samedi, décembre 31, 2022

Au-delà de l'urgence écologiste 2 – La ritournelle du bonheur



 
–    L’anti-somnambulique (a-s) : As-tu réfléchi depuis notre précédente discussion ? Vois-tu l'avenir un peu plus clairement ?
–    L’interlocuteur : Je crois que j’ai compris ton point de vue. Il faut que les humains continuent à croire en eux-mêmes bien qu’ils se sachent responsables de l’actuelle crise écologique planétaire. Car la responsabilité n’est pas également partagée. La responsabilité doit prioritairement être imputée à une petite minorité qui a le pouvoir d’organiser la société en fonction de son intérêt particulier, et que tu appelles « une mercatocratie ».
–    (a-s) : Oui, tu as bien compris la situation. Il est prioritaire, aujourd’hui, d’affirmer que l’humanité peut avoir un avenir désirable. C’est-à-dire qu’elle peut gagner une toute autre estime d’elle-même en se donnant à voir ce qu’elle peut apporter de positif par son passage sur Terre. Et ce rehaussement de sa conscience d’elle-même se fera en promouvant des valeurs de fraternité plutôt que de rivalité, et de créations durables plutôt que de consommations-destructions compulsives.
–    Effectivement ! Et tu as montré que l’idéologie écologiste dominante va en sens contraire de cette valorisation ; elle dénonce une humanité en elle-même néfaste qui serait la cause du dérangement d’une nature bonne en soi.
–    (a-s) : Voilà ! Il faut comprendre que cette auto-flagellation, qui se présente, dans son humilité même, comme la bonne parole écologiste, est au cœur du problème. Si la révolution humano-écologiste ne se fait pas, si les gens ne se désistent pas massivement de leur contribution, par leur temps de vie, leurs compétences, leur énergie vitale, au système de pouvoir mercatocratique, c’est parce qu’ils n’ont pas suffisamment foi en leur valeur humaine.
–    Alors, la situation est sans issue ! ?
–    (a-s) : Il faut partir du principe qu’une situation sans issue est toujours une situation insuffisamment comprise. Dès qu’on progresse dans la compréhension, il y a des possibilités de déblocage qui se dessinent. Il s’agit donc pour nous, maintenant, de comprendre cette auto-dévaluation commune.
–    Je pense que les humains se dévaluent parce qu’ils sont dans une situation en laquelle ils se sentent en échec : ils ont provoqué sur la planète la pire crise du vivant depuis des dizaines de milliers d’années !… Et, de plus, ils se sentent impuissants à y remédier.
–    (a-s) : Je crains que cette explication n’aide pas beaucoup, parce qu’elle enferme dans un cercle : on se sent impuissant parce qu’on se dévalorise, ce qui met en échec, et parce qu’on échoue, on se sent dévalorisé…
Mais la conscience humaine a nécessairement connu de belles phases ascendantes d’estime de soi : la maîtrise du feu, de la force du vent et de celle du cours d’eau, la culture des plantes, la domestication des animaux, la roue à moyeu, etc. Et, plus récemment – on en a les témoignages – la révolution copernicienne (si l’homme n’est plus au centre de l’univers, il peut en découvrir l’infinie richesse), et l’affermissement des sciences et techniques par la méthode expérimentale.
–    Il y aurait donc une cause historique à cette dévaluation contemporaine de l’humain.
–    (a-s) : Exactement ! Et cette cause, on peut la faire remonter au début du XIXème siècle grâce témoignage de Tocqueville, suite à son observation de la jeune démocratie des États-Unis :  « ... je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs … » (De la démocratie en Amérique, 1840). Tocqueville comprend que la nouvelle société industrielle met en place une condition humaine inédite, qui n’avance plus vers un avenir désirable, mais qui fait du surplace en courant après les possibilités de plaisir que lui laisse voir le présent – comme dans le manège l’enfant tourne en rond en essayant d’attraper le pompon. Cette nouvelle condition humaine, nous l’appelons aujourd’hui la condition de travailleur-consommateur. Elle fait effectivement « foule », regroupée qu’elle est dans les espaces urbanisés en lesquels se côtoient les grosses unités de production et de consommation. Et les individus s’y manifestent « semblables et égaux » d’abord parce qu’ils ont les mêmes types de comportements attendus.
–    N’exagérons pas ! Tocqueville parle ici d’une démocratie. Chacun de ces individus est un citoyen libre qui choisit ses représentants politiques. Cette liberté et cette égalité ont quand même été conquises par des révolutions populaires.
–    (a-s) : C’est vrai ! Mais qu’en restait-il après quelques décennies lorsque Tocqueville écrivait ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Avons-nous choisi de vivre comme nous vivons ? Avons-nous choisi la promiscuité dans l’immeuble de banlieue, la solitude dans le quartier résidentiel, les embouteillages matin et soir aux abords des grandes villes, la respiration nocive d’un air lourdement pollué, le harcèlement incessant par des intérêts particuliers marchands, la chute brutale de la biodiversité et le dérèglement climatique ?
–    C’est pourquoi tu as raison de dire que nous ne sommes pas en démocratie. Nous vivons sous l’emprise d’un pouvoir mercatocratique.
–    (a-s) : Bien sûr ! Si ce n’est pas le peuple qui a choisi d’aller dans une telle direction, c’est donc qu’il n’a pas le pouvoir souverain, qu’il n’y a donc pas de démocratie. Et effectivement, entre 1775 et 1871 – le siècle des révolutions populaires en Occident – ce sont toujours, après-coup, ceux qu’on appelait alors « les bourgeois », qu’on pourrait appeler aujourd’hui « les grands affairistes », qui ont pris, ou repris, le contrôle du pouvoir pour le mettre d’abord au service de leurs affaires.
–    Mais n’est-ce pas trop simple, cette interprétation ? Comment concilier l’existence de ce pouvoir avec celle des libertés publiques : liberté d’opinion, liberté d’expression – ne débattons-nous pas en public, ici ? – liberté de réunion, liberté de déplacement, liberté de vote ?
–    (a-s) : Tu fais là une très juste remarque. Tout pouvoir implique une limitation de la liberté de ceux qui doivent s’y soumettre. Comment surmonter cette contradiction entre un pouvoir social aux conséquences aussi dommageables et l’existence des libertés citoyennes ?
Le premier point est de reconnaître que la mercatocratie est une forme de pouvoir très originale dans l’histoire : elle développe essentiellement un pouvoir sur les consciences, alors que, traditionnellement, les pouvoirs sociaux non démocratiques étaient basés sur la force et la peur qui découle de l’expérience de la force.
–    Un pouvoir sur les consciences ? Je ne vois pas clairement ce que ça veut dire !
–    (a-s) : On est d’accord que la liberté, en son sens le plus immédiat, c’est la capacité de choisir entre plusieurs comportements possibles ?
–    Oui !
–    (a-s) : Un comportement envisagé comme possible, et que la société m’empêche de choisir, est vécu comme une restriction de ma liberté – ce qui se traduit par un sentiment de contrainte.
–    En effet ! Lorsque, par exemple, je suis obligé de traverser la rue dans les passages piétons.
–    (a-s) : Voilà ! Et c’est bien à la fois l’utilité sociale d’une telle restriction, mais aussi la peur du gendarme, qui te font accepter cette contrainte ?
–    Exact !
–    (a-s) : Mais suppose que tu sois dans une rue ainsi agencée que tu ne voies l’autre côté de la rue qu’au bout des couloirs des passages pour piétons ? Serait-ce encore une contrainte de traverser dans les passages piétons ?
–    C’est très bizarre ta supposition ! Mais … non ! Ça ne serait plus une contrainte.
–    (a-s) : Effectivement ! Il suffit que certains possibles ne soient pas envisageables pour que le fait de ne pas les choisir ne soit pas vécu comme une contrainte. Tel est le pouvoir sur les consciences : restreindre le champ des possibles envisageables de façon à orienter les comportements dans un sens attendu, et ceci de manière inaperçue par celui qui en est l’objet. Ce procédé est la meilleure manière d’éclairer ce que veut dire Tocqueville lorsqu’il parle d’humains « qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs ».
