dimanche, juin 08, 2025

Sur l’homme politique-spectacle




« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. »
Guy Debord, La société du spectacle, 1967 (I,1)

 

On entend les commentateurs s’interroger sur les décisions et contre-décisions du président Trump concernant les guerres en Ukraine et en Palestine, les droits de douanes, le budget de son pays, ses rapports avec E. Musk, etc. On partagerait volontiers leur désarroi à déceler une ligne politique qui ouvre une perspective claire de bien commun. Ce qui est, au fond, le but de l’action politique.
Mais y a-t-il vraiment un désarroi à partager ? Car, on le devine par des éclairs de regard brillant et de sourire en coin sur nos écrans, nos commentateurs et journalistes se régalent de l’actualité Trump.
Car toujours Trump fait le spectacle. Et c’est ce spectacle qui donne de l’attrait aux émissions qu’ils animent, et valorise leurs interventions.
Et si le trumpisme relevait essentiellement d’une logique de spectacle ?
Un spectacle est une représentation sensible d’une réalité intentionnellement composée pour susciter des émotions qui nous font adhérer à cette réalité.
Le président Trump se fait l’homme-spectacle du pouvoir politique. En le mettant en scène, en particulier dans le « bureau ovale », en lequel il nous fait témoins des décisions, arguments, polémiques, humiliations, roucoulades, etc. , entre hommes (et femmes, mais rarement)  de pouvoir. Comme s’il nous faisait participer au pouvoir des plus hautes sphères dirigeantes du monde.
Or cette « participation » a un effet profondément satisfaisant pour nous tous qui sommes confrontés de façon incessante aux impuissances, aux frustrations, de notre vie quotidienne.
Non pas que le show trumpien nous apporterait moult « happy end » en ce qu’il déboucherait sur des décisions politiques qui nous conviennent – paix juste en Ukraine, politique écologique volontariste, etc. Ce n’est à peu près jamais le cas, du moins pour la grande majorité de ses spectateurs. Non ! Ce que le Trump show permanent apporte est plutôt de l'ordre de la purgation – catharsis disait Aristote – de notre impuissance ordinaire, dans cette participation imaginaire, mais émotionnelle quand même, à une instance de pouvoir élevée.
Au fond, Trump est le premier personnage  public à assumer pleinement dans le champ politique « la société du spectacle » décrite par Guy Debord (voir la citation in incipit).
Et ce qui le prouve – comme par l’absurde – c’est son total décrochage de la valeur de vérité. Trump ne ment jamais, mais ne dit jamais la vérité. Il asserte de manière catégorique et il a le pouvoir : cela suffit. La preuve en est dans le nom qu'il a donné à son réseau social : "Truth" (Vérité). Cela signifie que quiconque voudrait discuter ses affirmations est considéré comme un nuisible. Il n'y a pas débat sur la scène de l'homme politique-spectacle Trump, quiconque prétend débattre doit être sans délai effacé de la scène. Ce qui est le propre d'un rapport fanatique à la vérité.
Il y a un sens de la vérité qu’autant que le langage objective un monde commun fondé sur notre expérience partagée – « Ce matin le ciel est bleu », et nous pouvons partager l’information vraie.  Mais le spectacle nous met dans une toute autre logique puisqu’il représente une réalité par certains codes permettant de susciter des émotions communes chez les spectateurs. Mais le vécu de ces émotions dépend de la sensibilité affective de chacun à ce moment-là, et donc est propre à chaque spectateur, le laissant enfermé dans sa propre subjectivité ; il ne saurait permettre de construire un projet commun. Le spectacle ne saurait être vrai ou faux. Il est réussi s’il capte largement les sensibilités, il est mauvais dans le cas contraire. 
 On sait que c’est une conséquence de l’établissement d’un marché ouvert dynamique comme principe de gestion des flux économiques, que la société mondialisée contemporaine fasse prévaloir le spectacle des biens marchands – leur apparence – sur leurs qualités réelles ; on sait que cette prévalence des apparences a été magnifiée, au niveau des relations sociales, par la popularisation de la communication numérique par Internet[1]; on sait que ce règne des apparences s’applique pleinement à la communication politique : le candidat, le président élu, s’appliquent à construire la bonne image qui induira le meilleur niveau de popularité. Tout cela c’est « le cinéma » habituel de la politique. Mais dès lors qu’on est dans la décision politique, on a toujours considéré qu’on rentre dans le sérieux de la réalité sociale : les lois impactent les relations réelles qui font la vie sociale. Et l’on sait que cet impact conditionne l’avenir politique de celui qui promeut la loi. En France, la loi sur les retraites a profondément divisé la société, et maintenant il faut faire avec.
La politique-spectacle de Trump fait passer la mise en scène de la décision avant le contenu de la décision. Car tout bon spectacle doit tenir la sensibilité émotionnelle en haleine, et donc sans cesse offrir des rebondissements qui relancent l’intérêt. Trump gère sa présidence comme naguère il gérait son émission de télévision. C’est pour cela que les décisions sont découpées en séquences de retournements, renforcements, suspensions, remises en cause, etc. L’essentiel est qu’il se passe quelque chose qui nourrisse l’intérêt pour le spectacle.
Mais quand, finalement (au bout des quatre premiers mois de sa présidence), le problème de la vérité pointe – les résultats sont bien pauvres par rapport aux annonces spectaculaires – c’est que la fièvre spectaculaire est retombée. Alors il faut réagir avec du lourd. On peut très bien interpréter l’écharpage public avec Elon Musk comme une manière délibérée par laquelle Trump, par un budget provocateur, essaie de relancer l’intérêt public sur le spectacle de sa présidence.
Il faut faire l’hypothèse – en réalité presque impossible à vérifier – que le vote Trump de l’automne 2024, en fait très faiblement majoritaire sur l’ensemble des États-Unis, a au moins autant été motivé par l’attrait du spectacle annoncé de cette présidence, que par l’attente des résultats liés aux mesures proclamées.
Ce qui voudrait dire qu’aux États-Unis en 2024 on aurait voté pour le spectacle de la présidence plutôt que pour l’amélioration de la vie sociale. Nous serions, en quelque sorte témoins d’un accomplissement de « la société du spectacle » selon Debord.
Il est intéressant de confronter, de ce point de vue, Trump et le président d’Ukraine Zelenski. Trump, homme d’affaires, est devenu metteur en scène et acteur du spectacle du pouvoir. Zelenski, comédien, metteur en scène, qui s’est rendu célèbre par son rôle dans un spectacle (une série télévisée) sur le pouvoir, est désormais un homme politique décisif dans l’évolution du monde.
Des historiens du futur ne seront-ils pas amenés à constater que, du point de vue de l’Histoire, Zelenski aura eu plus de pouvoir que Trump ?
Car, de toute façon, le monde avance indépendamment du spectacle de la politique, selon la logique combinée de la condition humaine et des lois de la nature. Tout l’avenir dépend de ce que nous voulons pour nos relations sociales comme pour notre rapport à l’environnement naturel. À trop voleter autour des lumières de la scène, nous délaissons la considération de ce qu’il faut faire pour maîtriser le cours du monde. Si bien qu’à un certain moment nous verrons la scène trembler, s’enflammer, ou sombrer. Et il sera trop tard. Nous ne saurons plus quoi faire.
Pensons la fin du spectacle !
 

[1] Sur tout ceci voir notre Démocratie… ou mercatocratie ? Éditions Yves Michel – 2023, chap. 4 « La nouvelle sophistique ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire