Il est remarquable certaines valeurs essentielles sur lesquelles nous nous appuyons pour orienter nos choix de comportement s’imposent à nous par leur négation.
C’est la confrontation à la contrainte qui nous ouvre au sens de la liberté. C’est l’expérience de l’injustice qui nous ouvre au sens de la justice.
Chacune de ces expériences négatives s’éprouve par un sentiment propre.
C’est le sentiment de frustration qui nous introduit au désir de liberté. C’est le sentiment d’indignation qui nous introduit à l’exigence de justice.
La frustration, c’est le désir qui se voit contrecarré. L’indignation – l’étymologie du mot est parfaitement explicite – c’est le sentiment négatif de non acceptation de voir la dignité humaine bafouée.
C’est ici qu’apparaît une différence essentielle entre la liberté et la justice.
L’esprit humain apprend à s’adapter aux contraintes – c’est l’accès au principe de réalité. J’ai pu marcher et même courir, mais je ne pourrai jamais voler. Je dois donner la main à l’adulte qui m’accompagne et non gambader à mon gré à proximité de la voie routière. Et petit à petit j’apprendrai – c’est cela devenir adulte – à placer ma liberté ailleurs que dans l’absence de contrainte, et ce sera du côté de l’autonomie : arriver à me donner mes propres règles de choix, selon les vues de l’humain que je veux devenir, pour prendre en compte les contraintes de la réalité physique, mais aussi de la réalité sociale, du monde en lequel je suis immergé.
Et justement, dans cette réalité sociale, des situations m’ont indigné. J’ai découvert l’existence de l’injustice. Puis-je alors, en mon autonomie, me donner une règle par laquelle j’accepterai l’injustice ?
La réponse est non ! On ne peut pas intégrer l’existence de l’injustice dans une perspective raisonnable d’autonomie.
La raison en est donnée par Kant. Nous attribuons a priori une dignité à tout être humain en tant qu’il est notre semblable. En effet, nous avons conscience de nous comme valeur absolue en tant qu’être raisonnable apte à se donner des règles pour conduire sa vie vers ce qu’il juge être sa plus grande valeur. En tant qu’il est notre semblable, c’est-à-dire un être autonome, nous reconnaissons en tout autre humain cette valeur absolue. C’est cette valeur absolue que désigne le mot « dignité ». Or cette dignité, parce qu’elle n’est pas relative aux circonstances, inspire plus que de l’estime, elle inspire le respect.
Le respect pour autrui, explique Kant, est un sentiment qui doit être qualifié d’extraordinaire parce qu’il est le seul, concernant nos relations sociales, qui ne dépende pas de circonstances particulières. Il est «
spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments (…) qui se rapportent à l'inclination, ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité. »
[1] La « loi » est ici une référence à l’autonomie de la personne que Kant concentre dans la loi morale : «
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (œuvre citée, 2ème section). Cela indique qu’au fond de toute situation d’injustice, il y a un (ou des) être humain qui a été réduit au rôle de simple instrument d’intérêts particuliers.
C’est parce que nous sommes des êtres raisonnables que l’indignation n’est pas intégrable dans notre réalité sociale. Cela signifie, pratiquement, qu’il nous est impossible, raisonnablement, de monnayer notre sentiment de respect en faveur de satisfactions que le compenseraient.
On comprend que l’injustice a exactement la superficie de l’indignation. Est indigne tout ce qui n’est pas juste humainement, c’est-à-dire tout ce qui contredit le respect que l’on doit à soi-même et aux autres. Injustices sont, acheter de la compétence, de l’énergie, du temps de vie humains comme si c’était une marchandise (ce traitement du travail est aujourd’hui l’occurrence la plus massive d’injustice), bombarder une population, qui n’a aucune responsabilité dans une situation de guerre, par simple opportunité géopolitique (comme on le voit aujourd’hui à Gaza, en Ukraine et au Soudan), acheter un faux témoignage (par exemple l’influenceur qui a acquis la confiance de milliers de « followers » et qui « témoigne » des bienfaits d’un produit marchand)
[2], accuser autrui d’un méfait sur le simple a priori d’un trait physique particulier (sa couleur de peau, son genre, …car nul n’est responsable de ses traits physiques particuliers), acheter ou vendre des faveurs sexuelles (dans la mesure où la raison solidarise le partage de l’intimité corporelle avec l’amour), etc.
Et, en notre société mondialisée en son évolution contemporaine, les motifs d’indignation, les situations d’injustice, semblent se multiplier d’une manière accélérée. Il y a beaucoup de facteurs qui déterminent une telle évolution. Relevons quand même une situation de spectacularisation de la société qui fait que l’irrespect publiquement affiché est ce qui apporte le mieux une visibilité médiatique
[3], ceci combiné avec le sentiment d’impunité que permet la figure factice qu’on peut se composer en communiquant par l’intermédiaire d’un écran connecté
[4].
Rappelons que
nous avons déjà parlé, ici même, de l’indignation, il y a bien longtemps. C’était à propos du livre interpellateur de Stéphane Hessel
Indignez-vous ! (Indigène éditions, 2010). Nous relevions qu’il est impossible de s’indigner sur commande, et que le problème n’est pas qu’on manque d’indignations, mais qu’on manque de détermination à leur donner suite, à les faire valoir publiquement. Toute indignation est une alerte, parce que l’injustice non remédiée est de la substance explosive rajoutée dans la vie sociale qui nourrira à un moment ou un autre des situations de violence – n’est-ce pas ce que nous vivons 15 ans après l’alerte lancée par Stéphane Hessel ?
Et puis – modestie ! – ce que nous avons dit de l’exacte homothétie entre la justice (dimension sociale) et la dignité humaine (dimension personnelle) avait déjà été clairement perçu par le théoricien et militant anarcho-socialiste Pierre-Joseph Proudhon, il y a un siècle et demi :
"
L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s'affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce. La JUSTICE est le produit de cette faculté."
[5]
Que faire ? Au moins accepter, accueillir nos indignations, et les faire valoir publiquement comme alertes. C’est ce qu’on doit, aujourd’hui, à notre humanité si maltraitée !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire