samedi, septembre 12, 2020

Chroniques démasquées 1 – La révélation des masques



– L’interlocuteur : Tu disais, au mois de juillet, que l’expérience du confinement avait élargi la conscience de l’« anormalité » de la vie ordinaire de travailleur-consommateur dans notre société, et tu voyais là le ferment de changements profonds. J’aimerais le penser ! Mais je me demande si, deux mois plus tard, le processus ne se serait pas finalement inversé. Ne voit-on pas que, maintenant, c’est le port du masque qui devient une nouvelle norme ? Les images venues d’Asie montrant des foules se déplaçant masquées dans les rues qui, encore en février dernier, suscitaient notre commisération condescendante, sont désormais le spectacle habituel de nos propres rues. Est-ce cela le monde d’après que nous aura apporté la crise sanitaire de la covid-19 : qu’il soit devenu normal de ne se retrouver que masqués dans la cité ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Là, tu m’obliges à te rappeler une distinction que nous avions faite dans la discussion que tu évoques : il ne faut pas confondre le normal et le réglementaire. Le réglementaire est explicite et vient d’en-haut (des autorités sociales), le normal est implicite et exprime directement la vision du monde des gens. Ces significations étant précisées, il s’agit donc de savoir si la généralisation du port du masque relève de la règle ou de la norme.
– Effectivement, le port du masque relève d’abord de la règle ! Ce sont bien le gouvernement et ses préfets qui sont à la manœuvre. Mais ne faut-il pas redouter un glissement de la règle vers la norme ? Ne sommes-nous pas entrés dans un processus d’intériorisation du phénomène « être masqué », par accoutumance, par habitude provoquée par l’application de la règle, jusqu’au point où l’on trouvera ça normal ? Et, réciproquement, ne pourra-t-on pas alors juger anormale, parce que dangereusement provocante, la rencontre d’un inconnu à visage à découvert ?
– (a-s) : J’ai la conviction que l’habitude ne saurait être une facteur qui oriente le cours de l’histoire. L’habitude est le contraire de l’action, et c’est l’action libre des hommes qui fait le cours de l’histoire. Par exemple, on ne saurait s’habituer à quelque comportement qui contrevient à sa vision du monde, on a spontanément tendance à le marginaliser comme anormal. C’est bien pourquoi, dans un premier temps, jusqu’en mars, face à l’évidente montée de l’épidémie, l’ensemble de la population s’est trouvée tout-à-fait en résonance avec les discours des pouvoirs publics affirmant que le port du masque n’était pas utile comme moyen général de prévention (on le réservait alors aux soignants et aux malades). Aujourd’hui, ce n’est plus la même chanson. Il est autoritairement imposé par réglementation. Mais on voit bien qu’il y a de fortes résistances dans la population dont le pouvoir doit tenir compte. Il s’ensuit que la manière d’imposer le port du masque devient louvoyante, complexe (elle varie constamment dans l’espace et dans le temps), et ne parvient pas à s’appliquer correctement. Au-delà des lénifiants discours officiels, il est en effet très clair que le port du masque est vécu comme fortement contraignant – il gêne la fonction vitale primordiale qu’est la respiration d’une part, et d’autre part il compromet cette fonction humaine fondamentale qu’est la reconnaissance d’autrui.
– Il y a quand même un large consensus en faveur du port du masque. Tout le monde a été témoin de séquences de rappel à l’ordre par ses concitoyens à un quidam non masqué !
– (a-s) : Bien sûr ! C’est la peur de la contamination qui alors prévaut et amène à supporter une telle contrainte. Il faut dire que le port du masque est aujourd’hui présenté par les pouvoirs publics comme la solution universelle de prévention – ce qui est beaucoup trop simpliste (par exemple, comment l’utilise-t-on ou le réutilise-t-on ?). Tout se passe comme si, ne maîtrisant pas grand-chose, les pouvoirs publics s’accrochaient à ce fétiche de l’affichage d’un masque sur nos gueules, pour se persuader de leur emprise sur l’épidémie. Quoiqu’il en soit, les comportements procédant uniquement de la peur ne sauraient être considérés comme des comportements normaux
On est donc très loin d’une normalisation de l’usage des masques de protection sanitaire.
