dimanche, juin 01, 2025

Ne pas sombrer dans les effluves du bonheur


La politique, c’est, étymologiquement (le grec polis = cité), l’art de l’administration de la société. C’est un « art » au sens où le but de cet administration n’est pas donné par avance mais doit être défini dans ce processus lui-même.
« Bien commun » est le nom générique qu’on donne à ce but qui donne sens à la politique. De nos jours le bien commun est pourvu de deux caractères nouveaux et très singuliers : il valorise l’intérêt particulier, et il s’est mondialisé.
Faire reposer le bien commun sur l’intérêt particulier est très paradoxal. Comment la poursuite par chacun de son bien particulier peut-elle créer du bien commun ? C’est pourtant une idée qui est à la naissance de l’économie politique, en Occident, au XVIIIe : elle présuppose une société organisée pour que chacun cherche son bien dans l’échange marchand profitable, dans le cadre d’une libre concurrence. Les observateurs lucides voient bien, depuis deux siècles, qu’une telle proposition générale est fausse. Ils savent très bien que le PIB (produit intérieur brut = le total numéraire de l’ensemble des transactions marchandes dans un État en une année) n’est pas du tout la mesure du bien commun de ses habitants. L’économiste Karl Polanyi a montré (La grande transformation, 1944) l’effet pervers d'injustices qu'impliquent que la terre (qui tend alors à être accaparée), la monnaie (qui tend alors à s’accumuler dans des poches particulières), et surtout la vie des gens – leur énergie vitale et leurs compétences, c'est-à-dire le travail – soient inclus dans cet échange marchand.
Pourtant, sur ces bases aussi contestables de l’économie politique, ce modèle d’organisation sociale est quasiment parvenu, aujourd’hui, à se mondialiser. Car, que l’on soit sous l’affichage d’un état autocratique ou dit « démocratique », on retrouve partout sur la planète les mêmes principes d’organisation sociale en fonction des intérêts marchands : circulation de mêmes types de biens dans les mêmes types de structures immobilières (centres commerciaux), avec la même priorité donnée aux voies de communication qui favorise les flux de marchandises, et la même partition des individus entre les rôles de travailleurs et de consommateurs, la même maltraitance des espaces naturels, la même répartition disproportionnée de l’habitat humain entre les campagnes et les mégalopoles, etc.
Nous savons aujourd’hui que ce mode de vie sociale, non seulement n’apporte pas le bien commun, mais que le bien particulier qu’il apporte à une minorité ne saurait être que provisoire. Puisque, dans son dynamisme spontané – le marché ne saurait que croître – il est mortifère pour l’humanité, et que, même dans l’expérience des catastrophes qu’il a induites, il est incapable de s’amender.
Diantrebleu qu’est-ce qui le fait encore tenir ! ?
Réponse : le bonheur !
Mais aller vers des catastrophes, voire vers l’effondrement de la biosphère, ce n’est pas le bonheur ! ?
Reprenons !
Toute société est politique d’abord en ce qu’elle doit clarifier le bien commun qui est sa raison d’être. Longtemps, en Occident, mais aussi ailleurs, le bien commun a été la sécurité : les populations se socialisaient en se rangeant sous la protection de celui qui possédait les armes, les chevaux, et la maîtrise de place(s) forte(s). Ce fut le temps des féodaux, avec leur prolongement dans les monarchies héréditaires.
Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle une étoile nouvelle s’est levée dans le firmament du bien commun : le bonheur. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » proclamait Saint-Just devant la Convention de la toute jeune République française au printemps 1794.
Mais le bonheur comme but de la politique, cela n’a jamais marché. Au vrai, cela a toujours mené aux pires catastrophes humaines. La première fut la Terreur en France entre l’automne 1793 et l’été 1794 (plusieurs milliers de guillotinés à Paris), dont d’ailleurs Saint-Just, au moment où il proclamait le bonheur comme bien commun, était un des principaux acteurs. Cela s’est vu aussi dans des pays où des partis communistes eurent accédé au pouvoir : les millions de victimes, par famine, en URSS, surtout en Ukraine, sous Staline dans les années trente, et de même, en Chine, lors du Grand bond en avant initié par Mao, dans les années cinquante. Plus récemment, dans les années soixante-dix, ce furent les centaines de milliers de vie sacrifiées par le régime de Pol Pot au Cambodge.
Car le but des partis communistes étaient bien la société sans classes, ayant aboli la propriété privée, où chacun recevrait selon ses besoin et donnerait selon ses capacités, réalisant enfin le bonheur sur Terre.
Le pouvoir social effectif de notre société mondialisée actuelle, qui est une mercatocratie, nous propose sa version du bonheur comme maximisation de la capacité d’accéder à des biens marchands. On sait désormais qu’elle implique des agressions à conséquences génocidaires sur la biosphère (exténuations, disparitions d’espèces vivantes), conjuguées à des phénomènes d’étouffement physique par l’importance des déchets générés (dont le rejets carbonés qui dérèglent le climat) qui mettent en péril sa viabilité.
Toujours le bonheur comme visée du bien commun est mortifère !
Cela ne veut pas dire qu’il faille biffer le mot bonheur de notre vocabulaire, forclore la valeur bonheur de nos esprits. Cela serait inhumain. Car le bonheur s’impose comme idée-limite (« idée transcendantale » dit Kant) de l’état plénitude de satisfaction de nos désirs. État donc qui ne peut jamais être atteint (comme on se réfère constamment au monde sans jamais pouvoir le connaître vraiment), mais qui constitue nécessairement l'horizon de nos désirs, et dont on peut avoir comme un aperçu en certains moments heureux – ce que révèle l’étymologie du mot : bon-heur = bonne rencontre, bonne chance. Cette étymologie se retrouve dans la plupart des langues.
