Si l’écologie politique est impuissante, ce n’est pas seulement parce qu’il y a des gens de pouvoir égoïstes, sans principes, et fort puissants, c’est aussi parce qu’elle s'affaiblit en se contentant d'être une écologie du comment au lieu d'oser être une écologie du pourquoi.
Pour parler clairement d’écologie, il faut préserver le sens originel – étymologique – du mot : l’écologie (du grec oikos = maison + logos = savoir rationnel) est la science des relations des espèces vivantes à la biosphère. L’écologie appartient donc au domaine de la connaissance scientifique, et si l’on a besoin de préserver ce mot c’est bien parce qu’il désigne la base objective à partir de laquelle peut se légitimer un mouvement d’idées. Ce mouvement d’idées doit précisément être nommé « l’écologisme » – et non pas « l’écologie » comme on le fait ordinairement de manière confuse. L’écologisme est l’ensemble des idées qui visent une amélioration de la condition humaine fondée sur les connaissances apportées par l’écologie ; ceux qui les promeuvent sont donc les écologistes. L’écologie politique est la composante de l’écologisme qui s’active à transformer de la société.
Or, en matière d’écologie, la culture humaine est actuellement dans un pathétique paradoxe !
Depuis quelques décennies les hommes ont acquis le clair savoir des dommages que leurs manières d’agir sur leur environnement engendrent dans la biosphère et sur le caractère pressant et grave des risques qu’ils encourent, et pourtant ils continuent plus que jamais à développer ces manières d’agir.[1]
Sur le plan politique ce paradoxe se décline comme divorce entre la conscience quasiment unanime de la nécessité d’une réforme écologiste de la vie sociale, et la faiblesse et l’impuissance des mouvements politiques écologistes qui sont censés porter cette idée.
On peut rendre compte de cette impuissance par un certain nombre de facteurs extérieurs à la valeur des idées écologistes elles-mêmes. Tels sont l’égoïsme de chacun, le phénomène historique de l’emprise mercatocratique sur la vie sociale (c’est-à-dire la domination mondiale actuelle des forces sociales qui font de la valeur d’échange la valeur sociale suprême et s’activent à réduire tout bien au statut de marchandise), le pathos commun vis-à-vis de la nature et de la technique, etc. Mais ne peut-on pas mettre en évidence un facteur intrinsèque de l’impuissance écologiste ? L’idéal écologiste, tel qu’il s’est culturellement établi et tel qu’il est entretenu, n’aurait-il pas tendance à manquer l’essentiel du problème écologique, ce qui le rendrait incapable de viser les bonnes solutions ?
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L’impératif moral écologiste
En général, les écologistes dénoncent un certain nombre de pratiques humaines – qui ressortent soit du pillage des ressources planétaires, soit du rejet démesuré de déchets – dont ils soulignent le grave impact écologique. Ils préconisent d’agir autrement, s’efforçant d’orienter l’intérêt public vers d’autres pratiques qui n’entraîneraient pas de tels dégâts sur la biosphère. Les écologistes sont les promoteurs de manières de se comporter alternatives non dommageables pour la planète : c’est ainsi qu’ils préconisent des sources d’énergie alternatives, des habitats alternatifs, des consommations alternatives, etc.
Cette démarche écologiste est certes tout-à-fait rationnelle : la cause des problèmes écologiques étant des comportements dommageables, il faut changer les comportements. Mais le « il faut » de la proposition précédente montre que, du fait de cette démarche qui s’en tient à un jugement sur les pratiques de leurs congénères, les écologistes se croient devoir imposer un « bien » – la préservation de l’avenir de la planète – extérieur aux buts que poursuit chaque acteur social, et qui doit toujours prévaloir sur eux. Autrement dit, l’écologisme contemporain se décline essentiellement comme un nouvel impératif moral lié au constat de l’impact écologique négatif des activités humaines : « Tu dois désormais toujours agir de telle manière que ton action prenne en compte l’avenir de la planète ! » L’écologisme enjoint ainsi aux consommateurs de trier leurs déchets pour recyclage, demande que des normes de pollution strictes soient imposées aux entreprises, et exige du pouvoir politique qu’il module toutes ses décisions en fonction des exigences du rétablissement des équilibres majeurs de la biosphère.
Cette forme morale de l’écologisme permet de mieux préciser son impuissance. En effet, plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, moins l’impératif écologiste est pris en compte. Le discours écologiste a un certain effet sur les comportements populaires (tri des déchets, commerce équitable, consommation bio, etc.) mais pour un gain écologique anecdotique. Par contre ce discours a très peu d’effet sur les décisions les plus importantes dans la société, celles qui engagent les enjeux écologiques majeurs. En particulier, même quand des écologiques participent comme ministres à un gouvernement, ils n’infléchissent pas significativement les décisions qui touchent les intérêts économiques (politiques concernant l’industrie, l’énergie, les transports et le commerce), alors que l’économie – que l’on peut caractériser comme l’ensemble des règles de circulation des biens dans la société – est le domaine de la culture qui a l’impact écologique le plus décisif.
Les écologistes se sont bien rendu compte du frein que représente le caractère contraignant des comportements écologistes dans une société où l’environnement idéologique est essentiellement consacré à promouvoir les satisfactions par la consommation. Ils se sont donc efforcés de le gommer en développant une sorte d’utopie souriante d’une société écologiquement responsable. Cette utopie brosse le tableau idyllique d’une réconciliation de l’homme et de la nature.
Mais l’homme n’est pas en position d’être réconcilié avec la nature. Tout simplement parce que la nature ne saurait être pensée comme sujet. L’écologisme contemporain retrouve le travers traditionnel des visions anthropomorphiques de la nature – penser la nature sur le modèle humain, la personnifier, comme auparavant on en faisait une déesse – et cette personnification permet d’escamoter sa transcendance radicale sur les vivants, transcendance qui implique qu’il n’y a nul « souci », nul « égard » particulier de la nature concernant l’espèce humaine, ces mots n’ayant, en ce cas, pas de sens. C’est pour cela que la nature a toujours été vécue par les hommes comme étant à la fois extraordinairement généreuse et arbitrairement cruelle.
Cet angélisme édénique des écologistes les amènent à occulter la fragilité propre à l’espèce humaine dans son environnement naturel : l’homme doit et devra toujours s’activer, se battre, pour assurer son avenir dans la biosphère, et les événements catastrophiques – épidémies, volcanisme, tsunamis, tremblements de terre, etc. – seront toujours son lot. C’est pourquoi l’écologisme contemporain apparaît comme une idéologie de la mémoire courte. Elle a tendance à oublier le lourd passif des rapports de l’homme à son environnement naturel (la Peste Noire décima au moins 30 % de la population européenne au XIV° siècle) et à enjoliver la vie des hommes en situation préindustrielle. On comprend que l’écologisme prête si aisément le flanc aux redoutables critiques réalistes des tenants de l’industrialisation.
Ainsi l’écologisme contemporain est impuissant au sens où il est incapable de faire prendre en compte de manière significative l’impératif moral de préservation de l’avenir de la planète.
Le comment et le pourquoi
En ce point de notre réflexion on peut presque entendre le malaise de ceux qui se sentent en affinité avec le mouvement écologiste : « Mais quoi ! N’est-il pas évident que la technique du moteur à explosion fait des dégâts considérables sur l’environnement ? Ne faut-il pas de toutes façons faire quelque chose ? Que signifie cette condamnation sans issue ? N’êtes-vous pas en train de donner raison aux tenants de l’industrialisation et de la société de consommation ? »
Mais l’issue apparaît si l’on prend garde que c’est la configuration même de la démarche écologiste qui mène à cette impasse. En se donnant pour but la substitution des comportements nocifs par des comportements écolo-responsables, l’écologisme privilégie la prise en compte des moyens que les hommes choisissent pour réaliser leurs buts. Car le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie, la production démesurée de déchets, ne sont pas pour les hommes des buts en soi, mais des moyens pour réaliser leurs véritables buts, leurs buts finaux si l’on veut, ceux qui, atteints, doivent leur apporter un réel contentement. L’écologisme contemporain se rendrait impuissant en se focalisant sur une remise en cause du comment et en occultant un réel questionnement du pourquoi, c’est-à-dire des buts qui sont finalement visés par de telles pratiques.