–    Cela signifierait que les humains sous régime mercatocratique, tels que Tocqueville les anticipait il y a près de deux siècles, ne verraient pas d’autres possibilités de vie que la quête de petits plaisirs.
–    (a-s) : Tu as très bien compris ! N’est-ce pas le cas ?
–    On dirait bien ! On consomme largement pour se faire plaisir, et on travaille pour avoir les moyens de consommer !
–    (a-s) : Oui, c’est bien la logique de notre société de travailleurs-consommateurs. Mais attention de ne pas en faire un mécanisme automatique. Sous régime mercatocratique nous ne sommes pas de simples marionnettes du pouvoir. En effet, ce pouvoir sur les consciences s’exerce essentiellement au moyen d’actes de communication. Or un acte de communication particulier n’implique pas nécessairement un comportement attendu, mais quand il émane du pouvoir social il est certain qu’il porte une information sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. En ce sens, il est pourvoyeur de normes de comportement pour la société. Et c’est par l’intermédiaire de ces normes que se circonscrit un champ délibérément limité des comportements possibles dans la population.
Par exemple, lors d’une assemblée amicale, il sera tout-à-fait seyant que tu parles et échanges sur ton projet de renouveler ton salon. Le sujet sera rassembleur. Par contre, aborde la question de notre recours collectif à de l’énergie artificielle, de notre manière dispendieuse de l’utiliser, et en quoi cela compromet à long terme l’avenir de notre descendance. On anticipe les yeux ronds et les mines embarrassées, voire navrées, dans l’assemblée, signes patents d’une transgression de la normalité.
Une telle situation illustre bien de quel côté se trouvent les possibles évacués dans la normalité ambiante.
–    Oui ! Du côté des comprtements qui impliquent un investissement de l’avenir.
–    (a-s) : Par contre, il a un type de possibilités qui semblent d’emblée s’imposer…
–    Il me semble que ce sont celles qui apportent du plaisir à court terme.
–    (a-s) : En effet ! Tu as très bien saisi l’idéologie qui est implicitement imposée dans notre société : elle est hédoniste (du grec hedonè = plaisir) ! Et c’est un hédonisme qu’on peut qualifier de trivial, puisqu’il consiste dans la recherche du plus de sensations bonnes possibles, dans le délai le plus court. Et la société est prioritairement organisée pour faciliter les consommations de biens qui apportent ces sensations.
–    Tu as raison. Sauf que tout le monde ne se laisse pas également influencer. Il est clair que les écologistes sont conscients de ces manipulations par la propagande. Ils les combattent. Comme ils dénoncent cette normalité de la société de consommation en montrant combien elle est dangereuse pour notre avenir commun !
–    (a-s) : Oui, mais avec quelques limites. D’abord il faut être lucide. Nous participons tous activement, peu ou prou, au pouvoir mercatocratique. Écologistes compris ! Par exemple lorsque nous utilisons un smartphone, ou achetons un tee-shirt produit à l’autre bout du monde. C’est pourquoi, on ne sortira pas de ce régime simplement en empêchant de nuire une caste de grands affairistes.
Mais cela va plus loin ! Il apparaît que nos écologistes actuels ne sont pas toujours saufs de cette idéologie hédoniste.
–    Doucement ! Les écologistes prônent la sobriété, la prise en compte des conséquences à long terme des choix énergétiques et industriels …
–    (a-s) : Certes ! Mais c’est du côté du projet de société qu’il faut regarder : vers quel bien commun veut-on orienter la société ?
–    Pour les écologistes, il faut promouvoir une société de protection et de réparation de la nature.
–    (a-s) : Pourquoi ?
–    Quelle question ! Hé bien pour une humanité heureuse dans une nature épanouie.
–    (a-s) : Effectivement. Les programmes écologistes sont des programmes qui visent le bonheur. Et qu’est-ce que le bonheur sinon une accumulation de sensations bonnes – ces sensations fussent-elles plus larges que celles liées aux cinq sens en incluant les formes de bien-être intérieur ?
–     Moi, c’est une finalité qui me parle !
–    (a-s) : Certes, mais lui as-tu parlé ? Je veux dire : as-tu interrogé cette finalité de bonheur en la mettant en balance avec d’autres finalités possibles ? Car tu as l’air de considérer le bonheur comme un but évident. As-tu bien réfléchi à ce que tu vises par ce mot ?
–    Se sentir bien, heureux, … délivré des menaces venant de cette société industrielle proliférante et ravageuse.
–    (a-s) : Ce qui apparaît en filigrane dans ce que tu dis – et qui est la pensée écologiste très commune aujourd’hui – est un idéal de vie sociale en réaction à la négativité du présent – les destructions de paysages, d’espèces, les pollutions, les catastrophes induites par le réchauffement climatique, le mal-être propre à la vie de travailleur-consommateur, le délitement de la socialité. Un tel projet écologiste viserait à faire tout juste le contraire de ce que fait le pouvoir social actuel : on décide de « protéger la nature » (lit-on dans le programme d’un parti écologiste), au lieu de se comporter comme si on en était « maître et possesseur » (selon l’expression de Descartes). Et il semble aller de soi que ce changement de signe dans notre rapport à l’environnement naturel entraînera automatiquement le passage d’un monde de sensations négatives à un monde de sensations positives. Or, il faut comprendre qu’une réaction ne saurait être une construction de l’avenir, parce qu’elle évacue toute réflexion entre des avenirs possibles. Elle ne fait que corriger le présent. Une réaction ne consiste qu’en un seul comportement possible, celui qui est impliqué par le sentiment négatif qui fait réagir, et qui permet de renouer, au plus court, avec un sentiment positif – un peu comme quand tu rajoutes du sel dans ta soupe.
–    Là je te trouve bien chicanier ! N’espères-tu pas, d’une révolution écologiste, qu’elle rende la vie plus heureuse sur Terre ? Qu’en attends-tu alors ?
–    (a-s) : Quelque chose d’humainement plus intéressant que le bonheur. Que mettons-nous, chacun, dans le mot « bonheur » sinon l’imaginaire de nos meilleures sensations vécues dans le passé, portées à leur plus grande perfection ? Le « bonheur », c’est un mot qui nous parle du passé, pas de l’avenir – le sourire bienheureux du bébé contre sa mère qui a tété à satiété et a fait son rot.
Comprends-tu que ça n’a pas pu être l’attente du bonheur qui a amené Bernard Palissy à brûler ses meubles afin de réussir des céramiques ; qui a fait marcher l’explorateur solitaire qui n’est jamais revenu de son expédition au Pôle Nord ; qui a motivé le jeune homme avec son sac de courses qui, en 1989 à Pékin, s’est placé pour bloquer une colonne chars allant réprimer des étudiants ; et tant d’autres, connus ou inconnus ?
Mais une démarche écologiste peut ne pas être aimantée par l'imaginaire du bonheur. Il y a eu, il y a encore, des démarches écologistes rationnellement rigoureuses. À cet égard, l’élaboration, par Hans Jonas, d’un principe de responsabilité sociale nécessaire et suffisant à une société écologiquement viable est à retenir : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. » (Le principe responsabilité, 1979). Ici, être écologiste, ce n’est pas chercher à retrouver une société heureuse dans son environnement naturel – l’a-t-elle jamais été d’ailleurs ? – c’est ménager les conditions pour que nos descendants puissent réaliser les promesses que porte l’humain du fait de ses qualités propres. Le principe de Jonas place clairement la liberté humaine dans sa dimension essentielle d’ouverture à l’avenir.
–    D’accord ! Mais je ne vois pas pourquoi cette ouverture vers l’avenir ne pourrait pas se faire de manière heureuse dans une société écologiste.
