La politique,
c’est, étymologiquement (le grec polis = cité), l’art de
l’administration de la société. C’est un « art » au sens où
le but de cet administration n’est pas donné par avance mais doit être
défini dans ce processus lui-même.
« Bien
commun » est le nom générique qu’on donne à ce but qui donne sens
à la politique. De nos jours le bien commun est pourvu de deux
caractères nouveaux et très singuliers : il valorise l’intérêt
particulier, et il s’est mondialisé.
Faire reposer le
bien commun sur l’intérêt particulier est très paradoxal. Comment la
poursuite par chacun de son bien particulier peut-elle créer du bien
commun ? C’est pourtant une idée qui est à la naissance de l’économie
politique, en Occident, au XVIIIe
: elle présuppose une société organisée pour que chacun cherche son
bien dans l’échange marchand profitable, dans le cadre d’une libre
concurrence. Les observateurs lucides voient bien, depuis deux siècles,
qu’une telle proposition générale est fausse. Ils savent très bien que
le PIB (produit intérieur brut = le total numéraire de l’ensemble des
transactions marchandes dans un État en une année) n’est pas du tout la
mesure du bien commun de ses habitants. L’économiste Karl Polanyi a
montré (La grande transformation, 1944)
l’effet pervers d'injustices qu'impliquent que la terre (qui tend alors à être accaparée),
la monnaie (qui tend alors à s’accumuler dans des poches
particulières), et surtout la vie des gens – leur énergie vitale et
leurs compétences, c'est-à-dire le travail – soient inclus dans
cet échange marchand.
Pourtant, sur ces
bases aussi contestables de l’économie politique, ce modèle
d’organisation sociale est quasiment parvenu, aujourd’hui, à se
mondialiser. Car, que l’on soit sous l’affichage d’un état autocratique
ou dit « démocratique », on retrouve partout sur la planète
les mêmes principes d’organisation sociale en fonction des intérêts
marchands : circulation de mêmes types de biens dans les mêmes types de
structures immobilières (centres commerciaux), avec la même priorité
donnée aux voies de communication qui favorise les flux de
marchandises, et la même partition des individus entre les rôles de
travailleurs et de consommateurs, la même maltraitance des espaces
naturels, la même répartition disproportionnée de l’habitat humain
entre les campagnes et les mégalopoles, etc.
Nous savons
aujourd’hui que ce mode de vie sociale, non seulement n’apporte pas le
bien commun, mais que le bien particulier qu’il apporte à une minorité
ne saurait être que provisoire. Puisque, dans son dynamisme spontané –
le marché ne saurait que croître – il est mortifère pour l’humanité, et
que, même dans l’expérience des catastrophes qu’il a induites, il est
incapable de s’amender.
Diantrebleu
qu’est-ce qui le fait encore tenir ! ?
Réponse : le
bonheur !
Mais aller vers
des catastrophes, voire vers l’effondrement de la biosphère, ce n’est
pas le bonheur ! ?
Reprenons !
Toute société est
politique d’abord en ce qu’elle doit clarifier le bien commun qui est
sa raison d’être. Longtemps, en Occident, mais aussi ailleurs, le bien
commun a été la sécurité : les populations se socialisaient en se
rangeant sous la protection de celui qui possédait les armes, les
chevaux, et la maîtrise de place(s) forte(s). Ce fut le temps des
féodaux, avec leur prolongement dans les monarchies héréditaires.
Dans le dernier
tiers du XVIIIe
siècle une étoile nouvelle s’est levée dans le firmament du bien commun
: le bonheur. « Le bonheur est une idée neuve en Europe »
proclamait Saint-Just devant la Convention de la toute jeune République
française au printemps 1794.
