que le mensonge dans l’espace public doit être proscrit et pénalisé. On peut deviner, en ce point, les cris d’orfraie de certains qui, se disant « libéraux », prétendent qu’on s’en prend à la liberté d’expression. Mais la notion de « liberté d’expression » est très confuse – tout et n’importe quoi est expression –  alors que l’idée de véracité de la communication est très précise : elle signifie qu’il n’y a pas de décalage entre ce qu’on sait être vrai et ce qu’on communique à autrui, et donc que la liberté que lui ouvre le savoir de l’un peut être partagée avec l’autre. Par contre la volonté d’installer un décalage – le mensonge, fut-il simplement par omission – limite la liberté de l’autre en lui ôtant des possibilités de choix, afin de l’orienter vers un comportement qui intéresse le menteur. Il est donc une instrumentalisation d’autrui qui ne respecte pas sa dignité d’humain raisonnable et libre. Il est donc déjà une violence.

C’est pourquoi laisser s’insinuer des routines de communications mensongères dans l’espace public entraîne de facto vers une société de violence. N’est-ce pas l’évolution actuelle des sociétés mercatocratiques occidentalisées ? Enseigne-t-on prioritairement, dans les écoles qui forment à une communication publique (comme les écoles de commerce), une déontologie de la véracité ? La réponse est négative. On enseigne d’abord des techniques, qui relèvent du décalage entre ce qu’on sait et ce qu’on veut faire savoir – donc du mensonge – afin d’obtenir, de la part du public, les comportements attendus par des intérêts le plus souvent particuliers.

Les armes ne sont légitimes qu’en état de « légitime défense », en précisant  que l’oppression, la maltraitance systématique de la dignité humaine, sont aussi légitimes à défendre que le fait de rester en vie. Ainsi, le mensonge, en ce qu’il est une arme, n’est légitime que lorsque la violence est déjà là, piétinant la dignité humaine. Il est une arme pour neutraliser les facteurs de violence ; il perd sa raison d’être dès lors que les victimes sont rétablies dans leur dignité. La Libération de 1944-1945 a été un grand moment de vérité en Europe, en particulier avec le tribunal de Nuremberg.

Mais le mensonge n’est pas seulement une arme, il peut être aussi un anesthésiant. Car la vérité quelquefois peut être à ce point intolérable qu’elle doit être contenue, adoucie, travestie, plutôt que dite, surtout si le destinataire est en situation vulnérable. Gaza aujourd’hui – un bombardement israélien – un immeuble qui s’effondre – un enfant blessé dans les décombres, mais conscient – il sent bien qu’on transporte une personne inanimée près de lui – « Maman !? » – le sauveteur répond : « Non ce n’est pas ta maman, on va la chercher, tu la verras bientôt ». Impossible en effet pour le sauveteur de confronter l’enfant à la mort de sa mère car cela pourrait remettre en cause sa survie. C’est le mensonge de compassion qui prévient le désespoir. Comme le médecin qui édulcore le diagnostic sur la tumeur décelée pour maintenir son patient dans l’espoir et donc optimiser ses chances de guérison.

Nous le voyons, il peut y avoir, contrairement à ce qu’affirmait Kant, des situations en lesquelles le mensonge est légitime. Mais il faut avoir conscience que le bien attendu de ces mensonges garde toujours un degré d’incertitude, et que des conséquences négatives imprévues peuvent en provenir. Par exemple il pourrait se trouver que le patient cancéreux évoqué ci-dessus ait une culture médicale, et aie déduit la gravité de son cancer ; ayant éventé le mensonge de son médecin, il ne lui fera plus confiance.

On ne devrait se servir des armes et des anesthésiants qu’en situation de crise. Le mensonge ne peut donc être légitime qu’en situation de crise. Or, pour une société, se gouverner, c’est essentiellement anticiper les potentialités de situations de crise afin de les éviter. Or, le principal facteur social des crises ce sont les situations d’injustice qui perdurent dans la société. Et, nous l’avons vu, la justice requiert la véracité dans les relations humaines.

Il y a trop d’armes qui circulent dans nos sociétés. Comme il y a trop de mensonges qui se diffusent, et d'injustices qui perdurent. Il importe de sortir de cette logique de violence pour ne pas être mis en situation de devoir mentir.

C’est pourquoi il faut chacun, là où nous sommes, commencer par appliquer l’exigence de la loi morale de véracité mise en évidence par Kant : « Dis toujours à autrui, ce que tu penses vraiment, ce que tu juges vrai ! »

 

 


[1]Réflexions sur le mensonge, 1943. Réédité par les Éditions ALLIA, 1996.

dimanche, juin 08, 2025

Sur l’homme politique-spectacle




« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. »
Guy Debord, La société du spectacle, 1967 (I,1)

 