En effet, tant que ne sont pas remis en cause ces buts finaux, la dénonciation des pratiques écologiquement dommageables est sans effet si celles-ci se sont imposées comme moyens les mieux appropriés à ces buts. Si les buts demeurent, chassez les pratiques incriminées par la porte, ne reviendront-elles pas sous une autre forme par la fenêtre ? C’est à cette configuration qu’on peut accrocher toutes les croix écologistes d’aujourd’hui. Sortir du nucléaire, mais devoir exploiter la fumeuse lignite, ou imposer en des contrées pittoresques des champs d’éoliennes ; sortir des moteurs à énergie fossile, mais produire massivement des accumulateurs électriques qui impliquent la mise en oeuvre de métaux lourds très dangereux, à moins que ce soit exclure de cultures vivrières des milliers d’hectares de terres fertiles pour la culture intensive de plantes à biocarburants. Sortir de la nourriture industrielle trop artificialisée, et finir par se retrouver avec une nouvelle industrie – celle de l’alimentation biologique – comme s’il n’y avait pas là comme une contradiction, etc.
Technophobie
Cet écologisme du comment ne peut que se traduire par une hostilité de principe à la technique – puisque la technique est ce domaine de la culture constitué par l’ensemble des artifices par lesquels se résolvent les problèmes du comment. On appelle technophobie ce rejet de la technique. La technophobie écologiste s’appuie sur le constat indéniable de la corrélation entre la technicisation croissante des pratiques humaines et l’aggravation du diagnostic écologique. Mais là encore, il faut se garder d’une mystification, bien installée dans les discours écologistes, où la technique est pensée comme l’envers diabolique de la bienfaisante nature. Car la technique n’est jamais rien de plus que le produit des choix des hommes pour résoudre leurs problèmes de moyens. Donc le problème écologique ne vient pas de la technique, il vient des buts qui requièrent l’usage accru de techniques toujours nouvelles et toujours plus agressives à l’encontre de la biosphère. Le ridicule de la situation pas si rare du militant écologiste tapotant sur son smartphone dernière version pour organiser une conférence contre le progrès technique montre comment il peut être inconséquent d’incriminer la technique en soi.
D’ailleurs s’en prendre au progrès technique amène à rejeter aussi la science puisque le développement contemporain des techniques est indissociable des progrès dans la connaissance scientifique. C’est pourquoi la technophobie écologiste se prolonge volontiers en une phobie de la science, voire en une remise en cause de la raison.
Pourtant, c’est bien plutôt un manque de raison qu’il faut déplorer : dans cet écologisme du comment, la raison s’arrête en route, car elle s’en tient au premier degré de l’analyse – les mauvais et bons comportements écologiques – au lieu de l’amener à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’évaluation des buts qui donnent sens aux comportements et aux techniques incriminés.
Le court terme et le long terme
La bonne question que doit se poser l’écologisme pour progresser vers une doctrine qui soit en prise sur la réalité d’une vie sociale si ravageuse pour la biosphère est celle-ci : « Quels buts les hommes poursuivent-ils en développant des relations à leur environnement naturel caractérisées par le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie et la production sans retenue de déchets ? »
Ainsi posée, cette question nous met sur la voie de la réponse : les hommes n’ont certes pas le but de porter atteinte à leur planète, mais il est clair qu’ils se comportent comme s’ils se désintéressaient de leur avenir à long terme sur cette planète. Ce que confirme l’accueil commun fait à l’argument que les écologistes voudraient décisif : « C’est votre intérêt bien compris à long terme que de pondérer vos décisions par le principe moral de préservation de l’avenir de la planète ! » Et bien non, cet argument, le plus puissant qui soit, se révèle la plupart du temps sans prise sur les consciences ; il semble frappé d’étrangeté, comme s’il venait d’un autre monde sans rapport avec le monde quotidien ! Tout simplement parce que les buts finaux qui font consensus, dans une société mercatocratique, c’est-à-dire qui donne la priorité à la marchandise, s’exemptent volontiers de la considération du long terme. Dans une telle société le bien – ce que signifie donner à sa vie sa plus grande valeur – se décline communément comme un hédonisme de court terme : il s’agit de cultiver son bien-être personnel ; ce bien-être est pensé comme accumulation de sensations positives et sa réalisation trouve sans arrêt des opportunités dans les marchandises (au sens indéfiniment élargi que prend aujourd’hui ce mot) proposées à l’achat.
