– L’interlocuteur : Rien ne semble
plus urgent, aujourd’hui, que de défendre la démocratie! N’est-ce pas
du débat public, le plus large, le plus ouvert, que peuvent émerger des
issues pour que nous reprenions un peu de maîtrise de notre avenir ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Je suis
bien d’accord ! C’est pourquoi je publie nos entretiens. C’est notre
manière de faire valoir le débat démocratique. Mais ne nous faisons pas
d’illusions : ce n’est qu’une petite goutte d’eau claire dans une
rivière opaque de pollution !
– Tu veux parler, je pense, de la propagande
à sens unique qui nous inonde sans vergogne, non seulement dans
l’espace public urbanisé, mais maintenant sur Internet, en faveur des
intérêts marchands !
– (a-s) : Oui, bien sûr ! Au bilan, l’espace
public est phagocyté par cette communication qui nie le débat. Mais au
moins, concernant la propagande commerciale, on sait à quoi s’en tenir
: l’intérêt particulier – la soif du chiffre d’affaire (pour ne pas
dire la cupidité) – est gros comme un éléphant dans un magasin de
porcelaine !
– Oui, c’est vrai ! Ne veux-tu pas dire que
le plus dangereux pour la démocratie est la duplicité des personnalités
politiques elles-mêmes, dans la mesure où elles semblent de plus en
plus se livrer à la logique de la propagande commerciale ? Les
carrières politiques – cela semble être devenu la règle – se
construisent selon le modèle marchand : il s’agit de vendre une image
alléchante du personnage politique à la manière dont on vend une
marchandise. Et une telle manière escamote inévitablement tout débat
sérieux sur les projets politiques. Telle est – et je sais que tu es
d’accord – la véritable maladie contemporaine des démocraties.
– (a-s) : Humm !… Je suis assez d’accord,
quoiqu’il y ait quelques nuances et discordances (François Ruffin ne
semble pas encore relever de cette logique). Mais de toute façon si
cette marchandisation de la figure du personnage politique est bien un
mal patent de nos démocraties contemporaines, elle n’est pas, selon
moi, la maladie. Elle est un symptôme d’une maladie de
la démocratie qui est plus profonde.
– Je ne comprends pas. Ne crois-tu pas que si
nous sortions de la propagande politique par l’image émotionnellement
valorisée de l’homme ou femme politique, toujours sur fond d’affects
archaïques – le bon père sécurisant, l’homme auquel rien ne résiste, le
gendre idéal, la femme forte qui sait en imposer aux mecs, etc. –
pour un véritable débat public en lequel se confronteraient les projets
politiques, nous retrouverions à la fois la démocratie et le sens de
l’avenir ?
– (a-s) : Pas nécessairement.
– Là je ne te suis plus ! N’est-ce pas là le
sens de nos discussions ? N’est-ce pas pour cela que nous les publions ?
– (a-s) : Certes ! Mais il n’est pas
suffisant de poser que la véritable démocratie consiste à confronter
nos opinions particulières dans un débat rationnel.
– Euh …????
– (a-s) : Parce qu’alors, il faudrait
reconnaître que notre démocratie ne se porte pas si mal ! Tu me sembles
sous-estimer la présence de tels débats dans notre société dite
« démocratique » ! Ces débats sont bien toujours présents,
Dieu merci ! Ce qui donne un sens à l’opposition entre États
démocratiques et autocratiques. Par exemple au Parlement. Mais aussi
sur Internet, dans des journaux qui réservent des pages à la
confrontation des opinions, ou même dans les multiples soirées ici ou
là, souvent organisées par des associations de bénévoles, où l’on se
retrouve pour débattre sur un thème précis.
– Mais cela n’est-il pas finalement résiduel
par rapport à l’omniprésence, dans l’espace public, de la propagande
marchande qu’on nous oblige à subir ?
– (a-s) : Pas tant que ça, si tu penses aux
débats parlementaires. C’est quand même là que se décident les lois !
– Tu ne te fais quand même pas des illusions
sur la sincérité de tels débats ! On sait que, presque toujours, c’est
joué d’avance entre, l’action des lobbys, les majorités établies grâce
au mode de scrutin, les subtilités constitutionnelles qui suppriment le
débat (49.3), et la comédie des discours entre opposants – il s’agit
qu’ils soient suffisamment véhéments et émotionnels pour passer aux
informations télévisuelles du soir !
– (a-s) : Je te l’accorde. Mais n’oublie pas
que beaucoup d’échanges très déterminants se passent en commissions,
c’est-à-dire à huis-clos. On sait que là un réel débat a lieu dont le
résultat est une proposition de loi fruit du compromis dont a accouché
ce débat.
– Alors la démocratie ne dysfonctionnerait
pas tant que ça. Il suffirait de l’améliorer par des réformes. Je te
voyais plus radical dans ta critique des démocraties contemporaines.
– (a-s) : Il ne t’a pas échappé que ces
réformes évidentes depuis longtemps – proscription d’un certain
lobbying, sobriété et rigueur de la production législative, décrets
d’application sans délai, règles de comportement dans l’enceinte de
l’assemblée compatibles avec son statut de lieu sanctuarisé comme
expression de la volonté populaire, etc. – n’arrivent pas à
advenir. Pourquoi, sinon parce que le mal des démocraties
contemporaines est plus profond ?
– Je ne vois pas ! Plus il y aura du débat
dans la société, mieux la démocratie se portera.
– (a-s) : Cher ami ! T’es-tu avisé que,
depuis la dissolution inopinée de l‘Assemblée par Macron, c’est-à-dire
ces six derniers mois, il n’y a jamais eu un débat aussi ouvert aussi
intense, dans notre pays, sur la manière d’organiser notre vie en
commun ? Et pourtant, comme le constate Stéphane Foucart dans son
article intitulé L’environnement,
cette question oubliée (Le Monde du 29 décembre), il n’y a
jamais eu autant de négligence concernant le principal enjeu de bien
commun qui est l’enfoncement de plus en plus palpable dans une crise écologique mondiale !
Je le cite : « L’année 2024 n’aura pas seulement été celle d’une crise politique sans précédent, (…). Elle a aussi entériné la quasi-disparition de la thématique environnementale de l’agenda politique. »
Et plus loin : « Dans son dernier baromètre, rendu public en octobre, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) constate que de plus en plus de Français sont climatosceptiques – dont seuls 62 % se rangent au consensus scientifique. La mobilisation pour la préservation de la nature ? Là encore, nous pensons volontiers qu’elle est aujourd’hui plus forte que jamais. Mais qui se souvient que, le 22 avril 1970, près de 20 millions d’Américains, de tous bords politiques, étaient dans la rue pour le premier Jour de la Terre ? »
Je le cite : « L’année 2024 n’aura pas seulement été celle d’une crise politique sans précédent, (…). Elle a aussi entériné la quasi-disparition de la thématique environnementale de l’agenda politique. »
Et plus loin : « Dans son dernier baromètre, rendu public en octobre, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) constate que de plus en plus de Français sont climatosceptiques – dont seuls 62 % se rangent au consensus scientifique. La mobilisation pour la préservation de la nature ? Là encore, nous pensons volontiers qu’elle est aujourd’hui plus forte que jamais. Mais qui se souvient que, le 22 avril 1970, près de 20 millions d’Américains, de tous bords politiques, étaient dans la rue pour le premier Jour de la Terre ? »
– C’est vrai ! Je pense que les écologistes
ne sont pas assez considérés, écoutés. Il faut les mettre beaucoup plus dans le
débat.
– (a-s) : Je ne sais pas. Est-ce un problème
de personnes ? N’as-tu pas remarqué que les écologistes politiques
patentés eux-mêmes parlent très peu des problèmes écologiques en ce
moment ?
Le mal qui mine notre débat démocratique est certainement plus profond. Si tu veux bien, revenons aux principes édictés par les créateurs de la démocratie occidentale, les Grecs de l’Antiquité.
Les principes posés pour le débat démocratique étaient au nombre de 4 :
1 – Que soit toujours utilisé le logos, c’est-à-dire l’argumentation rationnelle, pour promouvoir ses idées.
2 – Que tous les citoyens aient un égal statut à se prononcer sur la vérité ; que n’intervienne aucune parole d’autorité.
3 – Que chacun aie le courage de mettre à l’épreuve de la critique d’autrui ses idées, et d’accepter de les remettre en cause face à des arguments convaincants.
4 – Que chaque citoyen s’oblige à mettre de côté ses intérêts particuliers pour toujours argumenter du point de vue du bien commun.
Qu’en penses-tu ? Notre débat démocratique est-il à la hauteur de ces principes?
Le mal qui mine notre débat démocratique est certainement plus profond. Si tu veux bien, revenons aux principes édictés par les créateurs de la démocratie occidentale, les Grecs de l’Antiquité.
Les principes posés pour le débat démocratique étaient au nombre de 4 :
1 – Que soit toujours utilisé le logos, c’est-à-dire l’argumentation rationnelle, pour promouvoir ses idées.
2 – Que tous les citoyens aient un égal statut à se prononcer sur la vérité ; que n’intervienne aucune parole d’autorité.
3 – Que chacun aie le courage de mettre à l’épreuve de la critique d’autrui ses idées, et d’accepter de les remettre en cause face à des arguments convaincants.
4 – Que chaque citoyen s’oblige à mettre de côté ses intérêts particuliers pour toujours argumenter du point de vue du bien commun.
Qu’en penses-tu ? Notre débat démocratique est-il à la hauteur de ces principes?
– Je ne pense pas, non. Effectivement notre
débat contemporain tient très insuffisamment compte de ces principes.
– (a-s) : Certes ! Mais ces insuffisances
concernent-elles chacun de ces 4 principes de manière équivalente ? Ou
y a-t-il un principe plus systématiquement bafoué que les autres ?
– Peut-être le premier. Il y a beaucoup trop
de bruit et de fureur dans le débat politique, plutôt que l’écoute
sereine des arguments … et aussi le troisième : les politiciens
semblent se faire un point d’honneur à ne pas tenir compte des
objections de leurs adversaires politiques.