On entend les commentateurs s’interroger sur les décisions et contre-décisions du président Trump concernant les guerres en Ukraine et en Palestine, les droits de douanes, le budget de son pays, ses rapports avec E. Musk, etc. On partagerait volontiers leur désarroi à déceler une ligne politique qui ouvre une perspective claire de bien commun. Ce qui est, au fond, le but de l’action politique.
Mais y a-t-il vraiment un désarroi à partager ? Car, on le devine par des éclairs de regard brillant et de sourire en coin sur nos écrans, nos commentateurs et journalistes se régalent de l’actualité Trump.
Car toujours Trump fait le spectacle. Et c’est ce spectacle qui donne de l’attrait aux émissions qu’ils animent, et valorise leurs interventions.
Et si le trumpisme relevait essentiellement d’une logique de spectacle ?
Un spectacle est une représentation sensible d’une réalité intentionnellement composée pour susciter des émotions qui nous font adhérer à cette réalité.
Le président Trump se fait l’homme-spectacle du pouvoir politique. En le mettant en scène, en particulier dans le « bureau ovale », en lequel il nous fait témoins des décisions, arguments, polémiques, humiliations, roucoulades, etc. , entre hommes (et femmes, mais rarement)  de pouvoir. Comme s’il nous faisait participer au pouvoir des plus hautes sphères dirigeantes du monde.
Or cette « participation » a un effet profondément satisfaisant pour nous tous qui sommes confrontés de façon incessante aux impuissances, aux frustrations, de notre vie quotidienne.
Non pas que le show trumpien nous apporterait moult « happy end » en ce qu’il déboucherait sur des décisions politiques qui nous conviennent – paix juste en Ukraine, politique écologique volontariste, etc. Ce n’est à peu près jamais le cas, du moins pour la grande majorité de ses spectateurs. Non ! Ce que le Trump show permanent apporte est plutôt de l'ordre de la purgation – catharsis disait Aristote – de notre impuissance ordinaire, dans cette participation imaginaire, mais émotionnelle quand même, à une instance de pouvoir élevée.
Au fond, Trump est le premier personnage  public à assumer pleinement dans le champ politique « la société du spectacle » décrite par Guy Debord (voir la citation in incipit).
Et ce qui le prouve – comme par l’absurde – c’est son total décrochage de la valeur de vérité. Trump ne ment jamais, mais ne dit jamais la vérité. Il asserte de manière catégorique et il a le pouvoir : cela suffit. La preuve en est dans le nom qu'il a donné à son réseau social : "Truth" (Vérité). Cela signifie que quiconque voudrait discuter ses affirmations est considéré comme un nuisible. Il n'y a pas débat sur la scène de l'homme politique-spectacle Trump, quiconque prétend débattre doit être sans délai effacé de la scène. Ce qui est le propre d'un rapport fanatique à la vérité.
Il y a un sens de la vérité qu’autant que le langage objective un monde commun fondé sur notre expérience partagée – « Ce matin le ciel est bleu », et nous pouvons partager l’information vraie.  Mais le spectacle nous met dans une toute autre logique puisqu’il représente une réalité par certains codes permettant de susciter des émotions communes chez les spectateurs. Mais le vécu de ces émotions dépend de la sensibilité affective de chacun à ce moment-là, et donc est propre à chaque spectateur, le laissant enfermé dans sa propre subjectivité ; il ne saurait permettre de construire un projet commun. Le spectacle ne saurait être vrai ou faux. Il est réussi s’il capte largement les sensibilités, il est mauvais dans le cas contraire. 
