Après les massacres de Paris du 7 au 9 janvier
Il y a quelques jours nous avons vécu un traumatisme collectif par les massacres perpétrés par des fanatiques religieux à Paris, alors que s’échangeaient encore des vœux de bonne et heureuse année.
La réaction
Recevoir un coup sur la tête amène à se replier sur soi et à se protéger de ses poings. C’est le moment inévitable de la réaction par lequel on essaie de se ménager du temps supplémentaire à vivre au prix d’une restriction de son espace de vie. C’est de ce comportement réactif que procèdent les déclarations guerrières – « Nous sommes en guerre », « Il faut être implacable contre l’ennemi » ; et d’amener des jeunes devant les tribunaux pour avoir mal parlé ; et de lancer des opérations policières mal ajustées dans certains milieux, dans certains quartiers, sur simple présomption d’intention de délit . C’est aussi de ce comportement réactif que procèdent les mesures prises par le gouvernement suite à ces massacres : rehaussement du plan « vigipirate », renforcement des effectifs de la police, de l’armée, et des services de renseignements, lois bousculant des libertés fondamentales, etc.
Or les comportements réactifs ont un gros inconvénient : ils sont déterminés par l’agression subie. Ils ont donc été anticipés par l’agresseur et intégrés dans ses plans d’agression à notre encontre. Ils ont toutes chances de faire son jeu. Il faut donc être capable de les dépasser.
Rappelons-nous l’après 11 septembre : la population des États-Unis s’est massivement alignée sur la posture purement réactive de G. W. Bush synthétisée dans une déclaration de « guerre des civilisations ». Il s’en est suivi effectivement de nombreux actes guerriers : Afghanistan, Irak, Guantanamo, etc., dont nous ne sommes toujours pas sortis, et dont il est désormais clair qu’ils ont permis à l’islamisme fanatique de se développer comme jamais.
Les comportements réactifs amènent à des actes non mesurés, excessifs, arbitraires, dont le plus sûr effet est d’engendrer de la défiance chez des gens qui vivaient en confiance. Et la défiance – tout comme la confiance d’ailleurs – est un processus qui évolue selon une logique d’auto-renforcement : moins tu lui fais confiance, plus tu donnes à l’autre des raisons de se défier de toi. Et le fanatisme engrange les adhésions au bout de cette logique.
L’action des crayons
Le peuple de France, qu’il faut penser, depuis un demi-siècle, comme multiculturel, peut s’honorer d’avoir refusé d’emblée de se laisser enfermer dans la réaction. Dès le soir du 7 janvier, les gens se sont réunis partout en France devant les mairies – lieux d’affirmation de la citoyenneté – pour brandir des crayons, c’est-à-dire réaffirmer publiquement une valeur qui avait été attaquée par le massacre des journalistes de Charlie Hebdo.
Cette belle initiative populaire a été vite et bien réfléchie et mise en œuvre par les gens se concertant dans chaque commune parce qu’ils prenaient conscience qu’on avait porté atteinte à une valeur précieuse, constitutive de ce « nous » par lequel ils font société. Et le sommet de l’État a été, cette fois, suffisamment en phase avec son peuple pour organiser les grandes manifestations du 11 janvier qui ont montré que cette valeur qui nous est chère avait une résonance internationale.
Il s’agit d’une authentique action car elle ne pouvait en aucun cas être prévue par les protagonistes des massacres. Au lieu de s’en prendre à autrui, de proférer des menaces de mort, de brûler des effigies, etc. – ce qui est le propre des manifestations réactives – elle affirmait simplement une valeur partagée.
L’irrévérence
Il faut se pencher sur cette valeur commune dont le prix nous a, hélas, été révélé à l’occasion du massacre de ceux qui la cultivaient dans Charlie Hebdo. Car elle était, jusqu’au 7 janvier, largement méconnue, quasiment recouverte par une opinion commune assez monolithiquement informée par l’économisme ambiant.
C’est une leçon dont il faudrait bien qu’on se convainque durablement en cette difficile occasion. Jamais il ne faut réduire ce qu’on peut appeler la conscience collective d’un peuple à ce que l’on en montre comme « l’opinion publique » (oui, celle des sondages variés avec leurs questions orientées) : elle est toujours beaucoup plus riche. Ne serait-ce que parce que l’opinion publique est pensée comme purement réactive, et donc sans mémoire. Le peuple, lui, a une mémoire.
