mardi, juin 25, 2024

Au-delà de l'urgence écologiste 3 – Le bonheur autrement




– L’anti-somnambulique (a-s) : S’il fallait donner un mot d’ordre pour le temps présent – je veux dire ce temps du reflux du souci du bien commun face à la surenchère des intérêts particuliers à court terme – ce mot d’ordre serait : « Réinvestir l’avenir ! »
– L’interlocuteur : Surprenant, ce mot d’ordre. Je pensais que notre société moderne, par contraste avec les sociétés traditionnelles, était systématiquement tournée vers l’avenir !
– (a-s) : Si tu te poses le problème de renouveler ton salon, tu te tournes vers l’avenir, n’est-ce pas ?
– Évidemment !
– (a-s) : Et il en est de même si tu te poses la question : faut-il sortir d’une société boulimique d’énergie artificielle ?
– Oui, bien sûr !… Mais c’est quand même très différent !
– (a-s) : Oui ! Et en quoi consiste cette différence ?
– L’un vise l’avenir à court terme, l’autre à long terme.
– (a-s) : Certes ! Mais, n’y a-t-il pas une différence plus essentielle ? Imaginons , par exemple, une réunion familiale : aborder le sujet du salon sera rassembleur ; par contre ouvrir une discussion sur l’usage de l’énergie artificielle suscitera des comportements de gêne comme si cela était saugrenu, inconvenant.
– Oui, tu as raison : c’est bien cela qui se passe. C’est étonnant ! Le choix des sources d’approvisionnement en énergie artificielle est pourtant un vrai sujet d’avenir ! D’un côté, continuer dans les énergies fossiles et voir les manifestations du dérèglement climatique empirer. De l’autre, développer l’électricité d’origine atomique[1], et démultiplier la production des déchets radioactifs HAVL dont la planète est déjà encombrée de centaines de milliers de tonnes, et donc compromettre l’habitabilité de la planète pour nos enfants.[2]
– (a-s) : C’est bien que tu dises ces choses. On n’en parle pas ! Et y a-t-il quoi que ce soit d’autre qui conditionnerait plus que les déchets radioactifs l’avenir de l’humanité ? On n’a toujours pas trouvé de solution pérenne pour s’en préserver pendant des dizaines de milliers d’années !
– C’est une vraie question … Pourtant tu ne peux pas dire qu’on n’en parle pas. On parle des choix énergétiques, même si ce n’est pas dans les salons ou aux comptoirs des bars.
– (a-s) : Soit ! Mais comment en parle-t-on ? En parle-t-on du point de vue de l’avenir des générations humaines comme tu l’as fait ?
– Pas que je sache ! J’en entends toujours parler du point de vue des besoins énergétiques à pourvoir du fait de la nécessité de sortir des énergies fossiles.
– (a-s) : Est-ce cela, selon toi, investir l’avenir ?
– Il me semble, puisqu’il s’agit d’éviter un dérèglement climatique qui menace notre avenir.
– (a-s) : Tu n’en es pas tout-à-fait sûr ! N’est-ce pas parce que l’avenir dont il est question, dans ce projet de décarboner l’énergie artificielle, n’est que la continuation du présent moins les inconvénients qu’il génère ? Au fond n’est-ce pas dans ce même rapport à l’avenir qu’on envisage de renouveler son salon ?
– Oui, je crois que je comprends : dans les deux cas l’avenir ne vaut que pour rectifier ce qui gêne notre présent, tout en gardant les mêmes principes de vie.
– (a-s) : Très juste ! Alors, il faut admettre qu’il y a deux manières d’investir le futur :

1)   Une manière qui consiste à réagir aux frustrations du présent pour réduire ou supprimer ces frustrations dans le plus court délai possible : il en est ainsi quand on décide de renouveler son salon, ou relancer un programme de centrales nucléaires (en réduisant, en France, les procédures de sécurité pour que ça aille plus vite) afin de diminuer le bilan carbone des activités humaines. C’est ce que j’appelle le courtermisme : le futur ne sert qu’à ravauder le présent.[3] C’est pourquoi, il faut toujours faire au plus vite.

2)   Une manière qui consiste à investir l’avenir en fonction du sens que l’on donne à l’histoire humaine. Et cet investissement implique nécessairement de penser ce que l'on juge le meilleur et les modalités pour aller vers cet avenir meilleur. Cela implique de la réflexion et des débats. Il faut prendre son temps pour construire l'avenir !

– Je pense t’avoir compris. Quand tu proposes le mot d’ordre de « réinvestir l’avenir » tu veux dire « réinvestir l’avenir de l’humanité ». C’est assurément une belle ambition. Tout le monde voudrait y souscrire. Mais est-ce bien réaliste ? N’es-tu pas un peu trop idéaliste ? Tu ne préconises quand même pas qu’on se prenne la tête avec l’avenir de l’humanité à chaque rencontre familiale !?
– (a-s) : Non, bien sûr ! Je veux simplement dire que l’on doit garder une perspective ouverte, même s’il s’agit de petits projets, comme si cette idée de l’avenir de l’humanité constituait toujours l’horizon de nos réflexions portant sur le futur. Ce n’est pas du tout « prise de tête ». Je t’en prie, faisons un peu plus attention à la présence de notre histoire ! Il est très caractéristique de notre pays que dans nombre d’agglomérations ayant un passé ouvrier, restent des établissements de consommation de boissons datant de plus d’un siècle, souvent à l’origine propriétés communales et gérés associativement, dont le nom valorise l’investissement de l’avenir – « Cercle de l’avenir », « Café du progrès », etc[4]. Il n’est pas rare de trouver encore à l’intérieur de ces lieux des emblèmes républicains (drapeaux tricolores, buste de Marianne, proclamations soigneusement manuscrites, etc.). C’est pour cela que je parle de -investir l’avenir. Parce que l’avenir a été dans le passé très investi par le peuple, et cet investissement était l’espoir dans une évolution positive de l’humanité vers la concorde et la suffisance de biens pour chacun – ce que désignait alors clairement le mot Progrès.
– Oui, mais ça c’est vraiment le passé. Ce n’est plus possible aujourd’hui ! On sait tout ce que cette croyance dans le Progrès nous a coûté !
– (a-s) : Oui, je sais que tu penses à l’impasse écologique en laquelle, aujourd’hui, nous nous sentons piégés à cause des progrès dans l’exploitation de l’environnement naturel. Mais, dans les discussions autour d’un verre dans ces établissements, il y a un siècle, soit assuré que nos ancêtres n’étaient pas obsédés par l’accès à l’automobile pour tous ; ils se rendaient bien compte que cela amènerait des conditions de vie infernales. Ils pensaient essentiellement à une émancipation sociale par laquelle ils se libéreraient de l’épuisement de leur vitalité au service des intérêts d’un patron. L’ambivalence qu’on a mise en lumière concernant le rapport à l’avenir se retrouve dans la notion de progrès. Il y a un « progrès » courtermiste qui est popularisé par le pouvoir mercatocratique  – celui de tous les affairistes qui s’emploient à ce que la société soit organisée en fonction de l’extension du marché. Ce pouvoir veut faire croire que la promesse du progrès est là, à portée de main, dans l’offre de la dernière nouveauté technique que l’omniprésent marché agite sous nos yeux pour qu’on l’achète. Mais ce progrès a sacrément du plomb dans l’aile depuis le début de ce siècle où il est devenu manifeste qu’il était contradictoire avec la préservation d’une planète viable.

L’autre progrès[5] est celui qu’honorent les enseignes centenaires d’établissements de rencontre autour d’un verre ou d’un plat dont j’ai parlé, mais aussi celui des discussions enfiévrées entre étudiants qui, le soir, ne veulent pas se coucher avant d’y voir plus clair sur un monde en lequel ils pourront pleinement réaliser leur avenir humain. Nos ancêtres au « Cercle de l’avenir », nos enfants à la cafétéria de la cité universitaire – et nous pour faire le pont entre eux – seront dans le même investissement pour une humanité qui évolue vers les conditions qui lui permettent d’exprimer le meilleur de ce qu’elle peut : c’est cela le sens humain de l’investissement de l’avenir !

