dimanche, mai 18, 2025

Le wokisme, ce vocable si particulier !



Le wokisme est surtout connu à travers son opposé composé : l’anti-wokisme.
Wokisme et anti-wokisme sont deux mots du répertoire idéologique du monde occidentalisé contemporain. « Idéologique » signifie qu’ils invoquent des prises de position politiques, au sens propre du terme, c’est-à-dire concernant ce que doit être le Bien commun.
Wokisme vient de l’anglais woke = éveillé. Or, le sens de l’éveil ainsi désigné est essentiellement négatif : il est contre des comportements discriminatoires toujours fondés sur des traits distinctifs physiques, essentiellement dans les domaines de la couleur de peau et du genre.
Dans la mesure où le wokisme est d’abord connu par le biais des prises de position anti-wokistes, il ne faut pas s’étonner que ce que désigne le mot « wokisme » apparaisse très flou, sauf que la vivacité des polémiques semble sommer tout un chacun de devoir prendre une position claire – pour ou contre – sur cette réalité floue. Nous avons montré, à propos de l’antislamophobie, à quel point les positions idéologiques négatives redoublées (être contre ceux qui sont contre) pouvaient créer de l’ambiguïté – on peut se retrouver contre le wokisme avec des gens qui ont des motifs contradictoires avec les nôtres, c’est ainsi qu’il y a un anti-wokisme de gauche et un anti-wokisme fascisant.
Les propositions qui suivent visent à clarifier la notion de wokisme pour comprendre quelle position idéologique positive est en jeu dans le rejet qu’il exprime.

1– Le wokisme présuppose une société d’égalité de droit.

Si être woke c’est être éveillé, alors les non woke sont des endormis. Or, c’est dans l’endormissement qu’advient le vécu du rêve qui, on le sait, est le vécu de la pleine réalisation fantasmatique de ses désirs. Dans nos sociétés occidentalisées, le rêve est celui d’une société d’individus libres et égaux en droit. Le droit étant censé garantir cette liberté de chacun contre les comportements abusifs qui la remettraient en cause.
Cela signifie qu’il ne saurait y avoir de wokisme dans une société de caste, laquelle part du principe que c’est le statut hiérarchique de son groupe social de naissance qui détermine les droits et devoirs d’un individu – il y a donc inégalité devant le droit, comme c’était le cas de la société européenne féodalo-monarchique de naguère. Pour reprendre les termes de l’anthropologue Louis Dumont : le wokisme ne peut pas être une affaire de l’homo hierarchicus, mais seulement de l’homo æqualis[1] ; il ne peut donc concerner que l’homme occidental, ou occidentalisé, à partir de la fin du XVIIIe siècle.

2– Le démarche woke est pleinement légitime

Le woke dénonce une discrimination qui n’est pas prise en charge dans l’espace public, puisque le droit public ne saurait la dire sans se trouver en contradiction avec lui-même – non, la police ne fait pas de contrôles d’identité au faciès, sera-t-il réaffirmé constamment, quitte à invoquer toutes les circonstances possibles pour justifier les expériences ou statistiques contraires.
Autrement dit, sans les interpellations woke, le mensonge de la société de droit sur elle-même s’approfondirait, ce qui ne pourrait que déboucher sur son échec par des explosions de violence incontrôlables.
Ainsi, dans une société qui s’assoupit sur ses mensonges concernant l’égalité devant le droit, la démarche woke est indispensable car seule salutaire pour le Bien commun.

3– La revendication woke est inévitablement portée à être passionnelle

Dans les sociétés de castes – celles de l’homo hiérachicus – l’inégalité de traitement dans la vie sociale est acceptée par ceux qui en pâtissent dans la mesure où ils participent de la croyance en la transcendance qui la fonde.
Dans les sociétés promouvant l’homo equalis, l’inégalité de traitement par la société est subie comme une injure, une injustice, autrement dit la pire violence morale qui soit. Tout simplement parce qu’elle ne peut avoir d’autre justification qu’un événement contingent, parfaitement hors de prise de l’individu concerné, soit le trait physique distinctif dont il s’est trouvé doté – la couleur de sa peau, son genre …
Or, l’enjeu le plus important pour la vie de chacun, c‘est la conception qu’il se donne du bien, et la manière dont il est capable de maîtriser ses choix de comportements en fonction de celle-ci. Car c’est ce qui donne la valeur propre à sa vie – ce qu’on appelle proprement son estime de soi. Cette thèse pourrait être longuement et richement étayée philosophiquement. Cela n’est pas nécessaire, il suffit de faire appel à la conscience intime de chacun.
C’est toujours cette conscience intime qui nous fait savoir que l’estime de soi ne saurait se réduire à un jugement intérieur. Elle a absolument besoin de la reconnaissance d’autrui.
Le discriminé subit un divorce inacceptable entre la valeur qu’il essaie de donner à sa vie conjuguée avec son aspiration à sa reconnaissance sociale, et les épisodes répétés de mépris, d’humiliation, de rejet, qu’il reçoit de la vie sociale. Il se voit mis en échec dans ce qu’il a de plus cher – son estime de soi – pour un motif qui est hors du champ de sa liberté. C’est pourquoi le sens d’être woke, pour lui, c’est de recouvrer son estime de lui-même en démasquant le mensonge de la société à son égard comme à l’égard de tous ceux qui se retrouvent réunis dans le même motif sensible de discrimination.
Si on parle de passions pour des désirs qui peuvent paraître excessifs parce qu’ils semblent envahir tout le psychisme de l’individu et n’en finissent jamais de vouloir se satisfaire, alors la revendication woke tend nécessairement à être passionnée parce que le discriminé, en la posant, en l’imposant, y joue le sens de sa vie.