– (a-s) : On reste capable aussi de s’écouter
et d’échanger calmement des arguments, mais c’est plus souvent lorsque
le débat est soustrait à la curiosité des médias. D’autre part, il y a
quand même des politiques, et des citoyens, dont les idées évoluent …
– Oui, mais n’évoluent-elles pas au gré de
l’évolution des intérêts particuliers des individus, plutôt que par la
prise en compte d’arguments opposés ?
– (a-s) : Très juste ! Et n’est-ce pas là le
fond du problème de notre démocratie que l’omniprésence des intérêts
particuliers ?
– Oui, c’est cela !
– (a-s) : Sauf que tu ne remarques pas que c’est
précisément la négation du quatrième principe : être capable de prendre
du recul par rapport à ses intérêts particuliers.
– C’est vrai !
– (a-s) : Ce principe est-il plus ou moins
respecté, comme les autres ?
– Oui, il me semble !
– (a-s) : Je ne suis pas d’accord. Il
apparaît que dans notre démocratie moderne, il est systématiquement
bafoué.
– Tu es bien catégorique !
– (a-s) : Oui, et je le suis pour deux
raisons.
• D’abord par l’observation des effets. Comme le remarque Foucart, le problème de bien commun le plus brûlant – celui de l’effondrement, catastrophique pour notre avenir proche, des équilibres biosphériques – est tout bonnement délaissé par nos pratiques démocratiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Réponse : parce que le débat démocratique ne décolle pas de la négociation, de la recherche de compromis, entre intérêts particuliers ; et que les intérêts particuliers, qui dans notre société mercatocratique s’intéressent essentiellement à l’enrichissement et à la répartition des richesses, sont à très court terme.
• Ensuite par compréhension historique. Si l’on examine de près la prise de pouvoir mercatocratique au tournant du XIXe (le désencastrement du marché que décrit Polanyi dans La Grande Transformation – 1944), on s’aperçoit qu’elle a utilisé le dévoiement de l’idéal démocratique réhabilité par les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, par l’escamotage de ce quatrième principe du débat démocratique. Il faut avoir conscience que tous les dégâts causés depuis lors par l’industrialisation qu’elle a imposée aux forceps aux populations – déforestation massive, exode rural, prolétarisation d’une part importante des populations, alcoolisme et développement des addictions, pollutions, délitement des solidarités, etc. – sont les conséquences de cette occultation systématique du point de vue du bien commun. D’ailleurs, on ne parle pour ainsi dire plus, aujourd’hui, du bien commun, mais plutôt de l’intérêt général, le mot « intérêt » étant plus plaisant aux oreilles des affairistes. L’intérêt général, selon eux, ne peut d’ailleurs que consister dans le bon compromis, celui qui ménage au mieux les intérêts particuliers de chacun compte tenu de l’état des rapports de force. Mais de ce point de vue étriqué, la vitalité de la biosphère, qui est essentiellement un problème de bien commun et à long terme, est hors champ !
• D’abord par l’observation des effets. Comme le remarque Foucart, le problème de bien commun le plus brûlant – celui de l’effondrement, catastrophique pour notre avenir proche, des équilibres biosphériques – est tout bonnement délaissé par nos pratiques démocratiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Réponse : parce que le débat démocratique ne décolle pas de la négociation, de la recherche de compromis, entre intérêts particuliers ; et que les intérêts particuliers, qui dans notre société mercatocratique s’intéressent essentiellement à l’enrichissement et à la répartition des richesses, sont à très court terme.
• Ensuite par compréhension historique. Si l’on examine de près la prise de pouvoir mercatocratique au tournant du XIXe (le désencastrement du marché que décrit Polanyi dans La Grande Transformation – 1944), on s’aperçoit qu’elle a utilisé le dévoiement de l’idéal démocratique réhabilité par les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, par l’escamotage de ce quatrième principe du débat démocratique. Il faut avoir conscience que tous les dégâts causés depuis lors par l’industrialisation qu’elle a imposée aux forceps aux populations – déforestation massive, exode rural, prolétarisation d’une part importante des populations, alcoolisme et développement des addictions, pollutions, délitement des solidarités, etc. – sont les conséquences de cette occultation systématique du point de vue du bien commun. D’ailleurs, on ne parle pour ainsi dire plus, aujourd’hui, du bien commun, mais plutôt de l’intérêt général, le mot « intérêt » étant plus plaisant aux oreilles des affairistes. L’intérêt général, selon eux, ne peut d’ailleurs que consister dans le bon compromis, celui qui ménage au mieux les intérêts particuliers de chacun compte tenu de l’état des rapports de force. Mais de ce point de vue étriqué, la vitalité de la biosphère, qui est essentiellement un problème de bien commun et à long terme, est hors champ !
– Si je te suis bien, alors notre problème
est bien plus enraciné que ce que je croyais !
– (a-s) : Oui, cela est vrai ! Mais
l’essentiel n’est-il pas de le comprendre en mettant à jour la manière
dont il s’est noué ? Car c’est bien comme cela, comme l’expliquait
Spinoza, que nous retrouvons notre puissance d’agir pour le résoudre.