–    (a-s) : Pourquoi pas ? Je veux simplement rappeler une remarque d’Aristote qui pourrait nous mettre d’accord. Il disait : il ne faut pas rechercher le bonheur, mais l’action vertueuse ; et alors le bonheur nous sera donné, mais « par surcroît » !
Une action écologiste peut être « vertueuse » au sens grec (pré-chrétien) de l’adjectif, en ce qu’elle exprime l’excellence de l’homme. Elle doit être soigneusement distinguée de l’écologisme du bonheur bien dans l’air du temps.
Car, soyons clairs, les lanceurs d’alerte et les résistants de l’écologie, qui sacrifient de leur bien-être pour empêcher des projets supplémentaires de dévastations de la biosphère, s’exposant souvent à la violence répressive de l’État, sont du côté de cette écologisme vertueux, raisonnable. Par contre, il faut dénoncer une tendance complaisante à un écologisme du bonheur qui, aujourd'hui, entraîne une part significative des idéologues de l’écologie.
Un index très simple pour discriminer ces deux écologismes est le jugement sur l’industrie nucléaire de production d’énergie. Cette source d’énergie a en effet la propriété très particulière d’associer une grande prodigalité avec l’absence de ressenti de pollutions. Elle est donc, à court terme, toute positive pour la sensibilité (sauf accidents que l’on a déjà connus et que, selon toutes probabilités, l’on connaîtra encore). Elle se pare des atours d’une énergie propre, heureuse. Or, elle est de toute façon une source illimitée de malheurs pour l’avenir du fait de la toxicité de déchets radioactifs (en font partie les unités de production hors d’usage qui resteront, monuments maudits, dans le paysage) dont on ne peut se débarrasser car il faudrait les confiner des dizaines de milliers d’années afin qu’ils ne rentrent pas dans les chaînes d’échange des vivants – ce qui est hors de portée des projets humains. Cette industrie nucléaire est donc emblématique des menées humaines qui compromettent « la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre » (Jonas). Nous avons les avantages. Les générations qui vont suivre, et à perte de vue, n’auront que la charge des malheurs – il y a déjà à gérer des centaines de milliers de tonnes de ces déchets radioactifs longue durée. Peut-il y avoir pire injustice dans l’histoire humaine ? Or, l’écologie politique contemporaine s’accommode de plus en plus d’une production nucléaire d’énergie, au moins de façon provisoire. Et il existe d’ailleurs aujourd’hui une tendance de l’écologie politique s’affirmant ouvertement pro-nucléaire.
–    C’est là tout le problème de la transition vers les sources d’énergie décarbonées. Certains pensent qu’il est nécessaire, provisoirement, d’avoir recours au nucléaire.
–    (a-s) : J’avoue que je me méfie des raisonneurs de la « transition écologique ». Ils me semblent relever de l’hédonisme dominant en préconisant une phase qui éviterait d’avoir à vivre trop de sensations négatives. Mais on voit que cette transition n’en finit pas de devoir être étendue, au point qu’elle pourrait rejoindre, en une sorte de point de fuite où se perd le sens de l’avenir, les calendriers de décarbonation, toujours décalés, des responsables de l’activité industrialo-marchande.
–    Il faut bien faire avec tout le monde !
–    (a-s) : Oui ! Mais pas en s'alignant d'emblée sur le plus bête !
Il faut ici dénoncer la qualificatif de « punitif » qu'on brandit dès que l'écologisme laisserait voir la possibilité de sensations négatives. Est-ce que l'on va traiter de « punitif » le guide de haute montagne qui fait démarrer son groupe à cinq heures du matin, le fait grimper rudement dans la caillasse et le gel deux heures durant, pour qu'il puisse contempler, le sommet atteint, le lever du soleil sur le paysage ?
Je nous en prie : respectons-nous d'abord en tant qu’humain !
Or, ce n’est pas très respectueux de traiter les gens comme des enfants. Car c’est vis-à-vis des petits enfants qu’on prend soin de ménager un environnement sauf de toute source de sensations négatives. Vivre en adulte, c’est donner la priorité à ses choix de bien pour l’avenir, en acceptant les pans de sensibilité négative que cela implique du moment qu’ils permettent d’avancer.
C’est aussi à l’égard des personnes âgées que l’on ménage un environnement de sensations positives. La révolution écologiste veut-elle mettre l’humanité à la retraite ? Car n‘est-ce pas là un idéal de retraité ? Vivre une vie de gentil humain dans une gentille nature ! Et, comme des caricatures de retraités, en telle société ne va-t-on pas penser sans arrêt aux normes, vitupérer contre les déviants qui menacent sans cesse, calculer constamment son bilan carbone, son empreinte écologique, cultiver son jardin tout en surveillant la normalité de son voisin et en lui faisant de grands sourires ?
Car ce « bonheur » attendu ne saurait suffire à une âme humaine en ce qu’il n’est porteur d’aucun avenir. Ce qu’illustre l’apostrophe de l’Antigone de Jean Anouilh : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. »
Aujourd’hui, on nous fait « lécher » de l’écologie à tout va. On « verdit » à qui mieux mieux (même avec du gazon synthétique). On nous invite aux « petits gestes » écologiques (tri des déchets, ne pas laisser couler l’eau, etc.) à l’impact dérisoire mais qui assurément soulagent notre responsabilité de consommateurs impénitents.
Bref, on nous traite comme une masse d’enfants attardés, ou de retraités précoces, cela revient au même. En nous lançant une pluie d’appâts à plaisirs multicolores, le pouvoir mercatocratique accapare notre temps de vie, notre énergie, en nous faisant accourir. Et nous accourons et tournons en rond sans arrêt pour essayer de grappiller des ersatz de bonheur.
–    Tu considères donc qu’il n’y a pas à opposer le bonheur apporté par une société écologiste du bonheur apporté par la société de consommation, parce que c’est la finalité même de bonheur qui est en cause : tu la juges humainement indigne !
–    (a-s) : Oui ! Sans en avoir forcément une conscience claire, nous nous savons rabaissés dans ce monde en lequel on nous renvoie sans cesse à un devoir d’être heureux. Or, se savoir ainsi systématiquement méprisé amène à se sentir méprisable. On peut se soulager de ces sentiments négatifs qui touchent à la conscience que l’on a de soi-même en méprisant quelque groupe social différent en lequel on croit voir des signes objectifs de déchéance. Nous considérons que c’est le motif profond de la vague populiste d’extrême-droite qui monte dans les pays occidentaux.
–    Mais cela ne saurait résoudre le problème !
–    (a-s) : Bien entendu ! Cela ne fait que le soulager de façon imaginaire. C’est pourquoi le populisme est une fuite vers l’abîme : on n’en a jamais fini de devoir soulager ainsi son déficit d’estime de soi en s’en prenant aux autres !
Rappelons-le ce problème ! Il s’agit de comprendre l’impuissance des humains à relever le défi de la crise écologique et sociale actuelle, et nous savons qu’ils s’en croient incapables parce qu’ils s’auto-dévaluent…
–    Oui ! Et tu rends compte de cette auto-dévaluation par le fait que les gens se voient constamment méprisés dans leur humanité, et donc qu’ils se comportent trop peu de manière humaine.
–    (a-s) : Autrement dit, ils ne se voient pas capables de construire leur avenir en fonction de valeurs proprement humaines.
–    Mais alors que faire face à ce pouvoir si prégnant qu’il est capable de pervertir une partie de l’écologie politique ?
–    (a-s) : S’en détourner, tout simplement. Plus précisément : se détourner de l’évidence du bonheur comme but de la vie – laisser cette évidence au tout petit enfant, ou à l’individu très âgé qui a mis une croix sur son investissement dans le monde.
–    Facile à dire quand tout le monde autour de soi pense le contraire !
–    (a-s) : « Semble penser le contraire » ! Paradoxalement, le conformisme est un mode de pensée de la solitude : les idées dominantes dominent lorsque les gens ne discutent pas entre eux.
C’est pourquoi il faut continuer à discuter !
–    Alors à bientôt !


mardi, novembre 22, 2022

Au-delà de l'urgence écologiste 1 – La nature et nous



L’interlocuteur : Même si on n'en attendait pas grand-chose, on est quand même navré par le résultat. Je parle de la COP27 qui vient de s'achever. Elle a consisté essentiellement en une discussion de marchands de tapis, plutôt qu'en une mobilisation pour la prévention contre les désastres qui s'annoncent du fait du dérèglement climatique et de la chute de la biodiversité.
L’anti-somnambulique (a-s) : C'est bien vrai !
– On ne pouvait s'empêcher d'espérer, sans trop se l'avouer, une sorte de commotion, une prise de conscience de tous ces responsables politiques échangeant sur leurs expériences toutes fraiches des effets dévastateurs de cette économie de marché mondialisée, et décidant  « On ne peut plus continuer comme ça ! ». Hé bien si, on continue !
– (a-s) : C'est vrai !
– C'est vrai, c'est vrai, c'est tout ce que tu trouves à dire ? Et maintenant qu'est-ce qu'on fait ? Il y a une telle urgence ! Faut-il se résoudre à préparer son sac à dos avec couteau suisse, manuel de survie et chaussures montantes tout terrain, pour prendre le large vers une forêt profonde lorsque l'alarme sera trop proche ?
– (a-s) : Ce pathos de l'urgence, ce n'est pas trop mon truc.
– Peut-être, mais c'est la situation objective !
– (a-s) : Je veux dire : il faut avoir conscience que nous vivons dans une société qui est organisée pour mettre les gens constamment dans l'urgence ! Il faut travailler dans l'urgence, il faut consommer dans l'urgence, il faut même avoir des loisirs dans l'urgence (aller au spectacle, regarder des séries, faire son sport, etc.). Lis à ce propos le bouquin d'Hartmut Rosa, Aliénation et accélération (La Découverte, 2012).
– Et il faut sauver la planète de toute urgence ! J'espère que tu ne mets pas cette dernière urgence, plutôt cette première urgence, sur le même plan que les autres !
– (a-s) : Non ! Pas moi du moins. Mais d'autres, beaucoup d'autres, sont enclins à le faire ! N'est-on pas prêt à piétiner les règles administratives préservant au minimum l'intérêt public de tels équipements pour démarrer d'urgence la construction de nouvelles centrales nucléaires, lesquelles, en tout état de cause, ne seront pas fonctionnelles avant 2035 ? Et on prévoit tout autant ce qu'ils appellent des « procédures accélérées » pour couvrir des milliers d'hectares en panneaux solaires ou éoliennes !
– Mais, il s'agit là de décarboner la production d'énergie. Cela va bien dans le sens d'un freinage du réchauffement climatique !
– (a-s) : Saperlipopette ! Comment peux-tu perroquetter ainsi le discours des puissants ? Je t'en prie, arrête de faire le somnambule ! Peux-tu évaluer la quantité d'énergie qu'il faut dépenser pour réaliser (et plus tard s'en débarrasser) ces champs de panneaux solaires, d'éoliennes, ou faire fonctionner une nouvelle centrale nucléaire (sans compter, pour cette dernière, la gestion des déchets dont certains devront être confinés et surveillés indéfiniment) ? Regarde comment tu vis, comment on vit ! On vit à produire du déchet, ou gérer des objets qui sont dans l'antichambre du déchet parce qu'ils ne servent plus ayant été disqualifiés par la nouveauté suivante ! Combien de téléphones a possédé la génération immédiatement après la seconde guerre mondiale ? Un seul, en ébonite noir. Combien en as-tu déjà possédés depuis qu'ils sont portables, et combien mis au rebut alors qu'en état de marche ? Ne connais-tu pas cette vérité du marché alimentaire : 1/3 des denrées vivrières produites sont jetées sans avoir été consommées ? As-tu remarqué à quel point s'est boursouflée la part de l'emballage plastique que tu dois d'emblée jeter quand tu veux faire usage d'une marchandise ? La société marchande ne s'est développée qu'au prix d'un gaspillage systémique monstrueux.
D'où vient cette voracité d'énergie pour gaspiller ? De personne d'autre que de ceux qui ont choisi de s'enrichir en organisant la société de telle manière qu'ils puissent activer des flux de marchandises toujours plus larges, toujours plus denses, et se placer là où ils peuvent au mieux prélever au passage. On peut appeler une telle structure de pouvoir, une mercatocratie.
Pour sortir de l'impasse écologique, il faut renverser la mercatocratie.
– Au fond, je suis d'accord avec toi. Moi aussi je veux qu'on aille vers une vie organisée selon un autre principe, celui d'une société écologique en laquelle les humains vivraient en accord avec la nature. Simplement je pense que ce changement, qui serait une révolution, n'est pas possible tout de suite, et donc que l'urgence est aujourd'hui de décarboner l'énergie.
– (a-s) : Hé bien, je ne suis pas d'accord sur ces deux points que tu conjugues.
Il est faux d'affirmer qu'il faille reporter à je ne sais quand la sortie de ce système social toxique fondé sur l'enrichissement pécuniaire par la prédation démesurée sur l'environnement, l'excès et l'injustice dans la consommation, et le gaspillage systémique. As-tu déjà oublié que, du jour au lendemain, en mars 2020, dans cette partie du globe, la société mercatocratique a cessé de fonctionner ? Pourquoi ? Parce que, cette fois-là, les dominants étaient tout aussi vitalement menacés par la circulation du virus que le reste de la population. Autrement dit, le désistement de la population de ce système social dont elle est victime est tout-à-fait concevable, et du jour au lendemain, si elle se prend en main (peut-être d'ailleurs ce désistement a-t-il commencé si l'on écoute les alarmes et les incompréhensions sur la difficulté de recruter des salariés depuis l'épisode pandémique).