 On sait que c’est une conséquence de l’établissement d’un marché ouvert dynamique comme principe de gestion des flux économiques, que la société mondialisée contemporaine fasse prévaloir le spectacle des biens marchands – leur apparence – sur leurs qualités réelles ; on sait que cette prévalence des apparences a été magnifiée, au niveau des relations sociales, par la popularisation de la communication numérique par Internet[1]; on sait que ce règne des apparences s’applique pleinement à la communication politique : le candidat, le président élu, s’appliquent à construire la bonne image qui induira le meilleur niveau de popularité. Tout cela c’est « le cinéma » habituel de la politique. Mais dès lors qu’on est dans la décision politique, on a toujours considéré qu’on rentre dans le sérieux de la réalité sociale : les lois impactent les relations réelles qui font la vie sociale. Et l’on sait que cet impact conditionne l’avenir politique de celui qui promeut la loi. En France, la loi sur les retraites a profondément divisé la société, et maintenant il faut faire avec.
La politique-spectacle de Trump fait passer la mise en scène de la décision avant le contenu de la décision. Car tout bon spectacle doit tenir la sensibilité émotionnelle en haleine, et donc sans cesse offrir des rebondissements qui relancent l’intérêt. Trump gère sa présidence comme naguère il gérait son émission de télévision. C’est pour cela que les décisions sont découpées en séquences de retournements, renforcements, suspensions, remises en cause, etc. L’essentiel est qu’il se passe quelque chose qui nourrisse l’intérêt pour le spectacle.
Mais quand, finalement (au bout des quatre premiers mois de sa présidence), le problème de la vérité pointe – les résultats sont bien pauvres par rapport aux annonces spectaculaires – c’est que la fièvre spectaculaire est retombée. Alors il faut réagir avec du lourd. On peut très bien interpréter l’écharpage public avec Elon Musk comme une manière délibérée par laquelle Trump, par un budget provocateur, essaie de relancer l’intérêt public sur le spectacle de sa présidence.
Il faut faire l’hypothèse – en réalité presque impossible à vérifier – que le vote Trump de l’automne 2024, en fait très faiblement majoritaire sur l’ensemble des États-Unis, a au moins autant été motivé par l’attrait du spectacle annoncé de cette présidence, que par l’attente des résultats liés aux mesures proclamées.
Ce qui voudrait dire qu’aux États-Unis en 2024 on aurait voté pour le spectacle de la présidence plutôt que pour l’amélioration de la vie sociale. Nous serions, en quelque sorte témoins d’un accomplissement de « la société du spectacle » selon Debord.
Il est intéressant de confronter, de ce point de vue, Trump et le président d’Ukraine Zelenski. Trump, homme d’affaires, est devenu metteur en scène et acteur du spectacle du pouvoir. Zelenski, comédien, metteur en scène, qui s’est rendu célèbre par son rôle dans un spectacle (une série télévisée) sur le pouvoir, est désormais un homme politique décisif dans l’évolution du monde.
Des historiens du futur ne seront-ils pas amenés à constater que, du point de vue de l’Histoire, Zelenski aura eu plus de pouvoir que Trump ?
Car, de toute façon, le monde avance indépendamment du spectacle de la politique, selon la logique combinée de la condition humaine et des lois de la nature. Tout l’avenir dépend de ce que nous voulons pour nos relations sociales comme pour notre rapport à l’environnement naturel. À trop voleter autour des lumières de la scène, nous délaissons la considération de ce qu’il faut faire pour maîtriser le cours du monde. Si bien qu’à un certain moment nous verrons la scène trembler, s’enflammer, ou sombrer. Et il sera trop tard. Nous ne saurons plus quoi faire.
Pensons la fin du spectacle !
 

