Un sentiment d’insécurité sociale traverse en profondeur la majorité de la société française. Il est lié à des situations massives de déclassement. Le déclassement est une régression de sa position sociale.
Déclassement par le chômage forcé dû à la délocalisation des emplois.
Déclassement des compétences quand l’introduction de nouvelles techniques disqualifie les savoir-faire.
Déclassement par l’âge quand les générations des « Trente Glorieuses » sont jugées trop coûteuses et insuffisamment flexibles par les employeurs.
Déclassement par le diplôme lorsque de longues études réussies se terminent par la « chance » d’échapper au chômage par un emploi au salaire minimum.
Déclassement générationnel dû au fait que, pour une part significative de la population, il y a régression de la position sociale des enfants par rapport à celle des parents.
Déclassement spatial quand des quartiers entiers de grandes villes perdent des services publics et se ghettoïsent, quand tant de villes petites et moyennes à la longue et riche histoire tombent en déshérence faute d’être compétitives pour attirer les flux marchands.
Déclassement spatial à rebours également lorsqu’une initiative d’aménagement d’équipement (projet immobilier, contournement routier, ligne HT, etc.), ou l’établissement d’industries, dégrade tellement l’environnement des habitations qu'elles sont brutalement dévaluées.
Sans doute oublie-t-on d’autres occurrences de déclassement ; mais il est clair que l’extension des déclassements est la conséquence nécessaire de l’expansion et de l’intensification des flux de marchandises qui est essentielle à cette forme de l’économie qui se qualifie de libérale. Ces déclassements en cascade ne sont que la concrétisation de cette « horreur économique » dénoncée de façon prémonitoire par Viviane Forrester dans son livre éponyme publié il y a plus de 20 ans.
Que faire d’un sentiment de peur lié à une situation sociale ? Du fait que cette peur est l’effet d’un problème social subi en commun, il faut la partager. Or cela ne va pas de soi !
D’abord parce que tout sentiment est subjectif : il n’est vraiment connu que par soi. Il est toujours si difficile de faire comprendre à autrui ce qu’on ressent !
Ensuite le sentiment de peur est handicapant. La peur amoindrit notre puissance d’agir. Or, il n’est pas facile de s’avouer affaibli, surtout dans une société qui valorise d’abord l’individu compétitif. La société de compétition secrète l’individualisme comme le mode d’être social performant par excellence : ne surtout pas faire voir ses fragilités pour ne pas être déclassé dans la compétition ! La peur ainsi s’auto-alimente : on a peur que se sache qu’on a peur de perdre pied. Ce qui enferme dans sa peur. Le seul salut – symbolique – c’est le secret de l’isoloir, où l’on peut voter pour le populiste, celui qui semble reconnaître cette peur en l’enrobant dans une phraséologie de matamore.
La rumeur donne l’occasion de sortir de cette paralysie individuelle en socialisant de manière quasi automatique le sentiment de peur lié à une situation sociale insécurisante. La rumeur est un récit, insoucieux de ses sources et de ses preuves de vérité, qui est propagé en dehors des médias reconnus. Toujours il met en scène une menace cachée pour la collectivité. C’est ainsi que la rumeur donne une forme objective au sentiment de peur tapi en chacun. À partir du moment où la rumeur est adoptée collectivement, sa propre peur devient un sentiment commun qui est un motif d’agir en commun : l’impuissance individuelle est métamorphosée en puissance collective (voir notre essai La rumeur, cet équivoque pouvoir populaire !)
La rumeur d’une invasion par des flux de migrants est le récit qui, aujourd’hui, catalyse le plus efficacement la peur engendrée par les situations de déclassement qui affectent la plus grande part de la société. Cette incrimination s’appuie sur la réalité d’une recrudescence ces dernières années d’une immigration vers l’Europe d’exilés des pays en guerre ou en difficulté d’Orient et d’Afrique. Elle bénéficie des images largement diffusées de foules de migrants bloqués près d’une frontière ou dans un camp. Elle est volontiers investie imaginairement par les peurs liées à la vie sociale, à la fois en raison de la prévention atavique commune contre l’inconnu, mais aussi en s’appuyant sur les différences d’apparence physique. L’adhésion à cette rumeur est nourrie de moult manières par l’idéologie dominante pour lui permettre de s’installer comme une évidence, et ainsi occulter le processus inhumain (et écologiquement désastreux) de l’activisme de l’économie libérale en son stade avancé.
Notons en particulier que les « exilés » – c’est le mot juste pour nommer ces personnes qui ont choisi de s’arracher du lieu où elles avaient un nom – ne se présentent pas spontanément en foules denses comme on nous les montre dans les images de façon à alimenter un imaginaire de l'invasion. Ces effets de foule sont induits par les dispositifs de contraintes physiques – barrières, camps fermés, policiers, etc., – auxquelles les soumettent les États qui devraient les accueillir, et qui les conduisent dans des nasses. On ne s’exile pas par cupidité ! L’« exilé économique » est un impensable. Il n'y a que des exilés vitaux. On s’exile pour se donner un avenir humain au travers d’énormes risques. C’est pourquoi les exilés vers l’Europe ne sont pas originellement des foules. Pour ces quelques dernières années, les exilés qui arrivent en Europe seraient tout au plus quelques centaines de milliers pour quelques centaines de millions d’européens.
1 pour 1000. Et le « un » n’a que ses vêtements, son petit balluchon, et son espoir !
"Tea-Bag resta longtemps ainsi sans bouger, assise sur le lit de camp, les pieds par terre, le temps que la force se présente et l'emplisse, la force de traverser une journée de plus dans ce camp rempli de gens obligés de nier leur identité et qui passaient leur temps à guetter, contre toute évidence, un signe qu'ils étaient les bienvenus quelque part dans le monde."Henning Mankell (1948-2015), Tea-Bag, 2001
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Les déclassés de la mondialisation devraient entrer en contact avec ces « migrants » que la rumeur incrimine. Ils seraient étonnés de découvrir combien ils sont proches d’eux dans le plus essentiel – la tonalité affective de leur vécu : être malmené, rejeté, par un système social qui développe la logique d’une compétition où il y a de moins en moins de gagnants (mais qui gagnent de plus en plus) et de plus en plus de perdants.
Ce qui permet d’entrevoir que celui qui vit dans l’insécurité du déclassement du fait de l’évolution actuelle de la société n’est pas totalement livré à cette logique nécessaire qui amène du sentiment d’insécurité sociale à la stigmatisation des « migrants » par le fantasme de la rumeur. L’articulation de cause à conséquence où il peut enfoncer le « coin » de sa liberté pour avoir prise sur la réalité est celle qui le fait passer de la peur de perdre pied à la peur renforcée qui l’isole (peur de faire voir sa fragilité). C’est là qu’il peut avoir le courage de défier l’individualisme ambiant pour confier son sentiment à ceux qui peuvent le mieux le comprendre, c’est-à-dire ceux qui sont également victimes du système économique. Alors la peur pourra devenir commune et se métamorphoser en puissance commune. Mais non pas soudainement, à l’occasion de la prise de connaissance d’une mise en scène fantasmatique d’une menace venue d’on ne sait où (rumeur). Cette lucidité commune sera gagnée par les échanges d’expériences et l’analyse de la situation sociale auxquelles on les rapporte. Elle amènera à porter le regard vers les véritables responsables des choix qui induisent tant d’inhumanité dans la vie sociale.
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