Le sens du projet transhumaniste ne serait-il pas de court-circuiter la possibilité d’une humanité enfin devenue pleinement elle-même ?
La perspective transhumaniste
Le transhumanisme est une pensée qui commence à se faire largement connaître en affirmant la possibilité et la désirabilité d’une évolution radicale de notre espèce grâce au progrès technique. Les transhumanistes voient dans la conjugaison des techniques nouvelles, les N.B.I.C. (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitives), la possibilité de faire advenir une autre espèce qui ne serait plus simplement homo sapiens et qui ouvrirait une nouvelle contrée de l’évolution qui serait celle des posthumains : des êtres dont la différence spécifique est d’avoir un substrat biologique indéfiniment à la merci des artifices techniques.
Présenté ainsi, le transhumanisme peut apparaître comme une idéologie assez extravagante et obscure, un peu délirante même, qu’on pourrait laisser, sans en faire grand cas, à quelques esprits excentriques. Il y a cependant plusieurs raisons de la prendre très au sérieux.
Le fantasme de la toute-puissance
Le transhumanisme n’est en effet que l’extrapolation d’un sens du progrès technique qui est déjà dominant aujourd’hui dans les représentations communes.
Traditionnellement, l’objet technique avait sa raison d’être comme solution à un certain type de problèmes qui se posaient aux hommes : ceux qui concernaient la maîtrise des moyens matériels appropriés à leurs fins. Aujourd’hui la technique prétend valoir comme solution à tous les problèmes de l’homme. Sait-on encore que la violence est essentiellement un problème moral ? Dans le monde contemporain on traite de plus en plus la violence comme s’il elle relevait uniquement de problèmes techniques : barrières, murs, caméras de surveillances, pistolets Taser, emprisonnements, bracelets électroniques, médication psychotrope, etc.
La vérité est qu’aujourd’hui la technoscience – l’indissociable solidarité entre l’avancée de la science et celle de la technique – vaut désormais comme « substitut à la religion pour autant qu’elle incarne derechef l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence – l’illusion de la maîtrise. », (Castoriadis, Le monde morcelé – 1990). Le transhumanisme ne fait que prolonger jusqu’à son terme cette ligne d’investissement de la technoscience comme incarnation de la Toute-Puissance. Il est la nouvelle eschatologie : le salut adviendra par la science et la technique ! La grande différence avec les religions traditionnelles est que cette toute-puissance est attribuée à l’homme lui-même. Par le transhumanisme, l’homme exprime sans retenue un vieux fantasme de toute-puissance : celui de faire plier la Nature à son gré. On est bien dans l’irrationnel, mais c’est un irrationnel qu’il ne faut pas prendre à la légère car c’est lui qui motive pour partie la surconsommation actuelle d’objets techniques, si dommageable pour l’environnement ; et nous avons montré par ailleurs combien ce fantasme pouvait avoir un profond enracinement dans l’histoire de l’espèce.
Si bien que le train de l’aventure humaine est d’ores et déjà sur les rails du transhumanisme.
Ce n’est pas un hasard si le transhumanisme apparaît et se répand d’abord en Amérique du nord dans des cercles de recherche de pointe privilégiés et proches des centres de décision économiques et politiques les plus importants de la planète. Pour bon nombre de militants transhumanistes, le dépassement de l’humanité relève déjà de projets concrets – contrôle mental de prothèses articulées, introduction de nanorobots pour la réparation et l’entretien du corps, etc. – qu’ils sont capables de mettre en œuvre en mobilisant capitaux et moyens nécessaires. Voir à ce propos le film de Philippe Borrel : Un monde sans humains.
La dernière utopie du bonheur ?
Les transhumanistes décrivent ainsi la condition de l’être nouveau pour l’avènement duquel ils veulent orienter les politiques publiques : « atteindre des hauteurs intellectuelles plus élevées que le génie humain dans un rapport analogue à celui des humains par rapport aux autres primates ; être résistant à la maladie et imperméable à l’âge ; avoir une jeunesse et vigueur éternelle ; exercer un contrôle sur ses propres désirs, ses humeurs et ses états mentaux ; être capable d’éviter des sentiments de fatigue, de haine, ou d’énervement pour des choses insignifiantes ; avoir une capacité accrue pour le plaisir, l’amour, l’appréciation de l’art, et la sérénité ; expérimenter de nouveaux états de conscience que les cerveaux humains actuels ne peuvent atteindre. » (Documents de la World Transhumanist Association, FAQ, 1.2 - Qu’est-ce qu’un Posthumain ?)
Voilà qui ne peut manquer d’intéresser, de séduire même ! Car cela ne peut que faire résonance aux désirs de chacun. Cela signifie un état où les humains seront enfin délivrés des obstacles auxquels ils se sont constamment heurtés : l’incompréhension, l’échec, la maladie, le vieillissement, la violence incontrôlée, la mort, etc, ? Ce qui est décrit ici, c’est tout simplement une vie de bien-être généralisé. Ce qu’annoncent les transhumanistes, c’est une forme de bonheur par le moyen de la technoscience. Ils affirment que les techniques rendues possibles par les N.B.I.C. seront capables d’abolir les limites propres à la condition humaine. Dès lors effectivement, il peuvent parler d’une condition posthumaine. Et le posthumain sera « heureux » !
Or, il est de notoriété publique que tout le monde court après le bonheur. Comment tout le monde ne marcherait-il pas avec le projet transhumaniste ?
Le transhumanisme est une nouvelle utopie du bonheur. « Utopie » – de u-topos = lieu de nulle part –, car si elle porte sur un avenir qui nous concerne, elle parle d’une espèce qui n’est plus la nôtre et donc d’un lieu qui nous est étranger. Mais c’est une utopie qui ne peut pas être écartée comme une simple rêverie car elle est formulée et accréditée par des scientifiques dont la compétence est incontestable souvent par des découvertes de grande portée (tel Kurzweil). Pourtant rappelons-nous qu’une autre grande utopie du bonheur, celle de la société communiste de Marx, se réclamait également de la science. Elle s’est historiquement révélée comme une cruelle illusion.
Il y a deux facteurs qui disqualifient la prétention à la scientificité en ce qui concerne l’utopie d’un état de bonheur :
- Lorsque l’on se prononce sur le sens de l’Histoire on se trouve au-delà du domaine de l’expérimentation. L’homme de science n’a donc pas a priori un discours supérieur à quiconque car ce n’est pas la méthode scientifique (qui fonde la vérité sur la dialectique théorisation/expérimentation) qui opère.
- Et ceci d’autant plus que l’idée de bonheur est très particulière, comme le remarquait Kant : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble » (Fondements de la Métaphysique des mœurs – 1785). Le bonheur est en effet une pensée qui s’impose à l’individu comme imaginaire de la maximisation de ses plus pleines expériences de bien-être, lesquelles remontent le plus souvent à la prime enfance. C’est cet inévitable fondement imaginaire qui rend l’idée de bonheur inapte à un traitement objectif permettant l’élaboration d’un projet collectif.
La dimension publicitaire du transhumanisme
En réalité l’utopie transhumaniste n’est tout simplement pas crédible. D’abord parce qu’elle est surdéterminée par des motifs subjectifs comme on l’a vu ci-dessus – fantasme de toute-puissance et imaginaire du bonheur –, mais aussi parce qu’elle est tout simplement incohérente comme nous l’avons montré ailleurs.
Ce n’est donc pas tant la perspective transhumaniste en elle-même qu’il faut redouter que l’impact que sa proclamation peut avoir sur la vie sociale.
Si l’on veut faire simple sans craindre d’être un peu sommaire on peut brosser ainsi le tableau de la vie sociale actuelle :
Nous sommes dans un monde mercatocratique c’est-à-dire organisé en fonction des intérêts d'un pouvoir marchand passionné par la valeur d’échange (l’argent).
La mercatocratie n’est pas le pouvoir politique du marchand en tant que tel : la République de Venise du XV° siècle, menée par une oligarchie marchande n’était pas mercatocratique.
En un tel monde la valeur cardinale à laquelle toutes les autres sont ordonnées, est la valeur d’échange. La valeur d’échange est d’autant mieux captée par le marchand que les flux de marchandises sont plus accélérés et multipliés. Or un des leviers les plus efficaces à cet égard est la technicité de la marchandise : plus un bien est technique plus il échappe à l’autoproduction et rend dépendant du système marchand. D’autre part le différentiel technique d’un bien crée un nouveau marché tout en accélérant l’obsolescence des biens techniquement inférieurs. La mobilisation des individus pour l’animation de ces flux amène une intense activité de recherche et d’innovation qui dépasse la demande spontanée des populations appelées à acheter les nouveaux biens, mais elle implique aussi que la vie sociale de chacun soit essentiellement structurée par le cycle travail/consommation dans la production/destruction incessante de biens marchands.