– Qu’elle est douce à entendre ta croyance en une humanité qui irait vers un avenir heureux. Mais on n’en n’est pas du tout là ! La réalité, c’est qu’il faut parer aux catastrophes qui s’annoncent en cascade ! Quitte à être désobligeant, je te le dis : tout « anti-somnambulique » que tu te proclames, là tu es dans le rêve !
– (a-s) : Mais le quidam qui s’achète une automobile surdimensionnée, à la calandre agressive, à la couleur flashy, comme le marché le lui propose maintenant, s’imaginant ainsi comme réhabilité, socialement et à ses propres yeux, en utilisant son encombrant et dispendieux véhicule dans l’espace public, n’est-il pas encore plus sûrement dans le rêve ? Car en mercatocratie, la consommation sans cesse à renouveler, incessante, n’est-elle pas délibérément tirée par les rêves que suscitent les multiples messages publicitaires qui nous assaillent ?
– Oui, c’est vrai, la société de consommation ne fonctionne qu’en faisant rêver. C’est ce à quoi servent les énormes budgets publicitaires.
– (a-s) : Faut-il pour autant condamner notre propension à rêver d’un avenir collectif heureux ? J’affirme que non ! Quitte à rêver, que l’on rêve pour l’ensemble de l’humanité et non pour sa pomme au plus court de l’objet offert à l’achat ! C’est le sens de mon invitation à réinvestir l’avenir. Contre les thuriféraires de l’effondrement, je pense qu’il faut continuer (ou se remettre) à croire, comme nos aïeux, à un progrès vers un bonheur futur de l’humanité.
– Là tu me surprends ! Ce n’est pas à toi que j’apprendrai la leçon de Kant : « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination », et qu’en conséquence on ne saurait « déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable »[6]. Autrement dit, tu peux bien inviter les gens à rêver d’un bonheur futur de l’humanité, ce sera toujours vain ! Car on ne pourra jamais en tirer un chemin politique qui y mène. Ceux qui ont cru pouvoir le faire, comme les marxistes-léninistes qui, au siècle dernier, ayant acquis le pouvoir politique, ont voulu imposer aux peuples un chemin obligé vers le bonheur d’une société communiste, ont produit de vertigineux massacres de populations : les famines organisées par Staline dans les campagnes, la famine provoquée par le « grand bond en avant » de la Chine de Mao Tsé-toung, les massacres au Cambodge par le polpotisme …
– (a-s) : Tu as tout-à-fait raison ! Mais tu remarqueras quand même que si Kant écrit précisément qu’on ne peut jamais « déterminer d'une façon sûre et générale » une politique qui mènerait au bonheur, il ne dit pas qu’il faut renoncer en politique à la perspective du bonheur. D’ailleurs, et cela Kant le savait très bien, nul ne peut éviter la perspective du bonheur. C’est bien pourquoi le mot existe dans toutes les langues, et il désigne toujours la perspective ultime du désir. Cela, il y a 25 siècles, Aristote l'exprimait ainsi : « le bonheur est le Souverain Bien », car, expliquait-il, « nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose au contraire, l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (…), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. »[7] Aristote a raison ! Après tout, on peut très bien se dire « À quoi bon le bien commun, si moi-même je puis satisfaire tous mes désirs ? » C’est, par exemple, la logique du tyran ou du monarque absolu qui veulent faire croire que le bien commun est identique à leur bonheur personnel ! Par contre on ne peut jamais dire : « À quoi bon le bonheur ? », cela n’a aucun sens.

Oui, on ne saurait se dispenser de la perspective du bonheur, et je pense que la réhabiliter est la seule voie pour que le réinvestissement de l’avenir devienne populaire.

– Mais là tu vas à rebours de tous ces militants lanceurs d’alerte qui dénoncent les dommages collectifs engendrés par cette culture du bonheur propre à notre société de consommation. Ils ont pourtant raison ! Si les biens marchands continuent à être produits, à circuler, à être jetés, c’est parce qu’ils sont propulsés par l’argument du bonheur qui est quasiment toujours présent, ne serait-ce qu’en arrière-plan, dans les invites marchandes à l’achat.
– (a-s) : Écoute, il faut admettre que l’humain est ainsi fait que son désir ne peut que former le vœu ultime du bonheur. De ce point de vue, on définirait justement le bonheur comme l’idéal d’une vie humaine qui réaliserait toutes ses promesses – en soulignant bien le « toutes » ! Or ce n’est pas ce que propose la société de consommation mise en place par la mercatocratie. Ce « bonheur » que procure l’appropriation du bien dans l’achat est essentiellement imaginaire et éphémère : il n’est qu’un ersatz du bonheur tel qu’on vient de le définir – c’est pourquoi l’acte d’achat n’en finit jamais de devoir être réitéré.
– Mais il me semble que le bonheur qu’on vise, dans notre société, c’est plus que cela. Il s’agit de maximiser les sensations bonnes, par les biens achetés certes, mais de plus en plus on met l’accent sur des disciplines qui apporteraient le bien-être intérieur, comme le yoga, etc.
– (a-s) : Certes ! Mais tu ne prends pas garde à la limitation d’une telle approche du bonheur. C’est celle de l’individualisme. Le bonheur dans cette société, au fond, c’est réussir sa vie. Et par là, il devient inévitablement une affaire quantitative : accumuler sur sa personne des sensations bonnes. Or, une telle approche amène inévitablement à la comparaison avec autrui. Ce qui donne l’équation : être heureux = réussir sa vie = avoir la possibilité de plus de sensations bonnes que la plupart. Mais ce sentiment de réussite ne s’appuie-t-il pas encore essentiellement sur l’imaginaire ? Et dans cet imaginaire n’y a-t-il pas nécessairement la composante du malheur de l’autre relativement à soi ? Or cela est contradictoire avec la visée de réalisation de « toutes » les promesses de la vie humaine puisque celle-ci implique qu’il ne peut pas y avoir de bonheur pour quiconque s’il y a du malheur autour de lui.
– Je te laisse à ton délire de bonheur absolu. Je suis assez d’accord avec ta critique du bonheur comme maximisation de sensations bonnes propre à notre société. Mais cela confirme ma conviction que la visée du bonheur n’est pas la bonne approche pour résoudre le problème de bien commun contemporain.
– (a-s) : Alors comment vois-tu pouvoir le résoudre, dans la mesure où tu as reconnu que l’on ne pouvait pas s’en tenir aux solutions courtermistes constamment préconisées aujourd’hui ?
– Convaincre ! Toujours convaincre qu’il n’y a pas d’autres voies raisonnables que de réformer massivement nos comportements pour les rendre compatibles avec la justice entre les hommes et le maintien de la viabilité de la biosphère !
– (a-s) : Bon courage ! Tu vas utiliser ton temps et ton énergie à militer. Alors qu’après des décennies de militance, on voit aujourd’hui les intérêts particuliers s’imposer toujours plus, lesquels remettent en cause les quelques engagements obtenus en faveur de règles plus sages concernant les comportements dans la vie sociale et vis-à-vis de l’environnement naturel.

Il faut que tu comprennes que si le bonheur-consommation est aujourd'hui triomphant, malgré tous les dommages qu'il crée et qu'il annonce, c'est parce que la militance écologique et sociale a échoué ; et elle a échoué parce qu’elle s’est heurtée à un manque de motivation populaire.