Ce courtermisme[2] peut sembler fort déraisonnable, surtout eu égard à la riche tradition philosophique de l’humanité. Mais il n’est habituellement pas vécu comme tel. D’abord, il s’impose spontanément du fait de l’environnement idéologique dans nos sociétés marchandes ; ensuite il se vit sous le mode de la nécessité plutôt que sur celui du choix libre et réfléchi : on a « besoin » d’une voiture, d’un téléphone, etc. et cela ne peut attendre. La meilleure manière d’exprimer la modalité de l’hédonisme contemporain est de le considérer comme relevant de la passion plutôt que de la raison. Cette notion de passion permet d’exprimer le côté prioritaire, urgent, de s’activer pour son plaisir ou son bien-être, tout aussi bien que le caractère infini de sa quête puisque, comme dans toute passion, jamais le contentement durable visé n’est atteint. C’est donc par cette notion de passion que l’on peut comprendre l’activisme frénétique contemporain des hommes vis-à-vis de leur environnement naturel.
Personne n’est tout-à-fait sauf de cet hédonisme commun ; pas même les écologistes qui sont le plus souvent témoins ou héritiers de la révolution culturelle des années soixante qui a permis justement à cet hédonisme de s’imposer contre les moralismes traditionnels. D’autant que sa forme passionnelle est surdéterminée : on n’en comprendrait pas la prégnance si elle n’incluait que les éléments idéologiques liés à la mainmise des intérêts marchands sur la société, il faut la rapporter aussi à la longue histoire de l’espèce et au pathos du rapport de l’homme à la nature qu’elle a noué.[3]
C’est pourquoi, la tendance à l’escamotage de la question du pourquoi par l’écologisme n’est certainement pas l’effet d’une négligence ou d’une paresse intellectuelle : cette question est gênante parce qu’elle mettrait à jour des problèmes délicats à affronter quand on se veut défenseur de la planète mais qu’on reste confus sur ses buts finaux.
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L’écologisme bien qu’il soit un mouvement d’idées solidement établi et largement approuvé, s’est révélé impuissant à infléchir le cours de la détérioration accélérée de la biosphère parce qu’il s’est contenté de condamner le comment des agissements humains sans vouloir se prononcer sur leur pourquoi. Or c’est ce pourquoi qui commande le reste, et nous avons vu que, dans ce système social qui secrète un activisme si menaçant pour notre avenir, ce pourquoi renvoie communément à des buts de court terme qui détournent du souci de l’avenir de la planète.
De deux choses l’une :
– soit les écologistes tolèrent de tels buts et leur dénonciation des dommages écologiques comme leurs exhortations à une modification des comportements seront toujours en porte-à-faux de telle sorte que ceux qui imposent ces valeurs finales auront le dernier mot,
– soit les écologistes disqualifient de telles valeurs finales et s’ouvre alors pour la raison un espace de réflexion pour d’autres raisons de vivre non contradictoires avec la vitalité de la biosphère. Pour notre part nous avons montré que l’idée d’un rapport pleinement humain et non activiste avec l’environnement naturel a déjà été très présente dans notre culture et qu’elle a même été portée un temps comme projet politique par des forces sociales, lesquelles ont finalement été vaincues par les tenants de l’industrialisation.
[1] Il faut avoir la lucidité d’admettre que le tri sélectif, les voitures électriques, les calculs de bilan carbone, le « verdissement » des entreprises, etc., sont essentiellement d’effet cosmétique, et qu’en fait jamais l’activisme des hommes sur leur planète n’a été aussi dévastateur qu’aujourd’hui : destruction accélérée des forêts primaires tropicales, poids inégalé des déchets rejetés, aussi bien en quantité qu’en nocivité, brutale chute de la biomasse des insectes qui se traduit par l’effacement des oiseaux insectivores, dont les hirondelles, production massive de radioactivité artificielle, interventions à l’aveugle sur le patrimoine génétique des espèces vivantes, etc.
Entièrement d'accord. Comment est reçue cette réflexion?
RépondreSupprimerÀ Trescleoux par exemple ?