Ensuite, il apparaît que ce projet d'une société nouvelle fondée sur l'idée d'un accord avec la nature, tout pétri de bonnes intentions qu'il soit, est inconséquent. Ce biais anthropomorphique qui consiste à parler de la nature comme d'un partenaire avec lequel on pourrait se mettre d'accord, est mystificateur. La « nature » n’est pas un partenaire. Un minimum d'objectivité amène à la considérer comme une dynamique de la planète aveugle aux visées humaines (tant de variétés de catastrophes naturelles, de maladies implacables, et, jusqu'à peu, de bêtes féroces !). Il nous faut alors gérer localement notre relation avec elle le plus raisonnablement possible, tout en sachant que, globalement, elle nous transcende. Cela signifie que nous ne saurions avoir le dernier mot sur elle parce que c'est la logique propre de cette dynamique qui, en fin de compte, déterminera le destin de l'humanité. Et cette dynamique a pour caractère principal  l'évolution des espèces : l’espèce humaine comme les autres espèces, par nature, est apparue (il y a quelques centaines de milliers d’années), et disparaîtra.
Cette idée d'une « nature » avec laquelle il faudrait être d'accord, qu'il faudrait respecter, protéger, etc., relève d'un irénisme commun totalement hors sol qui étonnerait beaucoup nos ancêtres. Il procède d'un imaginaire de la nature tout-à-fait artificiel, largement diffusé dans les médias dominants (pensons aux nombreux films naturalistes présents à l’envi sur les écrans), et qui a pu devenir le principal pourvoyeur de contenus à mettre sous le mot « nature » pour bien des habitants d’agglomérations urbaines. Mais il faut avoir conscience que cette « nature » est ainsi mise en scène pour faire du bien. Elle a, de fait, la fonction idéologique de compenser la dégradation évidente de l’environnement réel des humains, en happant, par ce qui se passe sur l’image ou sur l’écran, le désir de l’individu dans la gratification d’un environnement saturé de sensations positives.
– J'ai du mal à te suivre jusque-là. Comment ne pas admettre que « l'amour de la nature » est le ressort principal pour faire advenir une société nouvelle ?
– (a-s) : Parce que cela ne veut rien dire ! Qu'aimes-tu en disant cela ?
– Par exemple m'enfoncer dans la forêt, et goûter de cet environnement de vie bruissante qui m'enveloppe ... les chants d'oiseaux, le frissonnement des feuilles, les odeurs qui montent de la terre, etc.
– (a-s) : Oui, et tu t'assois quelque part pour mieux apprécier ton plaisir et te retrouves parcouru de toutes parts de fourmis rouges qui te piquent douloureusement ... 
– Je dis qu'il faut aimer la nature dans sa diversité, en y intégrant ses côtés qui paraissent négatifs, en certaines circonstances, aux humains.
– (a-s) : Si je comprends bien, tu considères la nature foncièrement aimable, et néfaste seulement relativement à certaines circonstances.
– Oui, c'est cela !
– (a-s) : Pourtant, il me semble que la lucidité devrait conduire à la proposition inverse. La logique de fonctionnement de la nature, c'est notre disparition en tant qu'individu au bout de quelques décennies, mais aussi, à un terme inconnu ‒ il dépend de notre liberté ‒ notre disparition en tant qu'espèce, alors que nous sommes viscéralement dotés d'un « infini intérêt à vivre » (l'expression est de Kierkegaard). C'est pourquoi il est si difficile de se représenter sa propre mort, et encore plus celle de l'humanité. Dire que la nature nous est foncièrement hostile, et circonstanciellement aimable, serait plus approprié.
– Il me semble que tu vas chercher un peu loin tes arguments pour faire valoir une vue originale parce que paradoxale !
– (a-s) : Non ! Point de paradoxe ici, mais un effort de lucidité qui devrait nous conduire à dépasser cette problématique d'« amour de la nature » qui ne mène nulle part, pour s'intéresser au seul amour général qui vaille : l'amour de l'humanité.
– Oui, bien sûr ! Tu remplaces des grands mots par d'autres grands mots. Je ne vois pas le progrès !
– (a-s) : Le voici le progrès ! L'amour de la nature ne peut être que l'amour d'un imaginaire. L'amour de l'humanité est celui d'une réalité concrète. Quels que soient, notre aspect physique, notre genre, notre génération, notre culture, nous sommes tous frères/sœurs en tant que nous sommes confrontés aux mêmes limites liées à notre finitude : il nous faut tirer subsistance en nous donnant des techniques et par notre travail, choisir les bons partenaires, accueillir une descendance et l'éduquer, nous organiser en société, conjurer la violence, nous accommoder de la souffrance et de la maladie, nous préparer à mourir, et donc donner un sens à notre vie. Or, le seul sens que l'on peut donner à tout cela, c'est que notre passage de quelques décennies sur terre contribue à améliorer l'humanité, c'est-à-dire que nous utilisions notre liberté à faire valoir les qualités propres qu'elle est la seule espèce à posséder et dont elle sent les potentialités en elle. Ce sont au moins les capacités de raison, de réflexion et de création. D'ailleurs n'est-ce pas exactement ce que nous faisons lorsque nous conservons la mémoire des belles figures, des belles actions, des belles œuvres du passé, lorsque nous éduquons en transmettant aux nouvelles générations, lorsque nous enrichissons ce qu'on appelle la culture ?
Tout l'enjeu de la crise actuelle est là : est-ce que l'humanité peut encore se donner un avenir pour faire valoir ce qu'elle peut ?
– Effectivement, on est là dans tout autre chose que l'accord avec la nature. Cela amène à envisager tout autrement l'attitude par rapport à l'avenir. Ce qui me donne à réfléchir ....
– (a-s) : Oui, prends le temps de réfléchir. On en reparlera.

samedi, juillet 30, 2022

L'animal-mystère

 

Le Monde 30 juillet 2022 :

Thalys : chaos dans les gares après un choc entre un train et un animal

L’incident a eu lieu à 15 h 55, à la hauteur de Tournai en Belgique, où un animal a été heurté par un train en provenance de Bruxelles. La ligne qui relie Paris, Bruxelles, Amsterdam et Cologne a été interrompue.

 

Pourquoi écrire "un animal", et non pas "un cerf", "un sanglier", "une vache"...? L'animal en question devait être en effet assez massif pour être d'une espèce identifiable puisqu'il a été capable de mettre en panne le train.

D'autre part, journaliste, tu nous dois l'information aussi précise que possible dans les contraintes de l'espace pour l'écrire. Or ici, il n'est question que de remplacer un mot par un autre.

Qu'est-ce qui t'a retenu, journaliste ? Ne serait-ce pas la capacité plus aisée de s'imaginer la victime par la connaissance de son espèce ? Peut-être parce que cette imagination aurait en quelque sorte dépareillé le sens même de ton article : la mise en évidence de perturbations dans les transports de vacanciers.

Mais ne clames-tu pas toujours que ton premier devoir est d'informer ?

vendredi, juin 24, 2022

Vue sur le monde d'après


 Le Monde 25 juin 2022 :

 Des grèves chez Ryanair et Brussel Airlines perturbent le ciel européen

Chez Ryanair, plusieurs syndicats ont appelé à cesser le travail dès vendredi en Espagne, au Portugal et en Belgique. Au départ et l’arrivée de Charleroi, ce mouvement a obligé la compagnie à annuler 127 vols entre vendredi et dimanche.

 

Face à ton titre la bonne question est : "Comment, journaliste, peux-tu confondre un ciel perturbé avec un marché de transport perturbé ?"

jeudi, mai 12, 2022

Peut-on vivre sans avenir ?

 

AgroParisTech 2022

Ce qui nous réunit en cette troisième décennie du XXIème siècle, c’est un vécu de crise.
Il faut comprendre cette proposition en donnant au « nous » l’ampleur de l’humanité, et en reconnaissant dans le « vécu de crise » une incapacité de se projeter dans l’avenir.
Or, c’est le propre de la condition humaine que de ne pouvoir se dispenser d’espérer, et donc de se projeter dans l’avenir.
Pour une raison simple : l’individu humain se sait mortel. Il sait donc que le temps de vie qui lui est alloué est limité, au mieux, à quelques dizaines de circonvolutions de la Terre autour du soleil, ce qui l’amène inévitablement à se poser la question du sens qu’il veut donner à ce temps de participation à l’aventure humaine. C’est pourquoi il est mu, comme l’écrivait Ernst Bloch, par « le principe espérance », investissant l’avenir bien au-delà de son temps de vie, dans la perspective d’un avenir meilleur de l’humanité. Car il sait que c’est seulement dans une telle ouverture de son vécu temporel qu’il peut donner un sens à sa vie – voir une illustration dans mon billet Quand je serai riche !…
Ce rapport humain à l’avenir doit être clairement différencié d’une certain rapport à l’à-venir que nous partageons avec les animaux, et qui est leur exclusif rapport au futur. Il consiste à capter dans le présent des signes de satisfactions à venir possibles et donc de gérer le présent à partir de ces signes afin de les faire advenir –  pensons au chat qui chasse une souris, mais aussi à la stratégie du petit enfant qui veut se faire acheter un jouet par l’adulte dans le centre commercial.
On peut appeler cette attitude de vie, qui ne décolle pas véritablement du présent, encore sous-humaine,  le courtermisme.
N’est-ce pas aussi massivement en courtermistes qu’agissent les gouvernants comme les majors du monde industrialo-marchand aujourd’hui ?
Le « Canard enchaîné » du 11 mai 2022 :

« Plus ça va mal, mieux ça va aller

ELLE N'EST PAS sortie de l'auberge, la toute flambant neuve « nation écologique » qu'a promis d'inventer Macron. Mardi 3 mai, à la grande satisfaction du lobby de la pêche industrielle, les députés européens ont autorisé la pêche au chalut dans les « aires marines protégées ». Et ce à l'initiative d'un eurodéputé macroniste, Pierre Karleskind, lequel préside la commission de la Pêche au Parlement européen. Une eurodéputée Verte belge ayant proposé d'y interdire cette pêche très destructrice, il s'est empressé de la contrer. Son amendement, qui se veut « pragmatique » (« Le Monde », 5/5) et permet de la maintenir telle quelle, l'a emporté. Rappelons que seules les « aires strictement protégées » le sont réellement. Dans les autres, on peut continuer de pratiquer le tourisme, les transports, les activités nautiques. Et le chalutage de fond. « Un désastre pour le climat et la biodiversité, a tweeté Claire Nouvian, de l'ONG Bloom. Votre "nation écologique" est une imposture. » Tout de suite les grands mots !
Deux jours plus tard, jeudi 5, l'Autorité environnementale rend public son rapport annuel. Les 149 avis qu'elle a rendus tout au long de l'année passée sur les projets autoroutiers, aéroportuaires, nucléaires ou d'aménagement pour lesquels elle a été consultée sont tous fondés sur le même vieux modèle, « avec les mêmes programmes, les mêmes financements » : rares sont ceux qui tiennent compte de la biodiversité et du climat. Bilan : « la transition écologique n'est pas amorcée en France ». Tout de suite les jugements lapidaires !
Le même jour, deux instituts de recherche, l'Inrae et l'Ifremer, publient l'expertise qui leur a été commandée par le gouvernement sur l'impact des pesticides. Bilan : une catastrophe. On en trouve partout, jusqu'à 3 000 mètres de profondeur, dans les océans, jusqu'aux pôles et, même si les produits chimiques les plus dangereux ont été bannis en Europe, les effets des plus de 50 000 tonnes balancées chaque année en France restent massifs (la pollution est la troisième cause de l'effondrement du vivant) et sous-estimés (on néglige l'impact de l'effet cocktail).
Ces pesticides entraînent « une fragilisation de la biodiversité et des services qu'elle rend ». Tout de suite de l'agribashing !
Ce même maudit jour, le WWF indique que ce 5 mai 2022 est le « jour du dépassement » (lire « Plouf », p. 5). La France consomme, pollue, bétonne désormais au-dessus de ses moyens, elle prélève plus de ressources que la nature ne lui en fournit.
Heureusement que « planification écologique » rime avec « baguette magique »...
J.-L. P. »

Car, en effet, ne viser l’après qu’en fonction de la croissance du PIB ou du chiffre d’affaires, c’est ne pas voir plus loin que les possibilités d’enrichissement présentes et les satisfactions à court terme qu’elles promettent.
Épictète enseignait il y a 20 siècles (Entretiens) : « Il est des gens qui, comme les bêtes, ne s'inquiètent de rien que de l'herbe ; c'est vous tous, qui vous occupez de votre avoir, de vos champs, de vos serviteurs, de vos magistratures ; tout cela n'est rien que votre herbe ». Et il ajoutait : « Parmi ceux qui sont dans cette foire, bien peu ont le rôle de la contemplation et se demandent ce qu'est le monde et qui le gouverne. »
Il semble bien que, de manière analogue, les gens de pouvoir actuels, je veux dire ceux qui ont le plus de responsabilités sociales quant aux décisions qu’ils prennent, « ne s’occupent que de leur herbe », et ont une forte réticence à lever la tête pour voir vers quel avenir ils s’orientent et orientent la société.
Et s’ils leur arrivent de parler réellement de l’avenir, c’est pure rhétorique, histoire de faire pare-feu à la propagation des expressions de désaveu populaire, afin de pouvoir continuer à brouter leur herbe.
Ce ne sont pas des arrivistes de la politique ou des milieux d’affaires que viendra une quelconque ouverture à l’avenir.
La réhabilitation de l’avenir viendra uniquement des milieux populaires.
En voici un bel exemple :

vendredi, mai 06, 2022

Objet acheté, objet à jeter

 


J’ai acheté un objet !
Il est beau, lisse et brillant, il a tout plein de fonctionnalités, en tout cas plus que je pouvais songer, et je ne sais trop si je vais me servir de toutes. Mais l’important est qu’il les aie n’est-ce pas ? C’est beau cette puissance potentielle qui dépasse votre propre horizon étriqué d’utilité !
Je le regarde, je le contemple, je le renifle, je jouis de cette nouvelle présence dans ma vie. L’objet est beau par son design discrètement disruptif. Il est beau parce qu’il me place à la pointe du monde qui avance. Je sens que je m’aime encore un peu plus en possession de cet objet.
Il faudra que je le range à une place qui lui soit digne !
Du coup je détache mon regard pour considérer à l’entour. Il y a partout d’autres objets achetés auparavant. Ils occupent à peu près tous les espaces disponibles : placards, rayonnages, plan de travail, tables, et même quelques angles morts des pièces.
En présence de ma nouvelle acquisition, c’est comme s’ils avaient tous pris un coup de vieux.
C’est vrai, il faudra que je fasse de la place. Il faudra que je me débarrasse de certains. Alors je pense à tous les objets accumulés dans mon débarras. Ni inutilisables, ni utilisés, ils s’entassent, s’empoussièrent, et encombrent. Ils s’enfoncent inexorablement dans la négativité. Ils représentent mon passé, mais aussi mon passif.
C’est ce que me fait comprendre mon interlocutrice préférée : « Il faudra que tu te décides à emmener tout ça à la déchetterie ! »
Certes, elle a raison ! Ces objets bouffent les espaces de vie des habitations. Mais les jeter, c’est en faire des déchets – la négativité absolue, la crucifixion de la biosphère qui ne peut que s’en empoisonner. Alors qu’ils peuvent encore servir …
Mais au moins gardé-je la possibilité d’une belle fâcherie avec mon interlocutrice préférée, ce qui n’est plus évident « … depuis que nous vivons moins, au fond, à proximité d'autres hommes, dans leur présence et dans leur discours, que sous le regard muet d'objets obéissants et hallucinants qui nous répètent toujours le même discours, celui de notre puissance médusée, de notre abondance virtuelle, de notre absence les uns aux autres. » J. Baudrillard, La société de consommation – 1968.
 
–> Jeu-cadeau :
S’efforcer de répéter rapidement : « objet-acheté-objet-à-jeter » – le gagnant est celui qui l’aura répété le plus de fois distinctement en un temps donné.

jeudi, mai 05, 2022

C’était la Bête Époque !



Souvenirs ! Souvenirs !
C’était avant la guerre mondiale déclenchée par Poutine en février 2022
C’était avant sa frappe nucléaire de « mise en garde spéciale » de l’Occident pour son soutien à l’Ukraine.
C’était avant la sidération et le chaos qui s’en est suivi …
C’était une époque où tout semblait égal, où un massacre aveugle dans une école par un desperado de sa propre cause était enfoui parmi les annonces publicitaires et les teasing divers – un prochain événement sportif forcément décisif, une série à ne pas manquer, etc.
C’était une époque où ce qui était bien était ce qui était bon, et le plus vite possible, et cela ne laissait pas entendre se rapprocher les détonations des armes.
C’était une époque où l’on considérait les maigres cohortes d’adolescents, quelquefois ayant l’air très attardés, qui s’agitaient à alerter sur les dérèglements écologiques, avec des airs de bovins regardant japper des chiots.
C’était une époque où l’on s’occupait avant tout de son herbe, puisque les invitations se succédaient « juste là un peu à droite il y a une belle touffe d’herbe encore plus verte, … », et c’est ainsi qu’on avançait dans la vie, sans lever la tête pour s’orienter vers l’avenir.
Oh, oui, c’était la Bête Époque !

samedi, janvier 15, 2022

Que le peuple est insondable … et donc qu’il faut s’engager dans la primaire populaire

 « Pour avoir la liberté, il ne faut que la désirer »
Étienne de La Boétie, 1548


Le peuple est insondable.
C’est l’opinion publique qui est sondable.
Qu’est-ce que l’opinion publique ? Ce que mesurent les sondages.
Et que mesurent les sondages ? Une approximation de l’état des jugements de la population concernant les sujets d’intérêt commun à l’instant t.
L’instant t désigne un présent, celui de la réalisation du sondage.
L’opinion publique n’est toujours qu’au présent. Elle n’a aucune portée pour l’avenir.
Tout simplement parce que l’opinion publique ne prend en compte que des réactions. Et la réaction ne veut que rectifier le présent, alors que l’action vise une maîtrise de l’avenir. Je rajoute du sel à ma soupe : réaction. Je décide de manger végétarien un repas sur deux : action.
Le sondeur ne demande jamais au sondé ce qu’il pense. Il veut sa réaction immédiate à la question qui lui est posée. Et cette réaction est rigoureusement encadrée : elle doit cocher une des cases correspondant à un nombre réduit de réponses préformatées, le format le plus fréquent étant le oui/non.
Or, face au sondeur, le citoyen sait que sa réponse à la question impromptue doit être complexe et nuancée. Mais on ne lui laisse pas la possibilité de l’élaborer. Donc il a tendance à réagir selon le moindre risque de mal dire, c’est-à-dire dans le sens du conformisme. Et le conformisme n’est que le dépôt dans les consciences des « vérités » de la mercatocratie (disons « le pouvoir du marché ») telles qu’elles circulent abondamment venant des médias dominants. C’est pourquoi l’on retrouve toujours l’opinion publique alignée sur les idées dominantes présentes.
A contrario, lorsque les citoyens trouvent la possibilité de débattre la manière d’avancer vers le bien commun, que ce soit à l’occasion d’un référendum, d’une convention citoyenne, sur des ronds-points, etc., s’ouvre la possibilité d’un accord des esprits porteur d’avenir car il a valeur de projet politique. Mais alors il ne faut plus parler « opinion publique » mais « voix du peuple ».
Parce qu’elle est réaction, l’opinion publique n’a ni mémoire ni avenir. C’est pourquoi elle est fantasque.
Parce qu’elle est action, la voix du peuple s’appuie sur une réflexion qui embrasse l’ensemble du temps vécu : elle sollicite la mémoire et investit l’avenir dans un présent de débats. C'est pourquoi elle est sage.
Puisque nous voulons que la prochaine présidentielle ouvre à un avenir meilleur, oublions les sondages.
Il apparaît aujourd’hui que la Primaire Populaire, promue par des citoyens qui ne sont pas partie prenante dans la compétition pour le pouvoir, est l’espace le plus approprié pour que se développe un débat populaire sur le bien commun qui nous ouvrirait l’avenir.
Parce qu’elle propose une base intéressante de débat dans son « socle commun » à tous les candidats sélectionnés pour leur volonté affichée de sortir notre société des logiques destructrices du marché.
Parce que son mode de vote, « Le jugement majoritaire », amène à se prononcer relativement aux propositions des candidats, plutôt qu’en les sélectionnant dans leur compétition de personnes.
Engageons-nous dans la Primaire Populaire, car c’est bien à partir de cet engagement que nous prendrons élan pour une véritable expression démocratique lors de ces élections.