Nous avons montré ailleurs que tout cela manque de sens humain, rabattant l’existence sur la satisfaction de besoins.
En apportant une utopie du bonheur qui satisfait aussi le désir de toute-puissance, le transhumanisme comble le manque de sens de nos sociétés mercatocratiques. Auparavant le culte de la marchandise ne pouvait avoir de sens que pour les passionnés de valeur d’échange ; pour les autres, à part les plaisirs de la consommation, il fallait chercher ailleurs (hors la société) des satisfactions plus humaines. Le transhumanisme donne un but, qui peut valoir pour tous, à l’activisme marchand et à la profusion débridée de nouvelles techniques. Il peut valoir pour tous parce que non seulement il va dans le sens des désirs profonds de chacun, mais il annonce aussi la solution à tous les problèmes collatéraux à cette croissance de l’économie marchande ? N’invoque-t-on pas les nanotechnologies pour résoudre le problème du réchauffement climatiques ?
Le transhumanisme utilise ainsi le même procédé de séduction que l’affichage publicitaire qui inonde l’environnement humain en société mercatocratique : associer la technicité à l’idée de bonheur en faisant résonner dans l’acheteur potentiel d’un bien, la présence d’innovations techniques avec son désir de bonheur.
Ce n’est, bien sûr, pas un hasard. L’absurdité d’une vie sociale organisée pour la valeur d’échange comme Souverain Bien s’impose de plus en plus, et à de nombreux points de vue – nuisances environnementales, symptômes d’une grave crise écologique, injustices insupportables, désintégration des relations sociales (celles fondées sur la confiance nécessaire à l’équilibre humain), compétition généralisée qui engendre un activisme épuisant, perte d’autonomie par la multiplication des dépendances matérielles (médicaments, écrans, et autres objets de consommations), etc.
Le transhumanisme est la réclame qui doit, en nos consciences, opérer la rédemption de tout ce négatif : tout ce dont vous souffrez aujourd’hui sera racheté en posthumanie au centuple !
Bien sûr, pour réaliser cette ambition, les transhumanistes ne doivent pas lésiner dans la surenchère de l’optimisme, de l’irréalisme, et ne pas craindre l’incohérence. Leur discours peut passer car, comme dans toute publicité, lorsque le désir de bonheur est suscité, l’esprit critique a tendance à se mettre en veilleuse, surtout si le message est présenté comme cautionné par la science.
Ainsi, le transhumanisme est le seul message idéologique qui puisse donner sens à la course en avant effarante qu’est devenue aujourd’hui la civilisation marchande mondialisée.
L’humanité devant soi
Naguère notre humanité était prise en otage par le clerc médiateur d’une autorité divine attributrice d’une vie éternelle ; aujourd’hui elle est encore prise en otage par le marchand passionné de valeur d’échange et pourvoyeur de biens à consommer.
Naguère l’homme faisait la bête dans le troupeau du Seigneur ; il fait désormais la bête dans le parc humain marchand où la plus grande part de son énergie vitale est requise à travailler et à consommer.
L’homme a l’essentiel de son avenir humain devant lui.
Rappelons le message inaugural de l’humanisme par la voix de Pic de la Mirandole [il utilise la fiction d’une adresse de Dieu à Adam] :
« Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…). Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » De la dignité de l’homme (1486)
Hé bien, regardons l’Histoire depuis cette déclaration : l’homme fait surtout la bête !
Pour comprendre ce que peut être cette « régénération en formes supérieures, qui sont divines », il faut dans doute penser à l'attribut essentiel du divin qui est celui de créer ce qui a absolument de la valeur. Il se pourrait bien qu’être humain ce soit être libre de créer afin de donner sa plus grande valeur possible à cette ouverture que signifie l’absence de « nature définie » à l’avance, de « bridage », qui distinguerait, selon Pic, l’humanité des autres espèces.