C’est cette mémoire qui s’est soudainement réveillée le 7 janvier à l’annonce du massacre à Charlie Hebdo, alors même que cet hebdomadaire, sans doute par effet du poids de l’opinion publique, souffrait d’une certaine désaffection ces dernières années ? Nous savons en tous cas aujourd’hui que l’existence de cette irrévérence vis-à-vis des pouvoirs qu’il représentait si bien nous est essentielle car elle fait partie de notre identité commune. Ce qui semble assez spécifique à la France quoique cela ait un écho partout dans le monde.
Peut-être que notre histoire propre nous a appris cette nécessité – une nécessité de santé collective – d’être capable de dégonfler par l’humour débridé la tendance toujours renaissante des pouvoirs établis à se prendre trop au sérieux ? Peut-être que cette valeur – la liberté de tourner en dérision les pouvoirs trop imbus d’eux-mêmes – est aussi un motif important de migrants pour choisir la France ?
Notre pays, en Europe, a été très tôt pris en main par un pouvoir centralisé, secondé aussitôt par une institution religieuse de tendance tout aussi hégémonique. Nous avons largement eu, sur un millénaire, notre content des violences émanant des pouvoirs installés, celles du fanatisme religieux (massacres des Cathares, de la Saint-Barthélémy, des Camisards), de la monarchie tyrannique (pillage des fruits du travail populaire « au nom du roi »), et enfin de l’ordre bourgeois (massacres de la Commune). Combien de fois ne nous a-t-il pas fallu battre la campagne avec des serpes et des faux (mouvements paysans), envahir les rues et dresser des barricades, pour renouer avec notre dignité ? Ne peut-on pas considérer notre liberté d’irrévérence comme la sécrétion auto-immune d’un corps social trop régulièrement mis à mal par les pouvoirs régnants et qui aurait ainsi trouvé la bonne manière de se prémunir ?
Le fanatisme religieux
Il est clair, depuis début janvier, que nous avons un ennemi contre lequel nous sommes en lutte. Mais notre force ne serait-elle pas de ne pas faire de cette lutte une « guerre », et de cet ennemi un groupe d’individus particulier ?
Car tout le comportement des auteurs des massacres de Paris indique qu’ils étaient mus par des convictions religieuses. Éliminons-les. Mettons en prison tous ceux qui pourraient leur ressembler. Aurons-nous alors gagné la lutte ? Non ! Car si demeurent prégnantes des convictions religieuses qui enseignent le mépris de la mort pour réaliser les volontés divines, d’innombrables autres se lèveront pour les remplacer, stimulés par le modèle du « martyr » qu’auront mis en valeur leurs devanciers.
Il ne faut pas se tromper d’ennemi. Notre ennemi, ce ne sont pas des individus (c’est pourquoi il ne s’agit pas d’une guerre). Notre ennemi c’est une idée, une idée qui peut devenir une valeur collective, une bien vieille idée qui nous a déjà fait beaucoup de mal. Notre ennemi ce n’est même pas l’islam. Qui veut absolument croire en un prêt-à-penser qui puisse donner sens à sa vie en trouvera un, quel qu’il soit, derrière lequel il y aura toujours des hommes de pouvoir prêts à l’instrumentaliser pour réaliser leurs buts particuliers.
Notre ennemi c’est le fanatisme religieux.
Il importe de bien connaître son ennemi. Le fanatisme est un mode de la croyance. La croyance est un certain rapport au savoir lorsque les justifications objectives pour l’adopter étant insuffisantes ce sont les motifs subjectifs (qui ne valent que pour soi) qui deviennent décisifs. Ainsi la croyance s’oppose à la science – soit : les vérités suffisamment fondés objectivement. Que l’eau soit constituée d’oxygène et d’hydrogène est une vérité scientifique ; qu’il y ait une vie après la mort est une croyance.
Seulement l’affaire n’est pas si simple car on peut prouver qu’il n’y a pas de vérité scientifique sans qu’intervienne un élément de croyance. Pascal a ainsi montré que les premiers principes, sur lesquels s’appuient tous les raisonnements, sont des croyances. Ainsi le savoir que maintenant je ne rêve pas que je suis entrain d’écrire est une croyance. Réciproquement toute croyance peut être réfléchie par la raison.
Il faut donc penser la quête du savoir comme le fruit d’une dialectique entre la croyance et la raison, la première donnant des points d’appui à la seconde pour développer ses raisonnements, et cette dernière en retour, la mettant en perspective. On peut appeler cela l’usage raisonnable de l’esprit. Cet usage apporte des certitudes suffisantes pour réaliser l’accord des esprits – et donc vivre ensemble selon des valeurs communes sans que les uns les imposent de force aux autres –, sans toutefois atteindre des vérités absolues.