[1] Sur tout ceci voir notre Démocratie… ou mercatocratie ? Éditions Yves Michel – 2023, chap. 4 « La nouvelle sophistique ».

dimanche, juin 01, 2025

Ne pas sombrer dans les effluves du bonheur


La politique, c’est, étymologiquement (le grec polis = cité), l’art de l’administration de la société. C’est un « art » au sens où le but de cet administration n’est pas donné par avance mais doit être défini dans ce processus lui-même.
« Bien commun » est le nom générique qu’on donne à ce but qui donne sens à la politique. De nos jours le bien commun est pourvu de deux caractères nouveaux et très singuliers : il valorise l’intérêt particulier, et il s’est mondialisé.
Faire reposer le bien commun sur l’intérêt particulier est très paradoxal. Comment la poursuite par chacun de son bien particulier peut-elle créer du bien commun ? C’est pourtant une idée qui est à la naissance de l’économie politique, en Occident, au XVIIIe : elle présuppose une société organisée pour que chacun cherche son bien dans l’échange marchand profitable, dans le cadre d’une libre concurrence. Les observateurs lucides voient bien, depuis deux siècles, qu’une telle proposition générale est fausse. Ils savent très bien que le PIB (produit intérieur brut = le total numéraire de l’ensemble des transactions marchandes dans un État en une année) n’est pas du tout la mesure du bien commun de ses habitants. L’économiste Karl Polanyi a montré (La grande transformation, 1944) l’effet pervers d'injustices qu'impliquent que la terre (qui tend alors à être accaparée), la monnaie (qui tend alors à s’accumuler dans des poches particulières), et surtout la vie des gens – leur énergie vitale et leurs compétences, c'est-à-dire le travail – soient inclus dans cet échange marchand.
Pourtant, sur ces bases aussi contestables de l’économie politique, ce modèle d’organisation sociale est quasiment parvenu, aujourd’hui, à se mondialiser. Car, que l’on soit sous l’affichage d’un état autocratique ou dit « démocratique », on retrouve partout sur la planète les mêmes principes d’organisation sociale en fonction des intérêts marchands : circulation de mêmes types de biens dans les mêmes types de structures immobilières (centres commerciaux), avec la même priorité donnée aux voies de communication qui favorise les flux de marchandises, et la même partition des individus entre les rôles de travailleurs et de consommateurs, la même maltraitance des espaces naturels, la même répartition disproportionnée de l’habitat humain entre les campagnes et les mégalopoles, etc.
Nous savons aujourd’hui que ce mode de vie sociale, non seulement n’apporte pas le bien commun, mais que le bien particulier qu’il apporte à une minorité ne saurait être que provisoire. Puisque, dans son dynamisme spontané – le marché ne saurait que croître – il est mortifère pour l’humanité, et que, même dans l’expérience des catastrophes qu’il a induites, il est incapable de s’amender.
Diantrebleu qu’est-ce qui le fait encore tenir ! ?
Réponse : le bonheur !
Mais aller vers des catastrophes, voire vers l’effondrement de la biosphère, ce n’est pas le bonheur ! ?
Reprenons !
Toute société est politique d’abord en ce qu’elle doit clarifier le bien commun qui est sa raison d’être. Longtemps, en Occident, mais aussi ailleurs, le bien commun a été la sécurité : les populations se socialisaient en se rangeant sous la protection de celui qui possédait les armes, les chevaux, et la maîtrise de place(s) forte(s). Ce fut le temps des féodaux, avec leur prolongement dans les monarchies héréditaires.
Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle une étoile nouvelle s’est levée dans le firmament du bien commun : le bonheur. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » proclamait Saint-Just devant la Convention de la toute jeune République française au printemps 1794.
Mais le bonheur comme but de la politique, cela n’a jamais marché. Au vrai, cela a toujours mené aux pires catastrophes humaines. La première fut la Terreur en France entre l’automne 1793 et l’été 1794 (plusieurs milliers de guillotinés à Paris), dont d’ailleurs Saint-Just, au moment où il proclamait le bonheur comme bien commun, était un des principaux acteurs. Cela s’est vu aussi dans des pays où des partis communistes eurent accédé au pouvoir : les millions de victimes, par famine, en URSS, surtout en Ukraine, sous Staline dans les années trente, et de même, en Chine, lors du Grand bond en avant initié par Mao, dans les années cinquante. Plus récemment, dans les années soixante-dix, ce furent les centaines de milliers de vie sacrifiées par le régime de Pol Pot au Cambodge.
Car le but des partis communistes étaient bien la société sans classes, ayant aboli la propriété privée, où chacun recevrait selon ses besoin et donnerait selon ses capacités, réalisant enfin le bonheur sur Terre.
Le pouvoir social effectif de notre société mondialisée actuelle, qui est une mercatocratie, nous propose sa version du bonheur comme maximisation de la capacité d’accéder à des biens marchands. On sait désormais qu’elle implique des agressions à conséquences génocidaires sur la biosphère (exténuations, disparitions d’espèces vivantes), conjuguées à des phénomènes d’étouffement physique par l’importance des déchets générés (dont le rejets carbonés qui dérèglent le climat) qui mettent en péril sa viabilité.
Toujours le bonheur comme visée du bien commun est mortifère !
Cela ne veut pas dire qu’il faille biffer le mot bonheur de notre vocabulaire, forclore la valeur bonheur de nos esprits. Cela serait inhumain. Car le bonheur s’impose comme idée-limite (« idée transcendantale » dit Kant) de l’état plénitude de satisfaction de nos désirs. État donc qui ne peut jamais être atteint (comme on se réfère constamment au monde sans jamais pouvoir le connaître vraiment), mais qui constitue nécessairement l'horizon de nos désirs, et dont on peut avoir comme un aperçu en certains moments heureux – ce que révèle l’étymologie du mot : bon-heur = bonne rencontre, bonne chance. Cette étymologie se retrouve dans la plupart des langues.