Mais le bonheur
comme but de la politique, cela n’a jamais marché. Au vrai, cela a
toujours mené aux pires catastrophes humaines. La première fut la
Terreur en France entre l’automne 1793 et l’été 1794 (plusieurs
milliers de guillotinés à Paris), dont d’ailleurs Saint-Just, au moment
où il proclamait le bonheur comme bien commun, était un des principaux
acteurs. Cela s’est vu aussi dans des pays où des partis communistes
eurent accédé au pouvoir : les millions de victimes, par famine, en
URSS, surtout en Ukraine, sous Staline dans les années trente, et de
même, en Chine, lors du Grand bond en avant initié par Mao,
dans les années cinquante. Plus récemment, dans les années
soixante-dix, ce furent les centaines de milliers de vie sacrifiées par
le régime de Pol Pot au Cambodge.
Car le but des
partis communistes étaient bien la société sans classes, ayant aboli la
propriété privée, où chacun recevrait selon ses besoin et donnerait
selon ses capacités, réalisant enfin le bonheur sur Terre.
Le pouvoir social
effectif de notre société mondialisée actuelle, qui est une
mercatocratie, nous propose sa version du bonheur comme maximisation de
la capacité d’accéder à des biens marchands. On sait désormais qu’elle
implique des agressions à conséquences génocidaires sur la biosphère
(exténuations, disparitions d’espèces vivantes), conjuguées à des
phénomènes d’étouffement physique par l’importance des déchets générés
(dont le rejets carbonés qui dérèglent le climat) qui mettent en péril
sa viabilité.
Toujours le
bonheur comme visée du bien commun est mortifère !
Cela ne veut pas
dire qu’il faille biffer le mot bonheur de notre vocabulaire,
forclore la valeur bonheur de nos esprits. Cela serait
inhumain. Car le bonheur s’impose comme idée-limite (« idée
transcendantale » dit Kant) de l’état plénitude de satisfaction de
nos désirs. État donc qui
ne peut jamais être atteint (comme on se réfère constamment au monde
sans jamais pouvoir le connaître vraiment), mais qui constitue nécessairement l'horizon de nos désirs, et dont on peut avoir
comme un aperçu en certains moments heureux – ce que révèle
l’étymologie du mot : bon-heur = bonne rencontre, bonne chance. Cette
étymologie se retrouve dans la plupart des langues.
Cela signifie,
que le bonheur ne se planifie pas, que ce qui s’en rapproche le plus
dans l’expérience humaine n’est qu’un moment de bonne rencontre qui
advient à l’improviste.
Qu’est-ce que fait scintiller sous nos yeux la
mercatocratie en nous tenant dans la dualité des rôles de
travailleur/consommateur, sinon sa mise en spectacle, dans ses
annonces, des occurrences de moments de bonheur ? Concrètement ils ne vont guère plus loin que le moment fugitif de l’acte d’achat.
Nous sommes tenus
idéologiquement – c’est la fonction de la profusion de communication
marchande – par ces effluves de bonheur ! Mais nous ne tiendrons
jamais le bonheur comme réalité présente : il sera toujours pour
demain. Ce qui se voit dans les joueurs de foot ayant gagné leur grand
match et répétant « Je suis heureux ! » Pourquoi avoir tant
besoin de le répéter, sinon par conscience que cet heureux moment leur échappe s’ils ne
le formulent pas ?
Car le bonheur
n’est que le rêve du désir d’un individu, c’est-à-dire une visée toute
subjective, qui ne vaut que pour lui, liée à ses propres
expériences infantiles, les plus gratifiantes, qu’il ne retrouvera pas.
C’est pourquoi aucune société ne saurait s’accorder sur une politique du
bonheur.
Pour la même
raison l’utilisation de l’argument du bonheur par les politiques populistes – « C’est pour votre
bonheur ! » – est difficilement contestable. Il court-circuite les
arguments de réfutation en déclenchant chez l’individu son imaginaire
de satisfaction sans freins auquel il est si volontiers enclin à céder.
C’est pour cela
que l’argument du bonheur est toujours en politique une facilité. La
mercatocratie, qui est devenue le véritable pouvoir politique sur la planète, celui qui détermine en fin de compte l'organisation sociale, l’exploite … à mort, littéralement !
Les Anciens – je
parle des penseurs grecs et romains d’avant le christianisme – nous ont
légué à cet égard une certaine sagesse. Dans la lignée de Socrate, ils
critiquaient les populistes – c’étaient alors les
« sophistes » qui déjà dans la démocratie grecque du –IVe siècle appâtaient
le peuple avec l’imaginaire de bonheur. Un siècle plus tard dans la
lignée des Épicuriens et
des Stoïciens, les penseurs d'alors s’efforçaient de rationaliser la notion de bonheur.
Mais afin de la sortir du rêve, de lui donner une valeur objective, ils ne pouvaient que la définir
négativement : le bonheur n’est plus dans la plénitude de satisfaction
de ses désirs, mais dans l’absence de désir – ce qu’ils appelaient ataraxie.
Or comme l’ataraxie est essentiellement une affaire d’hygiène de vie
personnelle, le bonheur était alors d’emblée soustrait à toute
possibilité de valoir comme bien commun.
Les Anciens
avaient donc bien perçu et géré le danger du bonheur comme but de la
politique. Notre société occidentale, issue de la montée en puissance du marché
dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, montre qu’elle a perdu
cette sagesse !
Pourtant nous
gardons une belle raison d’espérer. Notre espoir, c’est que, dès la
première moitié du XIXe
siècle, en Occident, devant les malheurs réels générés par
l’industrialisation appuyée sur le progrès des sciences et techniques pour produire des biens en abondance censés faire advenir une société
de bonheur, l’idée d’une valeur alternative de bien commun s’est levée.
Ces malheurs
furent l’appauvrissement dans les campagnes par la mobilisation des
terres communes pour des intérêts particuliers (les
« enclosures ») ; l’enrôlement dans l’industrie des bras, des
corps, de la population la plus démunie dans des conditions inhumaines
; la déqualification systématique des ouvriers-artisans dont l’énergie
devait désormais être mise au service des nouvelles machines ; la déforestation
systématique, et autres effractions dans l’environnement naturel.
Cette valeur,
c’est la justice. Avant que l’opposition communiste au patronat ne
prenne l’ascendant sur le mouvement ouvrier en parlant de bonheur dans
une société communiste à portée de révolution dans les dernières
décennies du XIXe,
l’opposition à l’installation d’un marché ouvert par
l’industrialisation était le fait surtout d’artisans-ouvriers qui, des
sans-culottes parisiens de 1792 aux communards de 1871, en passant par
les émeutiers de 1830 et de 1848 en France, ne revendiquaient pas le
bonheur, mais la justice !
Or, la justice,
contrairement au bonheur, est une valeur objective car la reconnaissance
de ce qui est digne se partage, comme se partagent les situations
d’indignation. Quiconque surveille le découpage du succulent gâteau au
dessert sait cela !
La justice sauve
la vie sociale de la violence et l’ouvre à la confiance ce qui est la
meilleure condition sociale pour que l’humain fasse enfin valoir tout ce
qu’il peut. Nos aïeux s’étaient donné un joli mot pour exprimer cet
état social porté par la confiance apriori en autrui : la fraternité.
En France, d’ailleurs, en 1848, ils l’ont inclus dans la devise de la
République. Réhabilitons cette valeur : Fraternité ! Le mot paraît étymologiquement partial, certes, comme le mot sororité d’ailleurs, mais au
fond, c’est la confiance qu'il évoque qui est importante et donc la justice qui en
est la condition nécessaire et suffisante.
Ainsi, c’est dans
le bien commun comme justice qu’il faut miser pour nous donner un
avenir collectif. Car il y a aujourd’hui tant de motifs
d’indignation !
Ne nous
abrutissons pas d’effluves de bonheur. Faisons valoir nos indignations
car l’exigence du temps présent c’est de redresser le monde afin qu’il
soit plus juste.
NON PAS LE BONHEUR, LA JUSTICE ! Le bonheur – le vrai, bien au-delà des fantasmes régressifs, du côté de l'estime de soi – nous sera donné par surcroît.
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