vendredi, janvier 19, 2018

Animaux : le grand effacement

  Que notre attention se porte sur le grand effacement contemporain des animaux ! Car il se pourrait que le dommage ne soit pas seulement écologique.



   

   Notre époque est celle où s’opère le grand effacement de l’animal. Cet effacement est le fait de l’espèce humaine et se produit, depuis plusieurs décennies, au long du comportement ordinaire des hommes de la modernité tardive, selon 3 modalités :
  • Par une tuerie de masse. WWF estime à environ 6O % la diminution des populations de vertébrés sur la planète depuis 1970 (hors l’humanité, bien sûr, dont la population a plus que doublé). En ce qui concerne les invertébrés, la régression est difficilement chiffrable, mais c’est d’un effondrement des populations d’insectes dans les pays d’agriculture industrialisée dont il faut parler.

  • Par réification économique. La réification est le fait de traiter des êtres vivants, malgré leur identité propre, comme des choses. L’économie marchande contemporaine réifie méthodiquement les animaux. D’abord en les réduisant au statut de marchandises – un animal ne vaut, du point de vue de l’économie marchande, que selon la hauteur de son prix. Ensuite en les traitant, dans le processus industriel, comme une simple matière première à transformer – ce qui produit ces insoutenables espaces clos d’élevages industriels où les animaux, rassemblés en surdensité, sont traités machiniquement.

  • Enfin comme catalyseurs de fantasmes. Cela signifie que, même dans les relations positives que les humains établissent avec des animaux – la relation à l’animal de compagnie ou à l’animal sauvage dans le documentaire animalier – ceux-ci ne sont habituellement pas reconnus en propre, c’est-à-dire dans leur différence (par exemple, on fait de l’animal de compagnie le partenaire pour une relation humaine réparatrice, ou de l’animal sauvage le symbole d’une insertion harmonieuse dans la nature, celle, précisément, que l’on saccage par ailleurs.)

   L’effacement de l’animalité est l’autre grand symptôme, à côté du réchauffement climatique, de la crise écologique en laquelle nous sommes entrés – symptômes qui augurent de redoutables effondrements à venir tout comme les pans de banquise se détachent de plus en plus volumineux de la calotte polaire.

    Mais il y a une conséquence plus profonde qui touche à la conscience qu’a d’elle-même l’humanité. Or, ce qui se joue dans cette conscience de soi, c’est la manière dont l’humanité voit son avenir – et donc, du point de vue des enjeux actuels, sa manière de répondre – ou non – au défi écologique.

    Il faut reconnaître cette vérité fondamentale : l’humanité s’est toujours définie par opposition à l’animalité. La meilleure illustration en est donnée par Aristote qui définit l’homme comme « … le seul animal doué de raison ». Mais parcourez toute l’histoire de la pensée, vous retrouverez toujours comme base de l’élucidation de la spécificité humaine un démarquage par rapport à l’animal.

    Or, très logiquement, cette conception de l’humain par opposition à l’animal ne prend son sens que sur fond d’une proximité plus fondamentale. L’animal, parce qu’il est également un être vivant, possède une sensibilité en laquelle s’exprime sa vitalité. Et parce que la sensibilité de l’animal, comme la mienne, a les mêmes problèmes fondamentaux du vouloir-vivre à résoudre, elles ne sont pas totalement étrangères l’une à l’autre mais peuvent toujours, dans une certaine mesure, se comprendre. Bref, comme nous l’avons développé dans un autre article, il y a une sympathie – du grec sun pathos = éprouver avec – fondamentale et réciproque entre l’animal et l’humain qui fait que je comprends pourquoi l’insecte surpris s’immobilise, et plus généralement qui explique pourquoi je fais spontanément, dans mon champ perceptif, le départ entre les êtres vivants et les choses inanimées.

    Cette sympathie du vivant se développe d’autant mieux que les espèces occupent les mêmes espaces et sont amenées fréquemment à interagir. C’est donc sur la base de cette sympathie avec le monde animal que nous concevons notre spécificité d’humain. Et nous serons d’autant mieux à même de la définir que nous aurons plus régulièrement des interactions avec les animaux qui nous sont les plus proches, c’est-à-dire les mammifères supérieurs. Et il va sans dire que nous ne saurions avoir des interactions sur la base de la sympathie avec des animaux – ils sont différents parce qu’ils sont déjà comme nous – que nous avons effacés en tant qu’animaux parce que nous les traitons comme des choses, ou bien comme supports à nos fantasmes.

    Le corollaire est très simple : c’est seulement dans une société humaine qui a largement effacé les animaux, où les humains ne les fréquentent plus ordinairement en tant que tels, où l’on a laissé se dessécher cette sympathie qui nous relie à l’ensemble du monde vivant, qu’on peut négliger le défi écologique pour former des délires sur un avenir transhumaniste.

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