mardi, novembre 22, 2022

Au-delà de l'urgence écologiste 1 – La nature et nous



L’interlocuteur : Même si on n'en attendait pas grand-chose, on est quand même navré par le résultat. Je parle de la COP27 qui vient de s'achever. Elle a consisté essentiellement en une discussion de marchands de tapis, plutôt qu'en une mobilisation pour la prévention contre les désastres qui s'annoncent du fait du dérèglement climatique et de la chute de la biodiversité.
L’anti-somnambulique (a-s) : C'est bien vrai !
– On ne pouvait s'empêcher d'espérer, sans trop se l'avouer, une sorte de commotion, une prise de conscience de tous ces responsables politiques échangeant sur leurs expériences toutes fraiches des effets dévastateurs de cette économie de marché mondialisée, et décidant  « On ne peut plus continuer comme ça ! ». Hé bien si, on continue !
– (a-s) : C'est vrai !
– C'est vrai, c'est vrai, c'est tout ce que tu trouves à dire ? Et maintenant qu'est-ce qu'on fait ? Il y a une telle urgence ! Faut-il se résoudre à préparer son sac à dos avec couteau suisse, manuel de survie et chaussures montantes tout terrain, pour prendre le large vers une forêt profonde lorsque l'alarme sera trop proche ?
– (a-s) : Ce pathos de l'urgence, ce n'est pas trop mon truc.
– Peut-être, mais c'est la situation objective !
– (a-s) : Je veux dire : il faut avoir conscience que nous vivons dans une société qui est organisée pour mettre les gens constamment dans l'urgence ! Il faut travailler dans l'urgence, il faut consommer dans l'urgence, il faut même avoir des loisirs dans l'urgence (aller au spectacle, regarder des séries, faire son sport, etc.). Lis à ce propos le bouquin d'Hartmut Rosa, Aliénation et accélération (La Découverte, 2012).
– Et il faut sauver la planète de toute urgence ! J'espère que tu ne mets pas cette dernière urgence, plutôt cette première urgence, sur le même plan que les autres !
– (a-s) : Non ! Pas moi du moins. Mais d'autres, beaucoup d'autres, sont enclins à le faire ! N'est-on pas prêt à piétiner les règles administratives préservant au minimum l'intérêt public de tels équipements pour démarrer d'urgence la construction de nouvelles centrales nucléaires, lesquelles, en tout état de cause, ne seront pas fonctionnelles avant 2035 ? Et on prévoit tout autant ce qu'ils appellent des « procédures accélérées » pour couvrir des milliers d'hectares en panneaux solaires ou éoliennes !
– Mais, il s'agit là de décarboner la production d'énergie. Cela va bien dans le sens d'un freinage du réchauffement climatique !
– (a-s) : Saperlipopette ! Comment peux-tu perroquetter ainsi le discours des puissants ? Je t'en prie, arrête de faire le somnambule ! Peux-tu évaluer la quantité d'énergie qu'il faut dépenser pour réaliser (et plus tard s'en débarrasser) ces champs de panneaux solaires, d'éoliennes, ou faire fonctionner une nouvelle centrale nucléaire (sans compter, pour cette dernière, la gestion des déchets dont certains devront être confinés et surveillés indéfiniment) ? Regarde comment tu vis, comment on vit ! On vit à produire du déchet, ou gérer des objets qui sont dans l'antichambre du déchet parce qu'ils ne servent plus ayant été disqualifiés par la nouveauté suivante ! Combien de téléphones a possédé la génération immédiatement après la seconde guerre mondiale ? Un seul, en ébonite noir. Combien en as-tu déjà possédés depuis qu'ils sont portables, et combien mis au rebut alors qu'en état de marche ? Ne connais-tu pas cette vérité du marché alimentaire : 1/3 des denrées vivrières produites sont jetées sans avoir été consommées ? As-tu remarqué à quel point s'est boursouflée la part de l'emballage plastique que tu dois d'emblée jeter quand tu veux faire usage d'une marchandise ? La société marchande ne s'est développée qu'au prix d'un gaspillage systémique monstrueux.