Cela signifie, que le bonheur ne se planifie pas, que ce qui s’en rapproche le plus dans l’expérience humaine n’est qu’un moment de bonne rencontre qui advient à l’improviste.
Qu’est-ce que fait scintiller sous nos yeux la mercatocratie en nous tenant dans la dualité des rôles de travailleur/consommateur, sinon sa mise en spectacle, dans ses annonces, des occurrences de moments de bonheur ? Concrètement ils ne vont guère plus loin que le moment fugitif de l’acte d’achat.
Nous sommes tenus idéologiquement – c’est la fonction de la profusion de communication marchande – par ces effluves de bonheur  ! Mais nous ne tiendrons jamais le bonheur comme réalité présente : il sera toujours pour demain. Ce qui se voit dans les joueurs de foot ayant gagné leur grand match et répétant « Je suis heureux ! » Pourquoi avoir tant besoin de le répéter, sinon par conscience que cet heureux moment leur échappe s’ils ne le formulent pas ?
Car le bonheur n’est que le rêve du désir d’un individu, c’est-à-dire une visée toute subjective, qui  ne vaut que pour lui, liée à ses propres expériences infantiles, les plus gratifiantes, qu’il ne retrouvera pas. C’est pourquoi aucune société ne saurait s’accorder sur une politique du bonheur.
Pour la même raison l’utilisation de l’argument du bonheur par les politiques populistes – « C’est pour votre bonheur ! » – est difficilement contestable. Il court-circuite les arguments de réfutation en déclenchant chez l’individu son imaginaire de satisfaction sans freins auquel il est si volontiers enclin à céder.
C’est pour cela que l’argument du bonheur est toujours en politique une facilité. La mercatocratie, qui est devenue le véritable pouvoir politique sur la planète, celui qui détermine en fin de compte l'organisation sociale, l’exploite … à mort, littéralement !
Les Anciens – je parle des penseurs grecs et romains d’avant le christianisme – nous ont légué à cet égard une certaine sagesse. Dans la lignée de Socrate, ils critiquaient les populistes – c’étaient alors les « sophistes » qui déjà dans la démocratie grecque du –IVe siècle appâtaient le peuple avec l’imaginaire de bonheur. Un siècle plus tard dans la lignée des Épicuriens et des Stoïciens, les penseurs d'alors s’efforçaient de rationaliser la notion de bonheur. Mais afin de la sortir du rêve, de lui donner une valeur objective, ils ne pouvaient que la définir négativement : le bonheur n’est plus dans la plénitude de satisfaction de ses désirs, mais dans l’absence de désir – ce qu’ils appelaient ataraxie. Or comme l’ataraxie est essentiellement une affaire d’hygiène de vie personnelle, le bonheur était alors d’emblée soustrait à toute possibilité de valoir comme bien commun.
Les Anciens avaient donc bien perçu et géré le danger du bonheur comme but de la politique. Notre société occidentale, issue de la montée en puissance du marché dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, montre qu’elle a perdu cette sagesse !
Pourtant nous gardons une belle raison d’espérer. Notre espoir, c’est que, dès la première moitié du XIXe siècle, en Occident, devant les malheurs réels générés par l’industrialisation appuyée sur le progrès des sciences et techniques pour produire des biens en abondance censés faire advenir une société de bonheur, l’idée d’une valeur alternative de bien commun s’est levée.
Ces malheurs furent l’appauvrissement dans les campagnes par la mobilisation des terres communes pour des intérêts particuliers (les « enclosures ») ; l’enrôlement dans l’industrie des bras, des corps, de la population la plus démunie dans des conditions inhumaines ; la déqualification systématique des ouvriers-artisans dont l’énergie devait désormais être mise au service des nouvelles machines ; la déforestation systématique, et autres effractions dans l’environnement naturel.
Cette valeur, c’est la justice. Avant que l’opposition communiste au patronat ne prenne l’ascendant sur le mouvement ouvrier en parlant de bonheur dans une société communiste à portée de révolution dans les dernières décennies du XIXe, l’opposition à l’installation d’un marché ouvert par l’industrialisation était le fait surtout d’artisans-ouvriers qui, des sans-culottes parisiens de 1792 aux communards de 1871, en passant par les émeutiers de 1830 et de 1848 en France, ne revendiquaient pas le bonheur, mais la justice !
Or, la justice, contrairement au bonheur, est une valeur objective car la reconnaissance de ce qui est digne se partage, comme se partagent les situations d’indignation. Quiconque surveille le découpage du succulent gâteau au dessert sait cela !
La justice sauve la vie sociale de la violence et l’ouvre à la confiance ce qui est la meilleure condition sociale pour que l’humain fasse enfin valoir tout ce qu’il peut. Nos aïeux s’étaient donné un joli mot pour exprimer cet état social porté par la confiance apriori en autrui : la fraternité. En France, d’ailleurs, en 1848, ils l’ont inclus dans la devise de la République. Réhabilitons cette valeur  : Fraternité ! Le mot paraît étymologiquement partial, certes, comme le mot sororité d’ailleurs, mais au fond, c’est la confiance qu'il évoque qui est importante et donc la justice qui en est la condition nécessaire et suffisante.
Ainsi, c’est dans le bien commun comme justice qu’il faut miser pour nous donner un avenir collectif. Car il y a aujourd’hui tant de motifs d’indignation !
Ne nous abrutissons pas d’effluves de bonheur. Faisons valoir nos indignations car l’exigence du temps présent c’est de redresser le monde afin qu’il soit plus juste.
NON PAS LE BONHEUR, LA JUSTICE ! Le bonheur – le vrai, bien au-delà des fantasmes régressifs, du côté de l'estime de soi – nous sera donné par surcroît. 

