dimanche, juin 15, 2025

Le mensonge peut-il être légitime ?

 


C’est le philosophe allemand Kant (1724-1804) qui a ouvert le débat.

En effet, dans Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785) Kant établissait que la moralité humaine, en deçà de toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises, des choix de comportement des individus, était fondée sur la pure raison qui impliquait en tout humain le principe de comportement suivant : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Or, le mensonge ne peut pas être voulu comme loi universelle : il n’y aurait alors plus de contrat possible, plus de droit, plus de communication verbale possible (la vérité étant la valeur essentielle du langage), et donc plus de vie sociale.

D’où la conclusion de Kant : on ne doit jamais – mais absolument jamais – mentir.

En 1797, le philosophe français Benjamin Constant publie un ouvrage en lequel il critique cette thèse de Kant proscrivant absolument le mensonge comme immoral. Il s’appuie pour cela sur un exemple venant du philosophe allemand « qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime » (nous citons Constant lui-même, Des réactions politiques, chap. 8). Constant formule un diagnostic que chacun peut faire sien : un crime tuant un innocent est bien plus grave qu’un mensonge dit à un malfrat !

Prenant connaissance de cette critique, Kant répond aussitôt dans un court article, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) en lequel il confirme sa thèse sans concessions.

D’abord, répond Kant, le problème moral du mensonge ne porte pas sur la vérité, mais sur la véracité. La véracité c’est la communication de ce que l’on pense être vrai, alors que la vérité, c’est ce qui est objectivement vrai. Car si on dit le faux en croyant dire le vrai (par erreur ou information insuffisante), on ne saurait être moralement condamnable. Il ne faut donc pas confondre les deux couples de contraires : vérité/fausseté et véracité/mensonge.

 Kant, ensuite, semble clore le débat par un argument objectif massif en faveur de l’obligation à la véracité quelle que soit la circonstance : « la véracité est un devoir qui  doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile. »

Nous sommes en effet tous sous contrats, et le premier de ces contrats ce sont les lois de la société en laquelle on vit. Tout contrat est un acte de langage qui fixe la vérité sur les comportements attendus, et proscrits, des individus les uns par rapport aux autres. Ainsi, la vie sociale n’est stabilisée qu’autant qu’elle est toute entière assise sur la confiance dans la valeur de vérité du langage – c’est bien pourquoi les codes juridiques sont aussi pointilleux sur le choix des mots et sur leur définition.

Mentir, c’est toujours trahir cette confiance dans le langage dont on a absolument besoin pour pouvoir vivre sereinement en société. Au fond, la valeur de vérité de la langue est le premier contrat implicite qui nous permet d’avoir une vie sociale, et qui rend possibles tous les autres contrats spécifiques. Mentir, c’est comme mettre un coup de cutter dans le tissu social qui se tisse sur la trame de la langue. C’est donc fragiliser la société dans son ensemble.

Certes, mais en attendant, le fugitif innocent va mourir sous les coups des assassins auxquels on n’aura pas su mentir. Un crime ne fragilise-t-il pas plus sûrement la société qu’un mensonge qui évite cette injustice fatale ?

On peut penser que Kant a eu en tête cette critique, parce qu’il ajoute à l’argument de principe objectif un argument plus subjectif. Un mensonge fait pour une bonne cause n’est jamais sûr de son effet, pris qu’il est dans la contingence des affaires humaines. Peut-être que mon ami fugitif, s’est échappé de la maison par derrière sans que je le sache. Alors mon mensonge – "Non, il n’est pas chez moi !" – va amener les assassins à le chercher à l’extérieur, ils le trouveront et le tueront. Dès lors, explique Kant, je me sentirai responsable de sa mort pour avoir menti. Pire, ajoute-t-il, je devrai « devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de [mon] mensonge et porter la peine des conséquences. »

Nous n’aimons pas trop cet argument.  C’est le propre de la liberté humaine de devoir s’orienter dans un monde tricoté de contingences, en choisissant en fonction de la probabilité des effets. Et très souvent l’évaluation des effets est assez sûre, bien que jamais totalement certaine. Bien des signes peuvent concourir à m’assurer que mon ami est encore dans ma maison. Sous l’Occupation en France, entre 1941 et 1944, l’instituteur a eu bien raison de mentir à l’administration qui lui demandait le nom des écoliers juifs : « Nous n’en n’avons pas ! » Car il savait, de manière quasi certaine, qu’ils allaient être mis dans un convoi de wagons à bestiaux pour aller vers l’Est et finir dans un camp de concentration.

Nous rejoignons ici la formule du philosophe Alexandre Koyré  : « Le mensonge est une arme »[1], ce qui lui permet d’ajouter : « Il est donc licite de l’employer dans la lutte. » Il s’agit ici de la lutte contre le fascisme pour le respect de l’humain. Bien sûr, une arme est foncièrement immorale, puisqu’elle est destinée à faire violence à autrui – on ne peut certes pas faire de « forcer le comportement d’autrui avec une arme » une maxime universelle ! Mais les résistants au nazisme de l’époque où Koyré écrivait ces lignes n’auraient pas pu contribuer à stopper l’horreur des exterminations de masse si on ne leur avait pas parachuté des armes. Pourtant, on sait bien que dans une vie sociale régie par le droit fondé sur l’accord collectif, les armes doivent être proscrites, sauf pour ceux qui sont chargés de faire respecter le droit.