– Mon cher ami anti-somnambulique, il faut que tu l’acceptes : les lendemains qui chantent, on n’y croit plus !
– (a-s) : On a fait en sorte qu’on n’y croie plus ! Parce qu’on était intéressé à orienter la perspective de bonheur inhérente au désir humain vers l’achat de biens marchands. D’ailleurs, il ne s’agit pas de « lendemains qui chantent », il ne s’agit pas de se raconter des histoires pour se détourner des problèmes présents. Il faut simplement reconnaître le caractère incontournable du « concept de bonheur » comme dit Kant. Le philosophe parle de « concept » pour faire comprendre que la notion de bonheur est requise et formée par la raison : elle est l’état qui serait la réalisation ultime du désir humain, celui de la plénitude humaine, celui de la réalisation de toutes les promesses de la vie humaine, comme nous avons dit. Elle a ainsi le même statut que d’autres idées requises par la raison, comme l’idée de monde – l’unité de tout ce qui est – , de Dieu – la cause du monde – , le moi – l’unité de tous mes états de conscience. Bonheur, monde, moi, Dieu, sont des idées que Kant qualifie de transcendantales. En effet elle dépassent toute expérience humaine, et en cela on est bien incapable de rendre compte objectivement de la réalité qu’elles désignent. Ce sont pourtant des idées indispensables parce qu’elles donnent sens à des réalités clairement connues et permettent ainsi de maîtriser notre comportement à leur égard. Par exemple l’idée de monde permet d’unifier toutes les réalités nommées et de donner un sens à leur hiérarchisation – ce qu’on appelle une vision du monde. De même l’idée de moi permet de rapporter tout ce qui m’arrive à une valeur absolue qui en est le foyer et leur donne sens. Et il en est ainsi de l’idée de bonheur : elle permet d’unifier tous les aléas de l’histoire humaine qu’ils soient tristes ou joyeux et de les ordonner du point de vue d’un futur de plénitude humaine, cet ordonnancement prenant alors le nom de Progrès.
– Je crois que je comprends. Il faut accepter qu’il y a des réalités-limites qu’on peut concevoir mais qu’on est incapable de bien comprendre du fait de notre condition humaine qui reste bornée. Mais il est nécessaire de les prendre en compte parce que ce sont ces réalités qui donnent sens à notre vie, et que c’est par rapport à elle qu’il nous faut orienter notre liberté.

C’est très … fort, cet apport de Kant !

– (a-s) : Oui ! La réhabilitation du bonheur compris comme idée transcendantale est nécessaire pour éclairer nos problèmes présents. Si tu veux nous en rediscuterons plus tard…, autour d’un pot, au Cercle de l’avenir !

 


[1] Dans les années 70, en France, on a substitué « nucléaire » à « atomique » pour dissocier, dans l’imaginaire social, la production d’électricité de la bombe. Il faut rappeler que ce qui s’opère dans un réacteur nucléaire n’est autre qu’une explosion atomique énormément ralentie. Hors l’absence d’effets de souffle et de température, les réacteurs nucléaires produisent les mêmes substances radioactives terriblement dangereuses que la bombe !

[2] On ne trouve plus d’informations officielles sur la quantité accumulée de ces déchets radioactifs classés de Haute Activité à Vie Longue (HAVL). Le dernier chiffre connu, énoncé oralement par B. Boullis du C.E.A. lors d’un colloque à Nancy organisé par l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) en juin 2009, était de 250 000 tonnes !

[3] Voir P-J Dessertine, Démocratie ou… mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023, chapitre 5 : Le courtermisme.

[4] Voir à ce propos « Cercles, clubs et salons » parAnne Martin-Fugier in Dictionnaire critique de la République – Flammarion, 2007.

[5] Les circonstances historiques qui ont amené à cette ambivalence du « progrès » sont précisées dans mon essai Comment peut-on être contre le progrès ?

[6]Fondements de la métaphysique des mœurs – 1785, deuxième section.

[7] Ethique à Nicomaque, I, 5.

samedi, mai 11, 2024

Que faire ? 2024


 
 
En deçà de nos affairements quotidiens, nous nous soucions d’avoir un avenir comme nous avons un passé. C’est pourquoi nous partageons la même question fondamentale : Que faire ?
Que faire alors que nous sommes sur une trajectoire catastrophique ? Et il faut penser le « nous » ici dans son sens le plus large : c'est l'ensemble de l'humanité. Car il n'y a, du point de vue de l’organisation de la vie sociale, qu'une seule société mondialisée. N'y a-t-il pas la même architecture urbaine, les mêmes centres commerciaux, avec les mêmes enseignes, à Vladivostok ou à Djakarta ?
Que l’humanité soit sur une trajectoire catastrophique, je pense qu'il n'est pas besoin de développer ce point.
Nous sommes constamment témoins des exactions méthodiques, et plus efficaces que jamais, qui exténuent la biosphère du fait de l'ordre social mondialisé actuel. Remarquons qu'aujourd'hui même les grandes multinationales de l'agrobusiness – grainetiers, céréaliers, chimistes – peuvent quand même faire un chantage efficace (quoique imaginaire) sur l'alimentation des populations, par l’intermédiaire d'une infime population d'agriculteurs qu'elles se sont soumises, pour continuer à faire croître leurs affaires qui dévastent ou empoisonnent les biotopes.
 Mais il y a aussi la multiplication des violences guerrières. Nous vivons dans un temps où de nouvelles guerres se développent avec la menace explicite de l’utilisation de l’arme nucléaire. Et, il faut aussi le dire, rien n'est plus ravageur pour la biosphère qu'une guerre moderne ! De quoi ont-ils l'air nos petits pas millimétrés pour réduire notre empreinte carbone face au déferlement d'obus, de bombes, de missiles, etc. à quelques deux mille km d'ici ?
Sans compter – c'est la grande forclusion de l'époque – que s'accumulent les menaces liées à la production inconsidérée de matières radioactives artificielles, dont la plupart sont des déchets d'unités de production d'électricité. Mais peut-on encore appeler "déchets" des matériaux qui resteront dangereux, et devront donc être surveillés par nos descendants pendant des dizaines de milliers d'années, autrement dit, à l'échelle du temps humain, indéfiniment ! ?
Que faire donc aujourd'hui face à ces malheurs qui bouchent notre horizon ?
Il ne s'agit pas de dire que nous ne faisons rien en particulier. Nous sommes innombrables à essayer de faire quelque chose qui aille dans le sens de la construction d'un avenir. Et c'est précieux ! Ce sont les graines d'une végétation à venir !
Mais il leur manque un ciel qui leur donne envie de croître : un espace social qui serait ouvert à ces tentatives.
Ce qu'il faut simplement reconnaître, c'est que, collectivement – soit en tant que société mondiale – nous ne faisons pas ce qu'il faut.
Car c'est la grande différence de notre « Que faire ? » d'aujourd'hui avec le « Que faire ? » de Lénine en 1902 : nous, nous savons très bien ce qu'il faut faire. Et nous le savons même depuis un demi-siècle, depuis le rapport du Club de Rome de 1972 sur la nécessité de limiter la croissance.
Par exemple nous savons très bien qu'il faut interdire les monstrueux paquebots de croisière ; nous savons très bien qu'il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui impliquent des besoins incessants de déplacements ; nous savons très bien qu'il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent une goinfrerie de ressources naturelles, accompagnée de gaspillages systématiques, et produisant une quantité ingérable de déchets, etc... chacun peut abonder sur les choix absurdes de la société mondialisée contemporaine.
Et tout cela, nous savons non seulement pourquoi le faire, mais aussi comment le faire, et nous avons les moyens de le faire ... c'est beaucoup plus simple à faire, moins coûteux, moins dangereux, moins triste, que de faire la guerre !
Quels États décrèteront-ils les "confinements" légers, relatifs, séquentiels, qui permettront à la biosphère de reprendre peu à peu sa respiration, sa beauté, face à l'activisme ravageur actuel de l'humanité – ce qu'on a éprouvé comme possible lors des confinements de 2020 ?
L'imaginaire, c'est d'abord le sens des possibles ! Si c'est cela qui donne sens à leur vie, que l'on octroie aux 1000 affairistes les plus notoires de beaux jeux de "Monopoly", ultra-modernes, numérisés avec 3D, etc. – en les confinant sur une île ! ... et que tout ceux qui voudront les rejoindre les rejoignent. Nous autres les laisserions à cette logique de comportement  – rivalité pour la possession – si commune dans les halte-garderie, et qu'on trouve déjà chez de nombreux mammifères vivant en groupe. Nous aurions alors des réserves d'espoirs perdus à retrouver pour créer une humanité en laquelle les valeurs de vérité, de justice, de fraternité prendraient tout leur sens, en laquelle les manifestations de sa liberté propre seraient un enrichissement du monde, une humanité heureuse et fière de son visage parmi les autres espèces.
Alors pourquoi nous posons-nous quand même la question : Que faire ?
Parce que, collectivement, nous ne l'avons pas fait, nous ne le faisons toujours pas, et que plus nous attendons, moins nous aurons la capacité de le faire !
Qu'est-ce qu'une catastrophe ? C'est un épisode localisé où on ne peut plus faire. Où on est obligé de subir.
Parler d'une perspective d'effondrement, comme le font certains, et je crois qu'ils ont raison de le faire, c'est parler de la venue d'une situation où l'on ne pourra plus rien faire. C'est pour cela que ceux qui glosent sur une adaptation à l'effondrement, divaguent. Si on a une perspective d'effondrement, on fait tout pour l'éviter – point !
Donc notre problème « Que faire ? », aujourd'hui, prend le sens suivant :
« Que faire pour ne plus être impuissant à faire ce qu'il faut faire et qu'on peut faire ? »
Et là, je vous propose une formule que l'on doit à Spinoza :
« Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre ! »
Cette formule donne le sens de l'essai que je propose : « Démocratie... ou mercatocratie ? »[1]
Cela signifie que cet essai n'est pas dans le pathos d'une énième dénonciation d'un pouvoir malfaisant qui nous serait extérieur. Il est dans l'analyse rationnelle de notre situation collective d'impasse historique afin de la comprendre.
Car qu'est-ce que « comprendre » ? Etymologiquement, c'est « prendre avec soi ».
Et qu'est-ce qu'on « prend » ainsi ? C'est la « cause adéquate » du phénomène que l'on veut comprendre, c'est-à-dire celle qui nous permet à la fois de rendre compte de sa venue et de son caractère propre.
Et le « soi » du prendre-avec-soi, c'est soi-même en tant qu'on est un être humain singulier, c'est-à-dire qui donne un certain sens à sa vie. Autrement dit, comprendre signifie que sa saisie de la cause adéquate doit s'intégrer au sens que l'on donne à sa vie, ce qui amène à agir sur elle (la cause) en ce sens.
Par exemple, nous aimerions bien comprendre pourquoi nous sommes impuissants collectivement alors que nous avons tout ce qu'il faut pour nous redonner un avenir. Mon essai montre que la cause adéquate de cette impuissance est le courtermisme en lequel nous sommes enserrés par les pouvoirs sociaux. Le courtermisme, c'est une façon de vivre le temps qui consiste à rectifier le présent plutôt qu'investir l'avenir. La compréhension par le courtermisme nous amène à vouloir nous réapproprier notre avenir pour retrouver notre puissance d'agir.
Soit ! Mais alors pourquoi sommes-nous pris dans le courtermisme ? Comment comprendre le courtermisme comme phénomène de société ? Le courtermisme est la conséquence d'une organisation sociale qui promeut systématiquement les comportements réactifs. Les comportements réactifs sont les comportements qui sont déterminés par l'émotion plutôt que par la réflexion. On peut montrer qu'ils sont le plus bas degré de la liberté humaine.
Mais, notre besoin de compréhension reste encore inassouvi ! Nous aimerions comprendre pourquoi les humains acceptent massivement de vivre selon un mode dégradé de leur liberté. Ils le peuvent dans la mesure où ils adhèrent à une vision du monde que je qualifie de néo-sophiste, vision du monde constamment mise en avant par les pouvoirs sociaux, et qui appâte les individus avec une perspective de bonheur comme maximisation de sensations bonnes.
Notre démarche nous permet d'ouvrir d'autres chemins de compréhension, telle la dégradation contemporaine du sens de la vérité (cf les « fake news »), les situations d'invraisemblable injustice dans l'accès aux biens, la montée des populismes, etc.
Tous ces chemins de compréhension ramènent à une même cause principale, celle qui éclaire toutes les autres. Cette cause est une forme de pouvoir social qui est inédite au sens où ce pouvoir n'est apparu qu'une seule fois dans l'histoire. Ce fut au début du XIXe siècle, en Occident. Ce n'est donc pas une « démocratie », puisque la démocratie nous vient de l'antiquité grecque. Il faut donc nommer ce pouvoir d'un nom qui lui soit propre pour bien l'identifier – ce qui est la condition pour bien le comprendre. Nous appelons ce pouvoir qui est la cause adéquate de l'impasse actuelle en laquelle se voit piégée l'humanité : une mercatocratie ! C'est-à-dire, étymologiquement, le pouvoir du marché ; cela signifie que l'accroissement du marché – l’extension et l’intensification des flux de marchandises – est la valeur finale en fonction de laquelle on organise la société.
La mercatocratie est un pouvoir qui ne peut se maintenir que par son accroissement. Et c'est un pouvoir, on le sait aujourd'hui, qui n'a pas d'avenir.
Le plus important, ce jour, est de faire en sorte que l’humanité garde un avenir.
La démarche de compréhension de mon livre est vouée à ce but.
C’est pourquoi je vous demande de contribuer à le faire connaître.

lundi, janvier 01, 2024

Des vœux pour 2024 au défi du retour séculaire de la violence


 
« Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie. »
Stéphane Hessel, Indignez-vous ! , 2010.
 