dimanche, mai 25, 2025

Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ?

 


Il est remarquable certaines valeurs essentielles sur lesquelles nous nous appuyons pour orienter nos choix de comportement s’imposent à nous par leur négation.
C’est la confrontation à la contrainte qui nous ouvre au sens de la liberté. C’est l’expérience de l’injustice qui nous ouvre au sens de la justice.
Chacune de ces expériences négatives s’éprouve par un sentiment propre.
C’est le sentiment de frustration qui nous introduit au désir de liberté. C’est le sentiment d’indignation qui nous introduit à l’exigence de justice.
La frustration, c’est le désir qui se voit contrecarré. L’indignation – l’étymologie du mot est parfaitement explicite – c’est le sentiment négatif de non acceptation de voir la dignité humaine bafouée.
C’est ici qu’apparaît une différence essentielle entre la liberté et la justice.
L’esprit humain apprend à s’adapter aux contraintes – c’est l’accès au principe de réalité. J’ai pu marcher et même courir, mais je ne pourrai jamais voler. Je dois donner la main à l’adulte qui m’accompagne et non gambader à mon gré à proximité de la voie routière. Et petit à petit j’apprendrai – c’est cela devenir adulte – à placer ma liberté ailleurs que dans l’absence de contrainte, et ce sera du côté de l’autonomie : arriver à me donner mes propres règles de choix, selon les vues de l’humain que je veux devenir, pour prendre en compte les contraintes de la réalité physique, mais aussi de la réalité sociale, du monde en lequel je suis immergé.
Et justement, dans cette réalité sociale, des situations m’ont indigné. J’ai découvert l’existence de l’injustice. Puis-je alors, en mon autonomie, me donner une règle par laquelle j’accepterai l’injustice ?
La réponse est non ! On ne peut pas intégrer l’existence de l’injustice dans une perspective raisonnable d’autonomie.
La raison en est donnée par Kant. Nous attribuons a priori une dignité à tout être humain en tant qu’il est notre semblable. En effet, nous avons conscience de nous comme valeur absolue en tant qu’être raisonnable apte à se donner des règles pour conduire sa vie vers ce qu’il juge être sa plus grande valeur. En tant qu’il est notre semblable, c’est-à-dire un être autonome, nous reconnaissons en tout autre humain cette valeur absolue. C’est cette valeur absolue que désigne le mot « dignité ». Or cette dignité, parce qu’elle n’est pas relative aux circonstances, inspire plus que de l’estime, elle inspire le respect.
Le respect pour autrui, explique Kant, est un sentiment qui doit être qualifié d’extraordinaire parce qu’il est le seul, concernant nos relations sociales, qui ne dépende pas de circonstances particulières. Il est « spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments (…) qui se rapportent à l'inclination, ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité. »[1]
La « loi » est ici une référence à l’autonomie de la personne que Kant concentre dans la loi morale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (œuvre citée, 2ème section). Cela indique qu’au fond de toute situation d’injustice, il y a un (ou des) être humain qui a été réduit au rôle de simple instrument d’intérêts particuliers.
C’est parce que nous sommes des êtres raisonnables que l’indignation n’est pas intégrable dans notre réalité sociale. Cela signifie, pratiquement, qu’il nous est impossible, raisonnablement, de monnayer notre sentiment de respect en faveur de satisfactions que le compenseraient.
On comprend que l’injustice a exactement la superficie de l’indignation. Est indigne tout ce qui n’est pas juste humainement, c’est-à-dire tout ce qui contredit le respect que l’on doit à soi-même et aux autres. Injustices sont, acheter de la compétence, de l’énergie, du temps de vie humains comme si c’était une marchandise (ce traitement du travail est aujourd’hui l’occurrence la plus massive d’injustice), bombarder une population, qui n’a aucune responsabilité dans une situation de guerre, par simple opportunité géopolitique (comme on le voit aujourd’hui à Gaza, en Ukraine et au Soudan), acheter un faux témoignage (par exemple l’influenceur qui a acquis la confiance de milliers de « followers » et qui « témoigne » des bienfaits d’un produit marchand)[2], accuser autrui d’un méfait sur le simple a priori d’un trait physique particulier (sa couleur de peau, son genre, …car nul n’est responsable de ses traits physiques particuliers), acheter ou vendre des faveurs sexuelles (dans la mesure où la raison solidarise le partage de l’intimité corporelle avec l’amour), etc.
Et, en notre société mondialisée en son évolution contemporaine, les motifs d’indignation, les situations d’injustice, semblent se multiplier d’une manière accélérée. Il y a beaucoup de facteurs qui déterminent une telle évolution. Relevons quand même une situation de spectacularisation de la société qui fait que l’irrespect publiquement affiché est ce qui apporte le mieux une visibilité médiatique[3], ceci combiné avec le sentiment d’impunité que permet la figure factice qu’on peut se composer en communiquant par l’intermédiaire d’un écran connecté[4].
Rappelons que nous avons déjà parlé, ici même, de l’indignation, il y a bien longtemps. C’était à propos du livre interpellateur de Stéphane Hessel  Indignez-vous ! (Indigène éditions, 2010). Nous relevions qu’il est impossible de s’indigner sur commande, et que le problème n’est pas qu’on manque d’indignations, mais qu’on manque de détermination à leur donner suite, à les faire valoir publiquement. Toute indignation est une alerte, parce que l’injustice non remédiée est de la substance explosive rajoutée dans la vie sociale qui nourrira à un moment ou un autre des situations de violence – n’est-ce pas ce que nous vivons 15 ans après l’alerte lancée par Stéphane Hessel ?
Et puis – modestie ! – ce que nous avons dit de l’exacte homothétie entre la justice (dimension sociale) et la dignité humaine (dimension personnelle) avait déjà été clairement perçu par le théoricien et militant anarcho-socialiste Pierre-Joseph Proudhon, il y a un siècle et demi :
"L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s'affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce. La JUSTICE est le produit de cette faculté."[5]
 Que faire ? Au moins accepter, accueillir nos indignations, et les faire valoir publiquement comme alertes. C’est ce qu’on doit, aujourd’hui, à notre humanité si maltraitée !
 

[1] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1792), 1ère section.

[2] Kant déclare tout mensonge, quelles que soient les conditions de sa profération, indigne – cf. D'un prétendu droit de mentir par humanité (1797). Cette condamnation absolue interpelle. Nous réservons pour un prochain article nos remarques à ce propos.

[3] Pas besoin de donner des exemples, il suffit de lire ce qui apparaît dans les cartouches de racolage sur les pages d’actualités qui s’imposent sur les écrans numériques connectés !

[4] Nous consacrerons notre article du dimanche 22 juin prochain à mieux caractériser ce nouveau monde du numérique.

[5] De la justice dans la révolution et dans l’Église, 1858.

dimanche, mai 18, 2025

Le wokisme, ce vocable si particulier !