– Tu as raison pour la situation actuelle. Mais quand je parle d’une normalisation du port du masque, je me place dans l’hypothèse d’une situation de menace épidémique durable. L’alternative c’est la vaccination tant attendue. Mais si le vaccin ne vient pas ? Après tout, il n’y a toujours pas de perspective assurée, et d’autre part la mise au point d’un vaccin à-la-va-vite peut paraître suspecte et susciter bien des réticences. Alors ne faut-il pas envisager que nous vivions durablement masqués ?
– (a-s) : Je vais peut-être te surprendre, mais oui ! Je pense que c’est tout-à-fait envisageable.
– Je ne suis pas sûr de bien te suivre. Admets-tu donc que le port du masque puisse devenir normal dans notre société ?
– (a-s) : Justement, pas du tout ! C’est ce que j’aimerais que tu comprennes : on peut supporter durablement le port du masque tout en le trouvant anormal.
– Explique !
– (a-s) : Il y a  deux fonctions qui sont entravées par le port du masque : la fonction de respiration et la fonction de relation à autrui. Le problème se dédouble donc ainsi :
1– la contrainte imposée par le masque sur la fonction de respiration peut-elle devenir normale ?
2– la contrainte imposée par le masque sur les relations à autrui peut-elle devenir normale ?
Or, rappelons-nous ce qui nous avons acquis de notre précédente discussion : nous considérons normal ce qui peut être intégré dans notre vision du monde.
D’où la première question : pouvons-nous intégrer l’obstacle à une respiration normale qu’est le masque dans notre vision du monde ?
– Bien sûr que non ! La respiration libre est la base de tout !
– (a-s) : Je ne serai pas si catégorique. Si notre vision du monde intègre que l’air environnant est dangereux, nous pouvons trouver normal de le respirer derrière un masque. N’est-ce pas ce qui se passe, depuis bien des années, dans certains centres de mégalopoles, en particulier en Asie ? Ce peut être le même phénomène que peut provoquer la conscience d’une circulation aérienne du coronavirus.
– Cette normalisation est quand même très localisée !
– (a-s) : C’est vrai ! Elle est localisée dans l’espace – elle suppose des lieux de grande densité de population ( et éventuellement de circulation carbonée) – , elle est localisée dans le temps, car elle ne concerne le plus souvent que le temps où l’on sort dans l’espace public. Mais il convient de noter que l’éducation au port du masque dans ces conditions faisaient déjà partie de la culture de certaines populations avant l’apparition de la présente épidémie.
Mais en ce qui concerne le second point – la relation à autrui – pouvons-nous intégrer un monde où elle est entravée par le port du masque ?
– – Mmmh… Je serais tenté de dire : oui ! Peut-être même plus facilement que pour la fonction de respiration. Dans la mesure où les relations physiques – je veux dire par coprésence – avec autrui se font essentiellement dans la sphère privée. Il est clair qu’il ne sera jamais normal de vivre sa vie de famille avec un masque ! Par contre, il me semble que l’on va vers une normalisation du port du masque dans l’espace public, du moins quand il est dense, et cela peut s’intégrer à la vision du monde des gens dans la mesure où, dans l’espace public, ils subissent la présence d’autrui plutôt qu’ils la recherchent.
– (a-s) : Mais te rends-tu compte que la vie de famille stricto sensu, c’est-à-dire à l’intérieur d’une habitation spatialement délimitée où l’étranger ne peut pas s’introduire sans permission, constitue beaucoup moins de la moitié temps de vie (en veille) d’un individu ? Veux-tu dire qu’on pourrait considérer comme normal un monde où l’on renoncerait à faire des rencontres en espace ouvert ?