La période de 1792 à 1815, qui a vu s’enchaîner en Europe occidentale les guerres liées à la nouvelle république française puis à l’empire napoléonien, a été nommée rétrospectivement par nos voisins européens la période de La Grande Guerre.
On estime son bilan global à environ 4,5 millions de tués dans l’Europe d’alors, Russie comprise (Haegele, Bey et Guillerat, Infographie de l'Empire napoléonien, Perrin, 2023).
Il n’y eut plus de guerre en Europe pour près d’un demi-siècle après le Congrès de Vienne (1815). Puis un nouveau cycle de violences s’initia, d’abord avec la guerre de Crimée (1853), puis, la décennie suivante, avec les guerres de la Prusse contre l’Autriche (1866) puis contre la France (1870). Ce nouveau cycle de violences s’exaspéra entre 1914 et 1945 par les deux guerres mondiales avec L’Europe pour épicentre.
Dans cet épisode de violence de la première moitié du XXe siècle, on peut évaluer à près de 100 millions le nombre de tués – ce qui inclut, outre le victimes militaires, toutes les victimes civiles, en particulier les victimes génocidaires des nazis et les massacres de la guerre menée par les Japonais en Asie.
Mais il faut toujours, à un moment ou à un autre, revenir des désolations laissées par la violence qui s’est généralisée. Les bravades de la force qui annonce qu’elle « éradiquera » l’ennemi ne sont jamais les derniers mots. Les humains finissent toujours par prendre la mesure de l’absurdité de cette violence qui s’auto-alimente et se mettre à reconstruire.
Comment sommes-nous revenus de l’épisode de violence du tournant du XIXe siècle ? Par la promotion du commerce et de l’industrie – Benjamin Constant : « il doit venir une époque où le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque. » (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819). Il s’en est suivi une nouvelle forme de pouvoir qui a pris la place du pouvoir fondé sur la domination de lignées autoproclamées supérieures. C’est le pouvoir mercatocratique, fondé sur l’enrichissement pécuniaire privé, et auquel nous sommes encore assujettis.
Nous avons, dans Démocratie … ou mercatocratie ?, explicité les procédés de ce pouvoir et montré en quoi ils tendaient à nier l’humanité des individus. C’est en cela que l’emprise grandissante de la mercatocratie sur les populations, à la fois en intensité (intrusion dans les consciences par propagande et réclame), et en extension (exode rural et prolétarisation, colonisation), en engendrant une épidémie de frustrations humaines, a pu être le terreau de l’épisode des violences démesurées qui caractérisent la première moitié du XXe siècle.
Nous ne sommes revenus de cette violence que par la mise en place de l’Etat-providence qui ambitionnait d’encadrer les menées mercatocratiques en fonction de la préservation d’un minimum de dignité et de bien-être pour tous, en particulier en sauvegardant un domaine de biens publics assumé par l’État (cf. le programme du Conseil National de la Résistance, 1944).
Mais l’État-providence a progressivement été démonté au profit du pouvoir mercatocratique à partir du tournant libéral des années quatre-vingt. La mercatocratie a pu démultiplier son emprise sur les consciences grâce à la massification de la communication numérique par écran interposé qu’elle maîtrise désormais largement. C’est ainsi que les valeurs spécifiquement mercatocratiques – l’individualisme réduit au pouvoir qu’apporterait l’enrichissement pécuniaire – n’ont jamais été aussi prégnantes dans le monde, comme elles n’ont jamais été vécues aussi violemment par les populations les moins bien placées dans la compétition qu’elles impliquent. Ce qui ouvre des boulevards aux prétendants populistes qui s’aménagent des situations de pouvoir en désignant des ennemis à détruire comme condition du soulagement des frustrations populaires.
C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans une période de montée de la violence qui est assez parallèle à celle de nos ancêtres des années vingt du siècle dernier. Avec cette différence que le terreau de la violence contemporaine est beaucoup plus ample. On voit bien que de nouvelles guerres surviennent, durent, et s’intensifient, que d’autres son prêtes à exploser. Oui, il faut envisager un avenir de progression de la violence à un degré inconnu…
Tout se passe comme si nous étions entrés dans un nouveau cycle séculaire, celui du XXIe siècle, de la violence humaine se généralisant.
Mais quel sens peut avoir cette notion de cycle séculaire ? Quel rapport y a-t-il entre ces violences révolutionnaires et post-révolutionnaires d’il y a plus de deux siècles, qui réagissaient à la domination plus que millénaire de la force et de la peur de la part de lignées autoproclamées nobles sur les humbles qu’elles mettaient à leur service, et la violence présente qui est largement le contrecoup de la manipulation des consciences par la communication mercatocratique ?
Et si le rapport était exclusivement temporel ? Ou, plus précisément, de mémoire ? Un siècle n’est-ce pas le temps requis pour perdre le contact avec la mémoire vivante des témoins ayant survécu à ces violences ?
Or, aujourd’hui disparaissent les derniers témoins vivants de l’épisode violent du siècle dernier. C’est pour cela que nous citons en exergue Stéphane Hessel s’indignant de la violence qui était imposée aux palestiniens. Car lui-même était témoin de la violence de l’occupation allemande. Il savait vers quel nuit de malheurs elle ne manquerait pas de précipiter cette partie du monde. Les événements actuels lui donnent raison !
Sa voix, en 2010, avait été écoutée. Mais insuffisamment, elle était trop seule. Le pouvoir politique était déjà trop largement occupé par des oublieux de cette mémoire de leurs ascendants.
Ce cycle de violence du XXIe siècle est désormais enclenché, on le voit bien. Et il peut nous précipiter vers des abîmes.
Alors quels vœux pour 2024 ?
Que cette conscience des cycles centenaires déterminés par la disparition inévitable des mémoires vivantes, nous permette de ne plus en être simplement des victimes passives. Qu’en 2024, face à l’actualité violente sans cesse assénée, nous ayons le recul d’une mémoire plus longue qui nous maintienne dans la pensée du malheur des déchainements de violence des siècles passés.
Mais j’entends l’argument des fatalistes : « Il faut bien qu’un certain nombre d’humains disparaissent puisque nous sommes trop nombreux ! ». Il faut leur rappeler que nous disposons des moyens bien moins coûteux, moins malheureux, pour contrôler notre démographie !
Mais, nous le savons, la pensée ne peut rien contre la force qui ne veut qu’être la plus forte !
Alors, qu’au moins, en 2024 nous anticipions que, quel que dramatique soit le nombre de ses victimes, il faudra bien un jour que nous humains du XXIe siècle revenions de ce nouvel épisode d’égarement dans la violence. Il est sage alors de se mettre dès à présent dans la perspective du monde plus humain à construire par lequel nous en reviendrons.

lundi, décembre 18, 2023

Peut-on s’accorder avec la nature ?

 