Il en est exactement de même pour le mensonge, qui est une arme psychologique, sans doute l’arme psychologique la plus dévastatrice. C’est pourquoi, dans une société a priori en paix, c’est-à-dire qui fonctionne avec des institutions de justice capables de faire valoir le droit, l’impératif de véracité, avec toute l’exigence que lui reconnaît Kant,  doit valoir à plein. Cela signifie que le mensonge dans l’espace public doit être proscrit et pénalisé. On peut deviner, en ce point, les cris d’orfraie de certains qui, se disant « libéraux », prétendent qu’on s’en prend à la liberté d’expression. Mais la notion de « liberté d’expression » est très confuse – tout et n’importe quoi est expression –  alors que l’idée de véracité de la communication est très précise : elle signifie qu’il n’y a pas de décalage entre ce qu’on sait être vrai et ce qu’on communique à autrui, et donc que la liberté que lui ouvre le savoir de l’un peut être partagée avec l’autre. Par contre la volonté d’installer un décalage – le mensonge, fut-il simplement par omission – limite la liberté de l’autre en lui ôtant des possibilités de choix, afin de l’orienter vers un comportement qui intéresse le menteur. Il est donc une instrumentalisation d’autrui qui ne respecte pas sa dignité d’humain raisonnable et libre. Il est donc déjà une violence.

C’est pourquoi laisser s’insinuer des routines de communications mensongères dans l’espace public entraîne de facto vers une société de violence. N’est-ce pas l’évolution actuelle des sociétés mercatocratiques occidentalisées ? Enseigne-t-on prioritairement, dans les écoles qui forment à une communication publique (comme les écoles de commerce), une déontologie de la véracité ? La réponse est négative. On enseigne d’abord des techniques, qui relèvent du décalage entre ce qu’on sait et ce qu’on veut faire savoir – donc du mensonge – afin d’obtenir, de la part du public, les comportements attendus par des intérêts le plus souvent particuliers.

Les armes ne sont légitimes qu’en état de « légitime défense », en précisant  que l’oppression, la maltraitance systématique de la dignité humaine, sont aussi légitimes à défendre que le fait de rester en vie. Ainsi, le mensonge, en ce qu’il est une arme, n’est légitime que lorsque la violence est déjà là, piétinant la dignité humaine. Il est une arme pour neutraliser les facteurs de violence ; il perd sa raison d’être dès lors que les victimes sont rétablies dans leur dignité. La Libération de 1944-1945 a été un grand moment de vérité en Europe, en particulier avec le tribunal de Nuremberg.

Mais le mensonge n’est pas seulement une arme, il peut être aussi un anesthésiant. Car la vérité quelquefois peut être à ce point intolérable qu’elle doit être contenue, adoucie, travestie, plutôt que dite, surtout si le destinataire est en situation vulnérable. Gaza aujourd’hui – un bombardement israélien – un immeuble qui s’effondre – un enfant blessé dans les décombres, mais conscient – il sent bien qu’on transporte une personne inanimée près de lui – « Maman !? » – le sauveteur répond : « Non ce n’est pas ta maman, on va la chercher, tu la verras bientôt ». Impossible en effet pour le sauveteur de confronter l’enfant à la mort de sa mère car cela pourrait remettre en cause sa survie. C’est le mensonge de compassion qui prévient le désespoir. Comme le médecin qui édulcore le diagnostic sur la tumeur décelée pour maintenir son patient dans l’espoir et donc optimiser ses chances de guérison.

Nous le voyons, il peut y avoir, contrairement à ce qu’affirmait Kant, des situations en lesquelles le mensonge est légitime. Mais il faut avoir conscience que le bien attendu de ces mensonges garde toujours un degré d’incertitude, et que des conséquences négatives imprévues peuvent en provenir. Par exemple il pourrait se trouver que le patient cancéreux évoqué ci-dessus ait une culture médicale, et aie déduit la gravité de son cancer ; ayant éventé le mensonge de son médecin, il ne lui fera plus confiance.

On ne devrait se servir des armes et des anesthésiants qu’en situation de crise. Le mensonge ne peut donc être légitime qu’en situation de crise. Or, pour une société, se gouverner, c’est essentiellement anticiper les potentialités de situations de crise afin de les éviter. Or, le principal facteur social des crises ce sont les situations d’injustice qui perdurent dans la société. Et, nous l’avons vu, la justice requiert la véracité dans les relations humaines.

Il y a trop d’armes qui circulent dans nos sociétés. Comme il y a trop de mensonges qui se diffusent, et d'injustices qui perdurent. Il importe de sortir de cette logique de violence pour ne pas être mis en situation de devoir mentir.

C’est pourquoi il faut chacun, là où nous sommes, commencer par appliquer l’exigence de la loi morale de véracité mise en évidence par Kant : « Dis toujours à autrui, ce que tu penses vraiment, ce que tu juges vrai ! »

 

 


[1]Réflexions sur le mensonge, 1943. Réédité par les Éditions ALLIA, 1996.

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