– Non, je ne veux pas dire cela … on peut contourner en quelque sorte le masque, par exemple avec nos smartphones.
– (a-s) : Environ un quart de la population française ne possède pas de smartphone, ce qui n’est pas négligeable.
Mais le plus décisif est dans la question : que connaît-on vraiment d’autrui sans les sensations liées à sa présence physique ? Car le masque ôte d’emblée l’accès visuel au visage. Or, je pense qu’il faut prendre au sérieux Lévinas qui affirmait que c’est seulement dans la confrontation des visages que nous pouvons nous sentir pleinement responsables de la relation que nous établissons avec une autre personne. Chacun a d’ailleurs pu remarquer, combien les relations en mode virtuel – par écran interposé – pouvaient favoriser l’irresponsabilité !
– Quand même ! Quand des gens vivent et collaborent ensemble régulièrement, même s’ils portent un masque, ils arrivent à se découvrir, à se connaître. Je pense aux masques obligatoires aujourd’hui en entreprise, en milieu scolaire, pour le personnel des Ehpads, etc. Les collégiens en cette rentrée se font bien quand même de nouveaux camarades ?
– (a-s) : Oui, mais c’est si difficile, si éprouvant ! Penses-tu qu’on puisse un jour habiter un monde où, à l’âge où l’on aspire à faire des rencontres hors du cercle familial qui nous fassent grandir, on se heurte constamment à des masques ?
– Non, effectivement, je ne le pense pas !
– (a-s) : Nous sommes donc d’accord qu’il est difficilement envisageable que le port du masque devienne normal. Néanmoins, ton argument que, dans l’espace public, autrui est plutôt subi que recherché est une objection à ne pas négliger. Elle me fait penser à la prédiction de Tocqueville – en 1840 ! – concernant le devenir de la société industrielle :
« Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »
Il faut prendre d’autant plus au sérieux cette prédiction qu’elle a été corroborée par un essai célèbre d’un sociologue américain, David Riesman, paru sous le titre The Lonely Crowd (La foule solitaire) en 1950. Comme le suggère la citation de Tocqueville, il y a deux facteurs principaux qui se conjuguent pour détourner de l’intérêt pour autrui dans l’espace public : l’égalité dans la conformité (« semblables et égaux ») et l’égoïsme individualiste (« se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme »).
L’égalité dans la conformité est façonnée par l’éducation pour tous, et par le bain envahissant des médias de masse. Elle prend la forme de notre statut social commun de travailleurs-consommateurs et nous constitue collectivement en cette fameuse « classe moyenne » dont la prévalence numérique est si importante pour la stabilité des sociétés modernes. Du coup, dès lors que la classe moyenne se délite par ses franges les plus basses (en revenus), la société industrielle s’en trouve déstabilisée (comme l’illustre le mouvement des « gilets jaunes »).
L’égoïsme individualiste est tout simplement l’expression première du conformisme de la société industrielle : il consiste à assimiler la réussite de sa vie à sa capacité de se donner les moyens d’accès aux sensations bonnes, plus nombreuses et meilleures que le peuvent les autres.
Ainsi, dès lors que je vis dans la cité en tant que travailleur-consommateur, que je m’y déplace dans les transports en commun ou individuellement, que je sillonne un centre commercial, que j’attende à la caisse d’un hypermarché, ou que j’exerce mon activité professionnelle, l’inconnu que je côtoie ou avec qui je suis amené à interagir ne suscite pas ma curiosité. Il m’est bien trop semblable. Que m’importe alors, lorsque je suis dans une file d’attente pour un quelconque service ou paiement, s’il porte ou non un masque, puisque je fais comme lui : j’interagis avec mon smartphone comme si se jouait sur cet étroit écran la possibilité de vraies relations humaines ? Remémores-toi les gens dans un bus ou dans une rame de métro avant le port obligatoire du masque. Était-ce différent ? N’était-ce pas tout comme s’ils portaient des masques invisibles ?