Hirondelle prenant un temps de repos
sur la filière d'un voilier en Méditerranée

La nature a été longtemps divinisée comme dispensatrice intarissable de bienfaits, mais aussi capable de colères destructrices envers les humains au nom d’une Justice qu’il n’était pas toujours facile d’interpréter.
Aujourd’hui la nature est pensée de manière terriblement ambivalente.
D’une part il y a un imaginaire de la nature tout uniment positif, diffusé à l’envie par les médias dominants, justement par l’image (publicités, internet, documentaires souvent animaliers) ; c’est comme une nature idéalisée qui serait la consolation des frustrations qu’amène l’environnement urbanisé qui est celui de la majorité des populations aujourd’hui.
Mais, chez ces mêmes sujets humains, il y a en même temps acquiescement de l’usage purement instrumental de la nature qui se voit, par exemple, à travers les fruits sans la moindre trace d’insectes, parfaitement standardisés, qu’ils choisissent d’acheter.
Il faut être conscient du mépris avec lequel est actuellement majoritairement traité l’environnement naturel par les humains, organisés en société de telle sorte qu’ils mettent en œuvre des techniques toutes puissantes et implacables pour lui extorquer, en une violence dévastatrice, ses bienfaits.
Ainsi, l’humain semble avoir surtout considéré la nature de manière excessive, passionnelle pouvons-nous dire, d’abord en l’élevant trop haut, en une sujétion ambivalente d’adulation et de crainte, ensuite en la mettant trop bas comme simple instrument de ses intérêts propres. Et il est certain que la seconde attitude n’a pas oublié la première ; d’ailleurs n’en serait-elle pas la revanche ?
Se poser la question « Peut-on s’accorder avec la nature ? » n’est-ce pas explorer la possibilité d’un rapport enfin serein de l’humain avec son environnement naturel ?
*  *  *
D’emblée se pose la question de savoir si l’on parle bien de la même réalité lorsqu’on échange sur la nature.
La nature, pour les Anciens – phusis – incluait tout ce qui pouvait se manifester aux sens humains, et donc également tous les phénomènes célestes. Car tout cela relevait d’une unité qui pouvait être mise à jour comme ordre rationnel. D’où la multitude de traités philosophiques dans l’Antiquité qui, de Thalès (fin -VIIe siècle), à Lucrèce (-Ier siècle), ont pour titre « De la nature ».
Tous ces traités avaient l’ambition de donner une pensée « en accord avec la nature ». Mais l’attitude contemplative qu’ils impliquaient, toute passive, méconnaissait largement la nécessité des humains d’intervenir sur l’environnement naturel, de le transformer, pour satisfaire leurs besoins vitaux.
La nature pour l’homme de la modernité est bien autre chose. Rappelons que la modernité commence au tournant du XVIIe siècle avec pour principaux initiateurs Bacon, Galilée et Descartes. La nature est dès lors pensée comme cet environnement terrestre déjà là, mis à la disposition de l’homme pour qu’il l’exploite à son profit, grâce à sa raison et à son inventivité technique. C’est donc une nature d’extension beaucoup plus restreinte, et par rapport à laquelle l’homme se doit d’être actif.
De ce point de vue, pour penser correctement la nature, il convient de ne pas hésiter à lui extorquer ses secrets en la contraignant dans les situations non spontanées que sont les expérimentations. La science expérimentale, c’est l’audace humaine de mettre la nature à la question ! L’expérimentation animale, et parfois humaine, en est la forme la plus problématique.
Nous savons que nous sommes aujourd’hui dans l’héritage de cette conception moderne de la nature. Mais avec une rectification majeure. Les conséquences écologiques désastreuses de la surexploitation de l’environnement naturel ont amené à une redécouverte de la valeur de la contemplation de l’ordre que la nature recèle. Mais la nature est alors ramenée au domaine de la vie qui s’est développée à la surface de la planète Terre. La nature est biosphère. Elle est cette très fine pellicule de mousse verte qui s’est développée à la surface d’une planète, la Terre, et qu’on n’a, à ce jour, retrouvée nulle part ailleurs. La biosphère est un système de lignées (espèces) d’êtres vivants doté d’un dynamisme d’auto-développement indéfini, au travers d’êtres qui apparaissent, se transforment en transformant leur environnement, et disparaissent, mais en manifestant des propriétés d’auto-adaptation, d’auto-reproduction, et d’auto-régénération – ce qu’on appelle la vie.
La nature donc, pour nous, est la biosphère, ce système d’êtres vivants sur la Terre avec son support rocheux, aqueux et atmosphérique. Et c’est un système que nous savons désormais fragile, menacé par les menées humaines, et qu’il faut admettre comme mortel. Nous ne connaissons, au-delà de la Terre, que des planètes mortes !
Ainsi penser son accord avec la nature, serait ne plus se penser en assujettis à la toute-puissance de la nature, ce serait ne plus se penser contre la nature en la violentant pour lui extorquer ses richesses. Penser son accord avec la nature serait penser l’homéostasie de la biosphère et l’insertion humaine en tant qu’elle ne la fausse pas. On parle d’« homéostasie » pour rendre compte de certaines règles d’échanges d’éléments dans la biosphère qui garantissent les équilibres qui soutiennent son dynamisme. Si on appelle écologie le savoir rationnel de cette homéostasie planétaire, alors s’accorder avec la nature serait établir des relations avec elle conformes à l’écologie.
Mais cette réponse à notre question de départ, même si elle est précieuse en nous extrayant des pensées passionnelles antérieures sur la nature, est frustrante en ce qu’elle suppose un fort investissement intellectuel collectif, et sans doute une importante régulation, parfois contraignante, des comportements. Faudrait-il mettre l’« écologie » en enseignement obligatoire à l’école primaire ?
En réalité l’écologie ainsi définie n’est pas un savoir achevé, et ne le sera jamais. La biosphère est d’une richesse qui semble infinie et apporte sans cesse des surprises qui remettent en cause les savoirs acquis. Pensons aux incessants remaniements dans la classification zoologique. En ce point on se rend compte de la pertinence de la notion de « surrationalisme » de Gaston Gaston Bachelard. Cette notion signifie que la raison se doit d’être créatrice pour être à la hauteur des défis que lui posent son objet – ici la biosphère – qui n’en finit jamais, dans sa créativité propre, de redéfinir son mode d’être. Par exemple, par rapport au fourmillement des formes du vivant, la raison doit dépasser le modèle du « tableau » du vivant dont le progrès consisterait à en remplir les cases. La théorie de l’évolution a été une création en ce sens, aujourd’hui la théorie de l’épigénétisme qui permet de penser les transformations du vivant à court terme – pourquoi les humains sont-ils plus grands qu’il y a un siècle ? – en est une autre. Penser en accord avec la nature serait alors considérer que ces redécouvertes sur la biosphère puissent se poursuivre indéfiniment.
Alors il faut prendre conscience que l’écologie est plus qu’une rectification de la pensée moderne de la nature. Car reconnaître que la nature, en son infinie créativité, défie la raison en l‘obligeant à sans cesse se réinventer, c’est reconnaître à la fois son unité et sa transcendance sur l’humain. Cette transcendance signifie finalement que lorsqu’il violente la nature, l’humain se violente lui-même !
Pourtant, l’humain ne saurait retourner à son ancienne attitude de sujétion face à une divinité qu’il faut ménager pour ne pas la craindre. Il ne s’agit pas de renier la science et les applications techniques qu’elle permet – car, on le sait l’espèce humaine a besoin de se donner des techniques pour être viable sur cette planète (pensons à tout ce qu’il faut de techniques pour se faire un habit chaud qui permette de survivre à l’hiver des zones tempérées). Il ne s’agit même pas de renier la méthode expérimentale. Car une chose est de faire rouler des billes sur un plan incliné, autre chose est d’inoculer un virus à un chimpanzé. On le voit, tout est une question de mesure. L’humain doit assumer se servir de cette réalité qui le transcende, et, forcément en y laissant son empreinte, plus ou moins profonde, plus ou moins effaçable. Mais dans quelle mesure ?
Ainsi, notre recherche d’une pensée qui accorde l’humain avec la nature se précise ainsi : sur quel principe, tiré d’une juste considération des bienfaits de notre absolue dépendance avec la nature, va-t-on mesurer notre empreinte laissée sur elle par notre indispensable maîtrise technique ?
Il peut être intéressant de s’inspirer de la « Philosophie de la nature » de Schelling (1799) pour fonder ce principe. Schelling, s’appuyant sur la science de son temps, reconnaît trois caractères à la nature : unité, dynamisme, et spiritualité. Les deux premiers caractères sont reconnus par la notion de « biosphère » que nous avons établie plus haut. La spiritualité de la nature est incontestable, du moins comme disséminée. On ne saurait déduire l’établissement d’un code génétique dans nos cellules ADN par la disposition de radicaux cellulaires appropriés, de la simple combinaison « du hasard et de la nécessité » au long de l’évolution (cf. le livre éponyme de J. Monod – 1970). Et on pourrait en dire autant de maintes autres réalités naturelles, telles de la structure de l’œil, la structure fractale du chou-fleur, la suite de Fibonacci dans la répartition des pétales de la pomme de pin, etc., toutes occurrences qui laissent voir une raison qui ordonne. Et comme il y a une unité dans toutes ces manifestations spirituelles, on peut tout-à-fait penser la nature comme un esprit maintenant les bons paramètres pour un maximum de développement de la vie sur la planète Terre compte tenu des circonstances qu’elle offre du fait de sa composition et de sa situation dans l’espace. Mais on ne retombera pas sur une divination de la nature en l’anthropomorphisant. Car on ne peut pas le faire ! L’esprit de la nature ne saurait avoir un corps comme nous en avons un, et il ne saurait dépendre de sa relation à d’autres vivants pour être : la biosphère ne saurait être un vivant au sens où la biologie peut le définir (c’est la faiblesse de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock dans « La Terre est un être vivant », 1979).
C’est dans cette direction qu’il faut chercher la possibilité d’une relation viable de l’humain avec la nature. Vivre en accord avec la nature, c’est comprendre au mieux l’esprit qui se manifeste dans les êtres naturels, et ainsi inférer vers quoi tend l’esprit de la biosphère qui a rendu possible qu’advienne cette espèce particulièrement ingénieuse qu’est l’humanité. Vivre en accord avec la nature, c’est savoir que nous pouvons prélever dans la prodigalité naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on ne l’épuise pas, en préservant sa pleine fécondité future, comme si on la jardinait pour que puissent encore la jardiner nos petits-enfants. Vivre en accord avec la nature c’est inventer des techniques intéressantes qui seront toujours mesurées à la préservation de la générosité de la biosphère.
Ce qu’il ne faut surtout pas faire, si l’on veut s’accorder avec la nature, c’est détruire massivement du vivant pour un plus grand rendement agricole à court terme, c’est laisser des déchets qui seront une source d’empoisonnement du vivant pour l’avenir à long terme. Ce que nous faisons sans vergogne en ce moment même avec de nombreux produits issus de nos techniques par lesquels nous ne laissons à nos descendants que du pur négatif qui compromettra la générosité future de la biosphère – ne citons que les centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (haute activité à vie longue) de l’industrie nucléaire !
Car, d’une attention à penser en accord avec la nature, il s’ensuit nécessairement que les rapports de l’humain avec son environnement naturel ne sont plus de prédation, de destructions et souffrances infligées aveugles, d’irresponsabilité par rapport à l’avenir de l’humanité. Ils sont d’échanges.
L’humain doit partir de la gratitude pour cette générosité de la biosphère dont il dépend absolument, pour lui rendre par ses créations. Des techniques, comme la domestication, comme les habitats humains bien pensé pour s’insérer dans un biotope singulier, comme l’irrigation et autres aménagements de l’environnement naturel (lorsqu’ils favorisent la vitalité au lieu de la bouleverser ou de la détruire), peuvent contribuer à l’enrichissement de la biosphère. De même des créations artistiques peuvent être heureuses à la vie naturelle qui nous entourent – pensons par exemple au Land Art.
Au fond penser en accord avec la nature, c’est aussi penser en accord avec sa nature humaine. C’est donc tenir compte des deux puissances, celle de la nature qui nous est définitivement transcendante dans sa prodigalité sans limites, mais aussi celle de l’homme qui est nécessairement d’emprise technique sur son environnement naturel.
C’est cela le principe d’un accord de l’humanité avec la nature : que les comportements humains soient mesurés à favoriser l’échange de bienfaits entre ces puissances.
 