4– Parler de wokisme, c’est prendre en compte la dimension identitaire du positionnement woke.

L’attitude woke se décline nécessairement à la première personne du pluriel. C’est le « nous » de ceux qui portent le même caractère physique distinctif point d’appui de la discrimination commune qui appelle la réponse woke au mensonge du droit.
La première destinée de l’« être woke » est en effet son partage entre discriminés. Ce partage implique d’emblée le renversement en son contraire de la valeur du trait physique qui, de motif d’exclusion de la société de droit devient motif d’inclusion dans un groupe particulier dont il devient le marqueur identitaire.
Cet investissement identitaire propre au wokisme bénéficie de toute l’énergie, forcément passionnelle, de ceux pour qui elle redonne sens à leur vie. C’est pourquoi le wokisme peut amener à des comportements dangereux pour la cohésion sociale. Exclus de l'universalisme leur investissement excessif pour affirmer leur particularisme devient une menace pour un État qui se revendique, du moins formellement, de l'universalisme.

5– Le wokisme est une idéologie réactive qui manifeste un échec de l’humanisme des droits universels de l’être humain.

Il reste que l’identitarisme – la formation de la conscience de soi comme appartenance à une identité particulière – est initialement introduit par des pratiques discriminantes communément approuvées dans le cadre d’un ordre social qui se légitime comme incarnant la loi égale pour tous.
Il y a donc wokisme parce que, et seulement parce que, la société faillit à son principe d’une société d’humains libres et égaux en droit.
Le wokisme est donc une idéologie réactive à cette faillite.
En tant qu’idéologie, le wokisme porte un projet politique en lequel le bien commun se réaliserait par l’affirmation d’entités sociales particulières fondées sur des caractères physiques distinctifs, par opposition à un projet de société en lequel, quels que soient les caractères physiques que la nature lui a donné, chacun jouirait de la même liberté sous la garde du même droit.
Le destin de l’idéologie wokiste, si elle prospérait, est facile à anticiper : l’inévitable rivalité entre les groupes identitaires amènerait à une violence généralisée, au pire catastrophique pour tous. Cette violence, au mieux, pourrait se stabiliser en un société de castes cristallisant une hiérarchisation des identités.
Les humains retourneraient dans la condition si injuste de l’homo hierarchicus dont ils avaient cru pouvoir s’extirper !
La seule société raisonnable est la société pouvant assurer au mieux la justice, c’est-à-dire organisée pour garantir une minimisation de la violence et favoriser au mieux le libre épanouissement des qualités proprement humaines de l’humanité[2], c’est la société de liberté et d’égalité devant la loi démocratiquement établie. Ce type de société, en se diffusant par l’exemple de ses avantages, finirait par rendre les frontières entre États superfétatoires.
Ce n’est pas notre société aujourd’hui, quand bien même elle s’affiche démocratique et mondialisée. La floraison en son sein du wokisme – et de l’anti-wokisme qui l’accompagne– prouve qu’elle se ment sur elle-même. On sait que c’est une société de course au pouvoir – par l’accumulation pécuniaire – exacerbée. Pour cela les plus puissants peuvent suffisamment sévir pour imposer la sujétion de parties de la population plus vulnérables, piétinant sans vergogne les principes humanistes proclamés. Le wokisme en révèle l’occurrence la plus brutale.
On voit que cette crise de l’humanisme universaliste est désormais particulièrement aiguë aux États-Unis aujourd’hui. Mais elle est déjà très sensible en Europe.
Il importe de dénoncer nos sociétés mercatocratiques pour leur grimage démocratique, leur mensonge sur l’état de droit, afin que soit mise au jour pour tous leur complaisance pour les pratiques discriminatoires.
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         Oui, nous récusons le wokisme, et l'anti-wokisme, et toutes les idéologies qui impliquent des jugements systématiques sur les « bons » et les « méchants ». Par contre nous voulons être attentifs aux éveillés qui font savoir que notre société, qui sommeille au son de la berceuse de l'universalité de la valeur humaine, est capable de la bafouer clandestinement. Les écouter, accompagner leur indignation, c'est éviter qu'ils se retournent vers un particularisme potentiellement ravageur.
Car il est urgent d’aller vers une société en laquelle tous se sentent également reconnus quels que soient les caractères physiques particuliers dont la nature les a dotés.
 

[1]Louis DUMONT, Homo æqualis, éd, Gallimard, 1985.

[2] La condition de devoir sans cesse satisfaire des besoins en notre régime mercatocratique n’est pas une qualité proprement humaine. Voir notre Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.


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