Mais, parce que la croyance relève d’une adhésion subjective de l’individu, elle se prête aisément à la mobilisation d’investissements affectifs profonds, non maîtrisés, récusant alors toute remise en cause par la raison. Les savoirs ainsi bloqués sur l’attachement affectif à une croyance peuvent être qualifiés de passionnels. Freud a ainsi montré comment la croyance en Dieu pouvait être déterminée par un investissement affectif incontrôlé de l’image du père. D’ailleurs la foi religieuse peut être objectivement considérée comme une manifestation de ce rapport passionnel au savoir. Avec cette nuance toutefois que la personne qui a la foi fait état d’une expérience personnelle singulière qui l’a motivée. Et à cela la raison ne peut rien objecter.
Mais indépendamment des motifs affectifs, toujours obscurs – et souvent plus obscurs à l’individu concerné qu’à son entourage –, toujours singuliers (différents pour chacun), d’adhésion passionnelle au savoir, on peut distinguer trois gradations dans l’irrespect d’autrui de son affirmation.
– Dans la sophistique le raisonnement est perverti par une croyance qui sert la passion de pouvoir du sophiste. Celui-ci argumente de façon à attacher à ses thèses les désirs de celui qui l’écoute – ce qu’on appelle « persuasion » – pour augmenter le pouvoir qu’il en tire. Un bel exemple contemporain de sophistique est la manière dont se diffusent les thèses transhumanistes. La sophistique, c’est l’entreprise qui consiste à obtenir la libre adhésion d’autrui à sa croyance, par persuasion, afin d’augmenter son pouvoir.
– Le dogmatisme est l’attachement à un corpus de thèses, toujours les mêmes, fondées sur des croyances, qui donnent au dogmatique une vision du monde définitive qu’il ne peut que répéter à tout va, car il ne saurait y en avoir d’autres acceptables. Le rapport à sa croyance du dogmatique a beaucoup de caractères communs avec le syndrome obsessionnel, en particulier le fait qu’il réagisse violemment lorsque ses thèses sont contestées. Le dogmatique est malheureux de l’existence de pensées différentes de la sienne, mais il l’accepte car il espère toujours convaincre. Toutes les religions révélées fonctionnent dogmatiquement.
– Le fanatisme est une dérive du dogmatisme, lorsque l’attachement à ses croyances est tel que les pensées différentes sont considérées comme l’expression du Mal. Elles doivent être combattues et éliminées. Cliniquement, le fanatique est un individu qui en est arrivé à faire dépendre son identité même de sa croyance, et qui, pour cela, ne peut que ressentir l’existence d’une pensée hétérodoxe comme une menace. Il convient de souligner la forte propension du fanatisme à fonctionner communautairement. Ce qui est logique : l’individu fanatique ne peut espérer avoir un avenir seul contre tous. La communauté est l’agrégation d’individus fondée sur l’adhésion sans restriction à des croyances communes. Presque toujours l’identité du fanatique est indissociable de l’identité d’une communauté dont il se réclame. C’est pourquoi le fanatique peut envisager de se sacrifier pour les valeurs de sa communauté.
Toutes les religions révélées ont eu – ou ont – leurs dérives fanatiques. La raison en est qu’elles sont essentiellement dogmatiques, et qu’en certaines circonstances des individus se retrouvent dans des situations telles qu’ils peuvent investir le prêt-à-penser que constitue le dogme d’une religion comme ce qui leur permettra enfin de savoir qu’ils existent et qu’ils sont quelqu’un.
L’injustice
Il faut bien penser que les individus qui ont commis les massacres de Paris relevaient de telles situations qui rendent possible le choix du fanatisme religieux. Or, ils ont grandi dans notre société, parmi nous. Ils ont fréquenté nos institutions, ils ont été semblables à tant de jeunes que nous avons côtoyés et en lesquels nous avons pu nous fier pour l’intérêt commun. Il doit donc bien y avoir de sérieuses fragilités dans notre tissu social pour laisser ainsi dériver des jeunes gens au point qu’ils puissent choisir des comportements aussi meurtriers et suicidaires. D’autant qu’ils sont la manifestation la plus dramatique d’un mouvement profond puisque c’est par centaines que des jeunes désertent notre société pour aller faire le djihad en Orient.
Ils sont pourtant bien visibles ces points où le tissu social se disloque. Il suffit de regarder la distribution spatiale de l’habitat. De nombreux quartiers de banlieues où cohabitaient sans problèmes des gens de toutes origines il y a quarante ans, sont aujourd’hui ce qu’on appelle des « quartiers », c’est-à-dire des ghettos qui concentrent des gens d’origine maghrébine et africaine.
Que s’est-il passé ? La montée de l’injustice.