mardi, octobre 31, 2023

Sous les bombes


On appelle bombe un dispositif technique créé par l'homme qui constitue un mal potentiel collectif, lequel se concrétise à l’improviste – c’est l’explosion – détruisant de manière indiscriminée et donc générant massivement des victimes innocentes.
Il y a beaucoup de dispositifs techniques humains destructeurs, comme la tapette à souris, l’arbalète, etc. Ce qui caractérise la bombe c’est bien qu‘on ne peut s’en prévenir car on ne la voit pas venir (« improviste »), et l’arbitraire de ses destructions (« indiscriminée »).
Il y a un taux particulièrement élevé de destructions par bombe, aujourd’hui, sur notre planète. C’est ainsi que les bombes explosent de manière répétée sur la bande de Gaza et sur l’Ukraine. Les bombes sont l’arme inhumaine par excellence. Rappelons-nous ce qui est advenu aux habitants d’Hiroshima (Japon) en ce beau matin du 6 août 1945.
Pourtant, il faut remarquer que la définition de la bombe donnée ci-dessus ne la caractérise pas comme une arme : il y a en effet des dispositifs techniques qui n’ont pas été créés pour neutraliser un ennemi, et qui pourtant sont porteurs d’un « effet bombe ». C’est en ce sens que Le Monde numérique propose un article des Décodeurs du 31 octobre 2023,  intitulé :
L’article est édifiant car il pointe très précisément la toute petite minorité d’humains responsables des décisions qui compromettent l’avenir de l’humanité en déréglant le climat.
Aux peuples de faire de ces informations le meilleur usage pour retrouver plus de confiance en leur avenir !
Cependant, il ne faudrait pas que cette enquête salutaire masque une autre bombe à la portée destructrice autrement plus redoutable.
Le problème est celui-ci. Depuis 3/4 de siècle les humains développent une industrie nucléaire de production d’énergie qui génèrent massivement des déchets radioactifs.
La radioactivité est la propriété qu’ont certains matériaux de diffuser, à flux continu, de l’énergie dans leur environnement sous forme de rayonnements. Ces rayonnements sont constitués d’ondes électromagnétiques et de particules atomiques qui sont susceptibles de créer des désordres dans le plus intime de notre physiologie, en particuliers dans les cellules qui codent nos gènes. Or, comme ces rayonnements passent sous le radar de notre sensibilité (lorsqu’ils nous traversent nous ne sentons rien), nous sommes individuellement démunis pour nous en défendre.
Nous avons pu montré que la vie n’a pu s’adapter à la condition aérobie sur la surface de la Terre que très tardivement après l'apparition de la vie aquatique, à partir du moment où la forte radioactivité originelle de notre planète avait suffisamment baissé pour être compatible avec des vivants au patrimoine génétique complexe. Voir notre article Radioactivité et expérience humaine.
Si intervient une rehausse de la radioactivité dans l’atmosphère terrestre, l’espèce humaine, et avec elle les primates et les autres mammifères supérieurs, sera la plus vulnérable à ses effets destructeurs pour le vivant.
Il faut donc absolument confiner tous ces déchets radioactifs de l’industrie nucléaire, spécialement ceux qui sont classés HAVL (Haute Activité à Vie Longue). Or, un des principaux composants de ces déchets est le plutonium 239 qui doit – plutôt qui devrait (comment faire des projets à cette échelle de temps ?) – être confiné pendant 200 000 ans ! Sans compter qu’il faut des systèmes de refroidissement, car l’énergie ainsi contenue engendre de la chaleur.
Or, en 2008, il y avait déjà accumulés 250 000 tonnes de déchets HAVL dans le monde. Ce chiffre a été donné oralement par B. Boullis du « Commissariat à l’énergie atomique » lors d’un colloque en 2009. Qu'en est-il en 2023 ? On ne trouve nulle part de chiffres plus documentés, plus officiels, plus récents –  les responsables de cette industrie ne seraient-ils pas fiers de cette croissance là ?
Or, on n’a toujours aucune solution viable pour entreposer tous ces déchets en des sites de confinement pérenne compatibles avec l’avenir à long terme de l’humanité et de la biosphère.
De même, on est toujours incapable de démanteler une centrale nucléaire ayant cessé son activité pour rendre le site disponible pour les vies humaines à venir.
Ainsi, dans une activité toute récente, certains humains recréent les conditions que notre planète soit potentiellement inapte à la continuation de la vie humaine. Et, voyez-vous, on ne le sent pas... du côté de l'industrie nucléaire, tout à l'air si propre ! Tout laisse à penser que les catastrophes surviendront à l'improviste.
Telle est la « Bombe radioactivité ».

samedi, octobre 14, 2023

Misère de la vengeance


Gaza, après le 7 octobre 2023

La vengeance n'est pas un comportement adulte - nous voulons dire : qui procède de l'âge de raison - il est un comportement infantile. Il n'est que la réaction vers la satisfaction de voir subir des dommages celui qu'on considère être l'agent de dommages qu'on a subis.

Tout dans ce mode de fonctionnement relève de la puérilité : le diktat de l'émotion, l'évidence magique de la réparation par le dommage causé en retour et la satisfaction qu'elle promet, le court-circuitage de la réflexion, l'urgence vers cette satisfaction "à tout prix". C'est la logique de l'enfant qui a besoin de frapper le coin de la table où il s'est cogné : il se fera peut-être aussi mal (à la main) que lors du premier heurt ... mais il aura la satisfaction de s'être vengé ! Plus tard, il faut le croire, avec l'âge de raison, il réfléchira sur les moyens d'éviter le coin de la table, ... avec beaucoup de commisération pour ses impulsions enfantines.

Il est navrant de voir aujourd'hui, si communément, des responsables politiques incapables de dépasser ce niveau.

Rappelons Hegel : 

"La vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances."
                              Propédeutique philosophique", 1809 (trad M. de Gandillac, ed. de Minuit)


lundi, septembre 18, 2023

De la non existence de l’intelligence artificielle et de ses effets

 


Boulier antique
 
L’intelligence artificielle est une technique de production d’œuvres auparavant exclusivement pilotées par l’esprit humain.
En ce sens l’intelligence artificielle est une virtualité de multiples nouvelles œuvres culturelles aisément et rapidement produites.
De ce point de vue l’intelligence artificielle pourrait être vécue comme un élargissement du champ de notre liberté.
On pourrait donc se féliciter de cette nouvelle avancée technique. Sauf qu’il y a un trouble en son idée même dans le fait que l’on ne sait trop de quoi l’on parle quand on parle d’intelligence artificielle.
Déjà, concernant l’intelligence simplement humaine, on serait bien en peine d’en donner une définition qui fasse consensus. Mais au moins, dans l’histoire de la pensée, on s’est longtemps accordé pour en faire une qualité propre à l’espèce humaine qui lui donne une supériorité décisive sur les autres espèces animales. Pourtant, depuis peu, on n’hésite pas à s’interroger sur l’« intelligence animale ». Mais en quel sens alors ? Après tout, l’homme crée des pièges à animaux, l’animal ne crée pas des pièges à humains !
Et comment peut-on parler aujourd’hui d’« intelligence artificielle » en attribuant cette qualité d’intelligence à des dispositifs techniques ?
En ce point, le mot intelligence apparaît comme un embouteillage de confusions.
Alors, comme voie pour éclairer cette notion d’intelligence artificielle, abordons-la en décrivant simplement le phénomène qui est censé la manifester. L’intelligence artificielle se présente comme une machine capable de produire une œuvre originale sous forme de texte, d’image ou de bande-son. Elle capte aujourd’hui l’intérêt commun parce qu’elle semble concurrencer des savoir-faire que les humains avaient toujours jusqu’alors considérés comme leur privilège.
Cette machine est un ordinateur, ce que les anglo-saxons appellent computer, soit, littéralement, machine à calculer.
Le principe d’une machine à calculer est simple. C’est un dispositif matériel construit autour d’un certain nombre d’éléments identiques sur lesquelles on peut provoquer deux états définis en leur appliquant une impulsion énergétique définie. Si on nomme 0 et 1 chacun des états que peuvent prendre ces unités élémentaires, une série de huit donnera un nombre de huit chiffres en 1 et 0, donc de base binaire. En informatique on appelle bit chaque unité élémentaire, et octet le nombre élémentaire composé de 8 bits (donc une mémoire d’1 gigaoctet signifie qu’elle a un million d’octet, en sachant que chaque octet, du fait des possibilités de combinaison des 0 et 1, peut prendre 256 valeurs différentes).
Le boulier (voir l’image d’en-tête) est la plus ancienne machine à calculer, il remonte à au moins deux millénaires avant notre ère. Dans sa forme achevée, il consiste en boules pouvant se déplacer sur un certain nombre de tringles parallèles. Le boulier ci-dessus a une mémoire de 91 bits soit le nombre de boules qui peuvent par leur position – à gauche ou à droite sur la tringle – prendre les valeurs de 0 ou 1
Un ordinateur contemporain peut être considéré comme un boulier à énergie électrique qui aurait l’équivalent de millions de tringles à plusieurs boules (8 le plus souvent). Sauf que ce ne sont pas des boules qui font les bits mais des infimes particules matérielles, par exemple des particules d’oxyde de fer qui changent d’orientation magnétique par une impulsion électrique minimale.
Nous évaluons un ordinateur à sa capacité de mémoire car, finalement, comme dans toute machine à calculer, il n’y a que de la mémoire.
Blaise Pascal présentant, en 1645 (à 23 ans), la première machine à calculer moderne qu’il venait d’inventer, écrivait : « Tu sais … combien, d’erreurs se glissent dans ces rétentions et emprunts à moins d’une très longue habitude et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire. » Autrement dit, la machine à calculer a essentiellement pour fonction d’assurer la mémoire dans le calcul humain par des agencements matériels dynamiques (les changements d’état dus à l’action humaine). Pascal n’est pas du tout dans l’idée d’avoir créé une intelligence artificielle. Jamais il n’a eu le soupçon de l’idée d’accoler le caractère d’intelligence à son invention.
Or, tous nos ordinateurs ne sont que des machines à calculer qui ont poussé au plus loin la quantité de mémoire et la labilité de celle-ci – ce qui est particulièrement le cas du processeur, dont les bits sont constitués de transistors en nombre (désormais de l’ordre du milliard), et dont les changements d’état rapides (indiqués par la cadence du processeur), permettent de gérer les impulsions électriques dans le système.
Encore une fois, il n’y a aucune intelligence dans ces systèmes, que de la mémorisation dynamique engendrée par la numérisation de la modification d’états de particules matérielles. Toute l’intelligence de ces machines numériques est dans leur agencement par le moyen du nombre. Le nombre n’existe pas dans l’ordinateur, il est une création de l’intelligence humaine.
Ainsi l’ordinateur ne peut être crédité d’aucune intelligence artificielle, il n’est, comme toutes les autres techniques inventées par l’homme, qu’un précipité de l’intelligence humaine.
Si l’on voulait parler clairement, il faudrait proscrire l’expression « intelligence artificielle ». L’intelligence artificielle n’existe pas, ne peut pas exister.
On ne devrait parler que de « machines-à-calculer-pour-produire-du-texte » (ou des graphismes, ou des bandes sonores).
Ce qui fait mieux voir qu’il n’y a dans ces productions que des combinaisons de mémorisations suivant des logiques propres à l’intelligence humaine et implémentées par traduction numérique dans la machine.
Prenons par exemple un texte élaboré par le programme « ChatGPT ». Si on lui pose une question philosophique, on a bien le pour et le contre, et finalement une conclusion relativiste : c’est oui ou non selon certaines circonstances. Donc, pour le professeur de classe prépa, une copie très moyenne qui fait état d’une bonne culture commune, qui est capable de mettre en ordre des idées, mais qui est incapable de construire un chemin de réflexion ouvrant des horizons nouveaux. Avec quelquefois des erreurs grossières. À la question « Le mensonge peut-il être moral ? », le programme soutient que Kant admet la possibilité de mentir par humanité. Ce qui est tout simplement faux ! Pourquoi cette erreur ? Elle s’explique par la manière dont le programme mobilise les données : comme il rencontre régulièrement, associé au nom de Kant, l’expression « droit de mentir par humanité », il conjoint l’un et l’autre. Et cela tout simplement parce que Kant a écrit un texte « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797) qui se trouve dans la liste de ses œuvres. Mais ce texte conclut justement qu’on ne peut admettre un tel droit !
C’est là que l’on voit mises au jour les limites de la machine à calculer qui prélève des données numériquement mémorisées et les combine entre elles selon les mots de la question posée et la bonne forme du discours. Elle opère à partir du calcul de la plus grande fréquence statistique de la manière dont sont associés les mots-clés de la question – pas de chance pour Kant, le mot « prétendu » dans son titre n’a pas l’heur d’être un mot-clé !
Finalement la machine à calculer est bien incapable de produire une œuvre au sens d’Hannah Arendt c’est-à-dire comme constitutive du monde humain (voir La condition de l’homme moderne, 1961, chap IV, La durabilité du monde). Elle ne fait que ressasser le monde passé en accommodant des bribes de culture passée selon des formes calculées comme statistiquement les plus communes. Si on demande plusieurs productions à une même requête de texte, la machine donnera toujours la priorité à celui qu’elle a calculé comme restituant les chaînes de mots les plus communes.
Qu’apporte cette pseudo intelligence artificielle, sinon la virtualité des variantes d’expression du conformisme ayant trait à la requête ? La mal dite « intelligence artificielle » nous apporte une liberté bien vaine.
S’exciter, comme c’est dans l’air du temps, sur ce nouveau « progrès », n’est-ce pas, paradoxalement, s’ankyloser dans le statu quo social, alors que notre société de la troisième décennie du XXIe siècle a un besoin vital de sortir du statu quo?
Il est certain que cela n’est, humainement, pas du tout intelligent !