C’est pourquoi l’homme n’exprime pas seulement une nature, comme l’animal, mais développe une culture. La culture est ce que l’homme crée de sa propre initiative, par quoi il enrichit le donné naturel, et qu’il préserve parce que cela lui renvoie sa valeur propre. Mais une culture qui se développe de manière incontrôlée sur la base de la satisfaction de besoins au moyen d’une prolifération de marchandises technicisées, ressemble plutôt à une tumeur qu’à un enrichissement du monde ; l‘homme finit par ne plus pouvoir s’y mirer et y trouver une conscience de sa valeur propre ; il s’en trouve malheureux, même s’il a les moyens de toutes les satisfactions souhaitables.
Autrement dit, le chemin vers la pleine liberté – vers la réalisation de l’humanité – est encore à accomplir.
C‘est sans doute un effet de l’accaparement des énergies et des consciences par la logique marchande que ce chemin, quoique très présent et très familier, ne soit que très peu perçu en tant que tel. Il l’a été cependant réfléchi de façon claire et précise par Hanna Arendt (dans La condition de l’homme moderne). L’homme, remarque-t-elle peut donner plusieurs valeurs à son activité :
- Lorsqu’il réunit les moyens pour entretenir sa vie, il « travaille »
- Lorsqu’il produit un bien, non pour sa satisfaction personnelle, mais pour qu’il ait une valeur dans la culture humaine, il fait « œuvre »
- Lorsqu’il s'efforce de se mettre d’accord avec autrui pour définir les règles communes de comportement qui favoriseront l’enrichissement de la culture par chacun, il est dans l’« action » politique.
Dan l’œuvre, comme dans l’action, l’homme agit pour le développement de la culture, c’est-à-dire pour donner sa plus grande valeur à son humanité. Il est alors pleinement libre.
Le paradoxe de la situation de l’homme sous domination mercatocratique est d’être amené à traiter des biens qui ne sont pas nécessaires pour l’entretien et la reproduction de sa vie, comme s’ils lui étaient nécessaires, et donc de ne plus être libre à leur égard. Ce sont ces biens que l’on appelle « marchandises ». Comme, depuis plus de deux siècles, le domaine de la marchandise s’étend sans cesse à de nouveau types de biens, les hommes sont de moins en moins libres.
Pour des analyses plus complètes sur le sens de l’activité en contexte mercatocratique lire mon essai Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?
Conclusion
Cela est assez simple, finalement, pour l’homme, d’aller vers sa liberté. Il lui suffit de donner un autre sens à son activité.
Et plus l’activisme marchand manifeste son absurdité, plus l’on voit la valorisation des activités dans le sens de l’œuvre et de l’action. Celles-ci se retrouvent presque partout – puisque ce n’est pas tant la forme et la place sociale de l’activité qui joue, mais son sens – elles peuvent prendre de l’ampleur dans des mouvements populaires politiques, économiques ou autres (le mouvements des « indignés », des productions coopératives, des ONG, etc.). Mais c’est surtout dans une infinité d’initiatives locales ou personnelles (retour à la nature, à l’artisanat, récupération/recyclage, etc.), de micro attitudes (l’attention du salarié à la valeur de ce qu’il fait, le plaisir de réparer plutôt que de racheter, etc.) que s’exprime ce désir de liberté. Il est vrai que, pour la mercatocratie, ces mouvements de défection vis-à-vis de la marchandise dans les pays développés sont largement compensés par la mondialisation par laquelle de larges populations sont incitées (sinon obligées) de quitter leur socialisation traditionnelle pour adhérer à la logique marchande. Pour le moment. Car l’extension spatiale du marché finira par atteindre sa limite, et alors le système sera en péril, de défections en défections, d’effondrement par anémie.
C’est pour cela que l’idéologie transhumaniste est indispensable pour qui ne voit le monde qu’à travers les valeurs du marché.
Le transhumanisme va-t-il suffisamment s’imposer dans les consciences pour être considéré communément comme un avenir crédible ? Va-t-il permettre de faire perdurer ce système pour aller, non certes pas vers une posthumanité paradisiaque, mais vers des soubresauts catastrophiques, si ce n’est vers la fin de l’homo sapiens ?
L’aventure humaine va-t-elle se terminer « bêtement » ?
Va-t-on passer l’humain ?
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