Le wokisme est surtout connu à travers son opposé composé : l’anti-wokisme.
Wokisme et anti-wokisme sont deux mots du répertoire idéologique du monde occidentalisé contemporain. « Idéologique » signifie qu’ils invoquent des prises de position politiques, au sens propre du terme, c’est-à-dire concernant ce que doit être le Bien commun.
Wokisme vient de l’anglais woke = éveillé. Or, le sens de l’éveil ainsi désigné est essentiellement négatif : il est contre des comportements discriminatoires toujours fondés sur des traits distinctifs physiques, essentiellement dans les domaines de la couleur de peau et du genre.
Dans la mesure où le wokisme est d’abord connu par le biais des prises de position anti-wokistes, il ne faut pas s’étonner que ce que désigne le mot « wokisme » apparaisse très flou, sauf que la vivacité des polémiques semble sommer tout un chacun de devoir prendre une position claire – pour ou contre – sur cette réalité floue. Nous avons montré, à propos de l’antislamophobie, à quel point les positions idéologiques négatives redoublées (être contre ceux qui sont contre) pouvaient créer de l’ambiguïté – on peut se retrouver contre le wokisme avec des gens qui ont des motifs contradictoires avec les nôtres, c’est ainsi qu’il y a un anti-wokisme de gauche et un anti-wokisme fascisant.
Les propositions qui suivent visent à clarifier la notion de wokisme pour comprendre quelle position idéologique positive est en jeu dans le rejet qu’il exprime.

1– Le wokisme présuppose une société d’égalité de droit.

Si être woke c’est être éveillé, alors les non woke sont des endormis. Or, c’est dans l’endormissement qu’advient le vécu du rêve qui, on le sait, est le vécu de la pleine réalisation fantasmatique de ses désirs. Dans nos sociétés occidentalisées, le rêve est celui d’une société d’individus libres et égaux en droit. Le droit étant censé garantir cette liberté de chacun contre les comportements abusifs qui la remettraient en cause.
Cela signifie qu’il ne saurait y avoir de wokisme dans une société de caste, laquelle part du principe que c’est le statut hiérarchique de son groupe social de naissance qui détermine les droits et devoirs d’un individu – il y a donc inégalité devant le droit, comme c’était le cas de la société européenne féodalo-monarchique de naguère. Pour reprendre les termes de l’anthropologue Louis Dumont : le wokisme ne peut pas être une affaire de l’homo hierarchicus, mais seulement de l’homo æqualis[1] ; il ne peut donc concerner que l’homme occidental, ou occidentalisé, à partir de la fin du XVIIIe siècle.

2– Le démarche woke est pleinement légitime

Le woke dénonce une discrimination qui n’est pas prise en charge dans l’espace public, puisque le droit public ne saurait la dire sans se trouver en contradiction avec lui-même – non, la police ne fait pas de contrôles d’identité au faciès, sera-t-il réaffirmé constamment, quitte à invoquer toutes les circonstances possibles pour justifier les expériences ou statistiques contraires.
Autrement dit, sans les interpellations woke, le mensonge de la société de droit sur elle-même s’approfondirait, ce qui ne pourrait que déboucher sur son échec par des explosions de violence incontrôlables.
Ainsi, dans une société qui s’assoupit sur ses mensonges concernant l’égalité devant le droit, la démarche woke est indispensable car seule salutaire pour le Bien commun.

3– La revendication woke est inévitablement portée à être passionnelle

Dans les sociétés de castes – celles de l’homo hiérachicus – l’inégalité de traitement dans la vie sociale est acceptée par ceux qui en pâtissent dans la mesure où ils participent de la croyance en la transcendance qui la fonde.
Dans les sociétés promouvant l’homo equalis, l’inégalité de traitement par la société est subie comme une injure, une injustice, autrement dit la pire violence morale qui soit. Tout simplement parce qu’elle ne peut avoir d’autre justification qu’un événement contingent, parfaitement hors de prise de l’individu concerné, soit le trait physique distinctif dont il s’est trouvé doté – la couleur de sa peau, son genre …
Or, l’enjeu le plus important pour la vie de chacun, c‘est la conception qu’il se donne du bien, et la manière dont il est capable de maîtriser ses choix de comportements en fonction de celle-ci. Car c’est ce qui donne la valeur propre à sa vie – ce qu’on appelle proprement son estime de soi. Cette thèse pourrait être longuement et richement étayée philosophiquement. Cela n’est pas nécessaire, il suffit de faire appel à la conscience intime de chacun.
C’est toujours cette conscience intime qui nous fait savoir que l’estime de soi ne saurait se réduire à un jugement intérieur. Elle a absolument besoin de la reconnaissance d’autrui.
Le discriminé subit un divorce inacceptable entre la valeur qu’il essaie de donner à sa vie conjuguée avec son aspiration à sa reconnaissance sociale, et les épisodes répétés de mépris, d’humiliation, de rejet, qu’il reçoit de la vie sociale. Il se voit mis en échec dans ce qu’il a de plus cher – son estime de soi – pour un motif qui est hors du champ de sa liberté. C’est pourquoi le sens d’être woke, pour lui, c’est de recouvrer son estime de lui-même en démasquant le mensonge de la société à son égard comme à l’égard de tous ceux qui se retrouvent réunis dans le même motif sensible de discrimination.
Si on parle de passions pour des désirs qui peuvent paraître excessifs parce qu’ils semblent envahir tout le psychisme de l’individu et n’en finissent jamais de vouloir se satisfaire, alors la revendication woke tend nécessairement à être passionnée parce que le discriminé, en la posant, en l’imposant, y joue le sens de sa vie.