D'où vient cette voracité d'énergie pour gaspiller ? De personne d'autre que de ceux qui ont choisi de s'enrichir en organisant la société de telle manière qu'ils puissent activer des flux de marchandises toujours plus larges, toujours plus denses, et se placer là où ils peuvent au mieux prélever au passage. On peut appeler une telle structure de pouvoir, une mercatocratie.
Pour sortir de l'impasse écologique, il faut renverser la mercatocratie.
– Au fond, je suis d'accord avec toi. Moi aussi je veux qu'on aille vers une vie organisée selon un autre principe, celui d'une société écologique en laquelle les humains vivraient en accord avec la nature. Simplement je pense que ce changement, qui serait une révolution, n'est pas possible tout de suite, et donc que l'urgence est aujourd'hui de décarboner l'énergie.
– (a-s) : Hé bien, je ne suis pas d'accord sur ces deux points que tu conjugues.
Il est faux d'affirmer qu'il faille reporter à je ne sais quand la sortie de ce système social toxique fondé sur l'enrichissement pécuniaire par la prédation démesurée sur l'environnement, l'excès et l'injustice dans la consommation, et le gaspillage systémique. As-tu déjà oublié que, du jour au lendemain, en mars 2020, dans cette partie du globe, la société mercatocratique a cessé de fonctionner ? Pourquoi ? Parce que, cette fois-là, les dominants étaient tout aussi vitalement menacés par la circulation du virus que le reste de la population. Autrement dit, le désistement de la population de ce système social dont elle est victime est tout-à-fait concevable, et du jour au lendemain, si elle se prend en main (peut-être d'ailleurs ce désistement a-t-il commencé si l'on écoute les alarmes et les incompréhensions sur la difficulté de recruter des salariés depuis l'épisode pandémique).
Ensuite, il apparaît que ce projet d'une société nouvelle fondée sur l'idée d'un accord avec la nature, tout pétri de bonnes intentions qu'il soit, est inconséquent. Ce biais anthropomorphique qui consiste à parler de la nature comme d'un partenaire avec lequel on pourrait se mettre d'accord, est mystificateur. La « nature » n’est pas un partenaire. Un minimum d'objectivité amène à la considérer comme une dynamique de la planète aveugle aux visées humaines (tant de variétés de catastrophes naturelles, de maladies implacables, et, jusqu'à peu, de bêtes féroces !). Il nous faut alors gérer localement notre relation avec elle le plus raisonnablement possible, tout en sachant que, globalement, elle nous transcende. Cela signifie que nous ne saurions avoir le dernier mot sur elle parce que c'est la logique propre de cette dynamique qui, en fin de compte, déterminera le destin de l'humanité. Et cette dynamique a pour caractère principal  l'évolution des espèces : l’espèce humaine comme les autres espèces, par nature, est apparue (il y a quelques centaines de milliers d’années), et disparaîtra.
Cette idée d'une « nature » avec laquelle il faudrait être d'accord, qu'il faudrait respecter, protéger, etc., relève d'un irénisme commun totalement hors sol qui étonnerait beaucoup nos ancêtres. Il procède d'un imaginaire de la nature tout-à-fait artificiel, largement diffusé dans les médias dominants (pensons aux nombreux films naturalistes présents à l’envi sur les écrans), et qui a pu devenir le principal pourvoyeur de contenus à mettre sous le mot « nature » pour bien des habitants d’agglomérations urbaines. Mais il faut avoir conscience que cette « nature » est ainsi mise en scène pour faire du bien. Elle a, de fait, la fonction idéologique de compenser la dégradation évidente de l’environnement réel des humains, en happant, par ce qui se passe sur l’image ou sur l’écran, le désir de l’individu dans la gratification d’un environnement saturé de sensations positives.