Cela signifie, que le bonheur ne se planifie pas, que ce qui s’en rapproche le plus dans l’expérience humaine n’est qu’un moment de bonne rencontre qui advient à l’improviste.
Qu’est-ce que fait scintiller sous nos yeux la mercatocratie en nous tenant dans la dualité des rôles de travailleur/consommateur, sinon sa mise en spectacle, dans ses annonces, des occurrences de moments de bonheur ? Concrètement ils ne vont guère plus loin que le moment fugitif de l’acte d’achat.
Nous sommes tenus idéologiquement – c’est la fonction de la profusion de communication marchande – par ces effluves de bonheur  ! Mais nous ne tiendrons jamais le bonheur comme réalité présente : il sera toujours pour demain. Ce qui se voit dans les joueurs de foot ayant gagné leur grand match et répétant « Je suis heureux ! » Pourquoi avoir tant besoin de le répéter, sinon par conscience que cet heureux moment leur échappe s’ils ne le formulent pas ?
Car le bonheur n’est que le rêve du désir d’un individu, c’est-à-dire une visée toute subjective, qui  ne vaut que pour lui, liée à ses propres expériences infantiles, les plus gratifiantes, qu’il ne retrouvera pas. C’est pourquoi aucune société ne saurait s’accorder sur une politique du bonheur.
Pour la même raison l’utilisation de l’argument du bonheur par les politiques populistes – « C’est pour votre bonheur ! » – est difficilement contestable. Il court-circuite les arguments de réfutation en déclenchant chez l’individu son imaginaire de satisfaction sans freins auquel il est si volontiers enclin à céder.
C’est pour cela que l’argument du bonheur est toujours en politique une facilité. La mercatocratie, qui est devenue le véritable pouvoir politique sur la planète, celui qui détermine en fin de compte l'organisation sociale, l’exploite … à mort, littéralement !
Les Anciens – je parle des penseurs grecs et romains d’avant le christianisme – nous ont légué à cet égard une certaine sagesse. Dans la lignée de Socrate, ils critiquaient les populistes – c’étaient alors les « sophistes » qui déjà dans la démocratie grecque du –IVe siècle appâtaient le peuple avec l’imaginaire de bonheur. Un siècle plus tard dans la lignée des Épicuriens et des Stoïciens, les penseurs d'alors s’efforçaient de rationaliser la notion de bonheur. Mais afin de la sortir du rêve, de lui donner une valeur objective, ils ne pouvaient que la définir négativement : le bonheur n’est plus dans la plénitude de satisfaction de ses désirs, mais dans l’absence de désir – ce qu’ils appelaient ataraxie. Or comme l’ataraxie est essentiellement une affaire d’hygiène de vie personnelle, le bonheur était alors d’emblée soustrait à toute possibilité de valoir comme bien commun.
Les Anciens avaient donc bien perçu et géré le danger du bonheur comme but de la politique. Notre société occidentale, issue de la montée en puissance du marché dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, montre qu’elle a perdu cette sagesse !
Pourtant nous gardons une belle raison d’espérer. Notre espoir, c’est que, dès la première moitié du XIXe siècle, en Occident, devant les malheurs réels générés par l’industrialisation appuyée sur le progrès des sciences et techniques pour produire des biens en abondance censés faire advenir une société de bonheur, l’idée d’une valeur alternative de bien commun s’est levée.
Ces malheurs furent l’appauvrissement dans les campagnes par la mobilisation des terres communes pour des intérêts particuliers (les « enclosures ») ; l’enrôlement dans l’industrie des bras, des corps, de la population la plus démunie dans des conditions inhumaines ; la déqualification systématique des ouvriers-artisans dont l’énergie devait désormais être mise au service des nouvelles machines ; la déforestation systématique, et autres effractions dans l’environnement naturel.
Cette valeur, c’est la justice. Avant que l’opposition communiste au patronat ne prenne l’ascendant sur le mouvement ouvrier en parlant de bonheur dans une société communiste à portée de révolution dans les dernières décennies du XIXe, l’opposition à l’installation d’un marché ouvert par l’industrialisation était le fait surtout d’artisans-ouvriers qui, des sans-culottes parisiens de 1792 aux communards de 1871, en passant par les émeutiers de 1830 et de 1848 en France, ne revendiquaient pas le bonheur, mais la justice !
Or, la justice, contrairement au bonheur, est une valeur objective car la reconnaissance de ce qui est digne se partage, comme se partagent les situations d’indignation. Quiconque surveille le découpage du succulent gâteau au dessert sait cela !
La justice sauve la vie sociale de la violence et l’ouvre à la confiance ce qui est la meilleure condition sociale pour que l’humain fasse enfin valoir tout ce qu’il peut. Nos aïeux s’étaient donné un joli mot pour exprimer cet état social porté par la confiance apriori en autrui : la fraternité. En France, d’ailleurs, en 1848, ils l’ont inclus dans la devise de la République. Réhabilitons cette valeur  : Fraternité ! Le mot paraît étymologiquement partial, certes, comme le mot sororité d’ailleurs, mais au fond, c’est la confiance qu'il évoque qui est importante et donc la justice qui en est la condition nécessaire et suffisante.
Ainsi, c’est dans le bien commun comme justice qu’il faut miser pour nous donner un avenir collectif. Car il y a aujourd’hui tant de motifs d’indignation !
Ne nous abrutissons pas d’effluves de bonheur. Faisons valoir nos indignations car l’exigence du temps présent c’est de redresser le monde afin qu’il soit plus juste.
NON PAS LE BONHEUR, LA JUSTICE ! Le bonheur – le vrai, bien au-delà des fantasmes régressifs, du côté de l'estime de soi – nous sera donné par surcroît. 

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