4– Parler de wokisme, c’est prendre en compte la dimension identitaire du positionnement woke.

L’attitude woke se décline nécessairement à la première personne du pluriel. C’est le « nous » de ceux qui portent le même caractère physique distinctif point d’appui de la discrimination commune qui appelle la réponse woke au mensonge du droit.
La première destinée de l’« être woke » est en effet son partage entre discriminés. Ce partage implique d’emblée le renversement en son contraire de la valeur du trait physique qui, de motif d’exclusion de la société de droit devient motif d’inclusion dans un groupe particulier dont il devient le marqueur identitaire.
Cet investissement identitaire propre au wokisme bénéficie de toute l’énergie, forcément passionnelle, de ceux pour qui elle redonne sens à leur vie. C’est pourquoi le wokisme peut amener à des comportements dangereux pour la cohésion sociale. Exclus de l'universalisme leur investissement excessif pour affirmer leur particularisme devient une menace pour un État qui se revendique, du moins formellement, de l'universalisme.

5– Le wokisme est une idéologie réactive qui manifeste un échec de l’humanisme des droits universels de l’être humain.

Il reste que l’identitarisme – la formation de la conscience de soi comme appartenance à une identité particulière – est initialement introduit par des pratiques discriminantes communément approuvées dans le cadre d’un ordre social qui se légitime comme incarnant la loi égale pour tous.
Il y a donc wokisme parce que, et seulement parce que, la société faillit à son principe d’une société d’humains libres et égaux en droit.
Le wokisme est donc une idéologie réactive à cette faillite.
En tant qu’idéologie, le wokisme porte un projet politique en lequel le bien commun se réaliserait par l’affirmation d’entités sociales particulières fondées sur des caractères physiques distinctifs, par opposition à un projet de société en lequel, quels que soient les caractères physiques que la nature lui a donné, chacun jouirait de la même liberté sous la garde du même droit.
Le destin de l’idéologie wokiste, si elle prospérait, est facile à anticiper : l’inévitable rivalité entre les groupes identitaires amènerait à une violence généralisée, au pire catastrophique pour tous. Cette violence, au mieux, pourrait se stabiliser en un société de castes cristallisant une hiérarchisation des identités.
Les humains retourneraient dans la condition si injuste de l’homo hierarchicus dont ils avaient cru pouvoir s’extirper !
La seule société raisonnable est la société pouvant assurer au mieux la justice, c’est-à-dire organisée pour garantir une minimisation de la violence et favoriser au mieux le libre épanouissement des qualités proprement humaines de l’humanité[2], c’est la société de liberté et d’égalité devant la loi démocratiquement établie. Ce type de société, en se diffusant par l’exemple de ses avantages, finirait par rendre les frontières entre États superfétatoires.
Ce n’est pas notre société aujourd’hui, quand bien même elle s’affiche démocratique et mondialisée. La floraison en son sein du wokisme – et de l’anti-wokisme qui l’accompagne– prouve qu’elle se ment sur elle-même. On sait que c’est une société de course au pouvoir – par l’accumulation pécuniaire – exacerbée. Pour cela les plus puissants peuvent suffisamment sévir pour imposer la sujétion de parties de la population plus vulnérables, piétinant sans vergogne les principes humanistes proclamés. Le wokisme en révèle l’occurrence la plus brutale.
On voit que cette crise de l’humanisme universaliste est désormais particulièrement aiguë aux États-Unis aujourd’hui. Mais elle est déjà très sensible en Europe.
Il importe de dénoncer nos sociétés mercatocratiques pour leur grimage démocratique, leur mensonge sur l’état de droit, afin que soit mise au jour pour tous leur complaisance pour les pratiques discriminatoires.
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         Oui, nous récusons le wokisme, et l'anti-wokisme, et toutes les idéologies qui impliquent des jugements systématiques sur les « bons » et les « méchants ». Par contre nous voulons être attentifs aux éveillés qui font savoir que notre société, qui sommeille au son de la berceuse de l'universalité de la valeur humaine, est capable de la bafouer clandestinement. Les écouter, accompagner leur indignation, c'est éviter qu'ils se retournent vers un particularisme potentiellement ravageur.
Car il est urgent d’aller vers une société en laquelle tous se sentent également reconnus quels que soient les caractères physiques particuliers dont la nature les a dotés.
 

[1]Louis DUMONT, Homo æqualis, éd, Gallimard, 1985.

[2] La condition de devoir sans cesse satisfaire des besoins en notre régime mercatocratique n’est pas une qualité proprement humaine. Voir notre Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.