Et d’abord l’injustice économique. Car dans une société qui fonctionne selon la valeur suprême « argent » toutes les autres injustices en découlent. Or, l’injustice est flagrante dans l’accroissement considérable de l’écart entre quelques-uns toujours plus riches, et la partie la plus pauvre de la population. Depuis le début de la crise de 2008, par exemple, le tiers inférieur de la population française quant aux revenus a connu une nette baisse de son niveau de vie, alors que dans le même temps les 5% supérieurs se sont enrichis plus rapidement que jamais. Et c’est pour les populations les plus pauvres que le recul du niveau de vie a été le plus brutal. Ces évolutions se sont faites dans un contexte de dérégulation libérale qui a impacté d’abord les services (services sociaux, espaces publics, postes, commissariats, transports, etc.) qui sont d’autant plus essentiels que les populations sont pauvres.
À partir de ce constat on pourrait dérouler les logiques qui amènent ces gens qui se sentent perdants à regarder du côté de leurs voisins d’origines différentes pour alimenter leur rancœur, à se retourner vers leur culture d’origine pour se mettre en valeur – et d’abord à leur propres yeux –, à se tourner parfois aussi vers la délinquance et les économies parallèles. On comprend que nous sommes entrés, avec le sentiment d’injustice des couches pauvres de la population, dans des logiques de défiance. Et nous savons que de telles chaînes logiques débouchent sur la violence, parfois sous la forme du fanatisme religieux.
Ce qui est navrant c’est de voir des responsables politiques favoriser de telles logiques en stigmatisant publiquement des catégories de populations parmi les plus vulnérables. – ces mêmes responsables politiques qui conçoivent, votent, appliquent, les dispositions qui accentuent l’injustice.
Mais les responsables politiques sont aussi le reflet de la société qui les acceptent. Et ce que tous ensemble oublient c’est la valeur de justice. « Si les hommes ont la parole, c’est pour pouvoir débattre du bien et de la justice » disait Aristote. La justice est en effet la valeur qui rend possible la société. La « société » se distingue de la « communauté » dont nous parlions plus haut en ce qu’elle vise à faire vivre ensemble des gens qui peuvent avoir des intérêts, et même des visions du monde, fort différents. C’est seulement dans le cadre d’une société que peuvent s’épanouir les échanges et les créations culturelles. Et le critère d’une société qui se porte bien est sa capacité à inclure, à faire vivre en bonne harmonie, des gens différents. Et pour cela il faut et il suffit qu’une valeur finale s’impose à tous : la justice.
Qu’est-ce que la justice ? Je ne pense pas qu’il y ait de meilleure définition que celle de Pierre-Joseph Proudhon (1858) : « c'est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine ». C’est pourquoi la justice est une valeur qui s’impose spontanément à chacun lorsqu’il rencontre une situation en laquelle il éprouve le sentiment d’injustice. Proudhon ajoute d’ailleurs : « s'il y a aussi souvent opposition que solidarité d'intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l'intérêt ».
C’est bien l’attachement à cette valeur « supérieure à l’intérêt » particulier qui, toujours, fait la solidité du tissu social ; et ce qui le détériore c’est sa négligence. L’apparition du sentiment d’injustice est l’accroc élémentaire fait dans le tissu social. Suite au massacres de Paris, on voit aujourd’hui des ministres vouloir reposer le problème de la laïcité à l’école, vouloir introduire un enseignement civique obligatoire, vouloir instituer une période de service civique obligatoire pour les jeunes. On peut affirmer que tout cela sera quasiment vain s’il n’y a pas plus de justice. On reconduit la même erreur (en est-ce une ?) qu’au début des années 2000, avec le précédent débat sur la laïcité et la législation sur le voile : vouloir situer à l’intérieur de l’institution scolaire un problème social qui se noue tout entier au-dehors. Et, de fait, la loi sur le voile est toujours très difficilement appliquée (créatrice d’incompréhension et de tensions) dans les établissements scolaires.
Pourquoi négligeons-nous tant la justice ? On peut se demander si notre attachement à la justice n’a pas été recouvert, ainsi que l’a été notre attachement pour la liberté d’irrévérence, par la tyrannie de l’« opinion publique » qui voudrait que les gens pensent en fonction de leur intérêt présent, sans mémoire. On peut pourtant soupçonner que cette omniprésence de l’opinion publique est une manière d’écarter tous les obstacles culturels liés à la mémoire populaire afin de faire place nette pour la « croissance », cette multiplication et accélération incessante des flux de marchandises qui correspond aux intérêts de ceux qui dominent la société ?
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Saurons-nous retrouver notre mémoire – cette mémoire de tant d’espoirs et de luttes de nos pères pour faire advenir la justice – comme nous avons su la retrouver au soir du 7 janvier ?
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