– J'ai du mal à te suivre jusque-là. Comment ne pas admettre que « l'amour de la nature » est le ressort principal pour faire advenir une société nouvelle ?
– (a-s) : Parce que cela ne veut rien dire ! Qu'aimes-tu en disant cela ?
– Par exemple m'enfoncer dans la forêt, et goûter de cet environnement de vie bruissante qui m'enveloppe ... les chants d'oiseaux, le frissonnement des feuilles, les odeurs qui montent de la terre, etc.
– (a-s) : Oui, et tu t'assois quelque part pour mieux apprécier ton plaisir et te retrouves parcouru de toutes parts de fourmis rouges qui te piquent douloureusement ... 
– Je dis qu'il faut aimer la nature dans sa diversité, en y intégrant ses côtés qui paraissent négatifs, en certaines circonstances, aux humains.
– (a-s) : Si je comprends bien, tu considères la nature foncièrement aimable, et néfaste seulement relativement à certaines circonstances.
– Oui, c'est cela !
– (a-s) : Pourtant, il me semble que la lucidité devrait conduire à la proposition inverse. La logique de fonctionnement de la nature, c'est notre disparition en tant qu'individu au bout de quelques décennies, mais aussi, à un terme inconnu ‒ il dépend de notre liberté ‒ notre disparition en tant qu'espèce, alors que nous sommes viscéralement dotés d'un « infini intérêt à vivre » (l'expression est de Kierkegaard). C'est pourquoi il est si difficile de se représenter sa propre mort, et encore plus celle de l'humanité. Dire que la nature nous est foncièrement hostile, et circonstanciellement aimable, serait plus approprié.
– Il me semble que tu vas chercher un peu loin tes arguments pour faire valoir une vue originale parce que paradoxale !
– (a-s) : Non ! Point de paradoxe ici, mais un effort de lucidité qui devrait nous conduire à dépasser cette problématique d'« amour de la nature » qui ne mène nulle part, pour s'intéresser au seul amour général qui vaille : l'amour de l'humanité.
– Oui, bien sûr ! Tu remplaces des grands mots par d'autres grands mots. Je ne vois pas le progrès !
– (a-s) : Le voici le progrès ! L'amour de la nature ne peut être que l'amour d'un imaginaire. L'amour de l'humanité est celui d'une réalité concrète. Quels que soient, notre aspect physique, notre genre, notre génération, notre culture, nous sommes tous frères/sœurs en tant que nous sommes confrontés aux mêmes limites liées à notre finitude : il nous faut tirer subsistance en nous donnant des techniques et par notre travail, choisir les bons partenaires, accueillir une descendance et l'éduquer, nous organiser en société, conjurer la violence, nous accommoder de la souffrance et de la maladie, nous préparer à mourir, et donc donner un sens à notre vie. Or, le seul sens que l'on peut donner à tout cela, c'est que notre passage de quelques décennies sur terre contribue à améliorer l'humanité, c'est-à-dire que nous utilisions notre liberté à faire valoir les qualités propres qu'elle est la seule espèce à posséder et dont elle sent les potentialités en elle. Ce sont au moins les capacités de raison, de réflexion et de création. D'ailleurs n'est-ce pas exactement ce que nous faisons lorsque nous conservons la mémoire des belles figures, des belles actions, des belles œuvres du passé, lorsque nous éduquons en transmettant aux nouvelles générations, lorsque nous enrichissons ce qu'on appelle la culture ?
Tout l'enjeu de la crise actuelle est là : est-ce que l'humanité peut encore se donner un avenir pour faire valoir ce qu'elle peut ?
– Effectivement, on est là dans tout autre chose que l'accord avec la nature. Cela amène à envisager tout autrement l'attitude par rapport à l'avenir. Ce qui me donne à réfléchir ....
– (a-s) : Oui, prends le temps de réfléchir. On en reparlera.

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