– Au fond, si je te suis bien, le port du masque est dans la logique du développement de notre société industrialo-marchande. D’une part il y a le terrain psycho-social d’une indifférence apriori à autrui que tu viens de mettre si clairement en évidence ; d’autre part il y a l’activisme sur l’environnement naturel facteur d’empoisonnement de l’atmosphère que ce soit par rejet de particules nocives ou par diffusion d’un virus latent, qui amène à la protection par le masque.
– (a-s) : Très juste ! C’est pourquoi on peut considérer que la généralisation du port du masque, aujourd’hui, de par le monde, est le révélateur du caractère inhumain de cette société industrialo-marchande.
– On peut donc dire que le port du masque est normal du point de vue de celui qui s’intègre dans cette société.
– (a-s) : On pourrait le dire ! … Le conditionnel indique la difficulté à penser son intégration dans une telle société. Car que veut dire s’intégrer ici sinon former sa vision du monde en y intégrant les principes de fonctionnement de cette société ? Or une vision du monde doit intégrer tout ce qui est pensable de la réalité, en particulier l’avenir de l’humanité à travers les générations futures. Et comment penser l’avenir à partir des principes de fonctionnement de la société industrialo-marchande ?
– Heu ! …. On le pense sous forme de réchauffement climatique accéléré, de catastrophes à venir, d’effondrement ! ….
– (a-s) : Exact ! Et tout ceci, qui se résume le mieux dans le mot effondrement, n’exprime pas une pensée positive de l’avenir du monde, mais au contraire une incapacité à penser le monde à venir. Et il faut bien prendre la mesure de ce que cela signifie : il n’y a pas de monde pensable du point de vue du travailleur-consommateur. C’est-à-dire qu’il en est réduit à calculer pour amoindrir les occasions de mal-être et favoriser les situations de bien-être, sans rien attendre au-delà. Une telle vie peut-elle être normale ?
– Non ! … Et pourtant on entendra volontiers dire que c’est cela vivre normalement aujourd’hui ! Je ne sais plus trop que penser.
– (a-s) : Voici ce que je puis te dire. Un comportement n’est normal qu’adossé à une vision du monde cohérente. Notre société de la modernité tardive, n’étant plus appuyée sur une vision du monde qui tienne, ne se maintient que par les intérêts individuels que permet (ou le plus souvent « promet ») de satisfaire ses principes de fonctionnement. C’est une société anormale car c’est une société hors-sol (puisqu’elle est hors monde). Ceux qui s’y conforment n’ont pas des comportements normaux, ils ont simplement des comportements conformes. C’est bien pourquoi les individus peuvent transiter dans l’espace public avec des masques sans autre dommage qu’un inconfort dans la fonction respiratoire, mais inconfort auquel ils sont depuis longtemps entraînés parce que familiers de l’atmosphère dangereusement viciée des mégalopoles.
– Je veux bien, mais si tout le monde, ou même la grande majorité, trouve cela normal d’être conforme, cela ne devient-il pas, de fait, normal ?
– (a-s) : Non ! Il ne doit pas être facile de trouver quelque quidam qui accepte de n’être considéré que comme un travailleur-consommateur. Ne serait-ce que parce que chacun a besoin de se donner une vision du monde qui se tienne. Mais comme on ne peut pas sonder toutes les consciences, il suffit de regarder autour de soi en ces temps de prescription du port du masque obligatoire : largement, dans les jeunes générations, on résiste, on n’en veut pas, on veut vivre dans un monde qui ouvre à une aventure humaine.
– Le masque comme symbole d’un renoncement à l’espoir ?
– (a-s) : Oui, il peut faire signe de la négation du monde et donc, pour les jeunes générations, de l’inhumanité de la société promue par leurs aînés.

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